Monsieur Croche/Beethoven

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 83-86).

XIII

BEETHOVEN.

Dimanche dernier il faisait un temps charmant et irrésistible. Le soleil essayait ses premiers rayons et semblait narguer toute tentative d’entendre n’importe quelle musique… Un temps à faire revenir les hirondelles, si j’ose ainsi m’exprimer.

M. Weingartner en profita pour diriger, ce jour-là, l’orchestre des Concerts Lamoureux. On n’est pas parfait.

Il a d’abord dirigé la Symphonie Pastorale avec le soin d’un jardinier méticuleux. C’était si proprement échenillé qu’on avait l’illusion d’un paysage verni au pinceau, où la douceur vallonée des collines était figurée par de la peluche à dix francs le mètre et les arbres frisés au petit fer.

En somme, la popularité de la Symphonie Pastorale est faite du malentendu qui existe assez généralement entre la nature et les hommes. Voyez la scène au bord du ruisseau !… Ruisseau où les bœufs viennent apparemment boire (la voix des bassons m’invite à le croire), sans parler du rossignol en bois et du coucou suisse, qui appartiennent plus à l’art de M. de Vaucanson qu’à une nature digne de ce nom… Tout cela est inutilement imitatif ou d’une interprétation purement arbitraire.

Combien certaines pages du vieux maître contiennent d’expression plus profonde de la beauté d’un paysage, cela simplement parce qu’il n’y a plus imitation directe mais transposition sentimentale de ce qui est « invisible » dans la nature. Rend-on le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur de ses arbres ? Et n’est-ce pas plutôt sa profondeur insondable qui déclanche l’imagination ?

Par ailleurs, dans cette symphonie, Beethoven est responsable d’une époque où l’on ne voyait la nature qu’à travers les livres… Cela se vérifie dans l’ « orage » qui fait partie de cette même symphonie, où la terreur des êtres et des choses se drape dans les plis du manteau romantique, pendant que roule un tonnerre pas trop sérieux.

Il serait absurde de croire que je veuille manquer de respect à Beethoven ; seulement, un musicien de génie tel que lui pouvait se tromper plus aveuglément qu’un autre… Un homme n’est pas tenu de n’écrire que des chefs-d’œuvre, et si l’on traite ainsi la Symphonie Pastorale, cette épithète manquerait de force pour qualifier les autres. Et c’est tout ce que je veux dire.

M. Weingartner a dirigé ensuite une Fantaisie pour orchestre de M. C. Chevillard, où la matière orchestrale la plus solidement curieuse sert à une façon très personnelle de développer les idées. Un monsieur qui aime personnellement la musique a sifflé cette Fantaisie avec une clef éperdue… C’est extrêmement maladroit. Pouvait-on savoir exactement si ce monsieur critiquait la façon de conduire de Weingartner ou la musique de l’auteur ? D’abord, une clef n’est pas un instrument de combat, c’est un instrument domestique. M. Croche préférait la façon élégante qu’ont les petits garçons bouchers de siffler entre leurs doigts : ça fait plus de bruit. Le monsieur ci-dessus désigné est peut-être encore assez jeune pour apprendre cet art ?

M. Weingartner a repris son avantage en conduisant merveilleusement le Mazeppa de Liszt. Ce poème symphonique est rempli des pires défauts ; il est même parfois commun, et pourtant la tumultueuse passion qui ne cesse de l’agiter finit par vous prendre avec une telle force que l’on trouve ça très bien sans plus songer à s’expliquer pourquoi… (On peut prendre des airs dégoûtés à la sortie parce que ça fait bien !… Pure hypocrisie, croyez-le bien.) La beauté indéniable de l’œuvre de Liszt tient, je crois, à ce qu’il aimait la musique à l’exclusion de tout autre sentiment. Si parfois il va jusqu’à la tutoyer et la mettre carrément sur ses genoux, cela vaut bien la manière gourmée de ceux qui ont l’air de lui être présentés pour la première fois. Assurément c’est très convenable, mais ça manque de fièvre. La fièvre et le débraillé atteignant souvent au génie de Liszt, c’est préférable à la perfection, même en gants blancs.

M. Weingartner, physiquement, donne à première vue l’impression d’un couteau neuf. Ses gestes ont une élégance quasi-rectiligne ; puis, tout à coup, ses bras font des signes implacables qui arrachent des mugissements aux trombones et affolent les cymbales… C’est très impressionnant et tient du thaumaturge ; le public ne sait plus comment manifester son enthousiasme.