Monsieur de Berlin

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Retranscription partielle…


Monsieur de Berlin
1916




Pour Misaine
N’est-ce-pas Misaine ?



Dans les villes de France, au temps qu’il y avait un bourreau par département — c’est ancien d’un demi-siècle, — on se donnait volontiers l’air d’oublier le nom de ces tueurs professionnels. Les gens comme il faut ne parlaient que de Monsieur de Lyon ou de Monsieur de Lille ou de Monsieur de Nantes. Cela ne voulait pas dire que personne ne connut leur nom véritable. Aujourd’hui, il n’est en France qu’un rôle de ce genre, et l’on sait comment s’appelle réellement Monsieur de Paris.

C’est pourquoi chacun sait le nom particulier de Monsieur de Berlin.


MONSIEUR DE BERLIN





L’heure calme du dîner s’achevait, quand on me remit ce télégramme : « Claude ramené d’Allemagne. Venez l’embrasser. Anna. »

Je donnai — peut-être — des explications désordonnées à mes hôtes, claquai la porte, pris d’assaut un taxi qui voulait remiser et me trouvai à la gare de Lyon, mon chapeau encore à la main, quelques minutes avant le départ du rapide de Lausanne.

J’aurais mal supporté qu’un train manqué m’obligeât à vingt-quatre heures impatientes. La dépêche d’Anna Spring m’avait payé de nos pauvres mois d’anxiété en me promettant ce bonheur de revoir le bon visage et le cœur propre de mon compagnon fraternel. Deux fois blessé, puis disparu, nous l’avions presque pleuré dans l’espoir amer de ces semaines taciturnes jusqu’au jour où, d’un mot nu sur une carte, il nous apaisait, révélant qu’il était prisonnier dans un camp prussien.

J’allais le revoir ; et cette joie soudaine, brutale, me poignait si fort que je devenais exigeant, d’une fièvre insurmontable. La nuit se passa dans un labyrinthe de questions, où je jouais moi-même avec ma hâte. La chaleur hermétique du compartiment où nous étions, en nombre strict, embarillés, n’était pas pour me faire plus raisonnable. Dehors, c’était la nuit fraîche de juillet, ce commencement subtil de l’été 1915 qui prenait d’une heure à l’autre des airs de printemps et même d’hiver, et même, enfin, d’été. Ce soir-là, il pleuvait de nettes gouttes d’étoiles dans la lumière ample de la lune.

Et le train roulait, allait me sortir de France ; et, peut-être, demain, dans les rues de Lausanne, rencontrerai-je des figures ennemies, comme l’année d’avant, où tant de voix germaniques peuplaient la sonorité des palaces. N’importe, après tout, les moments de haine que je connaîtrais sans doute à ces contacts : je ne pensais qu’à voir Claude, et à savoir, avidement.

Il me commenterait le détail de ses petits billets éloquents et spartiates qu’il m’envoyait du champ de bataille. Il me dirait ses blessures, ses départs, ses prisons, et ce retour, ce retour surtout…

Pourquoi ce retour ?

Au fait, on a échangé des prisonniers entre les nations adverses. Ce n’étaient que des civils, des vieillards, des femmes. Pourtant je sais que des prisonniers militaires nous reviennent. Je dois me tromper. Mais si ! on a laissé rentrer des médecins, des auxiliaires du service de santé. Je savais bien. Non, je ne savais pas, ce n’est pas cela, Claude était dans l’infanterie ; sa dernière carte, évadée d’Allemagne, le disait encore. Alors, mais alors, parbleu, évadé, il s’était évadé, et voilà bien qui lui ressemblait, à cet audacieux ivre de volonté et d’énergie. Est-ce qu’il était capable de ne pas chercher à filer de leurs pattes pour revenir ici tirer quelques coups de fusil ou balancer quelques grenades ?

Est-ce qu’il était capable de ne pas savoir gagner le large, dès qu’il en avait conçu le plan ? Et je m’imaginais facilement, triomphalement, ce garçon, insoucieux des kilomètres, de la soif, de la faim, et des exécuteurs, traversant l’Allemagne, entrant en Suisse et venant frapper à la porte d’Anna Spring en criant bien fort : « Ouvrez vite. Je suis un homme d’intérieur. »

Et dans cette plaisanterie il y avait tout son cœur, puisque, depuis des années, il avait trouvé auprès d’Anna Spring, son ancienne camarade de l’École de médecine, le plus parfait refuge moral contre toutes les tempêtes. Camaraderie, amitié, une belle compréhension réciproque forte et solide, prêt à tout, surtout à ne pas se laisser appeler amour. Que de fois, en évoquant les entretiens passés d’Anna et de Claude, je m’étais dit : « Voilà deux hommes faits pour s’entendre. »

Le même but d’abord, la science, et la même application de leurs études : Claude avait une clinique à Paris, Anna une clinique à Lausanne, organisées presque pareillement sans que l’un ait conseillé ni plagié l’autre ? C’est qu’ils étaient déjà de la graine de maîtres, ces jeunes gens de trente et de trente-cinq ans ; et, pour soigner les maladies mentales, ils avaient cette mesure quasi passionnée qui touche au miracle.

Avec cela, des visages si semblables ! Claude Arzeu, grand, un peu courbé, comme honteux de ses épaules d’athlète, et tellement bon, tellement encourageant, par son sourire tendrement obstiné, dans une figure presque de paysan, où la rudesse est toujours sensible. Les belles sensibles figures, Bretonnes ou Tourangelles…

Anna avait des joues rouges, de gros yeux, et elle s’habillait comme un homme, comme un homme qui ne perd pas de temps chez son tailleur, mais elle riait si bien et elle aimait si bien, en riant !

Il faisait bon être bon après l’avoir vue si bonne.

Quelques mois de Faculté et de quartier latin les avait liés absolument. Et Claude, ce vaillant, enclin à des détresses d’enfant, y avait reconnu l’âme calmante et bonne. Quand il était triste du vide où le jetait l’absence de toute espèce de famille, je lui disais : « Va chez Bouche d’Or. » Il prenait le train, et me revenait quelques jours après, avec un entrain tout neuf. Anna, Anna Bouche d’Or, comme je l’appelais en plaisante admiration, l’avait remis d’aplomb avec trois mots ou son bon rire.

Ils ne s’étaient jamais embrassés.

Il était de taille pour ces trois mots-là à éventrer la forteresse où on le tenait et je ris bien haut tout soudain à la pensée que Claude était heureux à cette heure !

Mon éclat de rire fit que mon voisin se réveilla en grommelant. Je rougis et baissai les yeux sur le télégramme d’Anna.

Je fus presque douloureux d’avoir ri. En relisant machinalement, je voyais : « Claude ramené d’Allemagne. »

Claude ramené d’Allemagne… Claude ramené d’Allemagne… Il ne s’était donc pas évadé. Il était parti avec le droit de partir. Quels soldats français avaient le droit de partir d’Allemagne ?…

Alors je pensais aux trains des trop blessés, aux trains qui reçoivent à Genève la palme d’un dur calvaire, aux trains pour qui les femmes de Suisse ont tant de fleurs et tant de larmes et qui portent le goût de la France avant même de retrouver la frontière de France.

Il est rentré beaucoup de « grands blessés ».

J’essayais de ne plus penser. Quelle monstrueuse mutilation expliquait le retour de Claude Arzeu parmi ces hommes qu’on nous rend par lambeaux ? Ses bras, non, quelle horreur ! Ses jambes, une jambe, pouâh, comment croire que ce corps d’harmonie et de santé fût diminué ? Une main, peut-être, ou quelque chose au visage, ou quoi ? Ah ! quelles horribles images me hantèrent, que j’essayai toujours de chasser par l’image connue de cet athlète souriant, campé sans insolence dans la lutte humaine.

Je le vis cul-de-jatte. Je le souhaitai mort.

Je m’assoupis quelques instants au matin et lâchai, au réveil, de me maîtriser assez pour paraître sans épouvante devant l’épouvantable.

Anna m’attendait à la gare. Il me parut qu’elle avait les joues moins rouges et les yeux un peu creusés, mais c’étaient là des marques d’angoisse que je lui avais vues quelques mois avant, au temps où j’allais avec elle faire des recherches pour Claude disparu. Elle était la même, avec, en moins, cet air d’égarement qui m’avait si fort inquiété. Elle semblait lasse, comme après une grande détente, et elle souriait infiniment.

Dans l’auto qui nous emmenait à Ouchy, où est sa clinique, je ne trouvais pas un mot à lui dire. Je la regardais avec stupeur.

— Dites, mon ami, je crois que je n’ai jamais été aussi laide.

Et elle éclata de rire. Puis, comique :

— Ce qui m’amuse, c’est mon nom qui parlera encore de printemps quand je serai un très vieux monstre.

Elle rit encore et me prit les mains. Et avec un air de me gronder :

— Vous êtes bien froid, dit-elle, n’avez-vous pas de joie ?

Je lui demandai :

— Claude est chez vous ?

Elle répondit simplement :

— Chez nous, oui, chez nous.

Il se fit un silence, l’auto descendait la rampe qui aboutit au lac, et le vent du matin nous giflait sainement. J’avais encore de la fièvre.

Je n’osais pas regarder Anna. — Je lui demandai :

— Comment est-il ?

J’attendis. Je peux dire que j’ai connu la peur.

— Le bonheur est dans la maison, répondit-elle.

Je restais anxieux, mais je n’avais plus aussi peur. J’allais lui demander de tout dire. Elle parla. Elle riait tout le temps.

— Nous ferons un fier déjeuner, vous savez. J’ai une nouvelle cuisinière. C’est encore mieux qu’à l’époque de Sonia. Et Claude est si gourmand. C’est incroyable comme « ils » l’ont rendu gourmand. « Ils » me l’ont changé.

Elle se reprit :

— « Ils » nous l’ont changé. Il est d’une gaîté, je dois vous dire, vous allez bien vous amuser avec nous. Car vous m’avez l’air un peu porté à la mélancolie. Ça ne se fait pas, ici, mon vieux. Au point que je n’ai pour ainsi dire pas de malades. Vous vous rappelez les neurasthéniques de haut luxe qui prenaient pension chez moi et que vous trouviez si poétiques et que Claude trouvait si ridicules. Fini. J’ai tout juste trois pauvres diables vraiment détraqués, mais ils ne le seront pas longtemps et je vais les convertir à ma bonne humeur. Ah ! voici la maison du bonheur.

L’auto s’arrêtait devant le mur de briques roses. Le jardinier ouvrit la porte. La cour, vide, me glaça. Claude était là-haut, sans doute, dans sa chambre, immobile, pas transportable. Et j’avais craint le bruit des béquilles sur les pavés de la cour. Sur le perron, Louise, la femme de chambre.

— Monsieur est dans le jardin, dit-elle à sa maîtresse. Il a dit qu’il irait s’asseoir sur la terrasse.

— Il va commencer à être imprudent, bougonna mon amie, mais elle grogna sans colère. Venez vite, ajouta-t-elle, il veut qu’il n’y ait personne autour de vous.

Je suivis Anna. Elle me fit traverser un salon du rez-de-chaussée. La pendule sonnait dix heures avec un joli chant. Anna me prit le bras pour descendre dans le jardin.

Je n’avais plus de pensée. Il me semblait que mon cœur ne battait plus. Nous marchions vite. Je regardais stupidement les petites grappes vertes, vertes, des treilles. Un hydroplane ronronnait sur le lac. La lumière du matin était extraordinaire. Et au bout de ça, quoi, quoi ?

— Enfin, c’est toi, mon frère…

C’était la voix de Claude. Je le vis debout, superbe, les bras ouverts, je lui sautai au cou et le serrai contre moi avec emportement. Je riais, je pleurais. Je tremblais. Sauf ! Il était sauf.

Intact !

Je me reculai, je le regardai, je…

Ses yeux…

Ce fut un lourd silence.

Claude le rompit en disant :

— Je parie que ça fait très « buste d’empereur romain ».

Il se mit à rire, Anna rit aussi, je lui mis les mains aux épaules en répétant :

— Ah ! mon vieux, mon vieux, mon frère…

— Assieds-toi, lui dit Anna, je veux t’embrasser.

Elle embrassa ses paupières clouées. Puis elle embrassa ses lèvres, amoureusement.

— Quand je suis parti, le 2 août 1914, dit Claude, je lui ai dit que nous nous aimions d’amour et qu’il faudrait, au retour, un mariage.

Je sentis leur bonheur m’envahir et faire ma pitié radieuse.

— Aujourd’hui, dit Claude, je veux… je veux que ce mariage ne se fasse pas.

— Mais je suis sa femme, dit Anna.

— Si tu savais comme je la vois bien, et toute, dit-il. N’est-ce pas qu’elle m’aime comme je l’aime ?

Et il tendit la main lentement vers Anna, trouva ses cheveux, son front, s’attarda sur ses yeux… Puis il la prit par la main et l’approcha de lui.

— Bouche d’Or, m’écriai-je en essayant de rire, Bouche d’Or, vous me faites bien plaisir d’avoir tant de bonheur.

— Je vous l’avais dit.

Elle ajouta :

— Il avait peur, tu sais.

— Peur de quoi ? dit Claude. Ah ! oui. Eh bien, il est payé de sa peur, je crois, et je sens qu’il est bien mon ami, celui-là.

Il dit encore avec béatitude :

— Ah ! mon frère, ma femme, comme il fait beau vivre… Comme il fait beau mériter de vivre.

Puis il rit :

— Anna Spring, proclama-t-il, j’aime votre maison, votre salle à manger et votre cuisinière. Anna Spring, j’ai de l’estime pour vous. Et toi, me dit-il, et toi, écoute, ah ! toi, bon Dieu de tonnerre de tout ce qu’on veut, je suis content que tu sois là. Tu vas nous raconter des histoires. Ne parlons pas de moi surtout. Peut-être si le déjeuner est très bon, mais, là, très bon, — et le malheur est que c’est possible — peut-être te dirai-je comment les Allemands s’y prennent pour tuer le pauvre monde…

Je connus de nobles heures auprès de ces deux êtres qui ne faisaient qu’une joie. J’avais, à les voir, cette impression presque désespérante qui accable tous les écriveurs devant le trop beau. Ainsi, parfois, ceux dont la vie est une quête continuelle de l’émotion des autres, ont le besoin sacré de ne pas voler ce qui n’est pas à eux. Il est de ces coups d’ailes qui soufflent la littérature comme une pauvre chandelle. Il est de ces spectacles intérieurs qu’on ne conte pas. Est-on même sûr de les avoir entrevus ?

Une gaîté d’enfants, une extase inouïe, une tendresse profonde me gagnait à voisiner avec ce bonheur unique et double.

— Vous allez rester ici tout l’été, me dit Anna, et nous rentrerons en France tous les trois au mois d’octobre.

Je respirai.

— J’avais peur, dis-je, que Claude n’ait pas assez envie de toucher la terre de son pays. Je suis content de vos projets. Mais je ne puis vous attendre.

— Quand j’étais en Prusse, dit Claude, je n’étais pas sur de ne pas vouloir demeurer ici toujours. Il y fait doux et c’est le coin choisi par Anna pour ses études et sa vie. Mais je suis trop près de la France. En ce moment je me contrains pour ne pas y courir. J’irai et j’y vivrai. Nous y vivrons.

