Monsieur Sylvestre/28

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Michel Lévy frères (p. 196-202).



XXVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 22 juin.

Ce que j’ai entrepris m’est fort pénible. C’est un métier d’espion ou d’inquisiteur ; mais comment faire autrement ?

Ce matin, j’ai erré dans le parc en véritable mouchard. J’ai vu mademoiselle Vallier sortir du pavillon qu’elle habite et se rendre au manoir pour donner ses leçons aux enfants. Pourquoi ne les donne-t-elle pas chez elle, puisqu’elle a un piano qui lui appartient ?

J’ai aperçu la négresse qui émondait un rosier à trois pas du pavillon. Je suis arrivé comme par hasard auprès d’elle, et naturellement je me suis arrêté pour lui demander de ses nouvelles.

— Ah ! je suis guérie, bon monsieur ! et si contente ! Nous riches à présent. Jolie maison, jolies chambres. Venez donc voir !

— Non, mademoiselle Zoé, ce ne serait pas convenable. Je ne dois pas entrer chez vous.

— Maîtresse ne saura pas.

— Raison de plus.

— Alors, par la fenêtre ouverte, voyez ! Joli salon, beau papier tout rose, plafond tout brodé d’or ! Ah ! tout plus beau que chez l’ancien maître !

— Je vois pourtant là d’assez laides choses qui vous viennent de lui et que mademoiselle Vallier a précieusement gardées.

— Grands pistolets et collier de griffes ? Ça, c’était à pauvre père noir ! Jamais jeter ce qui vient de lui !

— Et ces tomahawks, ces mocassins ?

— Ça, c’était au frère de mademoiselle. Elle jamais jeter non plus. Et le portrait : pauvre petit ! Maîtresse l’aimait plus que tout. Elle pleure tous les jours en le regardant.

— Même depuis qu’elle est ici ?

— Encore plus.

— Elle est pourtant contente d’être ici ?

— Contente pour moi, oui ; pour elle, non, Monsieur l’ennuie !

— Ah ! M. Gédéon l’ennuie ?

— Si brave homme pourtant ! Lui mari pour elle quand elle voudra, mari bien bon, bien joli, bien riche !

— Et elle pas vouloir ?

Zoé, voyant que je parlais comme elle pour mener plus vite le dialogue, se mit à rire comme rient les nègres, à gorge déployée et sans pouvoir s’arrêter. Heureusement, elle se mit à tousser ; sans quoi, nous y serions encore.

Enfin j’ai réussi à savoir par cette naïve enfant ce qui se passe entre Gédéon et mademoiselle Vallier. Il lui fait ouvertement la cour en présence de Zoé, qui, par l’ordre de sa maîtresse, ne la quitte jamais quand il vient comme moi flâner autour du pavillon. Jamais il n’y entre. Il ne parait pas avoir besoin d’être tenu à distance, il s’y tient de lui-même et se conduit absolument comme un homme qui veut épouser. La présence de Zoé ne le gêne pas du tout pour offrir son cœur et sa main, et même devant ses enfants, qu’il amène volontiers avec lui, il parle de ses projets de manière à n’être pas compris, mais dans un sens si honnête, qu’ils pourraient le comprendre sans rien perdre de leur respect pour Aldine et pour lui. Telle est du moins l’opinion de Zoé.

Quant à mademoiselle Vallier, elle lui répond comme si elle ne prenait pas l’offre au sérieux, et elle le décourage si bien, que Zoé s’en effraye et s’en désole.

— Maîtresse pas raisonnable, pas vouloir marier jamais. Beau M. Gédéon épouser une autre si ça continue !

Je n’ai pas osé faire de questions trop délicates, ni me montrer trop curieux. Je craignais aussi d’être surpris dans cette honteuse occupation de faire parler une suivante. Je me suis éloigné en affectant de l’empêcher d’en dire davantage, afin de lui donner envie d’en dire plus une autre fois. Je suis entré à la villa comme pour chercher un journal dans le salon. C’est dans un salon plus intime, à coté, que mademoiselle Vallier donne ses leçons aux enfants. Le bruit des gammes que faisait le petit Sam a couvert le bruit de mes pas. Mademoiselle Vallier me tournait le dos. J’ai pu l’examiner à mon aise pour la première fois depuis que je la connais. Je ne voyais pas sa figure penchée sur le pupitre, mais je contemplais tranquillement sa belle chevelure si moelleuse et d’un ton si doux rabattue en touffes énormes sur sa nuque blanche et forte, son buste un peu serré des épaules, arrondi chastement, souple comme une liane, et si honnêtement vêtu, que l’on n’oserait pas le regarder, si elle savait qu’on y songe. On sent en elle, jusque dans le moindre pli de la robe, une décence instinctive, ni cherchée ni affectée, car ce ne serait plus la vraie décence, quelque chose de modeste et de fier, peut-être l’insouciance du succès ou l’inconscience de la séduction. Je me demandais s’il était possible que Gédéon, libre de cœur et de volonté, ne fut pas épris physiquement de cette fille que personne ne peut voir sans ressentir un certain trouble, comme si son austérité cachait des trésors de tendresse ou de volupté, et en même temps je me disais que, si cet homme de sens et d’expérience s’imaginait pouvoir la séduire sans l’épouser, il fallait que ce fût là une femme bien hypocrite avec les autres,… ou encore… que je ne sois qu’un niais !

