Monsieur Croche/Moussorgski

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 37-39).

IV

MOUSSORGSKI.

La Chambre d’enfants, de Moussorgski, est une suite de sept mélodies dont chacune est une scène enfantine, et c’est un chef-d’œuvre. Moussorgski est peu connu en France ; on peut, il est vrai, s’en excuser en affirmant qu’il ne l’est pas davantage en Russie ; il est né à Karevo (Russie Centrale) en 1839 ; il mourut en 1881, dans un lit de l’hôpital militaire Nicolas à Pétersbourg. On voit par ces deux dates qu’il n’a pas eu de temps à perdre pour avoir du génie, il n’en a pas perdu et laissera dans le souvenir des gens qui l’aiment, ou qui l’aimeront, des traces ineffaçables. Personne n’a parlé à ce qu’il y a de meilleur en nous avec un accent plus tendre et plus profond ; il est unique et le demeurera par son art sans procédés, sans formules desséchantes. Jamais une sensibilité plus raffinée ne s’est traduite par des moyens aussi simples ; cela ressemble à un art de curieux sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ; il n’est jamais question non plus d’une forme quelconque, ou du moins cette forme est tellement multiple qu’il est impossible de l’apparenter aux formes établies — on pourrait dire administratives : cela se tient et se compose par petites touches successives, reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance ; parfois aussi Moussorgski donne des sensations d’ombre frissonnante et inquiète qui enveloppent et serrent le cœur jusqu’à l’angoisse. — Dans la Chambre d’enfants, il y a la prière d’une petite fille avant qu’elle ne s’endorme, où sont notés les gestes, le trouble délicat d’une âme d’enfant, et même les manières délicieuses qu’ont les petites filles de poser à la grande personne, avec une sorte de vérité fiévreuse dans l’accent qui ne se trouve que là. — La Berceuse de la poupée semble avoir été devinée mot à mot, grâce à une assimilation prodigieuse, à cette faculté d’imaginer des paysages d’une féerie intime, spéciale aux cerveaux enfantins ; la fin de cette berceuse est si doucement sommeillante que la petite raconteuse s’endort à ses propres histoires. — Il y a aussi le terrible petit garçon, à cheval sur un bâton, qui transforme la chambre en un champ de bataille : cassant un bras par-ci, une jambe par-là à de pauvres chaises sans défense ; ça ne va pas sans occasionner des blessures plus personnelles ! Alors, cris, pleurs, toute la joie s’envole !… Ça n’était pas sérieux… deux secondes sur les genoux de sa maman, le baiser qui guérit et… la bataille recommence, les chaises ne savent plus, encore une fois, où se fourrer.

Tous ces petits drames sont notés, j’y insiste, avec une simplicité extrême ; il suffit à Moussorgski d’un accord qui semblerait pauvre à monsieur… (j’ai oublié son nom !) ou d’une modulation tellement instinctive qu’elle paraîtrait inconnue à monsieur… (c’est le même !). Nous aurons à reparler de Moussorgski ; il a des droits nombreux à notre dévotion.