Monsieur Sylvestre/52

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Michel Lévy frères (p. 320-325).



LII

PHILIPPE À SA MÈRE


L’Ermitage, 14 août.

Puisque tu tiens à avoir l’histoire complète de notre cher enfant, tu pourras joindre mes lettres aux siennes que je t’ai confiées, car me voilà son historien jusqu’à nouvel ordre. Je ne saurai pas comme lui rendre compte du moindre battement de son cœur. Je ne suis qu’un pauvre narrateur, et tu ne comprendrais rien aux bulletins techniques du médecin ; mais je te dirai en deux mots que le mieux s’est admirablement soutenu, que nous commençons à le nourrir pour ramener les forces, enfin que, la jeunesse, la vie antérieure très-pure et la bonne constitution aidant, je compte le remettre sur ses pieds dans un très-court délai. J’y ferai de mon mieux, sachant que tu ne veux guère vivre sans moi, et n’ayant guère envie non plus de passer des semaines sans te voir.

Mademoiselle Vallier est toujours là, du matin au soir, et prolongeant sa veillée quand le malade a un peu de malaise ou d’agitation. En somme, c’est un blessé modèle, souffrant avec une patience à toute épreuve, et se soumettant à tout comme un enfant qui n’a pas la notion de la mort et qui obéit pour faire plaisir à ses parents. Il nous disait hier, en montrant sa bien-aimée :

— Je n’ai jamais cru que je mourrais, je la sentais près de moi. Un homme aimé d’elle ne peut pas mourir…

Je suis forcé de le faire taire ; car à présent il parlerait plus que je ne veux ; mais je lui parle, moi, et l’ermite aussi. Nous lui disons ce qu’elle nous dit. Elle l’a toujours aimé. Depuis le jour où il l’a déclarée laide, lorsqu’elle était encore enfant, elle n’a jamais rêvé que de lui. Et pourtant elle ne connaissait de lui que le son de sa voix et ses injures. Cette préoccupation romanesque est devenue une vive sympathie, et plus encore, quand elle l’a connu ici, quand elle a veillé avec lui au chevet de l’ermite malade ; mais elle a toujours cru qu’il n’éprouvait rien pour elle, et même il y a eu des jours où elle a pris sa jalousie pour de l’aversion. Elle le chérissait quand même et croyait travailler à son bonheur, à la satisfaction de M. Sylvestre, en désirant son mariage avec Jeanne.

À propos, cette fameuse Jeanne, je l’ai vue. Elle est venue deux fois savoir des nouvelles de Pierre, d’abord avec sa protectrice, madame Duport, et ensuite avec les demoiselles Nuñez. C’est une très-belle personne, qui ne me plaît mie, comme on dit chez nous, non plus que la belle Rébecca. Ces deux astres de toilette n’ont pas plus de cœur l’une que l’autre, et mademoiselle Vallier a fait preuve de bonté plus que de clairvoyance en prenant en si généreuse amitié la petite-fille de l’ermite. L’ermite a été le premier à ouvrir les yeux ; il sent bien que cette enfant n’a rien de lui, et il m’a dit à plusieurs reprises :

— On serait bien sot de se tourmenter de son avenir. Elle est plus forte que nous tous, elle n’a ni sensibilité ni imagination, elle fera sa place dans le monde, et, selon le monde, ce sera une très-belle place. J’espère qu’elle sera vertueuse par égoïsme. Amen ! Je n’ai rien à lui enseigner dans cet ordre d’idées.

