Monsieur Croche/Entretien sur le prix de Rome et M. Saint-Saëns

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 19-30).

II

ENTRETIEN SUR LE PRIX DE ROME
ET M. SAINT-SAËNS

Je m’étais attardé dans les campagnes remplies d’automne où me retenait invinciblement la magie des vieilles forêts. De la chute des feuilles d’or célébrant la glorieuse agonie des arbres, du grêle angélus ordonnant aux champs de s’endormir, montait une voix douce et persuasive qui conseillait le plus parfait oubli. Le soleil se couchait tout seul sans que nul paysan songeât à prendre, au premier plan, une attitude lithographique. Bêtes et gens rentraient paisibles, ayant accompli une besogne anonyme dont la beauté avait ceci de spécial qu’elle ne sollicitait pas plus l’encouragement que la désapprobation… Elles étaient loin, les discussions d’art où des noms de grands hommes prennent parfois l’apparence de « gros mots ». Elle était oubliée la petite fièvre artificielle et mauvaise des « premières » ; j’étais seul et délicieusement désintéressé ; peut-être n’ai-je jamais plus aimé la musique qu’à cette époque où je n’en entendais jamais parler. Elle m’apparaissait dans sa beauté totale et non plus par petits fragments symphoniques ou lyriques surchauffés et étriqués. Je pensais parfois à M. Croche : il a cet aspect correct et fantômal que l’on peut adapter à n’importe quel paysage sans en contrarier les lignes. Pourtant il me fallut quitter cette joie tranquille et revenir, poussé par cette superstition des villes qui fait que tant d’hommes aiment encore mieux y être broyés que de ne pas faire partie de ce « mouvement » dont ils sont d’ailleurs les douloureux et inconscients rouages. Je remontais dans un vilain crépuscule la monotonie élégante du boulevard Malesherbes quand j’aperçus la brève silhouette de M. Croche ; m’autorisant de ses façons singulières, je marchai près de lui sans plus de formules. Un bref coup d’œil m’assura de son acceptation et bientôt il se mit à parler de cette voix lointaine d’asthmatique qu’exagérait encore la crudité de l’air et qui timbre si curieusement ses moindres paroles…

« Parmi les institutions dont la France s’honore, en connaissez-vous une qui soit plus ridicule que l’institution du prix de Rome ? On l’a déjà, je le sais, beaucoup dit, encore plus écrit ; cela sans effet bien apparent, puisqu’elle continue avec cette déplorable obstination qui distingue les idées absurdes ?… » — J’osai lui répondre que cette institution prenait peut-être ses forces dans le fait qu’elle était parvenue à l’état de superstition dans certains milieux… Avoir eu ou ne pas avoir eu le prix de Rome résolvait la question de savoir si on avait, oui ou non, du talent. Si ça n’était pas très sûr, c’était du moins commode et l’on préparait pour l’opinion publique une comptabilité facile à tenir. M. Croche siffla entre ses dents, mais pour lui-même, je pense… « Oui, vous avez eu le prix de Rome… Remarquez, monsieur, que j’admets fort bien que l’on facilite à des jeunes gens de voyager tranquillement en Italie et même en Allemagne, mais pourquoi restreindre le voyage à ces deux pays ? Pourquoi surtout ce malencontreux diplôme qui les assimile à des animaux gras ?

» Le prix de Rome est un jeu ou plutôt un sport national. On en apprend les règles dans des endroits nommés : Conservatoire, École des Beaux-Arts, etc.

» Les parties, précédées d’un sévère entraînement, se jouent une fois par an ; les arbitres du jeu sont les membres de l’Institut, d’où il ressort ce fait curieux que MM. W. Bouguereau, J. Massenet jugent indifféremment ces parties, qu’elles se jouent en musique, peinture, sculpture, architecture, gravure ; on n’a pas encore songé à leur adjoindre un danseur, ce qui serait logique, Terpsichore n’étant pas la plus négligeable des neuf Muses.

