Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXIX

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 363-378).


CHAPITRE XXIX.




Far other dreams my erring soul employ.
Far other raplures of unholy joy :
When at the close of each sad, sorrowing day
Fancy restores what vengeance snatch’d away.

Pope’s, Eloisa to Abelard.


Le docteur Malart se montra fort gracieux envers les deux amis ; il gronda cependant le blessé, auquel il trouva une agitation qui lui dénonçait une erreur de régime ou quelque émotion un peu trop vive.

— N’enrayons pas notre convalescence, dit-il ; de la modération, je vous prie, monsieur d’Armentières, et vous monsieur de Beaurevoir, je vous recommande la plus sévère surveillance ; un malade est comme un enfant, il ne faut pas le quitter jusqu’à ce qu’il soit grand garçon et puisse marcher seul. Je vous rends responsable au moins de tout ce qui pourrait désormais donner un démenti à mes pronostics. Je vous délègue toute mon autorité doctorale sur votre ami, monsieur de Beaurevoir ; et si quelque symptôme vous inquiète entre ma visite du jour et celle du lendemain, faites-moi prévenir, j’accourrai, ou venez me consulter, je vous rassurerai. Adieu, messieurs, je vais voir si un petit Normand conçu depuis neuf mois se décide à venir aujourd’hui au monde. Si vous avez envie d’être parrain, la marraine et la mère en cherchent un, monsieur de Beaurevoir.

M. de Beaurevoir répondit à cette proposition en demandant si la marraine était jolie.

— C’est ma femme, dit M. Malart.

— Et vous croyez qu’elle m’accepterait pour compère ?

— Ce serait avec plaisir, je vous assure.

— Je serai donc parrain, dit M. Beaurevoir.

— À la bonne heure, dit M. Malart, nous reparlerons de cela dès que l’enfant sera venu au monde. Et il sortit de fort bonne humeur.

— Il ne se doute de rien ! s’écria Alfred de Beaurevoir quand il crut le docteur Malart au bas de l’escalier. Qu’en penses-tu, d’Armentières ?

— Je pense que tu feras bien d’être parrain puisque tu l’as promis ; mais à ta place je n’irais pas plus loin.

— Ah ! j’avais oublié l’aventure d’Armand ; mais quelque intéressante que je la trouve, puisqu’un si long récit te donne la fièvre, remettons la conclusion à demain.

— Non, j’ai terminé ; j’en étais resté, je crois, à ce que devint Armand après son déjeuner.

— C’est-à-dire au déjeuner qu’il attendait encore ; mais, mon cher Théodose, en quelle année de l’ère chrétienne places-tu la date de cette histoire ?

— Je te l’ai déjà dit, en 1812 environ.

— Oh ! alors, je sais d’avance le dénouement de ton allégorie. J’avais peur que ce fût au moyen âge, ce qui deviendrait par trop sérieux : ton docteur serait un vrai tortionnaire qui disséquerait tout vivant l’amoureux captif, comme le pauvre chien de madame Goguelu, après l’avoir surpris à son tour dans son sommeil, et garrotté sur quelque fauteuil mécanique aux bras de fer. La femme de chambre Justine est congédiée, madame Héloïse écartée sous quelque prétexte, ou peut-être même rendue l’involontaire complice du bourreau par quelque infernale machination. Malheureux amant d’une nouvelle Héloïse, vos cris ne sont entendus de personne ! votre sang coule pour assouvir la fureur d’un nouveau Fulbert, ou peut-être suffit-il de la terreur pour corriger à jamais le tendre Armand de l’imitation de Faublas. Voilà ton histoire au moyen âge ; mais dans notre siècle, mon ami, nous avons beau faire les méchants, nos vengeances de mari ou de tuteur dupés ont des dénouements moins terribles.

— C’est-à-dire, Alfred, que ta conscience recule devant la supposition même du malheur de mon héros. Je pourrais cependant te rappeler un procès récent.

— Justement, mon cher Théodose, les tribunaux sont là ; et si le docteur Valésien, avec ses expériences sur le crâne des amants, s’était permis quelque vengeance comme celle du sire de Coucy, ou même une plaisanterie un peu moins forte, le bénéfice du clergé ne protège plus en justice les prêtres eux-mêmes, à plus forte raison les médecins. Armand aurait parlé ou écrit, morbleu ! à moins que ton médecin du diable lui eût coupé à la fois la langue et la main, avant de lui trépaner la nuque.

