Monsieur Auguste/16

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 208-216).

XVI

Le docteur s’était installé chez M. Lebreton, pour se consacrer exclusivement à la guérison de Louise. Trois jours s’étaient écoulés et la raison n’était pas revenue. Les symptômes d’aliénation mentale avaient succédé au délire de la fièvre ; les yeux de la pauvre fille étaient bouleversés par un égarement sinistre, et quand une parole sourde tombait de ses lèvres, elle s’adressait toujours ou à l’amant ou au mari. Ceux qui écoutaient ces confidences des rêves, pleuraient, en désespérant de la guérison.

Le docteur *** à peine âgé de trente-cinq ans, est un des praticiens les plus distingués de cette illustre Faculté de Paris, la première du monde. Il entre dans la chambre d’un malade avec ce calme et cette sérénité de visage qui rassurent la famille et semblent annoncer la guérison. Sa visite est le meilleur de ses remèdes ; l’air de santé qui flotte autour de lui dissipe les miasmes de l’alcôve et fait croire au privilège d’une contagion salutaire. Le malade accablé par les langueurs de la nuit, le regarde entrer avec un sourire comme s’il était l’ange de la guérison. Aussi peut-on dire de lui que ce n’est pas souvent la médecine qui guérit, c’est le médecin.

Il était donc devenu le commensal de M. Lebreton, et prenait ses repas en tête à tête avec lui, car Mlle Agnès ne quittait pas l’appartement de sa cousine. Le quatrième jour, le malheureux père, entraîné par la conversation, dit au docteur :

— Au moment où je croyais marier ma fille, j’ai fait le bilan de ma fortune, et comme je suis de ceux qui se sont enrichis honorablement, je n’ai à dissimuler aucun chiffre… Je possède huit millions et même quelque chose en sus…

— Peste ! dit le docteur, l’industrie vaut mieux que la médecine.

— Eh bien ! monsieur le docteur, je vous ai enlevé violemment à votre grande clientèle…

— Non, interrompit le docteur, vous ne me portez aucun préjudice… Nous sommes dans la morte saison… Nous appelions ainsi la saison où on ne meurt pas. J’allais prendre mes vacances du côté du Rhin, soit à Bade, soit à Ems. Beaucoup de mes confrères font déjà l’école buissonnière en Allemagne. Vous voyez que je ne vous fais aucun sacrifice. Et d’ailleurs notre malade n’est pas une malade ordinaire. Comme on se porte toujours très bien chez vous, M. Lebreton, je n’avais pas vu Mlle Louise depuis deux ans. C’est un miracle de beauté. La Faculté en masse devrait s’associer pour rendre la raison et la vie à cette admirable enfant. On n’a pas toujours entre les mains un pareil chef-d’œuvre à soigner. Le jour de sa guérison sera le plus beau de ma vie.

— Ainsi vous espérez, docteur ? demanda le père d’une voix tremblante.

— J’espère en Dieu, j’espère en sa jeunesse, j’espère en mes soins, dit le docteur avec un ton ferme et convaincu.

— Eh bien ! cher docteur, si vous guérissez ma fille, la moitié de ma fortune est à vous ; vos soins ne seront pas payés.

Le docteur tressaillit et fit le mouvement d’Hippocrate refusant les présents d’Artaxercès.

— Mon offre est sérieuse, ajouta le bon père ; celui qui dit je donne toute ma fortune ne donnera jamais rien. Un spoliateur n’aurait pas le courage d’accepter. Ma promesse est dans des conditions acceptables, et je la maintiens.

Après un moment de silence, le docteur agita la pointe d’un couteau sur le bord d’une assiette, et dit avec nonchalance.

— Vous n’avez absolument rien omis dans les détails que vous m’avez donnés le premier soir.

— Rien, docteur.

— C’est que voyez-vous, monsieur Lebreton, le moindre oubli pourrait m’égarer sur le chemin de la guérison. Je ne veux pas faire fausse route, faute d’un petit renseignement.

— Je crois avoir tout dit ; répliqua le père, en se frottant le front.

— Ainsi… par exemple, reprit le docteur, comme illuminé par une idée soudaine ; ainsi, vous croyez que votre fille n’était pas éprise de ce jeune homme ? de cet Auguste ?

— Éprise d’Auguste ! Oh ! cher docteur ; ma fille a été élevée dans les principes les plus sévères : quelques jours seulement avant le jour fixé pour le mariage, je me suis un peu relâché dans ma surveillance ; mais j’ose affirmer que le mot d’amour n’a jamais été prononcé entre elle et lui. C’était des deux parts une timidité poussée jusqu’au ridicule. Auguste était encore plus demoiselle que ma fille, au point qu’au moment de se marier, ainsi que je vous l’ai dit, il a eu peur du mariage, et a tout laissé à l’abandon. Vous concevez quel coup affreux pour la tête de ma pauvre fille ! la corbeille prête, les cadeaux faits, les bans publiés, un assortiment complet de robes, de châles, de fourrures ; tout ce qui fait tourner la cervelle des jeunes femmes et puis une lubie tombe dans la tête de ce poltron de fiancé, tout s’écroule ; plus de mariage ; alors crise violente, spasme, fièvre, délire, transport au cerveau. Cela se conçoit. Mais d’amour pour le jeune homme ! Oh ! pas l’ombre ! Vous connaissez le cœur des femmes, docteur… Ma femme m’a avoué un jour qu’elle ne s’était mariée que pour avoir un châle de l’Inde ; et l’amour chez elle est venu plus tard.