» Sans vouloir discréditer l’institution du prix de Rome, on peut au moins en affirmer l’imprévoyance… je veux dire par cela qu’on abandonne froidement de très jeunes gens aux tentations charmantes d’une entière liberté dont, au surplus, ils ne savent que faire… Qu’ils accomplissent les termes du formulaire réglant la marche des « envois de Rome » et les voilà quittes de toute autre préoccupation. Or, en arrivant à Rome, on ne sait pas grand’chose, — tout au plus sait-on son métier ! — et l’on voudrait que ces jeunes gens, déjà troublés par un complet changement de vie, se donnent à eux-mêmes les leçons d’énergie nécessaires à une âme d’artiste. C’est impossible ! Et si l’on peut lire le rapport annuel sur les envois de Rome, on s’étonnera de la sévérité de ses termes ; ça n’est pas la faute des pensionnaires si leur esthétique est un peu en désordre, mais bien celle de ceux qui les envoient dans un pays où tout parle de l’art le plus pur, en les laissant libres d’interpréter cet art à leur guise.

» Au surplus, le flegme académique, avec lequel ces messieurs de l’Institut désignent celui d’entre tous ces jeunes gens qui sera artiste, me frappe par son ingénuité. Qu’en savent-ils ? Eux-mêmes sont-ils bien sûrs d’être des artistes ? Où prennent-ils donc le droit de diriger une destinée aussi mystérieuse ? Vraiment, il semble qu’en ce cas, ils feraient mieux de s’en remettre au simple jeu de la « courte paille », qui sait ? le hasard est parfois si spirituel… Mais non, il faut chercher ailleurs… Ne pas juger sur des œuvres de commande et d’une forme telle qu’il est impossible de savoir exactement si ces jeunes gens savent leur métier de musicien… Qu’on leur donne, si l’on y tient absolument, un « certificat de hautes études », mais pas un certificat « d’imagination », c’est inutilement grotesque ! Cette formalité une fois remplie, qu’ils voyagent à travers l’Europe, qu’ils se choisissent eux-mêmes un maître ou, s’ils le peuvent rencontrer, un brave homme qui leur apprenne que l’art n’est pas nécessairement borné aux monuments subventionnés par l’État ! » — M. Croche s’interrompit pour tousser misérablement et s’excuser auprès de son cigare éteint… « Nous luttons, dit-il en montrant son cigare, lui s’éteint, me reprochant ironiquement de trop parler, et m’avertit qu’il finira bien par m’ensevelir « sous sa cendre accumulée ». C’est, avouez-le, un bûcher d’un panthéisme charmant, cela commente doucement qu’il ne faut pas se croire absolument nécessaire, et qu’on doit admettre la brièveté de la vie comme l’enseignement le plus utile… » — Puis, se retournant brusquement vers moi : — « J’étais chez Lamoureux le dimanche où l’on a sifflé votre musique. Il vous faut remercier les gens d’avoir été assez passionnés pour assumer la fatigue de souffler dans des clefs généralement inaptes à devenir des instruments de combat, celles-ci se considérant avec justesse comme des instruments domestiques. La façon de souffler entre leurs doigts des jeunes garçons bouchers est beaucoup plus recommandable… (On n’a jamais fini d’apprendre…) M. Chevillard montrait une fois de plus, à cette occasion, une merveilleuse et multiple compréhension de la musique. Quant à la Symphonie avec chœurs, il a l’air de la jouer à lui tout seul, tant il y a de vigoureuse mise en place dans cette exécution : cela dépasse les éloges que l’on a coutume de faire. »

Je ne pouvais qu’acquiescer ; j’ajoutai seulement que, faisant de la musique pour servir celle-ci le mieux qu’il m’était possible et sans autres préoccupations, il était logique qu’elle courût le risque de déplaire à ceux qui aiment « une musique » jusqu’à lui rester jalousement fidèles malgré ses rides ou ses fards !