— Eh bien ! non ; je crois, moi, qu’en mettant les choses au pis, Armand n’eût rien dit ; je crois qu’après bien des serments de colère et de désespoir, il se tairait encore sur la vengeance sérieuse ou simulée que le docteur jaloux eût exercée sur lui, n’importe laquelle. En le dénonçant à la vindicte des lois, comme tu le voudrais, Armand se serait dénoncé lui-même au ridicule. De toutes les passions qui survivraient en lui, la vanité serait désormais la plus impérieuse. Après bien des noirs projets de misanthropie, après bien des serments de rage, Armand serait obligé de s’avouer qu’il n’a plus l’énergie nécessaire pour les exécuter. Il finirait par se résigner aux faiblesses et aux vices timides de sa nouvelle existence. Trop fatalement malheureux pour ne pas comprendre tout le genre humain dans sa haine, hommes et femmes, mais seul contre tous et réduit à la vengeance secrète d’un démon, il imiterait tant d’autres héros qui se font glorifier avec des succès usurpés. Qui sait ? peut-être se consolerait-il ironiquement de sa mésaventure en se faisant attribuer de mensongères conquêtes ? Peut-être Armand passerait-il pour un homme à bonnes fortunes ? Peut-être sa vanité irait-elle jusqu’aux périls de ce rôle dangereux rêvé par sa folle jeunesse, et il préférerait se battre en duel plutôt que de démentir victorieusement la médisance qui l’accuserait d’avoir ruiné la réputation d’une femme ? Peut-être enfin, il est vrai, une plus noble ambition lui serait-elle restée pour le distraire de cette puérile gloriole ? Au lieu d’employer son humeur chagrine à troubler les ménages, peut-être s’élèverait-il à l’esprit d’intrigue qui bouleverse un État et sème les tempêtes d’une révolution populaire. À ce prix, l’histoire un jour inscrirait son nom à côté de ceux de Narsès, le général de Justinien ; d’Eutrope, le ministre de Théodose ; d’Haly, le grand visir de Soliman II.

— Je lui souhaite beaucoup de plaisir, dit Alfred ; je ne me sens aucune vocation pour rivaliser avec les Eutrope, les Narsès, les Haly et autres grands hommes du même genre.

— C’est-à-dire que tu renonces à être le compère de madame Malart ?

— Non pas ; je ne sais pas me dédire ; mais quelle que soit la fraîcheur de ma commère normande, je ferai une économie sur le cadeau de parrain que je comptais d’abord lui présenter : avec trente francs de bonbons et une douzaine de paires de gants, j’espère en être quitte. Elle me trouvera peu généreux ; mais le docteur comprendra que je veux rester dans le cercle d’une chaste galanterie. Et maintenant, mon cher Théodose, jette-moi bientôt au feu tes béquilles ; il me tarde autant qu’à toi de revoir nos amis de Paris. Respect à la Faculté !

— À la bonne heure ! je pensais d’ailleurs, mon cher Alfred, qu’en faisant la cour à madame Malart, tu te rendais coupable de félonie envers une des dames châtelaines de Rollonfort.

— Moi, aimer mademoiselle Laure de Rollonfort !… Pourquoi le nier ? j’y avais pensé ; mais en être aimé, voilà par malheur la grande difficulté : je suis arrivé trop tard.

— Ne m’as-tu pas dit que cette belle personne était la victime héréditaire d’une espèce de contrat immémorial entre les deux familles de Rollonfort et de Tancarville ?

— Oui ; Laure est née fiancée de son cousin Tancrède, si on peut parler ainsi.

— De celui qui s’est fait abbé ?… il me semble donc que tu avais le champ libre… à moins qu’il y ait un second cousin, et que les fiancées normandes se laissent substituer au même nom, comme un héritage anglais.

— Un second cousin existe, mais il est au collége.

— Eh bien ?

— Eh bien ! ce n’est pas lui qui m’a devancé.

— Et qui donc ?

— Devine.