— Quoi ? Anna ?…

— Oui. Cette maison d’Ouchy, elle la confiera à notre ami Bamblin ou au docteur Evans, et elle guidera tout de même de loin, ce qui est, ce qui sera toujours son œuvre. Mais elle vivra à Paris avec moi. Elle le veut. Ma clinique aura deux directeurs, voilà tout, il me semble que Paris m’est nécessaire.

— Et tu es nécessaire à Paris.

— Nous attendons la fin de l’été, m’expliqua Anna, pour que les malades actuellement en traitement ici soient guéris et partis. Nous n’en recevrons pas d’autres. Je veux quitter Ouchy sans inquiétude de ce genre. Par chance, je n’ai personne cette année.

Je m’étonnai encore :

— Pourquoi ce petit nombre de fous ?

Claude rit :

— Oh, et ils ne sont pas fous autant qu’on doit l’être chez un médecin qui guérit les plus fous des fous.

— Vous me disiez, Anna, que vous avez seulement trois pensionnaires ?

— Oui, une dame française, un comte italien, et…

— Pourquoi, dites-moi, Anna, pourquoi ne sont-ils que trois ?

— Eh bien, mon ami, c’est que… Tenez, me voilà gênée, quelle absurdité, vous êtes venu plusieurs fois à Ouchy et vous avez dîné bien souvent à cette table avec Claude et moi… Et aussi avec le docteur Reischkopf.

— C’est vrai, dis-je, il était votre ami.

— Il l’était peut-être. Il ne le sera plus. Cet homme qui a porté tant d’intérêt aux découvertes de Claude et à mes efforts et à tout ce qui s’enseignait en France, ce savant, ce maître, cet esprit libre, a signé depuis un an quelques articles honteux sur la science française et ses représentants. Je lui ai écrit pour lui demander si au moins il écrivait « en service commandé ». Il m’a répondu que j’étais évidemment affiliée aux ironistes faciles de Paris et que c’était bien malheureux. Il s’en est suivi une petite campagne contre moi dans les milieux médicaux d’Allemagne. Les malades de ce digne pays ne viennent plus chez moi, c’est pourquoi il n’y vient presque plus personne. Le docteur Reischkopf et ses amis remplissaient ma maison de toutes les cures qu’ils n’avaient pas le loisir de suivre eux-mêmes.

Claude bouffonna :

— En somme, tu as un passé honteux.

— Ah ! ne plaisante pas là-dessus, dit Anna très en colère. Si tu savais comme je suis écœurée d’avoir soigné tous ces… tous ces… tiens… oh ! je… oh !…

— Allez, Anna, ne gémissez pas. Ouchy n’est jamais allé aussi loin que Paris dans la folie de l’hospitalité. Vous n’avez plus d’Allemands chez vous, n’est-ce pas ? Alors…

— Mon Dieu… Si…

— Hein ?

— Oh ! il est inoffensif, dit Claude. Si tu le voyais… Mais tu le verras…

— Au fait, dit Anna, je n’ai pas promis de le cacher au point de…

— Quel mystère ? Qui est-ce donc ?

— Il m’a été confié par mon ami le docteur Bamblin, le grand spécialiste de Berne. Il m’a demandé de veiller sur lui assidûment, de le soigner avec, si possible, du génie, enfin de ne pas m’occuper de lui. Je ne pouvais refuser. Il est ici depuis deux mois.

— Il guérit ?

— Je crains qu’on ne doive l’enfermer quelque jour. Je me demande si sa manie ne va pas tourner à la bestialité ?

— Nabuchodonosor, quoi ! dit Claude.

— Comment s’appelle-t-il ? demandai-je.

— Les amis qui l’ont amené et qui ont loué pour eux une villa ici près, m’ont dit de l’appeler Schmidt. Ce n’est pas son nom.

— Vous savez son nom, Anna ?

— Je l’ai su. Je ne puis le dire. Sachez que c’est un assez haut personnage de la cour de Prusse. Il est très, très bas. Et en même temps des heures de lucidité où il parle avec beaucoup de distinction. Il est, il a été très artiste, semble-t-il. Je crois qu’il a écrit.

— Schmidt, murmurai-je, voilà qui n’est pas compromettant.

— Oh ! on ne dit jamais son nom, chez nous. Ma femme de chambre l’appelle le monsieur de Berlin, depuis qu’à une tentative d’enquête de sa part, le laquais de Schmidt a répondu : « C’est un monsieur qui habite Berlin. » Elle était bien vexée.

Claude ajouta sérieusement :

— Moi, j’aime mieux l’appeler Monsieur de Berlin.

— Tu me donnes le frisson, dis-je sans frissonner.

C’est incroyable : rien de ce que dit Claude ne me paraît plus triste. Il y a sur son visage une telle sérénité, et toute la lumière de sa pensée intérieure que l’emmurement des yeux fait plus intense…

— Va pour monsieur de Berlin, approuvai-je. Quand me le montre-t-on ?… Je pars dans deux jours.

— On vous le montrera demain matin… Il était bien disposé aujourd’hui. Peut-être sera-t-il charmant demain. Il parle le français parfaitement.

— C’est un jeune homme ?

— Oui, dit Claude, un jeune homme de cinquante-sept ans.


Le lendemain, tôt, je cherchai Anna et lui rappelai sa promesse.

— Monsieur de Berlin ? dis-je.

— Vous y pensez encore. Mais vous avez donc une curiosité de vieux journaliste ? Vous le verrez.

— Vite.

— Si vite ? Soit. Mais attendons, car c’est à cette heure que viennent le visiter ses amis de la villa « Terre Amie ». Ils n’aimeraient pas rencontrer quelqu’un chez leur fou et peut-être me défendraient-ils de laisser venir qui que ce soit près de lui.

— Qui sont ces gens-là ?

— Je n’en sais rien. Tenez, les voici qui traversent la cour. Filez et lisez les revues à Claude ; vous lisez très mal, mais il sera ravi.

— Alors je ne vais pas voir… ce… ?

— Après déjeuner. Les autres sont là jusqu’à midi.

— Ils vont le fatiguer.

— Il se reposera en déjeunant. Il est d’un calme admirable et vous racontera sûrement tout ce que vous voudrez.

— Vous l’appelez comment, dites ?

— Schmidt. Herr Schmidt.

— Son vrai nom ?

— Schmidt.

— Anna…

— Quoi, Anna ? appelez-le « Monsieur de Berlin » ; moi, je trouve ça très gentil.

— Au moins, dites-moi…

— Rien.

J’allai près de Claude. Tout le matin je fus insupportable. Je lui fis lecture de quelques articles, mais je m’interrompais à tout instant et ne prenais pas garde à ce que je lisais. Enfin je me levai, m’excusai à peine et descendis faire plusieurs fois le tour du jardin d’une allure précipitée, puis je revins déjeuner et ne soufflai mot de tout le repas. Anna se moqua de moi doucement.

— Que veux-tu, plaidait Claude, ce lascar veut se faire des relations.

J’étais curieux comme une fille. Que pouvait m’apprendre un entretien avec un pauvre homme démoli et dégénéré dont la seule vue et l’accent commenceraient sans doute par me révolter ? Je n’avais rien à lui dire et je ne savais comment je pourrais le faire parler. Et lui faire dire quoi ? Je me trouvais parfaitement stupide de chercher un tel passe-temps au milieu d’un séjour de tendresse profonde, mais j’étais incapable d’étouffer ma curiosité, de plus en plus excitée au contraire par les plaisanteries de Claude et par la réserve d’Anna Spring sur son mystérieux pensionnaire.

Quand on servit le café, Anna me dit :

— Mon vieux, vous serez privé de café. Au lieu de boire cette chose noire, vous allez monter à l’appartement numéro trois.

À ce moment nous entendîmes au-dessus de nous le chant très doux, très lent, d’un harmonium.

— C’est lui, dit-elle.

— Vous ne m’aviez pas dit que…

— Tu es musicien, dit Claude, et voilà une entrée en matière. Tu diras que tu as entendu… que tu voudrais causer musique avec… enfin tu diras… n’est-ce pas, Anna ?

— Que je vous informe, approuva Anna. Ce qu’il joue est de lui.

— C’est de lui. Mais ça m’a l’air… ah ! mais oui… ça m’a l’air…

Je m’arrêtai. J’écoutai.

— Dites-moi, Anna, comment trouvez-vous ce qu’il joue ? moi je trouve que c’est tout à fait… tout à fait…

— Montons, dit-elle.

Je la suivis. Nous marchions à pas de loup dans les corridors comme des enfants qui font des choses défendues.

C’était au premier étage. Derrière la troisième porte du palier, l’harmonium chantait comme une prière.

— Attendons qu’il ait fini, dis-je à voix basse.

— Non. Venez.

Anna ouvrit la porte sans bruit et me poussa devant elle. Elle n’osa tout de même pas parler.

Je regardai le fou assis devant le clavier. Il ne prenait pas garde à nous et n’écoutait que la musique, que lui même. Quelquefois, il accompagnait le chant de l’instrument avec une sourde modulation à bouche fermée.

Je ne voyais pas bien son visage qu’il penchait sur ses mains en jouant. Je ne voyais qu’un profil perdu marqué d’une grosse moustache. Ce qui me frappait le plus, c’était son dos, ses épaules, fortes, larges, mais voûtées, comme accablées d’une fatigue surhumaine. Il était vêtu d’un complet en flanelle blanche.

Il jouait.

Je commençais à trouver qu’il jouait trop longtemps et je me retournais vers Anna pour lui dire d’intervenir, mais elle n’était plus là, la porte était refermée. Que faire ?

Je reportais mes yeux sur le fou. Les siens me regardaient. Il n’avait pas cessé de jouer, mais son visage, levé soudain, restait tourné vers moi. Le front était puissant et dévasté de fièvre, sous des cheveux qui avaient dû blanchir très vite. La bouche avait désappris de sourire, si elle l’avait jamais su. Mais elle avait plus de lassitude que d’amertume, comme les yeux, soulignés de rides et de poches bleuâtres qui portaient encore la trace découragée d’un ancien charme et d’une volonté ancienne.

Le fou cessa de jouer.

Il me regarda encore un moment sans parler, puis il se leva, vint à moi et m’invita à m’asseoir.

— J’étais en bas, lui dis-je… j’entendais… j’écoutais… j’ai désiré vous voir… vous dire ce que votre…

Il était resté debout. Il sembla réfléchir, se passa la main sur le front et fit le geste de chasser une idée inopportune.

— La musique, dit-il…

Il s’assit lourdement. Il parla. Il parlait lentement et presque sans accent.

— J’aime bien la musique. Voilà une belle chose, monsieur. Voilà une bonne chose. Vous êtes musicien ?…

— C’est-à-dire que… certes…

— Je vois que je n’ai pas bu mon café. J’étais si absorbé. Peut-être voudrez-vous accepter une tasse ?

Je remerciai.

— Alors, une cigarette. Il faut. Ce café ne vaut rien. J’ai eu tort de ne pas le boire quand il était chaud. Vous comprenez : ils me font boire de l’eau tiède en guise de café sous le prétexte que j’ai les nerfs… ça, je dois dire que mes nerfs sont un peu… bah, laissons faire… tout cela va changer bientôt…

Il renversa la tête, soupira, prit une cigarette et dit en l’allumant :

— Tout cela… va bien… changer… bien changer.

Je me sentais aussi idiot que possible.

Je conciliais :

— Il faut se résigner à se laisser soigner quand… Il m’interrompit, brusque :

— Vous êtes Français ?

Je n’eus pas le temps de répondre.

— Vous avez une femme, peut-être ?… Dites, vous avez une femme… ah ! je sais bien que vous êtes Français… vous avez eu une bonne idée en montant me voir…

Je commençais, à part moi, d’en douter.

— Dites-moi…

Il hésitait.

— Oh ! non, ce n’est pas possible.

— Je vous empêche peut-être de jouer ? demandais-je.

— Non, ma foi, causons, causons musique, voulez-vous… Aimez vous Stravinsky ? Je le mets bien au-dessus de Richard Strauss quoiqu’il ait la… la bêtise… de faire des musiques de ballets… de ballets… hein ?… oui, c’est bête… c’est bête…

— Mais il me semble que votre Strauss…

Il se leva et se rapprocha de moi.

— Vous êtes de Paris, n’est-ce pas ? Oui, je vois, je comprends, alors si vous êtes de Paris, vous devez connaître là-bas des gens, enfin du monde, oui, des gens…

Il semblait embarrassé d’une chose mal commode à dire. Peut-être un usage insuffisant de notre langue…

Il dit très fort :

— Vous allez me trouver au plus vite…

Il s’arrêta encore. Il avait parlé bref, comme un qui a commandé, qui a même commandé à des commandants. Il lit quelques pas, puis, radouci, vint reprendre son fauteuil.

Il m’expliqua :

— Je voulais vous demander quelque chose, mais c’est compliqué… compliqué…

Le ton était redevenu très calme.

— Parlez-moi de Paris, dit-il doucement en me regardant dans les yeux. Dites-moi la vérité sur Paris.

— La vérité, mais elle est dans nos journaux. La vie quotidienne de là-bas y est très fidèlement reproduite ; il serait même à souhaiter que vos propres journaux… dans votre intérêt…

— Je ne lis pas les journaux.

Il dit cela durement, comme s’il avait failli s’emporter en y pensant et qu’il s’obligeât d’être en paix.

— On ne me permet pas de lire les journaux… parce que j’en lisais beaucoup… et j’ai écrit… il y a six semaines, j’ai voulu écrire à un journal… à un journal français… on m’a pris ma lettre… les autres… les deux qui viennent, vous avez dû les voir… avec ordre de ne rien me laisser lire… mais chut… chut… tout ça va changer.

— Vous allez partir d’ici ? Rentrer chez vous, peut-être.

— Chez moi ?

Il rêva.

— Chez moi… peuh… mais c’est ici, chez moi… c’est ici… hein ?… oui…

Mais il secoua la tête.

— Ne parlons pas de ça… Vous ne pouvez savoir comme ce café est mauvais quand il est froid… ah ! quand il est chaud, et encore…

Il semblait exténué. Je me levai :

— Je ne voudrais pas vous indisposer en vous tenant trop longtemps.

— Non, non, non. Restez.

Il me força de m’asseoir.

— Restez, voyons. Je ne suis pas très amusant. C’est que je ne suis pas encore tout à fait remis… pas tout à fait… alors j’entrave la conversation… Dites-moi, oui, vous disiez cela, vos journaux disent bien ce qui est et pas autre chose. Les nôtres ne peuvent pas. On ne les autorise pas. Et puis… et puis… je ne vois pas bien le résultat… non, je ne vois pas du tout… Si on pouvait tout dire… si certaines gens… certaines… certaines… pouvaient parler… ah ! je crois que… mais il n’y a pas moyen… je suis lié, bouclé, caché… je ne peux pas… je ne peux pas… il faudrait connaître en France… trouver quelqu’un sans que personne le sache… mais ça se saurait, comprenez-vous, ça se saurait, voilà, voilà, ah ! voilà…

Je ne m’amusais plus du tout ; je le trouvais incertain dans ses propos et je pensais à m’éclipser. Mais il semblait si malheureux que je voulus lui causer un plaisir.