« Les gens dont nous parlons — reprit-il — ne sont pas coupables. Accusez plutôt les artistes qui accomplissent la triste besogne de servir et d’entretenir le public dans une nonchalance voulue… À ce méfait, ajoutez que ces mêmes artistes surent combattre pendant un instant, juste ce qu’il fallait pour conquérir leur place sur le marché ; mais une fois la vente de leurs produits assurée, vivement ils rétrogradent, semblant demander pardon au public de la peine que celui-ci avait eue à les admettre. Tournant résolument le dos à leur jeunesse, ils croupissent dans le succès sans plus jamais pouvoir s’élever jusqu’à cette gloire heureusement réservée à ceux dont la vie, consacrée à la recherche d’un monde de sensations et de formes incessamment renouvelé, s’est terminée dans la croyance joyeuse d’avoir accompli la vraie tâche ; ceux-là ont eu ce qu’on pourrait appeler un succès de « Dernière », si le mot « succès » ne devenait pas vil mis à côté du mot « gloire ».

» Enfin, pour m’appuyer sur un récent exemple, j’ai peine à voir combien il est difficile de conserver le respect à un artiste qui, lui aussi, fut plein d’enthousiasme et chercheur de gloire pure… J’ai horreur de la sentimentalité, monsieur ! Mais j’aimerais ne pas me souvenir qu’il s’appelle Camille Saint-Saëns ! »

Je répliquai simplement : « Monsieur, j’ai entendu les Barbares. »

Il reprit avec une émotion que je ne lui soupçonnais pas : « Comment est-il possible de s’égarer aussi complètement ? M. Saint-Saëns est l’homme qui sait le mieux la musique du monde entier. Comment oublia-t-il qu’il fit connaître et imposa le génie tumultueux de Liszt et sa religion pour le vieux Bach ?

» Pourquoi ce maladif besoin d’écrire des opéras et de tomber de Louis Gallet en Victorien Sardou, propageant la détestable erreur qu’il faut « faire du théâtre », ce qui ne s’accordera jamais avec « faire de la musique ». »

J’essayai de timides objections comme : « Ces Barbares sont-ils plus mauvais que beaucoup d’autres opéras dont vous ne parlez pas ? » et : « Devons-nous pour cela perdre le souvenir de ce que fut Saint-Saëns ? » — M. Croche me coupa brusquement la parole. — « Cet opéra est plus mauvais que les autres parce qu’il est de Saint-Saëns. Il se devait et devait encore plus à la musique de ne pas écrire ce roman où il y a de tout, même une farandole dont on a loué le parfum d’archaïsme : elle est un écho défraîchi de cette « rue du Caire » qui fit le succès de l’Exposition de 1889 ; comme archaïsme, c’est douteux. Dans tout cela, une recherche pénible de l’effet, suggérée par un texte où il y a des « mots » pour la banlieue et des situations qui naturellement rendent la musique ridicule. La mimique des chanteurs, la mise en scène pour boîte à sardines dont le théâtre de l’Opéra garde farouchement la tradition, achèvent le spectacle et tout espoir d’art. — N’y a-t-il donc personne qui ait assez aimé Saint-Saëns pour lui dire qu’il avait assez fait de musique et qu’il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d’explorateur ? » M. Croche fut sollicité par un autre cigare et me dit en manière d’adieu : « Pardon, monsieur, mais je ne voudrais pas gâter celui-ci… »

Comme j’avais beaucoup dépassé ma maison, je m’en retournai, songeant à l’impartialité grondeuse de M. Croche. À tout prendre, elle contenait un peu du dépit que nous donnent les personnes que l’on a beaucoup aimées jadis et desquelles le moindre changement équivaut à une trahison. J’essayai aussi de me figurer M. Saint-Saëns le soir de la première représentation des Barbares, se souvenant, à travers les applaudissements saluant son nom, du bruit des sifflets qui accueillirent la première audition de sa Danse macabre et j’aimais à croire que ce souvenir ne lui déplaisait pas.

Puis je songeai à des années déjà lointaines.

La meilleure impression que je reçus du prix de Rome fut indépendante de celui-ci… C’était sur le pont des Arts où j’attendais le résultat du concours en contemplant l’évolution charmante des bateaux-mouches sur la Seine. J’étais sans fièvre, ayant oublié toute émotion trop spécialement romaine, tellement la jolie lumière du soleil jouant à travers les courbes de l’eau avait ce charme attirant qui retient sur les ponts, pendant de longues heures, les délicieux badauds que l’Europe nous envie. Tout à coup quelqu’un me frappa sur l’épaule et dit d’une voix haletante : « Vous avez le prix !… » Que l’on me croie ou non, je puis néanmoins affirmer que toute ma joie tomba ! Je vis nettement les ennuis, les tracas qu’apporte fatalement le moindre titre officiel. Au surplus, je sentis que je n’étais plus libre.

