Monographie de l’abbaye de Fontenay/Chapitre 21

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Librairie Saint-Joseph (p. 119-125).

CHAPITRE XXI

État actuel de Fontenay


À quelque distance au nord de Marmagne, l’horizon est borné par le défilé des Égrevies avec ses roches sauvages, agrestes, éraillées. Cet aspect sévère, triste, semble annoncer l’entrée d’un désert où la curiosité n’aura rien à admirer. Cependant le touriste fera bien de ne pas céder à cette impression un peu défavorable et de continuer sa course. Non loin de ces roches la perspective change entièrement, trois grandes aiguilles de Cléopâtre lancent de temps en temps leurs longs sillages de fumée et annoncent que l’industrie a succédé au calme, au silence d’autrefois. Là commence une des plus belles vallées de nos pays, elle est toute vivante de papeteries, du va-et-vient des ouvriers, des voitures nécessaires à leur exploitation, du ruisseau dont les eaux fournissent l’âme aux fabriques, dont les gracieuses sinuosités semblent tracer les ondulations parallèles des collines qui la terminent. Ces collines sont couronnées de forêts où les différentes essences de bois sont mêlées les unes aux autres pour marier le reflet de leur feuillage et offrir pendant l’été l’objectif le plus charmant. Ses sentiers ombragés sont plus civilisés que du temps de saint Bernard ; semblables aux asphaltes des villes, ils adoucissent la marche du voyageur, ils l’invitent gaiement à gagner le but de la course, la vieille abbaye. L’œil cherche, interroge de tous côtés, mais il ne découvre pas le vieux monument, car, de quelque côté qu’on s’y rende, on ne peut le voir que quand on y touche ; les forêts environnantes, les arbres épais forment un rideau qui commence à se lever quand on est prés de ses murs. Les sept siècles passés y ont empreint un air de vétusté qui les rend vénérables ; sa porte romane est étroite, mais du haut de son trône, saint Bernard invite gracieusement le visiteur à pénétrer dans l’intérieur, afin d’admirer les restes de la seconde fille de Clairvaux.

Sans doute il y a des vallées plus imposantes par leur étendue, leur perspective pittoresque, leur couronne de montagnes qui moutonnent comme un troupeau rentrant au bercail, mais il n’y en a point qui soient aussi riches que celle de Fontenay en souvenirs historiques et religieux.

Là, en 1147, venait Eugène III avec 10 cardinaux, huit évêques, un nombre incalculable d’abbés, de Clairvaux, Morimond, Cluny, Saint-Seine, Moutiers. Saint-Jean ; de Barons, de Chevaliers, de Seigneurs qui voulaient honorer le Pape et recevoir sa bénédiction en assistant à la consécration de l’église. Là, venait aussi de temps en temps la cour des Ducs de Bourgogne, pour se reposer des ennuis de l’administration ou des alternatives des guerres continuelles, en se livrant au plaisir de la chasse, ou en s'édifiant aux vertus des moines. (Dom Mart. voy. littéraire.) Là, en 1485, venait le cardinal Anchet portant les reliques de saint Urse, patron de Montbard, où elles furent portées solennellement par Antoine de Chalon, 78e évêque d’Autun. Là, venaient les abbés commendataires avec leur cour quasi-princière, leur luxe, leur bruit si contraire au silence cénobitique ; là, passait chaque année la procession de Montbard jusqu’en 1722, où elle cessa à cause des difficultés soulevées par le prieur. (Registre de Mont.) Là, venaient aussi les pauvres manquant de pain, et les affligés cherchant des consolations.

De ce petit coin de terre presque inconnu au monde, s’élevaient chaque jour des nuages d’encens emportant au ciel prières et mortifications, afin de demander les bénédictions célestes pour les hommes. L’industrie actuelle, malgré son activité toute temporelle, n’a pu encore enlever l’odeur de religion de ces murailles claustrales.

Le vent de la Révolution a soufflé sur nos pays, marquant son passage par la ruine des abbayes ; Saint-Seine n’est plus, Flavigny n’est plus, Moutiers-Saint-Jean n’est plus, Rougemont et le Puits-d’Orbe ne sont plus, et, si le soc de la charrue ne soulevait à chaque instant quelques pierres de leurs fondations, déjà on ne saurait plus si elles ont existé et où elles ont fleuri.

