Monsieur Auguste/20

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 258-264).

XX

« Ce que femme veut, Dieu le veut, » dit le proverbe, mais ce que trois femmes veulent, une femme doit le vouloir. Agnès, Mme de Gérenty et Rose avaient formé une sainte alliance pour chasser du souvenir de Louise un amour impossible, aux derniers jours de sa convalescence, et ce trio féminin avait aussi préparé l’avènement d’Octave, avec une adresse progressive si bien ménagée, que Louise, toujours plus amoureuse du mariage que du mari, finit par écouter avec complaisance les éloges enthousiastes du nouveau prétendant, et arriva enfin à ce sourire qui ne fait plus redouter le non, et n’est pas encore le oui.

Octave, ayant juré de se laisser conduire par le trio protecteur, ne paraissait plus chez M. Lebreton, et même dans ses anciennes embuscades du parc. Le colonel s’était emparé de lui, avec l’autorité de son garde, et lui imposait les distractions de la pêche, de la promenade au bois, du tir, et de l’équitation.

Le docteur avait écrit trois lettres et attendait toujours une réponse ; il se consolait en lisant la Nouvelle Héloïse, et les trois déclarations de Saint-Preux ; voulant poursuivre jusqu’au bout l’imitation du roman de Rousseau, il fit de légères variations au billet menaçant qui fait pressentir un suicide, et expédia cet ultimatum à Mlle Agnès.

Il attendait la réponse de Julie, et voici le billet qu’il reçut :

« Monsieur le docteur,

» Mon oncle est un peu indisposé ; je vous écris avec sa plume, sur son bureau, et sous ses yeux.

» Ma cousine est tout à fait remise de son accès de fièvre, et nous vous sommes tous bien reconnaissants des soins que vous lui avez donnés.

» Nous allons tous partir pour l’Italie, et probablement nous ne rentrerons à Paris qu’au printemps prochain.

» Si vous passez dans la rue Lafitte, demain, mon oncle vous prie de présenter le mandat de cinquante mille francs ci-inclus au caissier de M. Rothschild, et de disposer de cette somme à votre convenance. Le bon souvenir et la gratitude de M. Lebreton accompagnent ce mandat.

» En avril prochain, nous espérons tous vous revoir.

» Votre bien dévouée,

» AGNÈS LEBRETON. »

Cette lettre blessait et guérissait comme la lance d’Achille. Le Joconde de la Faculté tenait beaucoup plus au mandat qu’à la brune ; il se recueillit et médita pour faire un placement avantageux, selon les usages de 1858.

Agnès avait combiné toute cette affaire et guidé de ses conseils son oncle, qui lui obéissait toujours, en commençant par lui désobéir.

— Ne craignez rien, lui avait dit Agnès, il ne vous réclamera pas la moitié de votre fortune, étourdiment promise pour une migraine à guérir.

Cette maison de campagne avait vu trop de choses tristes, et M. Lebreton résolut de rentrer dans son hôtel de la rue Saint-Honoré pour donner à sa fille les distractions de la capitale. Avant son départ, il rendit ses visites à ses voisins, et ne voulant oublier personne, il se rendit, accompagné de Louise, chez le père d’Octave, son voisin le plus proche. C’était un de ces bons pères calmes, riches, oisifs, causeurs, qui savent tout ce qui se passe excepté ce qu’on fait chez eux. À l’heure de cette visite, Octave faisait une promenade à cheval du côté de Saint-Germain avec le colonel. M. Desbaniers, après avoir fait son devoir de propriétaire, et montré au voisin millionnaire les merveilles végétales de sa serre et de son jardin, lui dit :

— Ah ! je veux vous faire voir une chose curieuse, et que vous n’avez pas chez vous… l’atelier de mon fils ! Ce diable d’enfant m’a fait là une dépense de dix mille écus !