Ces impressions disparurent dans la suite ; on ne résiste pas tout d’abord à cette petite fumée de gloire qu’est provisoirement le prix de Rome ; quand j’arrivai à la Villa Médicis, en 1885, je n’étais pas loin de me croire le petit chéri des dieux dont parlent les légendes antiques.

M. Cabat, paysagiste de valeur autant qu’homme du monde strictement distingué, était directeur de l’Académie de France à Rome à cette époque. Il ne s’occupait jamais des pensionnaires que d’une façon administrative. Il était charmant. Peu de temps après, M. E. Hébert le remplaçait. Une récente conversation nous a appris que ce peintre éminent est resté « romain » jusqu’au bout des ongles. Son intolérance pour tout ce qui regardait Rome et la Villa Médicis est d’ailleurs restée proverbiale… Il n’admettait aucune critique touchant ces deux choses ; je me rappelle encore que m’étant plaint d’habiter une chambre dont les murs peints en vert semblaient reculer à mesure que l’on avançait — elle est bien connue des pensionnaires sous le nom de « Tombeau Étrusque » —, M. Hébert m’affirma que cela n’avait aucune importance. Il ajoutait même qu’on pouvait au besoin coucher dans les ruines du Colisée… Le bénéfice d’y éprouver le « frisson historique » compensant le risque d’y prendre la fièvre.

M. Hébert aimait passionnément la musique, mais pas du tout celle de Wagner ; à cette époque, où j’étais wagnérien jusqu’à l’oubli des principes les plus simples de la civilité, j’étais loin de me douter que j’arriverais à penser à peu près comme ce vieillard passionné qui a fait le tour des sentiments, avec clairvoyance, quand nous en sommes à peine à savoir ce qu’ils contiennent et comment on peut s’en servir.

Alors, commence cette vie de « pensionnaire » qui tient à la fois de l’hôtel cosmopolite, du collège libre, de la caserne laïque et obligatoire… Je revois la salle à manger de la Villa où s’alignent les portraits des prix de Rome de jadis et d’hier. Il y en a jusqu’au plafond ; on ne les distingue même plus très bien ; il est vrai que l’on n’en parle même plus du tout. Dans toutes ces figures, on retrouve la même expression un peu triste ; elles ont l’air « déracinées… ». Au bout de quelques mois, la multiplicité de ces cadres aux dimensions immuables donne à qui la contemple, l’impression que c’est le même prix de Rome répété à l’infini !

Les conversations que l’on tient autour de cette table ressemblent forcément à des propos de table d’hôte, et il serait vain de croire qu’on y commente les esthétiques récentes ou bien l’ardente rêverie des anciens maîtres. Si par cela la Villa Médicis est un foyer d’art médiocre, on y apprend très vite le côté pratique de la vie, tant on s’y préoccupe de la figure que l’on fera de retour à Paris… Les rapports avec la société romaine sont presque nuls, celle-ci étant aussi fermée que peu accueillante aux pensionnaires dont la jeune indépendance bien française s’allie mal à la froideur romaine.

Il reste la ressource des voyages à travers l’Italie… Maigre ressource dont on ne peut tirer le profit désirable, à cause du manque de rapports dans les villes où l’on passe par trop en étranger. Entendez que ces rapports seraient faciles à établir puisqu’il suffirait simplement d’y penser. On s’en tire en achetant des photographies, la patience des jeunes femmes attachées à ce commerce étant sans limite, ainsi que leurs sourires.

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Je ne devais plus revoir M. Croche. Mais qui ne fut visité par les fantômes des voix qui se sont tues ? Il n’est donc que juste de lui supposer large part en tout ce qui va suivre, bien que je me reconnaisse hors d’état de séparer par des signes distincts les répliques d’un dialogue imaginaire.