— Écoutez, je ne veux pas prendre sur moi de vous communiquer des journaux français… mais j’ai écrit quelques articles sur Paris pendant la guerre… peut-être cela vous distraira-t-il de voir comment…

Il me regardait ardemment. Il s’était levé pendant que je parlais et il devenait pourpre. Il cria :

— Vous écrivez ?… Vous écrivez ?… alors, asseyez-vous.

Je pensais qu’il avait je ne sais quel contentement, mais il l’exprimait sur le ton de la colère.

Il gémit, presque brutalement.

— Non… pas aujourd’hui… je n’en peux plus… j’ai trop parlé ce matin… et encore maintenant je viens de m’agiter… demain… ou bien ce soir… non… demain… vous reviendrez… je vous lirai ce qu’il faut… allez-vous-en… allez-vous-en…

J’étais un peu interloqué. Il ne me donna pas le temps de prendre congé. Il allait à la porte en s’exclamant :

— C’est admirable… c’est admirable… c’est admirable.

— Il ouvrit la porte.

— Bonsoir, dit-il.

J’étais déjà sur le palier. La porte se referma vite derrière moi et j’entendis la clé tourner dans la serrure…


Je devais être bien déçu, car je ne m’expliquai pas au sujet de cette visite quand Anna et Claude me prièrent de quelques détails. Je me bornais à constater que j’avais passé d’inutiles minutes avec une douce brute, qui était peut-être un ancien homme intéressant.

J’étais déçu et je sentais ma curiosité grandir. Il ne m’avait rien dit en somme, ce Schmidt, ce Schmidt de Berlin, mais je sentais qu’une idée l’avait intéressé à moi, une idée fixe que je ne devinais pas, mais qui devait être puissante, qui devait être toute sa folie.

Quel homme étrange, cet aliéné qui avait sauvé évidemment une vigueur étonnante de jeunesse et qui avait pourtant un aspect de vieillard fini. Officier, sans doute, un air de chef, une nature de commandement et de force, oui, un officier, quelque ancien maréchal de camp, frappé de désordre en son cerveau, obligé de renoncer à ses soldats, à la cour aussi, puisqu’il venait de Berlin, du cœur même de Berlin royal et impérial. Un officier, un chambellan, peut-être, qui ?

Je saurais certainement. Il avait, cet homme, quelque chose à me dire. Pourquoi avait-il sursauté au mot de journal et de journal français ? Comme j’avais hâte de le retrouver, de lui arracher des paroles ! Mais pourquoi avais-je été si maladroit pendant cette rapide entrevue ? Je pouvais l’aider à parler, je pouvais le deviner, je pouvais, je devais, ah ! maladroit ! maladroit !

Par honneur, Anna eut la visite du docteur Evans qui l’occupa tout l’après-midi et Claude me demanda de ne pas l’obliger à la conversation. Je lus, au moins je pris un livre, plusieurs livres, je sortis, j’allai sur les routes, sur le quai, où il y a un si brave petit jardin avec une « restauration » qui est à la mode, et je pus librement penser que j’étais un sot de n’avoir pas tiré un mot d’explication au monsieur de Berlin et à son enthousiasme furieux.

Il me fallut attendre le lendemain avant de le voir, mais je m’y résignai avec une tranquillité qui m’étonna : je supportai ces heures interminables de la fin d’après-midi avec la pensée confiante que ce que j’apprendrais le lendemain me récompenserait hautement de ma patience. Anna sentait ma préoccupation et, cédant à son goût délicieux du tact, n’essayait même pas de me plaisanter sur mon silence tourmenté.

Claude n’y prenait pas garde, lui. Il vivait comme dans un rêve. De temps en temps il contait une journée de sa campagne ou un épisode de sa captivité. Mais il était bien plus avide de goûter son bonheur et de s’y attarder du fond de l’âme. Il était heureux comme il paraît sacrilège de l’être, païennement, dévotement, entièrement. Il avait la prudence de ne pas le dire et se contentait de rire ou de se taire en dégustant les chimies délicates de Jenny, la cuisinière.

Et ce fut, au dessert, le silence total où, seules, nos trois cigarettes semblaient matérialiser notre affectueuse communion, par leurs lentes fumées qui s’enlaçaient, bleues.


La soirée, la nuit, passèrent et je frappais, très matin, à la porte du Schmidt. Son valet, un grand blond énorme, bête de visage, m’ouvrit, me demanda mon nom, referma.

La réception me gelait un peu. J’entendis des voix parlementer. Plusieurs minutes se passèrent. Le valet revint, me pria d’attendre un instant et disparut, me fermant de nouveau la porte au nez.

L’accent du drôle était scandaleux et par trop délateur. Cette porte fermée, cette façon de préparer mon entrée n’étaient pas pour me bien disposer. J’hésitais si j’allais attendre sur le palier, puis je résolus de redescendre. Tant pis ! Bonsoir, Monsieur de Berlin. Je descendais.

Mais la porte s’ouvrait de nouveau, le valet me rappelait et je renonçais à m’évader. Ma curiosité criait déjà en moi comme la veille. J’entrai.

Schmidt était debout, vêtu de bleu marine. Il semblait moins défait. L’œil plus clair, le geste moins nerveux, il m’accueillit avec une espèce de sourire. La lumière fraîche du lac envahissait la chambre.

— Bonjour, dit-il paisiblement, vous avez bien fait de venir à cette heure-ci. Qu’est-ce que vous avez à me demander ?

Il me démontait.

— Vous m’aviez dit hier…

— À propos, qui est ce docteur Evans de Lausanne ? Mademoiselle Spring veut me l’amener, mais je ne sais rien de lui et je ne tiens pas à voir des figures nouvelles parmi mes infirmiers.

— Ce n’est pas un infirmier, c’est un docteur, un maître qui…

Il eut sa façon brusque pour me demander :

— C’est votre amie, Mademoiselle Spring ?… vous êtes très en amitié avec Mademoiselle Spring ?

Il se radoucit et dit :

— C’est très bien pour vous…

Il répéta encore, en pensant visiblement à autre chose :

— C’est très bien pour vous.

Puis, négligemment :

— Vous restez ou vous sortez ?

Un peu agacé, je répliquai :

— Vous pouvez peut-être me dire maintenant ce que signifient vos paroles d’hier. En quoi vous intéresse-t-il que j’écrive dans un journal français ? Et qu’avez-vous à dire à un journal français ? Que me voulez-vous ?

Son regard fut très gentil, très jeune et il me plut, en m’enrageant, pour dire :

— Si vous êtes quelques jours encore à… à… Ouchy… j’aurai sans doute le plaisir de vous voir.

Je pris le chemin de la porte sans beaucoup de correction. Il n’ébaucha même pas le geste de m’accompagner.

Mais comme je posais la main sur le bouton de la porte, il me cria :

— Venez bientôt faire de la musique… je vous jouerai quelque chose dont je ne suis pas mécontent.

C’est moi, cette fois, qui répondis :

— Bonsoir.

Et je sortis vivement. J’étais furieux.


Je ne m’occupai plus de Monsieur de Berlin. Je n’y pensai plus.

Anna et Claude me confièrent d’ailleurs, ce matin-là, le détail de leurs projets et je reçus, un peu avant midi, une dépêche où Paris me réclamait pour affaires. Je me disposai donc à repartir le soir, par le Milan-Paris qui passe en gare de Lausanne à vingt et une heures. Je consacrai ma journée à confesser Claude Arzeu de ses toutes petites inquiétudes et de ses espoirs merveilleux. Il s’y prêta avec la foi de l’amitié. Anna, sachant que mes dernières paroles ne porteraient que du bonheur à Claude et du bonheur à elle, indirectement, nous laissait dialoguer avec abandon.

Comme je menais mon ami sous les verdures des allées où il y a de la brise, où il y a de l’ombre douce, et aussi où il fait bon tenir le bras d’un ami, le valet de Schmidt nous rejoignit. Il me tira par la manche pour m’écarter de Claude et me dit rudement, sur un ton qu’il voulait confidentiel, que son maître tenait à me voir avant que je ne parte. Il parlait bas, avec effort, et cette discrétion « entre les dents » lui donnait un air très méchant.

Claude me dit avec un sourire :

— Vas-y immédiatement : ou bien tu seras étranglé, ou bien ça en vaut la peine.

Et pour le valet :

— Si tu as jamais à porter un message d’amour, il faudra que tu prennes des leçons.

Déjà l’homme s’éloignait vers la maison, me faisant signe de le suivre.

— Vas-y, me dit Claude. Je t’attendrai sur un banc et tu me ramèneras chez nous en me racontant ces folies.

Monsieur de Berlin avait repris son complet de flanelle blanche et aussi ses manières tempêtueuses de la veille. Lorsque j’entrai, il ouvrit une petite valise et en tira une liasse importante de feuillets couverts d’écriture.

— Voilà la chose, dit-il.

Et violemment :

— Ah ! comme j’avais peur que vous ne soyez parti.

Puis, en manière d’excuse sans doute :

— Ce matin… je n’étais pas… je n’étais plus… enfin je suis malade quelquefois… Dites-moi… Mais asseyez-vous, mon cher.

Je voulais résister. Il m’assit presque de force. Je sentis qu’il avait la main lourde et dure. Un officier, un officier de la garde, sûrement.

— J’ai fort peu de temps, lui dis-je. On va sonner le dîner, et je pars aussitôt après pour la France.

Il sourit.

— Ne dites rien. Parler prend du temps. Écoutez-moi.

Il vérifia que son valet était sorti et que toute porte restait close. Il vint s’asseoir tout près de moi.

— Ces papiers, hein, ces papiers-là, vous allez les glisser dans votre poche… vous ne le direz à personne… oui, oui, vous le jurez… vous les lirez à Paris… voilà… bonsoir, allez dîner…

— Ah çà, lui dis-je, que voulez-vous que j’en fasse ?

— Quoi donc ? Ah ! j’oubliais de vous dire. Je suis si fatigué…

Il souffla bruyamment et se versa un verre d’eau, qu’il vida d’un trait :

— Écoutez, mon cher…

Il souffla encore.

— Je suis vraiment fatigué, gémit-il.

Mais il se reprit :

— Écoutez… écoutez… ces papiers… ce sont des choses que j’ai écrites pendant la guerre… dans mon bureau de l’État-major… à Berlin… vous verrez, il y en a en allemand… il y en a en français… la vérité, c’est que plusieurs feuillets ont passé par d’autres mains et qu’on les a lus, et comme… comme… Enfin, c’est un peu libre ce que je dis là-dedans… C’est une histoire, une histoire, ah !…

Il but encore…

— Je vous demande de lire et… si ça vous plaît… bien sur… si ça vous plaît… vous mettrez le tout en français… Oui… ah… ! je voudrais que ça soit imprimé en France… lisez d’abord et mettez en français… hein ? discrètement, n’est-ce pas ?… Est-ce dit ?

— Peut-être… peut-être…

— Oh ! vous verrez… enfin… ça sera long… ça… ouf… je suis bien fatigué…

— Un mois… deux mois… qui sait ?

— Bon. Vous viendrez me dire… avec votre nouveau… manuscrit… quand j’ai écrit tout ça l’hiver dernier je n’étais déjà pas très bien… aussi ma santé… lorsque les feuillets compromettants ont… circulé… oui, je dis, ma santé, a été un bon prétexte pour m’éloigner et me faire… cadenasser ici… mais ils seront bien attrapés quand vous publierez ça… ils seront bien attrapés… publié en France, ah ! ah !… voilà qui est immense… qui est immense, hein ?

Il rit vulgairement.

— Allez dîner, ajouta-t-il, et bonne nuit, et bon voyage… Je vous attends bientôt… Je vais passer d’agréables semaines.

Je pris le manuscrit et lui dis adieu. Il m’accompagna à la porte. Il était devenu très pâle.

— Je ne dînerai pas, dit-il, je suis trop content.

Mais il semblait très mal.

— Vous seriez aimable de dire à Mademoiselle Spring que je ne suis pas bien… je voudrais la voir avant la nuit.

Il parlait sans rudesse. Il me salua fort civilement.

— Bonne route, acheva-t-il.

Et il me regarda descendre l’escalier avant de refermer sa porte.

Le dîner fut hâtif. Anna vint en retard et me dit son « au revoir » dès le dessert pour aller voir le malade. Je ne parlai à Claude que de Claude, et c’est dans le train seulement que je pensai à Monsieur de Berlin, en sentant le paquet de papier qui gonflait la poche de mon veston.

Voici le Manuscrit :

Berlin, 1er juillet 1914.

Les médecins m’ennuient. Que faire ?

Je sais bien que je suis malade et très malade. Voilà quelques douzaines d’années que je me soigne, que j’obéis à des gens que je paye.

Ils ne m’ont pas guéri.

Qu’est-ce qu’on a trouvé pour me tirer de toutes ces misères ? Des drogues, des douches, des tampons dans l’oreille, et je ne sais combien de milliers de saletés. Tout ça n’empêche pas que j’entends mal et que je vois venir le jour où on coupera ma viande dans mon assiette.

Mais que vais-je penser aujourd’hui ? J’ai acquis un définitif mépris de ces incommodités. Je m’y suis résigné.

Avec dégoût, mais absolument résigné.

Je ne demande aux médecins que d’enrayer les progrès possibles de mes petites tristesses physiques. Il me semble que ça, ils peuvent.

Ah ! je n’ai aucune confiance !

Tout cela ne serait rien s’il faisait toujours calme. Il ne fait pas calme aujourd’hui. La journée s’annonce mal. Il ne fait pas calme. Je sens qu’il ne va pas faire calme du tout.

Mais il n’y a donc pas quelque part des gens qui savent guérir cette sinistre chose ? Je ne sais pas, à Londres, peut-être, en France, en Amérique, ou ailleurs, ou plus loin ! Les savant allemands, j’en ai assez des savants allemands, ils écrivent, oui, ils font des mémoires et des revues et des discours, et c’est tout.

Enfin, on doit guérir ça. On doit tout guérir.

Oui, tout guérir.

Guérir ça, guérir ça.

Quelle journée se prépare ! Je vois à peine ce que j’écris, mais si je ne me forçais pas à écrire, je me coucherais. Il faut que je me tienne. J’ai dit que je monterais à cheval, mais je n’ose pas. Les chevaux sont là, avec l’écuyer, avec les gens. On m’a fait prévenir. Mais ce n’est pas faisable : il vaut mieux que je reste devant ce bureau. Au moins, je peux m’appuyer au fauteuil. Pourtant l’air du matin me ferait du bien. Non : si je monte à cheval, je tomberai. Je ne veux pas tomber.

Voilà déjà les tempes qui battent. J’ai des éblouissements. J’entends des cloches. C’est exaspérant.

Mais il faut que je sorte, il faut qu’on me voie. Je ne monterai pas à cheval, ce serait par trop imprudent. Il faut au moins que je me montre dans le château. Si je pouvais rester ici, m’étendre sur le canapé ou sur mon lit, ça passerait peut-être. Je me mens, ça ne passe pas, ça. Il faut attendre les heures. Attendons.

Bon. Je ne peux plus écrire. La crise sera violente. J’ai la gorge sèche et glacée. J’y vois à peine. Et tout ce bruit dans les oreilles.

Les médecins ne sont pas capables de…

Berlin, 3 juillet.

Je ne suis plus un jeune homme.