— Cependant, dit le docteur, j’ai cru surprendre, au moment des crises nerveuses, quelques paroles de tendresse… qui m’ont paru… indiquer.

— Ah ! oui, oui, interrompit le père… des mots sans suite… des mots d’opéra… elle sait toutes ces bêtises de théâtre par cœur ; elle les chante à son piano… mon bien-aimé… mon Fernand… grâce pour lui-même, que sais-je moi ! on n’entendait que cela dans la maison, surtout depuis le dernier concert… mon Fernand toutes les richesses de la terre… vous connaissez l’air, docteur ?

— Oui, je reconnais l’air aux paroles.

— Eh bien ! dans les maisons les plus honnêtes on chante ces balivernes, depuis la maîtresse jusqu’à la fille du portier… ensuite, s’il y a transport au cerveau, on continue dans le lit. Voilà.

— Oui, dit le docteur satisfait ; cette explication me paraît assez bonne. Autrefois, toutes les jeunes filles aimaient Télémaque, aujourd’hui elles aiment un héros d’opéra. Toujours l’idéal.

— Toujours l’idéal ! répéta M. Lebreton, sans savoir ce qu’il disait.

— Allons faire notre seconde visite ; reprit le docteur, en se levant.

— Je pense qu’elle doit dormir, dit le père ; Rose vient de me faire le signe, elle dort.

— Il faut étudier son sommeil ; c’est essentiel. Un sommeil tranquille serait un premier indice de guérison.

Le docteur et M. Lebreton montèrent aux appartements.

Grâce aux soins attentifs d’Agnès, une fraîcheur douce régnait dans la chambre de la malade. La chaleur était actuellement au dehors.

Agnès assise à côté du lit, se leva comme à regret, et céda sa place au docteur, en le saluant d’un air glacial. Un léger trépignement de pieds se fit même entendre sur le tapis.

Le docteur eut l’air de ne rien remarquer.

Louise, couchée sur le côté droit, le visage tourné vers la ruelle, dormait d’un sommeil assez paisible. Le docteur se pencha sur elle pour écouter sa respiration, et en se relevant il fit un signe de tête et un geste qui rassuraient.

Le père répondit par un sourire mouillé de larmes, et montra du doigt au docteur une partition ouverte sur le piano. C’était la Favorite ouverte à l’air, Ô mon Fernand !

Ce piano muet était triste à voir, dans cette chambre, où régnait le silence de la désolation.

Le docteur n’ordonna rien, cette fois, et sortit avec M. Lebreton.

Agnès respira, elle avait une de ces idées de femme, une de ces idées, qui paraissent folles d’abord, et qui ne sont reconnues sages qu’après l’événement. En toute autre occasion, l’ardente jeune fille aurait fait éclater une révélation inattendue, mais le silence était le premier devoir de cette maison de deuil ; il fallait se taire, et attendre des jours meilleurs, si Dieu les envoyait.

Marchant sur la pointe des pieds, Agnès arriva aux rideaux de la fenêtre, les entr’ouvrit et, à travers la persienne, jeta un regard sur le parc.

Au-dessus d’un massif de chênes nains une tête se fit reconnaître du premier coup par l’œil pénétrant d’Agnès.

À l’espionnage, on devinait facilement l’espion.

Agnès écarta doucement la persienne, et montra son visage et une petite main qui faisait un salut d’amitié.

Le massif de chênes nains répondit en s’agitant, comme si l’âme d’Octave eût donné la vie à cette végétation. Le bras du jeune homme se leva au-dessus de la verdure et se tordit en point d’interrogation.

Le télégraphe a été inventé par l’amour.

Agnès inclina sa joue sur sa main droite, mit son mouchoir de batiste sur sa tête, et de l’autre main le fit soulever avec une lenteur calme et mesurée. Octave répondit, en joignant les mains, et enlevant ses yeux au ciel.

Agnès fit un nouveau salut, et un mouvement qui, en rétablissant la persienne dans son premier état, signifiait : — Assez pour aujourd’hui, soyez content.

Octave comprit qu’il fallait obéir avec convenance, et il rampa sur le gazon jusqu’aux fourrés sombres du parc, et quand il ne redouta plus d’être découvert, il se leva et gagna le mur de clôture qui domine la rivière. Il franchit ce mur avec l’agilité d’un écolier en vacances, et descendit sur la berge. C’était un chemin de traverse qu’il avait trouvé le matin, pour éviter la grille et les sentiers frayés de cette maison de campagne. Une chose mettait le comble à sa joie ; il venait d’entrer, par un miracle inexplicable, dans les bonnes grâces de Mlle Agnès, cette intraitable gardienne de Louise. Il comptait donc deux amies très-utiles, Rose et la belle cousine, ce dragon du jardin des Hespérides.

Agnès, l’amazone aux nobles sentiments, avait voué toute son estime et son admiration à l’héroïque jeune homme qui les avait tous délivrés de ce formidable malfaiteur, dont l’image semblait encore s’agiter, comme une ombre infernale, sur les murs de cette maison.