Tout à coup, en me penchant un peu pour la mieux voir, je me suis avisé d’une glace où elle pouvait me voir moi-même, et je me suis sauvé en me sentant rougir comme un écolier pris en faute. Mécontent de moi, je m’en suis allé chez M. Sylvestre. Je voulais lui parler de Jeanne, je ne lui ai parlé que de mademoiselle Vallier. Je lui ai reproché de songer à partir avec une petite-fille qu’il ne connaît pas, au lieu de songer à surveiller et à diriger cette fille adoptive qui lui a montré tant d’affection et qui a peut-être besoin de ses conseils et de ses avertissements. Il m’a répondu qu’il était tranquille sur le compte de celle ci.

Votre Gédéon Nuñez est revenu me voir, et il m’a parlé à cœur ouvert, à ce qu’il dit. Il prétend toujours n’être pas amoureux, et il se défend d’être homme à faire un coup de tête ; mais il assure qu’il faut qu’il se remarie. Ses enfants ont besoin d’une mère. Ses sœurs n’entendent rien à la gouverne de sa maison. Il dit que mademoiselle Vallier est son idéal de raison, de douceur, de convenance et de distinction. Les enfants l’adorent, les valets la respectent. Il tient, lui, à montrer qu’un israélite est aussi désintéressé qu’un autre et ne fait pas toujours du mariage une affaire. Que vous dirai-je ? Il me demande en quelque sorte la main d’Aldine, car il me presse de la décider en sa faveur.

— Et vous avez promis ?…

— Ma foi ! oui, j’ai promis de parler pour lui, et je parlerai, à moins qu’elle ne me donne un bon motif pour m’en empêcher. Par malheur, je ne la vois pas souvent à présent : elle a des devoirs à remplir, et moi, je ne vais pas dans les châteaux ; mais je pourrais aller bien près, là-haut, sur le versant du bois, et elle viendrait causer avec moi un quart d’heure. Dites-lui cela de ma part, et qu’elle me fasse savoir son jour.

— Ainsi, vous me chargez… ?

— Mais pourquoi pas ? Vous n’avez jamais été amoureux d’elle, vous ! Vous ne voulez pas de l’amour, vous n’y croyez pas !

Je ne sais si M. Sylvestre a voulu me railler ou me punir. Je ne lui ai pas donné la satisfaction de me taquiner. Je lui ai promis de faire la commission, en ajoutant :

— Faudra-t-il que je plaide aussi la cause de mon ami Gédéon ?

— Pourquoi non, s’il est vraiment votre ami et s’il mérite de l’être ?

— Il ne m’a pas chargé de ses affaires, il ne m’a rien confié.

— Alors, ne vous en mêlez pas.

Je lui ai fait part de la résolution que mademoiselle Vallier a prise de parler à madame Irène, et du rendez-vous qu’elle doit lui avoir donné de sa part à l’ermitage. Il a été fort attendri de ce dévouement, et, me prenant la main, il m’a dit en me quittant :

— Mon ami Pierre, mademoiselle Vallier est une généreuse et intrépide nature ! Je sais ce qu’une telle démarche doit lui coûter. Ah ! je regrette que vous n’ayez pas l’indépendance de position de votre ami Nuñez ! Peut-être alors comprendriez-vous qu’on peut faire de l’amour l’affaire la plus sage de sa vie.

— Vous parlez ainsi, vous qui avez été si malheureux dans le mariage !

— C’est ma faute, il eût fallu mieux choisir. C’est nous qui avons tort de nous tromper ; Dieu, qui a fait l’amour, ne nous a pas interdit le discernement. Allez, allez, l’homme n’a jamais raison de se plaindre, et ce qu’il peut faire de mieux quand il porte la peine de ses aveuglements, c’est de la porter sans honte et sans faiblesse. C’est la seule manière de les expier.

Je suis revenu à la Tilleraie par le plateau. De là, je plongeais d’un coté sur toute la vallée de Vaubuisson, de l’autre je voyais une plaine immense dont les hautes moissons avaient le mouvement d’une mer caressée par la brise. Il faut que j’aie été bien préoccupé depuis quelque temps pour n’avoir pas fait attention au changement qui s’est opéré dans la campagne. Les fourrages et les céréales ont poussé avec tant de vigueur, que je ne reconnais plus la place des petits chemins, et que les pommiers, plongés dans cette puissante verdure, semblent s’être enfoncés en terre. Les maisonnettes, basses, éparses dans la campagne, plongent aussi jusqu’à leurs petits toits dans une forêt d’épis. La fertilité de ce sol est presque effrayante. Il faut dire aussi que le paysan travaille sa terre quatorze heures par jour et n’y laisse pas un brin de plante parasite. La féconde nature s’en rit, car toutes les mauvaises herbes, rejetées sur le bord des chemins ou le long des fossés, poussent là, les unes sur les autres, avec une sorte de folie. Je n’ai jamais vu de fleurs et de graminées sauvages si fières et si dévergondées. Les ruisseaux ne voient plus le soleil, et la terre semble étouffée sous cette toison qui l’opprime. Les arbres sont si chargés de fruits, que leurs branches traînent dans le foin avec des attitudes de fatigue et d’accablement. Au milieu de cette richesse inouïe, la campagne a quelque chose de pesant et de morne qui m’a passé dans l’âme. M. Sylvestre eût fait des réflexions sur ce luxe de la terre qui déborde sans que l’aisance ait pénétré dans la classe qui cultive et récolte. Moi qui ne me pique pas de tendresse humanitaire, j’étais tout bonnement triste et las quand je suis rentré à la Tilleraie.