J’ai su entretenir ma vigueur, oui, mais je ne peux lutter contre l’invincible. Quelle force de muscles et de volonté si je n’avais pas ces à-coups stupides !

Je suis encore brisé de la scène d’avant-hier. J’ai voulu recevoir des chambellans, j’ai parlé, j’ai ri, mais en descendant à la salle à manger, je suis tombé dans le grand escalier du château.

Je ne sais plus rien. On m’a ramassé.

Je sais que je suis tombé dans l’escalier, car je ressens tout le supplice de la courbature et je suis couvert d’ecchymoses.

Cela n’est rien. Je vais mieux. Je suis lucide et calme et confiant.

Jusque ?…

Mais je m’ennuie, à en avoir la nausée. Ce n’est plus de l’ennui. Ah quel dégoût ! Il me semble que je suis seul au monde, sans amis, sans but, sans désirs. Qu’est-ce que je fais là ? Je crois bien que je ne tiens à rien. Qui m’intéressera à quoi que ce soit ?

Ces deux médecins qui viennent tous les jours sont des imbéciles.

Et puis je n’en suis pas sûr. Mais ils ont un aspect désagréable, l’un est trop vieux, l’autre est sentimental. Je suis sûr qu’il est sentimental. Et je n’aime plus ça du tout.

J’ai horreur d’avoir près de moi un médecin sentimental. Je lui dirai de ne plus revenir. Il me fatigue les nerfs.

J’aurais peut-être du plaisir à chasser.

Seulement, j’aimerais être seul sans ces invités prétentieux, sans même ce laquais qui tient mon fusil. Être seul dans une forêt, une belle forêt, lourde de silence et sentant la terre à pleine brise, tout seul, et tuer des bêtes, des bêtes qu’on n’amène pas, qui passent, qui passeraient par troupes…

Oui. Eh bien, où cela ? Où la forêt, la brise, et tout le reste ? Et puis les bêtes ne passeraient pas !

Peut-on nommer cela de l’ennui ? Ce n’est pas de l’ennui, mais tout plutôt que ce mot… ce mot… Il y a eu quelques esprits désordonnés dans ma famille, paraît-il. Et après ?

J’assisterai demain à une revue. Et j’irai dans quatre jours aux régates de Kiel.

Il y aura toute ma famille, il y aura un monde fou. Ce sera bien ennuyeux. Ensuite, je songe à une croisière sur le Frédéric. Dans la Méditerranée.

Non. Dans la Baltique.

Enfin, je me déciderai à Kiel.

Par exemple, il me faut un nouvel uniforme pour aller à ces régates. J’allais oublier cette question d’uniformes. Quelle incohérence quand je m’ennuie. Il serait bon de voir ces tailleurs anglais qui viennent de s’installer à Berlin et qui me sollicitent. Je veux essayer de les faire travailler. Excellent. Excellent.

Je m’ennuie moins.

Kiel, 6 juillet.

C’est toujours la même chose. Si seulement les Allemands n’avaient pas la sottise d’abuser de la redingote ?…

Je voudrais bien ne plus jamais voir les régates de Kiel. Le canal, oui, le port, oui, la grande Allemagne, oui, mais la régularité de ces réjouissances les rend un peu mornes.

Je suis peut-être mal disposé.

Ce peuple est admirable pour la parade. Il est admirable pour le travail aussi. C’est un peuple complet.

Il y a beaucoup d’étrangers, cette année, ici. Le prince de Monaco, des Russes, des Français. Deux ministres français sont venus.

Je me trompe. Un seul est ministre. Mais l’autre l’a été sans doute. Ou bien il le sera.

Ma foi, je voudrais bien les rencontrer, ces ministres français.

Kiel, 6 juillet.

Le Frédéric est le plus beau yacht du monde.

Cela se sait et se saura un peu mieux à dater d’aujourd’hui : les autres « plus beaux yachts du monde » sont venus à Kiel. Il en est de charmants. Le Korrigan, l’Aile, le George More sont plus que très bien.

Voilà une jolie suite pour le Frédéric.

On me dit qu’il y a aussi le Missouri et l'Irène au bout de la rade…

Kiel, 7 juillet.

Oh ! oh ! ceci est grave, ceci est délicieux.

J’ai accepté de dîner demain soir à bord de l'Irène.

C’est un yacht français, il y aura des Français à bord, on parlera de la France tout le temps. Ce sera la plus importante soirée de la saison.

Growenor m’apporte un uniforme d’amiral que je mettrai pour ce dîner. Il est très bien, dit-il, sobre, d’ailleurs, et simple. Tout blanc.

Un uniforme de la marine française, ah !

Plus tard. Plus tard.

N’importe. Je suis très content, je suis absolument content.



Kiel, 8 juillet.

Je dîne ce soir à bord de l'Irène, avec je ne sais quels imbéciles.

L’uniforme est raté. La manche gauche a deux centimètres de plus que la droite. Voilà.

Quelle soirée !

Kiel, 9 juillet.

La politique est un labyrinthe des Mille et une nuits. Il paraît que ce dîner d’hier soir à bord de l'Irène peut avoir les plus grandes conséquences. Mais cela m’est bien égal. Voilà bien longtemps que je n’avais passé des heures si agréables.

Pourquoi de graves conséquences ? Ce Thülow est une brute. Il n’avait qu’à y penser en temps utile. Je serais resté sur le Frédéric.

Et puis, mon Dieu, quelle importance, en vérité ? Un personnage allemand sur un yacht français, le beau malheur ! Est-ce que le président Poincaré n’est pas allé au bal de l’Ambassade d’Allemagne avec son Deschanel, sa madame Poincaré et toute la compagnie !

Combien plus simple ce petit dîner de l’Irène. Un tout petit dîner de rien du tout. Ah, et que Thülow et sa bande pensent ce qu’ils voudront ! Je suis ravi d’y être allé et d’avoir passé une soirée à la française, en amitié avec des Français.

Il n’y avait pas que des Français. On avait invité, pour meubler, le prince Agarieff et la princesse. Mais ces Russes-là sont presque français. Dans les journaux de Paris, on dit qu’ils sont très parisiens. Le prince a quitté la carrière diplomatique et l’amitié désordonnée et fastueuse du grand-duc Nicolas. Il vit très gentiment à Paris en faisant la lecture à sa femme. La lecture de ce qu’il fait, bien entendu, car il a entrepris d’écrire. Il publie de beaux volumes, illustrés par lui-même. Je les ai vus. Il n’y a pas énormément de texte mais les enluminures sont de haute couleur. C’est un couple fin, brillant et sympathique.

Une chose, m’a gâté le spectacle de la bonne princesse Agarieff. C’est qu’on l’avait flanquée de Thülow. Et ce gros bouledogue aux yeux vitreux m’insupporte. Il a le génie de l’odieux, et ne peut demeurer une minute sans compliquer sa conversation de sous-entendus subtils et de finesses telles qu’un bouvier poméranien en rirait.

Au reste, les Agarieff sont trop souvent égarés dans les dîners officiels pour que je m’occupe d’eux au cours d’une soirée intime et neuve.

Nous étions une dizaine, me semble-t-il. Le prince de Monaco, dont le yacht avoisine l’Irène, semblait là en passant. Pas du tout l’air d’un invité de marque. Avec cela, il s’habille mal. C’est un prince qui m’aime, et pourtant il s’habille mal.

Il est vrai que j’étais fait comme un épouvantail. Cette aventure de l’uniforme raté m’avait contraint de mettre un complet absurde de yachtman. Très regrettable, cela.

Mais tout le monde était si simple, presque si pauvre, que je m’accommodai assez vite de ma médiocre parure.

Ah ! ce n’est pas les Français qui avaient fait des frais d’élégance. Notre hôte, l’industriel Le Page, et sa fine bourgeoise de madame Le Page, poussaient la bonhomie de leur mise jusqu’à la sévérité. Les ministres la poussaient jusqu’au paradoxe.

Henry, surtout, Achille Henry, ministre du commerce du nouveau cabinet, avait une redingote qui m’a fait admirer les redingotes excessives de mes compatriotes. Une bonne redingote à l’air séculaire, une redingote républicaine. Mais il a une figure intéressante, où la finesse est plutôt rouerie et roublardise, enfin quelque chose de Normand, de paysan, pas de Paris du tout.

Je préfère son ami Préveil de Chertemps. Plus délicat. Pourquoi n’est-il pas ministre, celui-là ? On me dit qu’il a tenu à ne pas l’être. Ces gens sont bizarres.

Mais il me plaît. Il doit être horriblement faux, avec son doux regard de myope derrière le binocle et sa voix lente et tendre, une voix bien tendre, une voix rêvée pour mentir. Il parle peinture tout le temps, et poésie. Il est sûrement plus politique que l’autre.

Il s’habille dans le genre d’Henry, à cela près qu’il y a de la recherche dans ses vêtements. Sa cravate était bien jolie, par hasard probablement. Mais son gilet fleuri m’a paru affreux. Pas à lui, c’est certain.

Une dame Dié, Marie Dié, complétait ce petit groupe bourgeois. Son mari est industriel aussi. On ne l’avait pas amené. Je n’ai pas bien su si elle était habillée comme je le souhaite. Je me suis tout de suite préoccupé de ses yeux gris et de ses mains. J’aime les belles mains. Elle a des mains de luxe, cette femme-là.


Le dîner a été de tout premier ordre. Je parle du menu. On avait composé à mon intention le plus savoureux programme qui soit. Le chef du bord a fait un long séjour au Café de Paris et je comprends maintenant le petit ton, averti et léger, qu’adoptent les Parisiens pour parler du Café de Paris. J’irai dîner au Café de Paris un de ces jours, hé, hé !

La conversation ne valait pas le menu. Elle pouvait lui être supérieure. Je n’exagère pas. Ce pouvait être une conversation extraordinaire. Plusieurs fois, elle a atteint ce degré de charme puissant où se rencontrent les causeurs d’élite, qui sont à la fois des penseurs d’envergure et des esprits délicats. Mais elle n’est pas restée à ce degré-là. Thülow s’est chargé de tout gâter.

C’est-à-dire, dans sa pensée, de tout arranger.

Si je pouvais dire à Thülow ce que je pense de lui ? Mais c’est un homme dont on ne peut se passer. Qu’arriverait-il sans lui ? Ce n’est pas qu’il ait de hautes conceptions économiques ou diplomatiques, mais il a un sens critique inouï. On peut se lancer, on peut aller très loin, on peut aller trop loin, il est toujours là pour éviter une gaffe. C’est bien commode.

C’est un grand homme d’État.

Une fois de plus, on aura vu un grand homme d’État insupportable dans un dîner. Il m’a bien gêné avec sa prudence et ses réticences. Ah, la franchise !

J’aurais voulu parler de la France, moi. D’ailleurs on a beaucoup parlé de la France, mais pas de la façon que j’espérais. Pourquoi ne peut-on parler un peu plus librement ? Je ne suis pas un butor et je sais où je vais. Je suis bien sûr que ces ministres auraient dit leur mot bien volontiers sur l’Orient. Je leur ai conté, pour y aboutir, mes souvenirs d’une croisière en mer Rouge aux côtes de Palestine et, tout naturellement, Jérusalem est venue sur la nappe. Ce diable de Thülow, qui a un répertoire de bibliothèque de gare, a parlé de leur Loti, qui affectionne, disent les dames, la ville des Juifs. J’ai bien essayé, par Loti, d’aboutir à quelques considérations sur la Jeune Turquie, mais Thülow ne m’en a pas laissé le loisir. J’étais furieux.

L’habitude des propos officiels m’a rendu ma tranquillité, mais, réellement, j’aurais aimé, une fois, parler avec un peu d’abandon.

Achille Henry a dit une énormité, je crois que c’était exprès. Comme il vantait la beauté du Frédéric, je lui dis que j’étais à peu près décidé à faire, au mois d’août, une croisière dans la mer du Nord et la Baltique.

Il me répliqua, avec un gros sourire innocent, très bien imité :

— On dit même que toute l’escadre allemande s’apprête a appuyer la croisière, avec tous ses canons en activité.

C’était si direct que ça n’a déplu à personne. Je lui ai répondu :

— Voulez-vous me faire le plaisir d’être mon hôte à bord du Frédéric pendant ce voyage ? Vous pourrez chercher vainement le plus petit torpilleur à l’horizon pendant quatre semaines.

Il eut un salut d’homme du monde, je dois l’avouer, et me remercia, donnant pour excuse qu’il devait accompagner le président Poincaré dans son voyage en Russie et en Scandinavie, à bord du cuirassé France.

Je lui fis même remarquer qu’il était mal venu d’incriminer des projets — impossibles — d’armements en Allemagne, puisqu’il rendait visite à leurs alliés en si belliqueux appareil.

On rit énormément, et l’on compara plaisamment le yacht Frédéric au France, que l’on dit considérable. Thülow riait avec exagération, mais madame Le Page, notre hôtesse, faisait de petits roucoulements très jolis, et la princesse Agarieff, presque impassible, mettait un poing sur son cœur, comme s’il allait éclater de gaieté. Madame Dié avait un interminable sourire délicieux, qui ne montrait pas ses dents, et qui, avec un tout petit pli de ses lèvres, éclairait toute sa figure. Ses yeux gris semblaient dorés. Madame Dié est une femme qui me plaît.

Elle ne parle guère.

Elle dit bien ce qu’il y a à dire, ça et là, mais il faut croire que c’est exactement le mot voulu et rien d’inattendu. Je ne sais comment expliquer cela. Il n’est pas question qu’elle soit banale et monotone. Une impression d’harmonie. C’est très, très bien.

Je n’ai pris garde qu’à une chose de tout ce qu’elle a pu dire. On s’était mis à parler sur les noms et je plaidais pour les Allemands qui, en prenant des noms de Walkyries, ne ressemblent en rien aux Françaises que l’on baptisait d’après les romans à la mode. Ces noms de héros sont des termes nationaux.

Les dames ont compris, très docilement.

Par exemple, elles ont dit que les enfants de France n’étaient plus affligés depuis longtemps de noms empruntés à la littérature d’imagination.

La princesse Agarieff, qui est née en France, a dit :

— Je m’appelle Marie.

Madame Le Page a dit très vite, en riant :

— Je m’appelle Marie.

Je regardais madame Dié aux yeux de brume. Elle a ajouté, après un petit temps, sur le ton presque fâché d’avoir à dire quelque chose de trop évident :

— Je m’appelle Marie.