Le domestique d’Octave hésita quelque temps pour donner la clef de l’atelier, mais il se rendit aux ordres de l’autorité supérieure, et ouvrit la porte du sanctuaire…

Louise quitta le bras de M. Lebreton, et examina en détail les curiosités amassées par le jeune peintre, pendant que les deux pères causaient ensemble, devant les panoplies, de la hausse considérable dont jouissaient les terrains de Chatou, depuis 1853.

Toujours furetant au hasard, Louise remarqua sur un cippe de marbre un tableau voilé, comme un tableau de madone sur un autel le vendredi saint, quand les crêpes du deuil couvrent toutes les saintes images.

Une curiosité d’Ève brûla les doigts de la jeune fille ; une mystérieuse attraction retenait son regard sur ce tableau, qui devait être bien curieux puisqu’il était invisible, et religieusement exposé comme une relique, entre deux vases de fleurs.

Louise prêta l’oreille, et entendit son père commençant l’histoire d’un petit lac qu’il devait faire creuser au milieu de son parc. M. Lebreton racontait ce projet de lakiste à tous ses amis, et il entrait dans les plus grands détails topographiques. Louise connaissait la longueur de ce récit paternel, et elle comprit que ce temps lui suffisait pour voir l’invisible, sans être dérangée par des importuns.

Avec une adresse toute féline, elle délia le nœud de rubans qui liait le voile au sommet du tableau, comme ferait un chat espiègle, s’il était amateur de peinture, et elle vit d’abord poindre un visage merveilleux, et dans un relief saisissant. Un cri de stupéfaction fut à propos retenu sur des lèvres ; Louise se reconnut du premier coup, comme si elle se fut placée devant un de ces miroirs réductifs que les Anglais ont inventés pour se faire rire. La main égarée sur le voile hésita un peu avant de poursuivre la découverte, mais le démon d’Ève conseillait toujours, et le voile se repliait avec lenteur, et finit par descendre jusqu’au tapis où d’adorables pieds nus se cachaient à peine dans des sandales d’odalisque. Jamais l’éblouissant poëme de la forme n’avait éclaté sous un plus lumineux aspect. Ce divin ensemble était suave à l’œil, et attirait les lèvres et la main.

Louise, toute agitée de frissons, regardait, toujours avec une curiosité irrésistible, et le mystère qu’elle sondait en ce moment lui causait un effroi mortel. Elle se voyait, dans ce tableau, dans une attitude imitée de l’antique, et avec une ressemblance qui ne s’arrêtait pas aux traits du visage, et qui attestait l’étude patiente du sculpteur, et la complaisance résignée du modèle.

Mais là ne se bornait pas le mystère. La chambre de Louise était aussi un portrait d’après nature ; rien ne manquait à ce gynécée virginal ; pas un détail n’était oublié dans l’ameublement, pas une fleur, pas une broderie, pas une tenture ; c’était un minutieux intérieur de la vieille école flamande, éclairé par deux lampes astrales, dont les doux rayons flottaient partout comme les vapeurs d’un beau crépuscule d’été.

M. Lebreton touchait à la fin de son histoire, et deux blanches et petites mains renouèrent en tremblant l’agrafe de soie au sommet du tableau.

Louise continua son examen devant les murs, mais elle ne voyait rien ; une pensée intolérable tourmentait son esprit.

— Ce jeune artiste démon, se disait-elle, n’est pas arrivé à cette perfection de détails et de ressemblance dans le coupable espionnage d’une seule nuit. Il a trouvé des supercheries infernales pour s’introduire furtivement dans ma chambre, et en connaître tous les secrets ! c’est affreux ! c’est le malheur de toute ma vie ; c’est un désespoir sans remède, et qui ne finira jamais.

Ce fut le lendemain de cette visite, et après une nuit d’insomnie éplorée, que Louise, toujours obsédée par ses bonnes amies et sa fidèle Rose, prononça ce premier oui domestique qui précède le oui nuptial. Elle crut trouver dans le mariage le seul remède à son désespoir. La pauvre fille n’était pas tout à fait guérie de son premier amour !