Mademoiselle Vallier persiste à lui trouver des qualités ; elle dit qu’elle est très-franche et très-généreuse, pourvu qu’elle se sente la plus forte ou qu’elle puisse jouer le plus beau rôle. Il paraît que, dans la nuit où Jeanne a fait sa dernière tentative auprès de Pierre, et où elle lui a promis d’être son amie, elle a tenu parole en révélant à mademoiselle Vallier l’amour qu’il avait pour elle, et en lui disant qu’elle saurait bien la délivrer des poursuites de Gédéon. Que n’a-t elle réussi plus tôt ! mon pauvre Pierre ne serait pas sur le flanc. Quant à triompher avec le temps de la passion de M. Nuñez pour une autre, je commence à croire qu’elle en viendra à bout. Ne me sachant pas initié à ses grands projets, elle ne s’est pas méfiée de mes observations, et j’ai vu, à sa dernière visite avec lui, qu’elle le tenait déjà par une oreille. Abasourdi comme il l’est par les deux catastrophes qu’il a provoquées, la mort un instant imminente de Pierre et l’aversion dès lors inexorable de mademoiselle Vallier, il ne sait plus à qui se donner. Il est très-malheureux, et, comme son repentir est très-vrai, son châtiment très-sérieux, je ne peux m’empêcher de le plaindre. Il m’a parlé avec beaucoup d’effusion dans les premiers jours ; puis, à mesure que nous avons été rassurés sur le compte du malade, il s’est montré plus retenu et plus sombre. Hier matin, il m’a dit qu’il comptait vendre la Tilleraie ; j’ai cru devoir lui répondre avec franchise :

— C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Ce pays vous rappellera toujours de tristes souvenirs.

— Oui, a-t-il répliqué, et mon intention est d’aller faire un tour en Allemagne avec M. et madame Duport aussitôt que Pierre ne vous donnera plus la moindre inquiétude.

Je l’ai autorisé à partir sans crainte. Je prévois que mademoiselle Jeanne sera du voyage, et alors elle aura bien des chances, ne fût-ce, de la part de Gédéon, que le besoin de montrer au monde une très-belle femme, brillante et recherchée, et de ne pas se laisser plaindre d’avoir échoué auprès d’une humble et modeste créature ce ; qui, pour un homme dans sa position, est probablement fort désagréable.


Dix heures du soir.

Ayant de me coucher dans le lit qu’on m’a dressé auprès de mon malade, — tu vois que je ne me fatigue pas, — je veux te dire que la journée a été bonne et la soirée excellente. Comme le pauvre Gédéon ne se couche pas sans revenir savoir de ses nouvelles. Pierre a demandé à le voir. Ils ne s’étaient encore rien dit depuis l’événement. Du moment que le malade a eu sa connaissance, Gédéon ne s’est plus approché de son lit, il a même évité d’attirer ses regards. J’ai d’abord combattu le désir du blessé : je craignais de l’émotion, je craignais aussi quelque retour de colère chez son rival, j’ai du céder. Pierre m’a dit :

— J’ai besoin de le voir. J’ai entendu qu’il allait partir, j’ai quelque chose à lui dire auparavant.

Gédéon, averti de ce désir, a été fort troublé et comme hésitant. Il m’a semblé que, ne craignant plus la mort de son adversaire, il sentait revenir son dépit. Je lui ai dit que, s’il était mal disposé, il valait mieux refuser l’entrevue. Il a répondu :

— Non, je ne le dois pas, il faut que je lui demande pardon, car j’ai eu tous les torts. Cela me coûte, n’importe ! allons !

Il est entré dans la chambre, et, comme il s’approchait avec répugnance, Pierre lui a tendu la main en lui disant :

— Il faut me pardonner !

Touché de cette générosité, Gédéon a fondu en larmes. Ils se sont embrassés. Gédéon lui a dit :

— Soyez heureux ! Je pars demain. J’ai été fou ; je l’ai payé cher. Je mérite ma punition.

Je suis intervenu.

— Avez-vous quelque autre chose à vous dire ? Dois-je me retirer ? Je ne vous donne que cinq minutes. Pierre ne doit pas se fatiguer.

— Il m’a embrassé, a répondu Pierre ; c’est tout ce que je voulais.

Gédéon est sorti en lui disant :

— Vous valez mieux que moi.

Bonsoir, chère bonne mère. Tu vois que ce triste voyage, que tu redoutais, n’a mis dans ma vie que des émotions douces, et que je te reviendrai optimiste comme auparavant.