Puis elle a expliqué, avec son sourire de tout à l’heure :

— On m’appelle Misaine,

On s’est récrié. Je trouve ce Misaine de bon goût. Et chacun de conter des histoires de surnoms. Je ne me rappelle plus ce qu’ils ont dit. Je pensais que c’est très agréable à entendre ce nom de Misaine. Pourquoi Misaine ? Elle s’appelle Marie. Je ne vois pas… On l’appelle Misaine. Qui a trouvé ça ? Le mari peut-être. Non : ce doit être un gros chauve trop absorbé. Sa mère, sans doute, quand elle était enfant…

Mais Préveil de Chertemps tenait à placer une anecdote qui m’a paru d’ailleurs assez piquante. Un grand compositeur français, très célèbre, très applaudi, très décoré, avait beaucoup aimé. Il s’était passé la fantaisie touchante et ironique de faire relier les manuscrits de ses opéras sous des couvertures somptueuses, où s’inscrivait l’initiale respective de la dame qu’il chérissait au moment de cet ouvrage. Même, certains volumes portaient plusieurs initiales. Et, par gaminerie de vieillard, qui se souvient, il nommait souvent les ouvrages par le nom de ses maîtresses, au lieu de les nommer par leurs titres véritables. Il ne disait plus « Thérésina » ou « Aspasie » à ses intimes, mais « Salta Saltaryn » ou « Powieska ». Le malheur fut qu’un jour de deuil, représentant l’Institut aux funérailles d’un grand confrère, il s’écria dans un discours : «… Adieu, toi que Gilberte aurait suivi… » Il voulait dire Chimène et voilà qu’il nommait une dame dont…

Mais je me demande pourquoi je reprends cette historiette. Elle m’a paru séduisante, parce que Préveil est un conteur très drôle, distingué, habile, mesuré, grand comédien. En y songeant, elle m’amuse moins. Il est vrai qu’en ce moment je n’ai pas devant moi un visage qui me plaît.

On quitta la table en causant musique. Un peu pour me flatter, je crois. D’ailleurs Agarieff a du goût, et aussi madame Le Page. Le prince de Monaco s’ennuyait prodigieusement.

Il y a un piano dans le salon du bord, et cela causa une espèce de gêne. On sait combien il me plaît quelquefois de jouer, voire d’improviser, et j’étais si content que je l’eusse fait volontiers. Personne n’osait m’y inviter. Et je n’osais le proposer non plus. Nous avions tous l’impression que c’eût été brusquement très intime, trop intime, et nous redoutions en quelque sorte de pousser plus loin le charme de cette réunion.

Madame Le Page a tout arrangé.

— Misaine, a-t-elle dit, jouez, vous.

J’ai insisté.

Misaine a joué.

Du Beethoven, comme il convient, du Chabrier, du Debussy. Je ne me suis pas permis de lui en demander davantage. Elle a une sensibilité d’exécution tout à fait étonnante.

Elle a encore joué du Moussorsky.

Puis on a parlé, on s’est dispersé sur le pont où il faisait une bonne lumière froide. J’ai dit un vague compliment à madame Dié et deux ou trois mots sans intérêt.

Elle n’a pas semblé croire que je suis un charmeur. Elle souriait beaucoup moins. Peut-être avait-elle sommeil ? Je n’en sais rien du tout.

Je lui ai dit :

— Vous êtes très artiste.

Elle :

— …

Et moi, absurde :

— Vous avez dû aimer Nietzsche ?

Elle a fait celle qui réfléchit :

— J’ai cru, dit-elle, que c’était un fou ou un lâche, et je n’ai peut-être pas eu tort. Je crois aussi qu’il a eu du génie.

En somme, elle est dure.

— Vous donnez tout votre temps à l’art ?

— Dieu, non ! Le moins possible.

— Quel théâtre aimez-vous ? ai-je encore demandé.

Elle a ri :

— Oh, mais, vous voulez tout savoir !

Et moi :

— Dites.

— Eh bien… Ibsen… d’Annunzio…

Je demande sans confiance :

— Hauptmann ?

— Non.

Elle l’a dit trop vite. N’importe. Elle est intéressante.

— Votre vie doit être belle, Madame, avec ces goûts, et ce sentiment qui est au fond de vous.

— Ma vie est belle, oui, parce que j’ai mon fils.

Ça m’ennuie. Un fils !… Le mari suffisait…

— Je suis venue en Allemagne pour lui. Il va passer deux ans chez des amis de Berlin pour étudier votre langue et vos mœurs. Il me manquera bien. Il a quinze ans.

Il a fallu prendre congé. J’ai quitté à regret ces gens aimables. Comme je suis satisfait d’être venu à Kiel ! Le départ a été cordial et franc. Cela me plaît.

Dans le canot qui s’éloignait vers le Frédéric, je regardais avec contentement la grande tache blanche de l'Irène, et son feu rouge et les lumières des hublots. D’autres embarcations accostaient pour emmener le reste des invités à terre ou sur d’autres yachts. Il y avait encore sur le pont des ombres qui allaient et venaient, et une forme de femme accoudée…

Je dis tout haut :

— Une croisière dans le Nord…

Thülow, qui ne disait rien depuis un instant, murmure entre les dents :

— Ou en Alsace, peut-être.

Il faut s’attendre à tout. Les volcans éteints sont minés par la fièvre. Et voilà encore un été, un bel été, menacé par les drames. Finira-t-il encore en comédie celui-là ? J’y tiens particulièrement cette fois.

Là-bas, au fond, presque loin, l'Irène imprécise maintenant, éblouissante de lune.

C’est un joli yacht.

Kiel, 11 juillet.

Ce pauvre François-Ferdinand qui commandait aux armées d’Autriche était un général d’exception… On ne pouvait pas lui trouver un successeur semblable, mais on pouvait faire mieux que d’appeler à son poste l’archiduc Frédéric.

Autour de moi, ils sont tous furieux, aussi navrés que si le peuple allié avait rompu avec nous. Mes fidèles et surtout mes fils n’ont jamais autant pensé à tout briser que depuis quelques jours. Moi je n’y ai jamais si peu pensé, il me semble même que je n’y penserai jamais plus. Et je ne vois pas la nécessité d’envenimer les petites aventures insignifiantes de cette époque-ci. Pas de sabres ! Que ne puis-je dire : « Plus de sabres, plus jamais de sabres ! »

Je déplore d’ailleurs que les armées de François-Joseph soient confiées au médiocre Frédéric, et je vais regretter François-Ferdinand, dont je m’étais pourtant pas l’ami juré.

Il avait bien besoin de se laisser assassiner !

Kiel, 13 juillet.

Un thé amical sur le Frédéric.

C’est étrange, mais cette petite fête ne m’a pas amusé. J’étais si bien disposé depuis trois jours !

Les événements…

Un thé presque intime. Quelques officiers, pas trop, beaucoup d’étrangers, des étrangers intéressants, des dames, suffisamment de titres, une jolie réunion. Un peu morne, avec cela. J’étais préoccupé, je crois.

Très ennuyé d’abord de quelques vides. Ces deux Français de l’autre soir, j’aurais aimé les revoir. Plutôt j’aurais aimé qu’ils me revoient. Ils se sont excusés. Ils vont tous deux en Russie. L’un rejoint directement l’ambassade à Pétersbourg, l’autre doit être à Paris, le 14 Juillet, pour la cérémonie de leur fête nationale, et accompagner ensuite le Président Poincaré dans son voyage. Je ne crois pas que ces deux passants soient des esprits remarquables. Mais j’aurais préféré les voir davantage et de plus près. Je les ai traités un peu négligemment au dîner de l’Irêne. Pourquoi ? Je devais bien me douter qu’ils allaient partir. Je me suis mal montré. Banal, en somme. Et ce costume ridicule ! Enfin tout est dit. Mais j’avais cette occasion de plaire… Après tout, j’ai peut-être plu…

Thülow n’était pas là. C’est une brute splendide qui m’exaspère par sa présence, mais qui me manque gravement quand il est loin. Il est allé à Berlin, ne pouvant confier au télégraphe sa pensée précise et ingénieuse. Nous sommes en pleine crise. Je le soupçonne de l’avoir organisée en tous points, cette crise. Il sait que je l’approuverai dans son audace, même extrême, car ce sont mes idées, c’est le fond de ma pensée, qu’il met en faits. Peut-être plus d’une de mes conceptions resteraient à l’état de rêve, s’il ne tenait qu’à moi : Thülow agit. Il a, en Schmeinecht, un collaborateur parfait. Il lui fait dire ce qu’il ne peut dire lui-même. De sorte que Thülow peut bouleverser le monde sans que personne s’en doute ; Schmeinecht aura toujours l’air d’être le grand exécuteur, et, moi, je passerai pour responsable.

Peut-être, cette fois-ci, le monde de complications où nous voilà jetés, n’est-il pas l’œuvre uniquement du roué ministre. Le hasard s’en est mêlé. Faut-il avouer que je crois le hasard venu de Dieu et porté à nous aider ? Comment tout cela finira-t-il, je n’en sais rien, mais j’ai pieuse confiance, malgré l’aspect mystérieux de la question. Tout se tient là-dedans et se correspond à l’infini, au point qu’il semble fou d’y vouloir toucher. Mais l’art de Thülow consiste à trouver le grain de sable qui arrêtera tout. Je sens qu’il l’a trouvé. Il est génial, je l’aime comme un ami, il a trouvé. Il ne faudrait pas que d’autres aient cette invention de jeter un grain de sable dans le rouage immense pour interrompre sa marche et empêcher le problème de se résoudre. Mais qui peut lutter avec Thülow ?

On m’apporte des télégrammes.

Rien. Pas de nouvelles. On dirait que tout s’arrange. C’est bien invraisemblable.

C’est écrit pourtant.

Oui, mais écrit par Thülow…

Attendons.


Madame Dié était venue à ce thé. Misaine s’habille bien. Elle s’habille naturellement bien. Ce n’est pas une femme qui porte la fortune d’un parvenu sur le corps. Elle a une élégance de race, de sang, d’âme. Cela ne peut se nier : une Française s’habille bien. Et elle est toute Française, Misaine Dié.

Je ne lui ai pas dit grand’chose. Il y avait trop de monde. Trop de gens de chez moi, des gens de ma famille, qui sont si ennuyeux quand il y a des Français. Je lui ai dit deux ou trois mots et j’ai pu à peine la regarder. D’ailleurs, il me semble qu’elle ne souriait pas. Nous étions loin de la familiarité de l’Irène. Et ses mains sur le clavier, ce soir-là !

Elle ne m’a dit que des choses désagréables. Elle ne m’a parlé que pour me donner de fâcheuses impressions. Ce n’est pas sa faute. Un rien m’inquiète.

Je lui ai demandé d’abord où était son fils, parce que j’avais senti combien ce sujet la préoccupait et qu’il faut être aimable avec une belle Française.

Elle m’a dit, je crois, qu’il était à Berlin, et qu’elle avait hâte de le revoir, et je ne sais quoi encore. Je n’écoutais guère, n’ayant réclamé que par politesse ces détails sur un gamin de quinze ans. J’écoutais même trop peu, et j’ai fait une maladresse. C’est le moment que j’ai choisi, quelle maladresse, ah ! je m’en veux, pour l’inviter à accompagner ses amis Agarieff sur le Frédéric, que j’emmène décidément en croisière pour un mois.

J’ai cru qu’elle allait faire son sourire si distingué, mais elle a été presque froide. Elle m’a donné pour excuse le soin qu’elle devait prendre d’installer son fils dans la maison amie, où il doit vivre quelques mois. Elle s’est dérobée, sans adresse, je dois le dire, car elle insistait par trop sur ce prétexte de son fils, et de la vie de son fils, et des études de son fils. Pas littéraire ni sentimental, ce dialogue, où la réplique est toujours « mon fils » et encore « mon fils ».

Cette femme, jeune, souriante, plaisante, émouvante, va-t-elle se perdre et se gâcher dans une tendresse si bizarre ? On ne peut pas ne pas vivre sous prétexte qu’on est mère. Surtout une Française.

Je lui ai dit :

— Mais j’ai un fils, Madame, j’ai un fils, moi aussi.

Sa réponse m’a prouvé que le prétexte n’était pas un prétexte imaginé. Elle a répondu sur un ton indéfinissable :

— Ce n’est pas la même chose.

D’ailleurs, je n’ai pas compris. Était-ce de l’ironie ? D’elle, cela ne me surprendrait pas. Mais je ne crois pas qu’elle ait pensé avec ironie.

Ce n’est pas la même chose. Certes, ce n’est pas la même chose. J’ai un fils, j’ai plusieurs fils qui sont de beaux officiers, beaux à voir, beaux dans leurs actes et leur fierté, tous dignes d’une haute famille, tous admirables. L’un d’eux, l’aîné, est plus mon fils que n’importe quel autre. C’est celui que j’aime le plus parfaitement.

C’est celui que je connais le moins, car je ne sais pas ce qu’il veut ni peut-être ce qu’il est. Je pense qu’il est ma continuation. Quand je m’étonne de ses caprices ou de ses violences déconcertantes, je m’oblige à me rappeler qu’autrefois j’étonnais mon entourage par le même désordre extérieur : on s’y est habitué depuis.

Il est d’une fougue moins rude que les autres. Plus brutal peut-être, mais sous l’empire d’un idéalisme inavoué qui l’exalte et l’emporte. Il est délicat. Il ne ressemble décidément à aucun des autres. Son visage même n’est qu’à lui, avec son incertitude d’adolescent et une sorte de fatigue qui le mûrit.

C’est un bel officier, celui-là. Ce sera un chef. Ce sera un grand général. Je dis qu’il est ma continuation. Il serait plus juste de dire qu’il évoque un grand ancêtre. Que de fois il m’a rappelé Frédéric II.

Avec un siècle et demi de culture, qui le complète.

« Ce n’est pas la même chose. » Pourquoi m’inquiéter de cette petite phrase ? Elle admirait, cette femme, elle jalousait peut-être. Elle ne pouvait comparer son garçonnet avec mon beau cavalier nerveux et intrépide.

Elle ne m’a pas fait plaisir davantage en me présentant un certain monsieur d’Ascain, comte ou baron, une sorte de noble enfin, qui m’a paru très en amitié avec elle.

Infiniment correct, ce monsieur, à en paraître insolent. Une tête bien dessinée et bien tournée, très fine, de la vie, bien, très bien en somme, mais, je dis, un air agressif, non, ce n’est pas cela, un air trop spirituel, on ne l’est pas à ce point, bref un air indépendant. Les esprits indépendants, voilà une engeance…

Que fait-il là, ce monsieur d’Ascain ? Misaine m’a expliqué : « Vieil ami… Parrain de mon fils… Voyage avec nous… » Bizarre. Il a quarante ans à peine. Ou quarante-cinq. Enfin, pas gris du tout.

Ce d’Ascain a été député du Morbihan.

Il a oublié de se présenter la deuxième fois et on l’a réélu.

— J’ai encore oublié de me présenter quand la troisième fois est venue, dit-il. Seulement mes électeurs ont oublié de voter pour moi. Mais il parait qu’ils avaient changé d’opinion.

Il est socialiste. C’est complet. Cette madame Dié n’est pas si intéressante que je le croyais.

N’importe ! Ce socialiste insolent se pliera à moi. C’est un genre d’hommes à qui je plais. Peut-être même ne me déplaît-il pas.

Qu’elle l’emmène avec nous. Voilà qui arrange tout. Il sera enchanté de venir. Elle aussi. Et je serai content.

Je veux que Misaine nous accompagne dans cette croisière. Je ne lui en ai pas reparlé, mais il y aura un moyen, je trouverai un moyen ; il faut absolument que cela se fasse. Je n’ai pas la moindre envie de perdre quatre semaines sur mon yacht, en compagnie de figures habituelles. Si elle vient, ce sera un charmant voyage. C’est tellement incroyable de rencontrer une femme avec qui on puisse causer simplement et de tout. Je suis sûr qu’on peut parler politique avec elle. Je pense aux mains sur le clavier. Le salon du Frédéric est plus beau que celui de l’Irène, et rien ne m’empêchera de jouer pour elle, et je lui demanderai souvent de jouer. Un échange de paroles franches, un échange d’idées, voilà qui fait les jours dignes d’être vécus. Et le reste est folie.

