Monsieur Sylvestre/16

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Michel Lévy frères (p. 88-92).



XVI

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 avril.

Tu as mal interprété cette parole : me voilà épris de ma voisine. Je peux te la répéter, te dire même que je suis épris tout à fait, sans compromettre ni sa vertu, ni mon repos, ni ta sécurité. Je ne suis pas plus amoureux d’elle que ma fenêtre n’est amoureuse de la sienne, et mes soupirs ne traverseront pas tous ces prés et tous ces arbres qui nous séparent, pour troubler le calme de ses nuits méritantes et chastes. L’amour comme tu l’entends, — et je reconnais hautement que ce serait le seul amour digne de cette honnête et digne personne. — n’est pas le fait de ton ami Pierre. D’abord cela ne lui est point permis. Il faudrait avoir une fortune, une aisance quelconque, tout au moins un état assuré à mettre aux pieds d’une compagne si éprouvée déjà. Ensuite il faudrait un cœur de jeune homme, et ce cœur-là ne bat pas dans ma poitrine. Que veux-tu ! je suis de mon temps, et ce temps n’est plus aux grandes passions. J’ai été à même d’en concevoir tout comme un autre, mais les autres n’en avaient pas autour de moi. Ils se mariaient pour faire une fin ou un commencement d’existence sûre ou commode, ou bien ils prenaient leurs maîtresses au sérieux, et c’étaient là de grosses mais non de grandes passions : les femmes des autres, ou celles de tout le monde ! Moi, je n’ai jamais pu faire un drame ni un roman, pas même une petite nouvelle avec l’histoire de mes plaisirs. Je les ai subis plutôt que cherchés. Je me suis débarrassé de mon ignorance comme d’un fardeau, d’un étouffement : je n’ai pas trouvé moyen d’aimer.

Est-ce l’indigence de mon âme, la stérilité de mon imagination qui en sont cause ? C’est si honteux à avouer, que personne ne l’avoue. Moi, je veux bien l’avouer, si cela est ; mais le fait est que je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’amour que j’ai connu ne m’a pas appris la tendresse et qu’il m’a disposé à l’oubli facile. Peut-être aussi ma première curiosité légitime, mon premier rêve de famille ont-ils été froissés par l’aspect de l’affreuse mademoiselle Aubry et de son ignoble père ; mais, que ce soit ou non ma faute, je n’ai point aimé et je crois que je ne saurais plus aimer. Le culte des idées positives m’a détourné du culte d’Astarté. Toute idolâtrie m’est devenue suspecte, et la littérature romantique nous a gâté les femmes. Elles ont voulu trouver des René et des Antony dans leurs amants, des Othello dans leurs époux, et, n’en trouvant point, elles sont devenues, de guerre lasse, aussi positives que nous. C’est tant pis pour elles ! Il eût mieux valu se faire une idée juste des amours faciles ou de la sérieuse amitié conjugale. Elles et nous tombant d’un excès dans l’autre, la rupture s’est faite. L’amour s’est envolé. Bon voyage !

Donc, je suis honnêtement et chastement épris de mademoiselle Vallier, et je l’avais bien prédit que les trois ermites de val de Vaubuisson deviendraient un trio d’amis. Voici l’aventure.

Je passais devant le moulin des Grez, une petite usine assez rustique située à un kilomètre au-dessous du village de même nom. Tu sais que j’ai là une connaissance, un gros meunier bon enfant qui voudrait bien être aussi mon ami, uniquement pour savoir qui je suis. Il m’arrête au passage, me reproche de n’avoir pas encore regardé fonctionner sa machine à bluter, et m’invite à voir au moins traire ses vaches. Tous les petits propriétaires ont ici des vaches de race suisse ou bretonne, fort jolies bêtes d’un ton chaud, rayées de noir ou mouchetées de blanc, petites cornes, larges fanons et fines jambes. L’étable ouverte nous envoyait une bonne odeur d’animaux propres et de litière fraîche. J’entre avec lui, je regarde les mères et leurs petits, j’écoute la biographie de chaque tête de bétail, et je ne remarque pas les femmes qui tiraient le lait, — elles sont ici généralement laides, hommasses, fortes comme des charretiers et sans caractère de physionomie, — quand tout à coup je vois, accroupie près de moi, presque sous mes pieds, une personne bien mise et délicate qui, de ses doigts fins à ongle rose, trait proprement et adroitement une vache blanche. Un chapeau de paille ombrageait les traits ; mais cette jolie main et l’attitude toujours heureuse sans être cherchée, la souplesse du mouvement, ce je ne sais quoi d’harmonieux, de noble et de touchant dans la pose, — c’était bien mademoiselle Vallier. Sans voir ses traits, on la reconnaîtrait entre mille. Je m’éloignais par discrétion ; mais, en se relevant, elle me vit, me reconnut aussi tout de suite, je ne sais comment, car elle ne m’avait pas encore regardé, et, sans embarras ni surprise, elle vint à moi, tenant avec aisance son petit vase de fer-blanc plein de la belle crème mousseuse et chaude destinée à sa malade.

— Monsieur, me dit-elle, il y a trois jours que je n’ai aperçu M. Sylvestre. L’avez-vous vu ? savez-vous s’il se porte bien ?

— Non, en vérité, mademoiselle. Êtes-vous inquiète de lui ? J’y cours !

— Vous ferez bien, monsieur. Ce pauvre homme est si seul ! et je ne peux pas y aller, moi. Allez-y bien vite.

— Comment vous ferai-je savoir de ses nouvelles ?

— S’il est gravement malade, faites-le-moi dire par le premier passant venu. Tout le monde est obligeant ici. Si l’on ne me dit rien, je comprendrai qu’il n’y a rien d’inquiétant. Ah ! attendez. S’il a besoin qu’on le garde, avertissez madame Laroze, la femme de l’aubergiste des Grez, la première maison du bourg, en entrant, à gauche. C’est une bien bonne femme, et qui aime M. Sylvestre.

— Je l’aime aussi, mademoiselle, et vous pouvez compter que s’il est malade, je ne le quitterai pas.

Vingt minutes plus tard, j’étais à l’ermitage. M. Sylvestre est enrhumé, il a eu un mouvement de fièvre.

Il n’est pas sorti, afin de guérir plus vite ; mais il s’est moqué de mon inquiétude, il a causé gaiement avec moi, et il n’a jamais voulu me permettre de rester près de lui. Toutefois, j’ai engagé madame Laroze à l’aller voir dans la soirée, et j’y retournerai demain de bonne heure. J’ai fait dire à mademoiselle Vallier d’être tranquille. Je ne me suis pas permis de le lui écrire.

Elle est bien charmante. La bonté est écrite dans toutes les lignes de son aimable figure. Être amoureux d’elle me ferait l’effet d’un sacrilége.