— Mon cher Alfred, est-ce quelqu’un de nos amis ?

— Pourquoi te faire chercher ? ce serait être ingrat envers toi qui as contribué à me le révéler… sans t’en douter toi-même.

— Je n’y suis pas.

— Ou je me trompe bien, ou l’heureux mortel est ce M. Mazade qui, tout adroit que tu es le fleuret à la main, a failli t’envoyer dans l’autre monde, et qui (sans me vanter), quelque aimable que je sois dans ce monde-ci, avait su pénétrer, je ne sais comment, dans un cœur que j’ai trouvé inaccessible. Il fallait voir avec quel intérêt ces dames écoutaient le récit de votre rencontre que ce vieux bavard, le chevalier de Faisanville, leur fit le même soir, pour l’unique plaisir de composer une narration allégorique en l’honneur du prétendu garde-chasse. Interpellé à mon tour plus sérieusement, je fus obligé, tout en te faisant valoir en bon camarade, de dire d’où venait votre querelle, et je réussis merveilleusement à ériger M. Mazade en chevalier de l’honneur conjugal. Parbleu ! mon ami, tu as eu une bonne idée de ne pas te laisser transporter au château ! tu y aurais entendu de beaux discours sur le jugement de Dieu, car ces dames ont envisagé le duel moderne sous le point de vue chevaleresque. Bref, mon cher Théodose, nous avons, toi et moi, placé sur le piédestal de Bayard ce héros en demi-solde. Nos deux châtelaines, aussi sages que royalistes, et aussi royalistes que sages, ne juraient plus que par les vertus d’un conspirateur d’estaminet, qui s’est imaginé qu’il devait être plus jaloux de l’honneur de son ami que son ami lui-même.

— Quoi donc ! tu n’as pas eu l’esprit d’insinuer que ce Mazade était tout aussi amoureux que moi de la belle cousine qui me vaut un coup d’épée ? je le crois du moins, et tu n’aurais pas menti.

— Je m’étais bien douté que vous étiez rivaux. Le moyen de croire à cette ridicule susceptibilité pour l’honneur des autres dans un siècle où l’on fait si bon marché du sien propre ? Mais allez donc aussi contrarier deux romanesques dames qui font à la gloire d’un chaste hussard des tirades dignes de M. de Florian ! Et puis, tu sais la ruse des femmes quand elles veulent vous rendre complice de leurs vertueuses préventions : « Vous pensez comme nous, n’est-ce pas, monsieur Alfred, vous qui êtes un bon jeune homme ? N’est-ce pas, monsieur Alfred, vous qui êtes si bien élevé ? N’est-ce pas, monsieur Alfred, le Caton des gardes du corps ? Quelle abnégation héroïque ! quel oubli du danger ! quel beau caractère que celui d’un jeune officier qui défend envers et contre tous la sainteté du mariage, aujourd’hui que cette grande institution sociale est attaquée si audacieusement ! n’est-ce pas, monsieur Alfred ?… » Bref, mon cher ami, ton disciple Alfred, étourdi par ces exclamations, faisait comme le prophète Balaam, forcé de bénir tout haut Israël en le maudissant au fond du cœur. Je ne suis donc pas converti, malgré l’éloquence de mes prêcheuses ; au contraire, me voilà plus furieux que toi contre ces hypocrites de morale qui se marient uniquement pour soustraire une femme nubile à la circulation, comme un avare enterre une pièce monnayée dans son coffre-fort… et ce sont les maris qui nous traitent d’égoïstes, nous qui tendons à détruire leur odieux monopole !

— Oh ! te voilà dans les théories philosophiques ! très bien, tu iras loin avec ce point de départ. Que ne prêches-tu aussi la séduction dans l’intérêt de l’économie politique ou de quelque autre science au nom pédantesque ? tu serais à la hauteur d’une époque où les plus petits génies, rapportant tout à leur moi, se donnent fièrement pour des idées personnifiées, pour une doctrine faite homme ; vivant au jour le jour, se modifiant selon les circonstances, aujourd’hui souples et flatteurs, demain roides ou même féroces ; mais toujours constants à leur principe exclusif, l’égoïsme ; oui, l’égoïsme en politique comme en littérature, en industrie comme en philosophie.