Misaine sera très contente et elle viendra. Elle a accueilli mon invitation par un calme décourageant. Cela ne prouve rien. Les femmes de beaucoup de pays, les femmes de son pays en particulier, ne disent jamais « oui ». C’est à moi de la décider. Je ne sais comment la persuader, le temps presse, je n’aurai pas d’occasion de la rencontrer tous les jours. Qu’inventer ?

Je trouverai un moyen. Il me faudrait, pour toutes les choses de moi qui ne sont pas de la diplomatie ou des affaires, un Thülow, plus subtil, plus affectueux. J’aurais besoin d’un ami.

Mais je m’égare. Un ami, de quoi vais-je encore discourir ? Un ami qui ressemblerait à Misaine. Non, non, je ne vais pas penser à des choses lyriques, non.

Quand elle a quitté le « bord », elle m’a dit une jolie phrase, à quoi je n’ai su que répondre. C’est d’ailleurs le seul moment de la journée où elle ait eu son sourire de l’autre soir.

J’ai souhaité la revoir, elle m’a dit que cela lui plairait et que les événements s’y prêteraient peut-être, puisqu’elle viendrait, l’hiver, faire un long séjour dans la société berlinoise.

— Comment, lui ai-je dit, comment vous, si Française, pourrez-vous vous plaire à Berlin ? Ce n’est pas le bout du monde, mais il paraît que de Paris à Berlin, il y a un petit abîme.

— Oh, m’a-t-elle répliqué avec son sourire incomparable, une femme, une femme de Paris, emporte toujours, surtout à Berlin, emporte sa patrie à la semelle de ses souliers.

Eh bien, voilà une plaisanterie au petit pied qui est méchante pour un « au revoir ». Mais quel sourire parfait ! Voilà le sourire de mon ami, si j’avais un ami. Misaine, Misaine, quel grave et beau sourire vous éclaire…

Il faut que j’aie trouvé demain un moyen de la décider. Si Thülow était là je lui demanderais conseil. Ce n’est pas son genre pourtant, cette sorte de délicatesse. Et en ce moment il ne rêve que machinations universelles. Pourvu que tout s’arrange, comme le fait croire son télégramme !

Je veux ma croisière, coûte que coûte, et s’il veut la guerre, ce sera après, en septembre. Ce serait d’une stupidité rare qu’il faille penser à la guerre, au moment où le Frédéric peut avoir à son bord un sourire comme il n’en a jamais porté dans aucun voyage.

Le Frédéric va faire sa plus belle croisière. Dans le nord, naturellement.

Kiel, 15 juillet.

Je commence à croire que Thülow, avec ses airs de chancelier amateur, est le porte-parole de gens plus actifs, et surtout plus assoiffés d’actions. Près de moi, il n’est question que « de ne pas se laisser faire » ou « de ne pas manquer une occasion » ou… Que sais-je encore ?

Ils me sentent tellement las, maintenant, de ces folies que j’ai failli faire, qu’ils n’osent s’en ouvrir à moi directement. Thülow veille pour eux, leur offrant la double sauvegarde de m’influencer habilement et de les conseiller avec son expérience audacieuse.

Shreck est venu ce matin, de la part de Thülow, qui ne peut, dit-il, quitter Berlin. Shreck est très grand seigneur, mais c’est un imbécile et il dit tout ce qu’on veut lui faire dire. C’est un ami de mon fils. Il m’a dit des énormités.

Je comprends qu’on va tout faire pour me décider à de grandes choses, mais je suis loin d’en avoir le goût. Seulement, je comprends que leur passion s’éveille devant les événements.

La Russie est travaillée par des grèves étranges ; et la guerre civile va bâillonner l’Angleterre. Il n’y a pas un morceau du monde qui ne soit dans l’embarras et la France n’en mène pas large, à parler net. À la veille de leur fête nationale, au moment que le voyage du président Poincaré en Russie va fêter les vingt-cinq ans d’alliance, une détresse scandaleuse a été signalée au parlement. Des centaines de millions ont disparu qui devaient assurer les armements nouveaux et les munitions. C’est invraisemblable.

Autrefois cela m’eût fait tressaillir d’espérance. Mais qu’est-ce que tout cela et qu’en ferais-je ? C’est bien tentant, pas pour moi.

Que les autres voient.

Kiel, 17 juillet.

Je ne me porte pas bien du tout. Je n’ai pas dormi cette nuit. Est-ce que je vais avoir à envisager une fois de plus des jours et des jours de drogues ? Ah ! non.

Je ne suis pas bien. Rien n’est bien.

Il faut que je rentre à Berlin, de toute urgence. L’auto m’emmène dans une heure. Thülow me prie de venir avec des termes si gentils, si paisibles, que j’en suis effrayé. Ma croisière est annoncée dans plusieurs journaux. Cet écho mondain vient de Thülow certainement. Pour qu’il ait répandu cet avis télégraphiquement, pour qu’il affirme à ce point mon voyage comme imminent, il y a toutes chances pour qu’il ne croie pas à la possibilité de ce voyage.

C’est bien la peine de vivre et d’aimer la vie, s’il faut la passer à subir la contrainte de ces gens-là. J’ai trop obéi à trop de considérations. L’importance de ma situation et de mon rôle, mais c’est le pire fardeau que j’aie porté et les quelques élans indomptables que j’ai imposés à tous, je les ai payés par tant et tant de navrantes concessions ! Cela va être ainsi encore une fois. On va m’obliger de jouer le personnage que j’ai peut-être exigé de tenir en d’autres temps, mais dont je n’ai plus la même envie passionnée. Et cela, au moment où je cède à une sorte d’attendrissement unique. J’aurai soixante ans un de ces jours, et voilà trente années que s’est épuisé peu à peu un idéal de colère sanglante où ma jeunesse s’épanouissait âprement. Je ne sens ni dans mon cœur ni à mes épaules la venue de la vieillesse, mais je sens un apaisement physique, un calme intérieur, qui vont peut-être me rapprocher de la grande clarté humaine, vers quoi tendent nos tempêtes. Va-t-on me forcer à bouleverser cette sérénité puissante et toute neuve, pour obéir à des folies, à d’anciennes folies nées de moi et que des esprits pesants ont adoptées trop tard ?

Depuis quelques jours, j’avais comme du bonheur, un bonheur très pur et presque physique cependant, car, ces deux semaines, je n’ai pas senti le mal s’éloigner une minute, mais je l’acceptais doucement, sans l’épouvante d’autrefois, sans cette rage vaincue qui me faisait tant de mal. Récemment encore, j’ai pensé à me détruire quand me harcelait l’horreur d’une catastrophe morale possible et irrémédiable. Or je suis prêt à n’importe quoi jusqu’à la venue naturelle du dénouement. Pourquoi ce moment inespéré de repos est-il celui où je dois me réembarquer sur l’instable fatal ?

Je comprends que je suis menacé. Si cet espoir de repos m’est retiré, c’est à jamais. Et je serais douloureusement incurable, en mon âme, en mon corps, en ma destinée d’orgueilleuse tourmente.

Mais je m’exalte et je souffre. Je suis très mal ce matin. Le grand air, la distance, la vitesse me briseront les nerfs sans doute. J’ai hâte de partir.

Je vais attendre une heure encore. Heimann ne revient pas.

Heimann est un confident sans envergure, mais il a du tact et il n’est pas bavard. Il est trop lent. Il tarde terriblement.

J’ai risqué un geste audacieux. J’ai chargé mon Heimann de trouver à son hôtel ou sur l’Irène, qu’elle hante beaucoup, madame Dié. C’est invraisemblable, mais je mets une espèce de superstition — non, non, pas autre chose — dans ces rencontres avec madame Dié.

Par elle, je crois, par la vision de son amitié souriante, j’ai eu brusquement le regret de projets dévastateurs. Près d’elle j’ai senti que de nouvelles vengeances me dévasteraient moi-même plus que les autres. Mais elle est venue bien tard et peut-être suis-je à la veille d’être lié à des chaînes que j’ai formées et dans l’obligation d’obéir dignement à l’homme que j’étais auparavant. Je voudrais la revoir. Je voudrais mettre au point l’impression étrange qui me vient d’elle. Je saurais alors si elle est bien, dans cette époque de ma vie, la chose nouvelle que je crois attendre, et peut-être un mot d’elle, ou une inspiration de sa présence, m’indiqueront si je dois me rebeller contre mes vieilles rages et leurs esclaves impérieux, ou si je dois me livrer de nouveau au passé formidable de nos querelles.

Heimann fera ce qu’il faut. Il s’arrangera, ce garçon, pour l’amener au Frédéric ou pour l’obliger de m’attendre quelque part. Il n’a qu’à chercher, qu’à trouver, qu’à parler. C’est un homme intelligent, formé à mon école et à mon contact. Qu’est-ce que je demande en somme ? Quelques minutes de conversation avec une bourgeoise de Paris. Rien de plus simple. Elle est à Kiel, Heimann lui dit que je veux la voir, elle vient, je parle et tout est bien. Rien de plus simple, rien de plus simple ! Et je suis intimidé pourtant, comme devant l’invraisemblable.

Voici Heimann.

Il a une gerbe de roses sur le bras.

Quelles nouvelles ?

L’Irène lève l’ancre et madame Le Page m’envoie ces fleurs en adieu. On n’a pas vu madame Dié depuis deux jours.

Alors elle est ailleurs ? Où est-elle ? Heimann a cherché. C’est un adroit.

Non, c’est un imbécile. Misaine est partie en auto, le matin, pour Berlin. Chercher son fils, dit-on. Partie sans un mot. Elle savait pourtant que je tenais à la voir. Non, elle le savait mal. Ces gens, qui sont là, pouvaient, eux, se douter de ma volonté et me tenir au courant !

Je suis entouré d’idiots. J’ai peur. Je souffre. J’étouffe.

Vite, l’auto.

Berlin, 19 juillet.

Nous n’avons rattrapé personne. Je crains que la crise diplomatique n’ait fait du bruit, car nous dépassons beaucoup d’autos qui rentrent, éperdues, comme si elles fuyaient on ne sait quoi.

La route est longue et morne. Berlin est nerveux. On me le dit et je n’ai pas le temps de me rendre compte, car je me rends immédiatement au château où je suis attendu par Thülow, Schmeinecht, von Himburg, d’autres, mon fils même, dont je ne reconnais pas le regard étincelant, cruel.

Cruel ? Quel mot ! Est-il changé ? Suis-je changé ?

Cette conférence est une manière de pugilat. J’arrive au milieu de gens bien résolus à m’imposer leur volonté, précipitant les incidents pour que je ne puisse me dérober par une de ces faiblesses que j’ai quelquefois, et que je suis, moi, résolu, ou presque, à avoir cette fois.

Leurs raisonnements sont pauvres. Mais leurs raisons sont graves. Il semble bien que la politique orientale soit en pleine incubation de haute fièvre. Si cela éclate, il n’y a pas à essayer quoi que ce soit et l’avenir ne dépendra ni de moi ni de ceux qui pensent désormais différemment de moi.

Mais rien encore n’a éclaté et s’il y a un remède énergique, il faut l’appliquer. Il y en a un. Si on m’aide, je le trouverai.

Allons, je ne le trouverai pas. Aucun de mes partenaires ne me mettra sur la bonne voie de guérison. Ils sont tous avides au contraire de rendre la cure impossible et la maladie foudroyante. Que veulent-ils donc ? Je leur dis, moi, ce que je veux. Je leur dis, moi, ce que je sais. Je sais, je sais qu’un choc infime, provoqué en temps voulu, décidera l’irréparable, je sais que tous feront l’impossible pour en arriver là au plus vite, mais je leur interdis de s’en mêler.

Ils s’attendaient à une vague résistance de ma part. Pas à cette fermeté. Ils sont muets de rage. Mon fils serre les poings, Thülow essaie de sourire : il est blême. Les voilà bâillonnés pour un moment.

Et c’est tout. Je brusque la conclusion. J’exige que les événements suivent leur cours sans que personne des miens y ose intervenir. Ils n’en feront rien, mais ils me craindront, et leur audace un peu retardée entravera moins peut-être la solution naturelle d’un problème difficile.

Je suis sorti, les laissant stupides. Seul, Thülow avait son vrai sourire, son sourire de maître, je me demande si je n’ai pas fait son jeu. Cette manifestation violente de mes idées nouvelles va l’aider peut-être à masquer ses intrigues. Nous verrons bien. Je suis content d’avoir agi ainsi.

J’ai dîné chez mon fils Karl. Il était furieux visiblement, mais ses hôtes étaient charmants. Je venais directement du château et personne n’ignorait rien de ce qui s’était passé. Il y avait une détente générale. La conversation a été fort animée et brillante.

La plupart des convives étaient des gens à moi, officiers et chambellans. Le d’Ascain, venu de Kiel, où madame Dié me l’avait présenté, s’était égaré là, je ne sais comment. Il n’a pas paru s’ennuyer à l’excès. Je l’ai tout de suite pris en amitié.

Nous n’avons pas dit un mot de Misaine. C’est-à-dire que son nom n’a pas été prononcé, mais nous avons tellement parlé des Françaises qu’il ne s’y est pas trompé. D’ailleurs il m’a paru aussi bien disposé vis-à-vis de moi que moi vis-à-vis de lui. On a dû lui parler, comme à tout le monde, de ce qui s’est passé au château. J’avais bien dit que je lui plairais un jour, à cet ennemi.


J’ai connu bien peu de Françaises et je les ai connues bien mal. D’Ascain n’est pas celui qui me les fera connaître. J’ai causé un bon quart d’heure avec lui, familièrement, mais il est très distant et l’on n’est pas sûr que ce soit par respect : on dirait qu’il ne tient à rien apprendre de moi et à ne rien m’apprendre non plus. Ce genre de partenaires est toujours bien séduisant, sans doute parce que la conversation tire le meilleur de son charme des petits obstacles où elle se blesse à tout propos. Cet homme a une politesse indifférente qui doit irriter. Mais je le sais brillant et je le sens intelligent. Pourquoi me fâcher ? Je suis plus fort que lui, n’est-ce pas ?

Il dit m’avoir entendu jouer de l’orgue à Potsdam il y a quelques années. Je m’étonne qu’il n’ait pas tenu à me connaître dès lors. Dans ces moments-là, je suis toujours en goût de me faire des amis. Il me répond, je crois, qu’il craignait une déception, soit que l’homme fût inférieur au musicien, soit plutôt qu’il le dépassât, auquel cas il ne voulait pas amoindrir son impression de mélomane.

Très agréable, cette ironie, et je ris franchement. Il aime la musique. Il n’aime pas les cantatrices allemandes. Elles tiennent trop de place sur une scène, prétend-il. Décidément, il veut s’en tenir au ton badin. Cela m’ennuie, car je lui devine une grande intelligence. Bref, il est probable qu’il aime les cantatrices allemandes, dont l’art vocal est inouï.

Pour le vexer, je lui ai dit que je n’aimais pas les comédiennes françaises. J’ai eu tort, puisqu’il a pu me répondre que je ne les connaissais pas. Pourquoi ne pas les connaître davantage ? Je sens qu’elles ne me plairont pas. Des comédiens français, des comédiens célèbres, j’en ai reçu. Coquelin est venu chez moi avant de mourir. C’était un acteur important et qui se plaisait à l’être.