Cependant Fontenay a échappé au vandalisme à cause de l’industrie à laquelle ont été destinés ses bâtiments. Dés 1791, Hugot, remplaçant des moines, a établi une papeterie qui, après plusieurs propriétaires tomba heureusement aux mains de M. Séguin aîné, ingénieur civil, membre correspondant de l’Institut, créateur des chemins de fer en France, inventeur de la chaudière tubulaire, du remorqueur des bateaux du Rhône, des ponts en fil de fer, mathématicien en rapport avec Cauchy, astronome ami d’Arago, savant distingué par ses ouvrages sur la force et les chemins de fer. C’était un vénérable patriarche. Il était beau, quand il était environné de ses douze enfants, de ses dix petits enfants ; beau quand il réunissait autour de lui les familles Desgrands, Chais, représentant du peuple en 1848, Luquet et celle de ses deux gendres Raymond et Laurent de Montgolfier ; beau, quand il racontait avec une originalité des plus spirituelles, ses visites au Duc d’Orléans, plus tard Louis-Philippe, aux, Guizot, aux Thiers, aux Arago, aux Ampère et Biot, et à Thénard le baron ; beau, quand il abaissait ses 70 ans devant Monseigneur Rivet, évêque de Dijon, pour en recevoir la confirmation avec deux autres vieillards, Élie de Montgolfier, génie fertile en inventions industrielles, Rousseau de Kerema, maire de Quimper, agriculteur célèbre et écrivain distingué par sa croisade du xixesiècle contre les doctrines dont nous souffrons actuellement ; beau, quand, sous l’inspiration de sa pieuse épouse, il employait son immense fortune a soulager toutes les misères qui venaient à sa connaissance et tous ses amis à qui la fortune n’avait pas souri. Il était une providence à Fontenay, il n’aurait pas abattu un arbre qui avait ombragé un moine, ni arraché une pierre à leur monument. Il conservait, embellissait, réparait. Après un trop court séjour, l’aimant du pays natal le rappela à Annonay où il expira en 1875, assisté de sa famille et surtout de son fils Louis, prêtre à Annonay. Témoin pendant vingt ans de ces touchantes scènes de famille, nous les citons avec plaisir tout en déplorant l’ingratitude de la société qui, pour tant de services, a seulement nommé Marc Séguin, officier de la Légion d’honneur. Au reste, par son caractère indépendant il ne courait pas après les décorations.

De l’illustre Séguin, Fontenay passa à son gendre Raymond de Montgolfier qui le laissa à ses deux fils Auguste et Henri avec la douce obligation de continuer les traditions du grand-père. Ces deux jeunes maîtres conserveront soigneusement les restes de l’abbaye, non pas parce qu’ils sont utiles a leur industrie, mais à cause des précieux souvenirs qui y sont attachés.

Les anciens bâtiments ont changé de destination, mais l’esprit primitif qui a présidé à leur fondation existe toujours. Les premiers constructeurs voulaient moraliser les populations par la vertu et leur procurer un bien-être nouveau par le travail des champs. Les nouveaux propriétaires ont le même but qu’ils remplissent par une industrie plus en rapport avec nos mœurs.

Les voûtes antiques de la vieille église ne répètent plus la mélodie des chants liturgiques, elles entendent seulement le clapotement des rames de papier s’entassant les unes sur les autres en attendant qu’elles passent sous la presse peut-être pour critiquer l’œuvre des moines.

Tout un collatéral est dédié au culte et forme la chapelle où chaque dimanche les ouvriers viennent payer à Dieu le tribut de leur reconnaissance et apprendre que leur Sauveur a aussi travaillé puisqu’il n’était pas venu pour être servi mais pour servir. Les cloîtres ne résonnent plus sous les pas mesurés et calmes comme les mouvements du cœur des religieux, se promenant solitaires, silencieux comme les figures peintes sur les murailles, mais ils retentissent plusieurs fois chaque jour de la joie des ouvriers, allant prendre leur modeste repas et venant avec un nouvel attrait reprendre leur travail.

Les salles capitulaires n’entendent plus les conférences mystiques du Révérend Père abbé à ses frères. Elles sont occupées par les trieuses de papier qui répètent seulement le léger bruissement d’une feuille glissant rapidement sur une autre, ou fredonnent quelquefois un chant qui ne sent pas toujours la pudeur qui y était autrefois observée.

Le frère hôtelier n’est plus, mais une gracieuse concierge introduit toujours les visiteurs, ou bien distribue l’argent et les vivres aux malheureux qui, par tradition, connaissent toujours la route du monastère où ils ne vont jamais en vain.

Les vastes celliers ne contiennent plus les 777 doubles de blé à la disposition des nécessiteux, mais en retour, ils fournissent un travail qui alimente journellement les deux cent cinquante ouvriers de Fontenay.

Continuateurs des traditions locales, les deux frères de Montgolfier sont au xixe siècle ce qu’étaient les moines au moyen âge pour les travailleurs des abbayes, des bienfaiteurs ; mais des bienfaiteurs comme on les entend de nos jours, c’est-à-dire des hommes ne donnant pas l’aumône pour encourager l’oisiveté, mais fournissant à leurs ouvriers le moyen de vivre honnêtement ; des patrons payant un salaire justement mérité, donnant eux-mêmes l’exemple du
ANCIEN RÉFECTOIRE
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travail et montrant aux ouvriers qu’il doit exister surtout dans une grande industrie, entre les chefs et les employés une solidarité de labeur, d’estime, de dévouement qui permet aux premiers de garder une fortune légitimement acquise et aux autres de gagner honorablement leur vie et colle de leurs familles. (Lory, Club alp. 1878.)

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