— Mais quel est donc ton système à toi ?

— Mon système ? en effet, pourquoi mon orgueil ne se vanterait-il pas d’avoir un système comme les gens qui parlent sans cesse du leur, et sont tout juste des esprits systématiques, ramenant au cui bono toutes les questions de la coterie, car ces gens-là voudraient bien avoir un parti, une secte, et ils n’ont guère qu’une coterie, c’est-à-dire quatre ou cinq compères et quatre ou cinq laquais, quelquefois même le compère et le laquais ne faisant qu’un ? Mais je m’écarte de mon sujet ; non, mon pauvre ami, je n’ai pas de système, je suis l’esclave de mon humeur, de mon tempérament, de ma santé ; j’ai en moi un besoin d’activité et de mouvement qui me pousse dans les aventures galantes, pour occuper plutôt mon esprit que mon cœur. J’étudie les femmes bien plus que je ne les courtise ; j’aime à les voir s’agiter émues sous le regard de mon analyse ; j’aime à lutter avec elles de petites finesses et de petites supercheries, mais en m’arrêtant dès que le jeu devient trop sérieux, parce que je redoute l’assujettissement encore plus que la satiété. Je me comparerais volontiers à ces magnétiseurs qui n’endorment les plus belles somnambules que pour les faire jaser ; je me désennuie, en un mot, et je fais la guerre à mon embonpoint, ou je m’exerce peut-être à la diplomatie ; j’en ai toujours eu le goût, et si je me décide à y entrer, je ne désespère pas de devenir un jour ministre plénipotentiaire,… à Constantinople. Quant à toi, si tu m’en crois, Alfred, tu ne feras pas la sottise d’user ta vie à séduire pour séduire : que ce soit pour toi un moyen et non un but, une distraction et non une affaire ; le plus sûr est de risquer une belle partie, et après avoir acquis une réputation de beau joueur, de ne plus jouer qu’avec prudence et à ses heures ; une grande aventure, un éclatant duel !… et puis on se repose sous son trophée de lauriers et de myrtes.

— Mais est-ce bien là ce que tu as fait jusqu’à présent ?

— Qu’importe, si c’est ce que j’aurais dû faire ? Autre erreur, de vouloir te modeler sur quelqu’un, même sur moi ! et qui t’a dit que je ne suis pas une exception, un vrai génie, inimitable dans son originalité capricieuse, au lieu d’un sot assez hardi pour se moquer des règles ? un être seul dans son espèce, sublime et indéfinissable, au lieu d’un être déclassé, par suite d’un accident ? un Dieu qui a daigné se soumettre aux faiblesses humaines, au lieu d’une vanité malade qui voudrait se faire décerner l’Olympe, à cause de deux ou trois éclairs de verve désordonnée ?

— Arrête, mon cher Théodose ; je t’écoute toujours, mais déjà je ne te comprends plus…

— Le Dieu se retire donc dans son nuage. Adore-moi, homme de peu de foi ! Qu’as-tu besoin de me comprendre, esprit borné ? Voudrais-tu me mettre en contradiction avec moi-même, insolent ? Quoi ! tu me défies d’enfanter le chef-d’œuvre que j’ai promis au siècle, le plan de constitution qui doit régénérer le monde ? tu ne crois plus à mes phrases, mais les mots sont les choses, on l’a dit avant moi, mauvais logicien ; exalte-moi sur parole, morbleu ! et surtout ne t’avise pas de me juger après m’avoir enivré de ton encens : contente-toi d’être le premier critique du siècle, par la raison que moi, ton ami, je suis le premier poëte ! mais non, je suis ministre, contente-toi d’être sous-secrétaire d’État…… Ô ciel ! qu’ai-je dit ? moi poëte, moi ministre, quelle profanation ! j’ai oublié que j’étais Dieu, ma puissance s’évanouit, ma gloire avorte, j’ai trop

parlé, je ne suis plus rien

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Alfred de Beaurevoir s’aperçut ici que le blessé était dans le délire de la fièvre. Mais M. d’Armentières s’étant bientôt calmé, son ami ferma les volets des fenêtres, tira les rideaux, et sortit sur la pointe des pieds, espérant qu’il ne tarderait pas à s’endormir.