De comédiennes, je n’ai vu que de petites jeunes dames de la Comédie-Française, que j’ai regardées sans désagrément. Elles étaient fort jolies, l’une était même à ce moment, dit-on, la plus jolie femme de Paris. Une autre faisait parler d’elle, au moins autant, parce qu’elle avait de la grâce et aussi parce qu’elle était allée à Longchamp, les pieds nus dans ses petits souliers. Jolies, jolies, oui, de jolies femmes de Paris, mais il n’y a pas eu moyen d’oublier une minute qu’elles étaient jolies. Les comédiennes de France sont sans doute trop jolies pour qu’on pense à la pièce qu’elles jouent.

Une seule m’a touché, qui est madame Desprès. Je suis surpris que les Français mettent si haut le talent de Suzanne Desprès, car il n’est en elle rien de frivole et de facilement agréable. Elle n’est pas jolie, mais au moins cela lui permet d’être belle de temps en temps. Les Allemands trouvent que c’est une grande actrice. Les Français aussi. Est-ce qu’on pourrait s’entendre en matière d’art ? Ce doit être une exception.

À Paris on n’a pas aimé Reinhardt et ses hardiesses intelligentes. On lui a préféré la folie baroque des ballets russes. Je ne sais pourquoi cet accueil glacial en somme.

— Les Berlinois, repartit d’Ascain, n’ont pas fait fête à Mounet-Sully.

Il a l’air de penser que c’est un scandale.


Cette soirée m’a fait du bien, et si j’avais pu parler de Misaine plus directement, j’aurais été heureux. Ma bonne humeur a fait plaisir à tout le monde.

Je suis rentré dans la nuit tiède.

Il est tard. J’ai sommeil.

Berlin, 20 juillet.

On dit qu’il est mort, ce moine, dont le tsar n’était que l’ombre. Est-il mort vraiment, et régnait-il à ce point qu’on prétend ? J’ai entendu parler de cette espèce de prêtre, qui n’était qu’un moujick, après tout, et dont la culture devait être fort sommaire, mais qui était tout mysticisme et hallucination sacrée.

Pas le maître, non, il n’était pas le maître, mais il était presque l’âme de ce maître et il avait pris l’âme de ce maître. Plus puissant que les grands-ducs, il était comme l’icône obsédante qu’on porte au creux de la poitrine, là-bas. Intelligence illuminée, qui enveloppait de sa frénésie mystérieuse un trône, j’ai voulu mépriser cet empire qui obéissait à ton empire, mais je sais bien que j’ai été jaloux de celui à qui tu as parlé. Que faisais-tu là ? Ce faible ne pouvait devenir un conquérant. Il était prisonnier de tout, et de lui-même, et tu n’as pas, comme on dit, porté au bord de son cœur le visage du peuple et le sens inconnu de la vérité. Tu as été prêtre, comme une clarté de Dieu, pour celui qui n’était plus dans la vie et n’avait pas le besoin d’y être.

Que m’aurais-tu dit, si j’avais traîné derrière moi ta personne modeste et ton exaltation sublime ? Aurais-tu essayé de me parler des hommes que je connais, des petits et des grands que je méprise d’égale force et qui ne me plaisent que par leurs haines immortelles ? Tu ne m’aurais pas même parlé de Dieu, car, si tu l’avais tenté, j’en aurais parlé mieux que toi.

Personne ne m’a parlé de moi, que moi-même, et moi je ne sais pas bien qui je suis. Je crois savoir d’où je viens ; je ne sais pas où je vais. Me l’aurais-tu dit ?

Oh ! ce n’est pas toi, paysan russe, qui me l’aurais dit. Il eût fallu rencontrer une âme fière et haute, derrière des yeux inespérés, et ce n’est pas l’aspect grossier d’un pauvre qui pouvait me plaire. Je n’aime pas qu’on me parle d’humilité.

Que fera-t-il sans toi, le maître de tous ces hommes ? Heureux, puisqu’il t’avait rencontré, il retombe dans son inutilité. Tu ne l’as pas armé d’une foi qui fasse ta présence éternelle et invisible. Mais, au moins, il t’a rencontré.

Je n’ai rencontré personne. La ferveur, le rêve, le génie, s’agitent en moi confusément, et voilà bien et bien des années, et j’attends encore la parole qui éclairera. Peut-être vais-je l’entendre et savoir. Peut-être ne viendra-t-elle jamais.

Misaine ?…

Berlin, 25 juillet.

J’ai un bon réveil. Je donne un regard aux journaux. Ils abondent en notes sereines et confiantes ; tout est souriant ; la croisière du Frédéric y est rappelée çà et là ; tous les projets de villégiature des chefs d’armée ou des hommes politiques sont généreusement divulgués. C’est trop beau. Thülow a passé là. Il ne faut s’attendre à rien de bon.

Que disais-je ? Un pli me rejette en plein combat ; chaque minute va devenir une menace. Journée de maîtrise, journée difficile, d’où je sortirai sans doute diminué de ma volonté intérieure, mais plus grand de l’audace de mes actes.

Je suis prisonnier de ce débat. Attendons les aides de camp et Thülow lui-même, Thülow épars aux quatre coins de cette capitale, où il recueille les ouragans des quatre coins du monde.


Onze heures. Rien. Le dernier billet de Schmeinecht était si angoissant que je dois attendre chez moi. Je suis incapable de m’occuper et même de penser.

Je déploie une carte d’Europe. Que d’affaires mal réglées dans cette affaire : la distribution d’un continent. Un enfant la corrigerait. La forme de la Pologne, de la France, de la Suisse, comment ne voudrait-on pas mettre au point ces erreurs criardes ?

Le temps est-il venu ?…

Que sais-je ?

… Peut-être est-il trop tard — ou trop tôt. Il y a trois ou quatre ans, un jour, tout a senti la poudre, et partout la poudre était défectueuse sauf dans les arsenaux d’Allemagne. Il y a eu une date, une date précise, qui n’est que d’un jour, que d’une heure peut-être, où le geste que nous n’osions risquer devait être risqué. Moi, je voulais, mais c’est aujourd’hui seulement que mes paroles d’alors sont entendues.

Aujourd’hui, tant de choses sont changées. Ça ne sent plus la poudre et, cependant, je sais que d’autres vont en avoir autant que nous. La diplomatie étrangère a mis souvent en déroute nos grands hommes et le commerce a bouleversé sa ligne de conquête. S’il était possible d’attendre, d’attendre longtemps, la production allemande réaliserait peut-être sans heurt son impérialisme universel, mais rien n’est moins prouvé. On dit que l’Angleterre se confie aveuglément à la routine de ses succès et que c’est un pays voué à la paresse et à la décadence ; mais les Anglais le disent aussi haut que nous. Ils mentent.

De la France, il faut tout craindre, puisque ses idées ont pu redevenir si violemment tricolores sous prétexte de je ne sais quel Maroc.

Non. Il ne faut pas attendre. La paix stratégique de l’industrie n’est pas une arme sûre, et nous devons préférer, avec sa formidable incertitude et tous ses dangers, le grand va-tout.

Midi. Je déjeune devant ma carte.

Un mot de Thülow ; rien.

Les heures sont longues. Où allons-nous ? Qu’est-ce qui se détend, qu’est-ce qui se rompt pendant ce silence ?

Des heures vaines, des heures sans nouvelles. Je tiens à être seul, et je suis très seul tout le jour.

Six heures ; le soir ; une série de mots de Schmeinecht, puis de Thülow, et encore de Schmeinecht. Des contradictions, de la nervosité, trop d’adresse surtout. Ils ont l’air de ruser avec moi. Donc, tout n’est pas dit, puisqu’on en est encore à jouer. Jouons. Ce n’est pas intéressant. Je lis des phrases signées : Schmeinecht, que Thülow a dictées, ou le contraire.

Enfin, sept heures, quelques lignes de Thülow qui m’annonce sa visite pour le soir. Tout retombe dans le calme ; la crise est finie. Je suis à la fois content et déçu. Il me semble que je n’ai pas dit mon mot. Ne l’ai-je pas dit ? Je dois être satisfait puisque tout s’accorde avec le souhait que j’ai fortement exprimé devant tous.

Dîner de famille. Huit convives. Mon fils a un air triomphant qui lui va bien. Il exagère sa lippe, sous le prétexte que c’est impérial. Ce n’est pas un empereur, cet enfant. Mais il serait extraordinaire à la tête d’une armée.

À dix heures, Thülow n’est pas venu ? Il se fait excuser. Une migraine le visite.

À dix heures et demie, un mot qui me fouette le sang. Il y a un gros incident balkanique qui peut se restreindre au foyer de la guerre orientale, à moins qu’un-petit événement ne provoque l’embrasement général.

À onze heures, ce télégramme :

— La Russie mobilise.

Voilà qui est fait : dans quelques heures une grande guerre rapide et décisive sabrera l’Europe. Demain les journaux de Berlin publieront tous, par ordre, de longs articles, célébrant le bonheur d’une paix que rien ne troublera !

Berlin, 26 juillet.

Nuit désespérante. Après un peu de sommeil, je me réveille brusquement, tremblant, glacé, avec l’impression d’un poids énorme sur la poitrine. Il faut décidément que je ne sois pas malade, au moment où tous mes gestes sont notés et ressentis.

Cette fièvre, qui me prend brusquement en plein sommeil, me secoue un tonnerre carillonnant dans les oreilles. Ce ne sera rien. Mais cela empire.

Je prends un calmant, qui me donne l’illusion de me rafraîchir, mais qui me tient complètement éveillé. Ma volonté se dérobe à mes ordres. Je veux dormir cependant.

J’ai subi bien des nuits blanches en des moments graves, et cela ne s’est point vu. Mais aujourd’hui, il faut que pas une seconde, pas une ombre, de ma force physique et morale ne soit endommagée. Je veux. Je veux.

Je ne peux pas.

Je pense à des plans inouïs, à des fautes qu’il y a dans des projets. Oui : je sais un grand projet de l’État-Major qui nous a tous enthousiasmés ; il semblait parfait ; il ne l’est pas ; je viens de découvrir brusquement ce qui le fera crouler. Demain, si tout cela n’est pas un méchant rêve, demain je vérifierai et ce sera de la bonne besogne. Demain sera une journée considérable.

Pourquoi n’ai-je pas pensé une seule fois à Misaine depuis avant-hier ? Il faut que je la voie.

Est-ce que je connais cette femme ? Qui est-elle ? J’en ai vu de plus belles, de plus prenantes, de plus nettes. Pourquoi suis-je si préoccupé de cette Française ?

Je ne peux m’avouer qu’une raison : j’attache une foi superstitieuse aux paroles de Misaine. En moi, s’est gravée l’impression que je n’accepterai ni entreprendrai rien sans connaître ce qu’elle en pense. Je ne parviens pas à me blâmer de cet envoûtement : je ne cherche qu’à y céder et je demande à obéir. Où est-elle ?

J’avais exigé qu’on me l’amène. Je punirai les coupables. Car c’est exprès qu’on l’a empêchée de venir. Elle eût été ravie, cette petite dame, de me conseiller ou enfin de me dire ce qui calme et encourage. Il est certain qu’elle est arrivée à Berlin. Heimann a-t-il oublié mes ordres ? Quel imbécile ! J’aurais fait sa fortune à ce garçon-là. Il n’a pas quarante ans, je le tirais de cette espèce de vie servile qu’il tolère, et je le transformerais en grand officier de ceci ou de cela.

On l’exilera. Je suis trop bon et tous ces gens abusent de ma faiblesse. Il manque à mon autorité quelques exécutions caractéristiques. Ils n’ont pas vu couler leur sang et s’imaginent qu’ils n’ont qu’à se laisser engraisser indéfiniment.

Il faudrait faire un cadavre de ce Heimann. Qui croirait qu’avec son air si doux, si gentil, si bête enfin, il était capable de trahison ?

Il obéit peut-être. Qui commande ? Thülow encore, toujours. Ah ! mettre Thülow, au mur, les yeux ouverts, face à douze fusils !…

J’y songerai.

Demain, je vais cravacher toutes les inerties qui m’entourent. Demain, je montrerai qui je suis.

Demain, il faut trouver Misaine et lui parler. Rien de plus facile, puisqu’elle est à Berlin et qu’il suffit de lui faire porter un message pour l’avoir ici une heure après.

Voilà. Pourquoi tant de fièvre ? Et des coups dans ma tête, des coups terribles, à croire qu’il y a du monde là-dedans qui se débat, ou que j’ai au front un instrument de torture implacable qui me pénètre obstinément le crâne.

Des pendules sonnent. Des horloges sonnent. L’heure, la nuit, la paix. Il fait profondément paisible. Tout cela est plein de lâchetés et de mensonges et je suis absolument seul au milieu d’un chaos de haines irrémédiables. Je suis las de me colleter avec toutes ces ombres.

Est-ce que toute ma vie va se passer à cela ? Mais elle est bientôt passée peut-être et je n’ai rien fait.

Il y a tant de gens à punir…

L’aube. Des oiseaux. Loin de ma fenêtre, un soldat vient d’être relevé. Également, le factionnaire de ma porte. Comme je suis gardé ! Comme je suis perdu !

Je ne dormirai pas. J’ouvre ma fenêtre… Ça sent l’été et l’herbe humide. Ah ! je respire, mais je suis brisé, brisé, brisé.

Un brouillard tout à coup. J’ai failli tomber. Je me jette sur mon lit. Je dors. Je dors. Combien de temps ?

Je suis réveillé ; il y a quelqu’un là. Il est tard et j’avais commandé qu’on me réveille. Il y a là un officier, un valet de chambre et Heimann. C’est lui qui me réveille. Il a une bonne figure ; brave, bon Heimann…

Ses lèvres remuent et je n’entends pas ce qu’il dit. Je n’entends rien. Il y a un mur. J’ai peur. Suis-je sourd ? Suis-je fou ?

Je me secoue, je me fais soigner, je prends un cordial et je sens la vie qui rentre en moi peu à peu. Je commence à entendre. Je vois les couleurs des choses. C’est la vie.

La vie…

En auto, 27 juillet.

À peine remis de cette nuit atroce, chancelant d’un réveil incertain et doux, je me suis forcé de ne rien laisser paraître sur mon visage ou dans mon allure.

À neuf heures, je suis prêt à partir et fais annoncer à Thülow que je me mets en route. Qu’il veille à tout mettre en mouvement, mais il n’est pas à la merci d’une surprise et je sais qu’il suffira d’une seconde pour que mon ordre, pour qu’un mot, transmis par Thülow à l’armée, dresse instantanément l’arme unique, toujours menaçante, que nous avons construite. Thülow répond et me demande de ne pas cesser de communiquer avec lui. Serait-ce qu’il ne bronchera pas de la journée ? Je le croirai quand on me l’aura prouvé.

Mon fils vient me souhaiter le bonjour. Je l’emmène avec von Scheipperg et Metzbar. On se presse — l’auto file.

Derrière nous dans une autre voiture, von Himbourg, Shreck et von Heinem. Ils ne nous suivront pas, mais il convient qu’ils se montrent à Magdebourg. De là, ils repartiront sur Posen et Breslau.

Heures sans fièvre. Cette randonnée va me rompre les os et je ne me sens pas la tête en parfait équilibre. Le silence me repose. Mon fils est aussi muet que moi, très pâle, transfiguré. Pour attirer mon attention et me montrer dans un champ un régiment qui manœuvre, il m’a touché la main. La sienne était glacée.

Je regarde le paysage, éperdu sous le torrent de notre vitesse.

On travaille dans les prés. Le soleil inonde la griserie des meules. Nous dépassons un groupe splendide de chevaux que leur fermier conduit à l’abreuvoir. Il y a des milliers de chevaux splendides pour emporter à pleins muscles l’artillerie allemande.

Une heure. Le déjeuner. C’est au château de Hundt, en Hanovre. Alentour, toute une petite armée est réunie. Ce sont des manœuvres et pas autre chose. Il y a des trains tout prêts à deux kilomètres. Cela prouve que ce sont de grandes manœuvres avec exercice de mise en campagne. Nous hésitons à passer les hommes en revue. Pourquoi non ? Le président Poincaré est bien occupé, en ce moment, à voir défiler les armées du Tsar à Krasnoïé-Sélo. Nous y renonçons, nous bornant à une discrète inspection. Il paraît que mon incognito est absolu. La rapidité de cette course nous prémunit contre les indiscrétions immédiates. Et puis l’empire ne ressemble pas à Berlin. Mais peut-être chacun a-t-il compris l’attitude qu’il doit adopter ? Berlin a l’air détendu parce qu’il faut que Berlin ait l’air détendu. Les campagnes ont leur activité grave et les soldats une espèce de silence profond que l’on sent prêt à éclater, sur d’autres terres, en hymnes et en fureurs.


Quatre heures : Dusseldorf.

Six heures : Cologne.

Des hommes, des hommes, des hommes. Des armes. De l’ordre. De la force.

Un silence inouï sur ces masses. Comment le monde ne sent-il pas que la grande armée de l’empire allemand se prépare et médite ?

La nuit. Aix-la-Chapelle.

Vieille ombre qui se souvient des nuits impériales, cité de passé et de rêveries, comme le présent, comme l’avenir la dominent ce soir ! Rien n’est changé cependant dans la sérénité grandiose de la ville, et son odeur d’histoire morte l’écrase d’un lourd sommeil. Mais on sent rôder autour d’elle l’agitation du lendemain victorieux.

Taciturne guetteur qui maintient la frontière, comme un poteau indéracinable, dressant l’effigie de la pensée dominatrice allemande au-dessus de l’occident flamand et de l’occident latin, mais tendue comme un regard vers la mer et les grandes îles, Aix-la-Chapelle se tait comme jamais elle ne s’est tue. Comme si, plus profond, le silence de son orgueil séculaire voulait étouffer les pas qui marcheront cette nuit, les pas en route vers l’ouest.


Nuit opaque. Sommeil. Sommeil pensif.


Départ à l’aube. Mes compagnons n’ont pas cet air de joie facile qu’ont tous les hommes au réveil. Ils ont leur visage sérieux de la veille.

Nous parlons à peine. Mon fils a dû passer une nuit blanche. Il est moins grave qu’hier et tapote fébrilement la portière de l’auto avec sa petite cravache.

Il s’est déplacé beaucoup de puissance allemande cette nuit. Ce sera plus décisif la nuit prochaine.

En rasant un mur de ferme, j’entrevois un troupeau immense qui se presse contre la barrière. Qu’un autre se joigne à lui et la masse rompra la barrière, si fort que nul ne pourra lui résister.

Qui nous résisterait au delà de cette barrière qui va être rompue ?

Dix heures : Trêves.

Les troupeaux s’amoncellent. Ce soir, demain, ils forceront la barrière inutile. Que d’hommes, et quelle haute résolution ils ont prise, de ne pas savoir ce qu’ils feront, avant de le faire !

La route. Le silence toujours.

La route de Metz. Nous n’entrerons pas dans la ville. C’est une heure mauvaise et il est inutile de me montrer. Dans quelques jours, pour la première fois, je serai sur d’être chez moi dans cette colonie où, déjà, mon image de pierre habite la cathédrale.

Mais nous voici en face de la ville. J’aperçois les maisons, la gare, la flèche d’une église, et nous repartons : on nous attend au camp improvisé de Salsburg. Comme nous changeons de route, à une croisée de chemins, une auto hâtive frôle la nôtre et disparaît dans la direction de Metz. J’ai reconnu les deux officiers et leur compagnon, celui à qui j’ai téléphoné hier de Cologne et d’Aix et dont je trouverai les télégrammes et les avis tout le long du chemin. Il s’agite à Berlin, il vérifie ma propre inspection, il est partout, Thülow, il est trop partout.

Nous faisons un long détour. Quel dommage de passer en trombe dans ce charmant village que j'ai tenu à voir en compagnie de mon fils. Saarlouis, Saarbruck, Forbach, Sarreguemines. C'est là qu'ils sont venus. Scheipperg déclame. Metzbar croit nécessaire d'être ému. Mon fils et moi remarquons surtout que le pays est exquis et nous sommes un peu déçus, comme devant ces choses vieillies et passées dont les aïeux se sont trop réjouis.

C'est un pays bien séduisant, voila le plus vrai de notre impression. Mais pour aller de Metz à Strasbourg, la route est meilleure par Nancy !

Je n'irai pas à Strasbourg, je laisse mon fils y aller sans moi avec Metzbar. Ils visiteront Mulhouse et Colmar.

Je veux être rentré demain matin. Je ne dois pas me montrer. Les magazines de tous les pays sont peut-être, en train de me représenter sur le pont du Frédéric. Ces brûtes se trompent toujours dans le détail de mes vêtements.

Dîner. Deux heures de repos à Gratzheim.

Retour avec Scheipperg.

Tout est prêt.

Je le savais. Je suis content d'avoir vu. Je suis content d'avoir entendu ce cyclone mystérieux en route vers la dévastation.



Berlin, 30 juillet.

On annonce mon retour. Je peux donc me montrer à Berlin. La crise devient publique. Elle n'en est que plus secrète et, s'il se peut, plus sournoise.

Thülow semble un dictateur. Il est maître de l'heure, ou il l'a été. Mais son rôle est Fini. D'abord parce qu'il a fait tout ce qu'il avait à faire, ensuite parce qu'il deviendrait dangereux en s'activant. L'auto entr'aperçue aux portes de Metz m'a donné à réfléchir. Je ne veux rien briser ; il n'est pas question de rejeter cet homme utile dans la disgrâce où je le confinais au temps qu'il était mon grand collaborateur. Mais les événements se militarisent. Chacun n'agira plus que selon son grade et son étiquette — et selon mes ordres. Laissons parler Schmeiuecht qui a le droit, lui seul, de commander, après moi ; que les autres s'entendent avec Stirlen-Stürmer et les affaires étrangères…

Thülow était en marge depuis quelques mois. Je l'ai laissé masquer de sa brillante et subtile intelligence les efforts de mes fidèles. Qu'il leur laisse le champ libre maintenant. Qu'il se soumette. Il peut triompher en obéissant.

Il a d'admirables propriétés en Italie où sa fortune généreuse l'a rendu populaire. Qu'il aille les visiter. Il suivra la lutte depuis cet observatoire et nous, d'ici, nous le suivrons, car là-bas il y aura lutte et j'ai peur qu'il n'ait en face de lui de rudes adversaires. Mais il en a vaincu d'invincibles…

II n'y a plus de fièvre à Berlin. Je suis fier d'être au milieu d'un peuple si assuré que l'inconnu va parler pour lui. II y a trois jours, je pouvais douter. Maintenant je suis assuré comme lui. J'ai senti que trop de pas résolus portaient notre machine de guerre contre les vieilles murailles sans gardiens ; je sais comme elles crouleront et comme il ne tiendra qu'à nous de ne jamais les laisser remettre debout.

Je ne puis croire que j'ai été si malade. Je n'ai plus d'âge tant mon sang crie et chante. C'est l'heure qui vient, la grande heure attendue.

Mon fils est rentré. II a l'air d'un hussard prêt à sauter en selle.

La foule parle. La foule attend. La foule est prête à hurler de joie.

Mon temps n'est plus à moi. Les aides de camp, les généraux, Thülow, Schmeinecht, Stirlen-Stürmer, la presse, l'armée, tout l'empire passe devant moi. La conciliation des inconciliables nous menace à toute minute, mais nous savons où nous allons et le plus délicat de nos réunions consiste à jouer sur les mots pour répondre par delà les frontières actuelles. Le ton se modifie peu à peu ; il a fallu doser l'indifférence, puis l'autorité, ou, pour être juste, l'autorité dans l'indifférence.

Ils sentent bien que notre mot est dit.

La panique est générale. Les chefs d'État regagnent leurs palais. Le nuage va crever. Qui les abritera ?



Berlin, 30-31 juillet.

Je suis angoissé de ma nuit. En rêve, je priais. Je ne pensais qu'à Dieu, et que par Dieu. Évoquant, le génie sanglant de Thor, éternité triple et immuable vouée aux hécatombes, aux sacrifices d'innocents, aux audaces extrêmes, je sentais le souffle sacré passer dans ma voix. Je parlais. Je ne sais plus où je parlais. Je crois bien que j'ai prêché des marins sur un bateau, des soldats dans le sommeil du camp, une foule sur une place publique, et cette place ressemblait à l'hémicycle qui encadre la porte sacrée de Saint-Pierre de Rome. Quels mots servaient ou desservaient ma pensée, et quelle pensée me possédait ? La voix divine parlait pour moi. Je n'étais plus que le confident béni de la grande volonté imprononcée. J'étais au seuil de la vraie croisade, de la première, de la dernière, de la seule, et destiné à proclamer ma mission propre et celle de ce peuple, je lui disais : « Venez avec moi vers votre gloire définitive, » comme une voix m'avait dit à moi : « Ce peuple qui est le lien est le peuple privilégié, conduis le vers l'apothéose où sera sa gloire absolue et la couronne réelle. »

Puis les mots, les paysages, les foules, tout s'est brouillé dans une confusion brumeuse où je sentais un brouillard envahir mes yeux et ma gorge, puis je me suis trouvé, épuisé, sur un petit lit de cuivre, dans une chambre claire, où la lumière du matin entrait doucement. Je ne pouvais parler. Je sifflais en respirant. En faisant un grand effort, je tournai la tête et je vis une femme en blanc assise à mon chevet. Elle me donna à boire. Elle me regardait pitoyablement. Je voulais la voir sourire. Elle médisait : « Buvez. Buvez ». Mais je repoussai la tisane en râlant :

— Souriez.

Elle ne souriait pas.

J'insistais. Je criais presque :

— Souriez, souriez.

Mais, au prix de ma mort, elle n'eût pas souri.

Je suis pourtant bien sûr qu'elle avait les yeux de Misaine ; et qu'est-ce que cela veut dire, cette bouche qui ne sourit plus ?

Dieu… Dieu… Dieu…

Au réveil, j'ai fait appeler Heimann. Je veux voir Misaine. Tout m'en a empêché, et d'abord la lâcheté où m'entretenait le trop important Thülow. Je la verrai aujourd'hui.

Heimann aura, par Karl, chez qui j'ai rencontré d'Ascain, ou par la police, l'adresse de madame Dié. Il la priera de venir. Elle viendra.

Ou je l'y forcerai !

Heimann n'est revenu que dans la soirée.

Misaine était descendue au Bristol, où il est allé trois fois dans la journée sans la rencontrer. D'Ascain est chez des amis, les Koenig, de Marketstrasse ; et le fils de Misaine, Pierre Dié, est presque dans la campagne, au collège de l'Allemania, dont le directeur est ami de Dié, l'industriel. tout cela, c'est de l'enquête : ce n'est pas ce qu'il me faut. Où est Misaine ?

Elle a enfin reçu mon Heimann, après dîner.

Pas froide, mais indifférente, et peut-être préoccupée. Elle a dit qu'elle viendrait, le lendemain, si cela n'était pas devenu impossible.

Réponse déconcertante qui n'a pas satisfait Heimann. C'est un garçon sérieux. Il lui a représenté que ma prière dépassait l'urgence même et qu'il fallait essayer d'y faire droit aussitôt.

Elle s'est dérobée.

— Ce soir, il n'y a pas de raison humaine qui peut me libérer d'un engagement que j'ai pris avec de très chers amis.

Heimann insiste.

Elle répète doucement sa phrase.

Heimann va s'emporter.

Elle lui demande de la laisser s'habiller.

Heimann est un oison. Heimann n'a pas su l'obliger à parler. Il ne vaut rien.

Il a cependant cherché une solution.

— Demain, a-t-il dit avec force, vous viendrez demain.

Elle :

— Demain, demain, je devrais dire que c'est Impossible.

Heimann, exaspéré :

— Impossible ? impossible ?… Et Misaine gentiment :

— Si je le disais, vous ne pourriez faire que cela ne soit pas ainsi… mais j'essaierai… venez me chercher, l'après-midi…

Lui :

— Non, le matin. Elle :

— L'après-midi seulement. Le matin, je vais à l'Allemania passer quelques moments avec mon fils qui m'attend.

Heimann a dit :

— Soit.

… Parce que c'est un maladroit… Et il est rentré.

C'est dix heures, je n'ai pas une minute. Quels ordres donner ? Attendons demain.

Nuit active. Le drame du monde tient en deux lignes. Nous les avons répandues hier, sous une forme élégante. Nous leur avons donné, nous-mêmes, des réponses publiques, internationales, contradictoires. Aujourd'hui, ce qui doit être dit sera dit.

J'ai dormi trois heures, mais je suis satisfait.

Heimann est là. Il attend mon réveil. Saura-t-il réparer ses fautes d'hier soir ? Que ne puis-je disposer de mon temps et de mon autorité ? Tout serait si simple.

II se met en quête.

Il téléphone discrètement au Bristol. On lui répond que madame Dié est partie de grand matin en auto. Il ne demande pas d'inutiles explications et se fait conduire à l'Allemania. Il l'obligera bien à venir.

À l'Allemania, on n'a vu personne. Misaine était venue la veille et avait emmené son fils à Berlin. Retour précipité à Berlin ! Heimann, exaspéré enfin, pénètre au Bristol, demande à voir madame Dié.

— Elle est partie, ce matin, avec un jeune homme et un monsieur de ses amis.

— Partie en promenade ?

— Non, avec l'auto et tous les bagages.

— Quelle direction ?

— La France.

Elle a fui. Cette femme est lâche ! Elle a eu peur de moi, de me voir, de m'entendre. Elle savait que je tenais à la voir pourtant. Comment ne l'aurait-elle pas su ?

À nous le télégraphe. La frontière est hermétique. Les trains ne passent plus. Les autos non plus. Aucun homme ne peut rentrer en France maintenant.

Si Misaine allait partir, laissant son fils et d'Ascain ? Cela ne lui ressemble guère. Il faut tout prévoir.

Ordre est donné que la route lui soit coupée sous un prétexte quelconque. Et maintenant nous verrons bien si elle quittera mon pays, si elle me quittera avant la fin de la guerre.

C'est la guerre, les autos militaires sont en route pour le Luxembourg, et, de là...

Ah ! Paris !