Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 26

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 344-348).


XXVI.

PIÈCES JUSTIFICATIVES.


Oui, et depuis le commencement du monde cette influence des songes est reconnue. Vous la retrouverez partout, dans l’Écriture sainte, dans l’histoire romaine, dans la mythologie. Partout la puissance des rêves est confirmée, dans tous les pays, à tous les âges, chez tous les peuples, depuis :

Le songe de Jacob, — qui lui annonça que sa postérité serait nombreuse comme la poussière de la terre ; que toutes les nations seraient bénies en lui ;

Les deux songes de Pharaon, — qui, expliqués par Joseph, préservèrent l’Égypte de la famine ;

Le songe de Mardochée, — qui causa l’élévation d’Esther, et sauva de la mort le peuple juif ; songe que Mardochée lui-même explique en ces mots :

« Et je me souviens d’une vision que j’avais eue en songe, qui marquait tout ce qui m’est arrivé, et qui a été accomplie jusqu’à la moindre circonstance.

» Je vis une petite fontaine qui s’accrut et devint un fleuve ; elle se changea ensuite en une grande lumière et en un soleil, et elle se répandit en une grande abondance d’eau. »

Cette petite fontaine est Esther, que le roi épousa, et qu’il voulut être reine

Le songe de Nabuchodonosor, — qui lui annonça qu’il serait changé en bête pendant sept ans ;

Le songe de Daniel, et tant d’autres songes encore que j’oublie.

Et Saül réprouvé, qui n’eut point de songes, et dont il est dit :

« Il consulta le Seigneur ; mais le Seigneur ne lui répondit ni en songes, ni par les prêtres, ni par les prophètes. »

Oh ! c’est une grande vérité, que le malheur nous avertit souvent par un songe.

Un songe annonça à Calpurnie, femme de César, la mort de son mari ; elle rêva qu’on l’assassinait dans ses bras. Ni ses prières ni ses larmes ne purent obtenir de César de ne pas aller au Sénat. Calpurnie voulait qu’il ne sortît pas de ce jour, tant ses pressentiments étaient horribles.

Brutus eut un songe la veille de la bataille de Pharsale, qui l’avertit de sa défaite.

Il est aussi des songes heureux : le songe de Jeanne d’Arc, qui sauva la France.

Il en est qui ont mené au crime : le songe de Jacques Clément causa l’assassinat de Henri III.

Sans compter les songes de tragédie, qui sont bien curieux à étudier aussi. Tous sont annoncés de la même manière et réfutés de la même manière par le confident ou la confidente ; ce sont presque les mêmes mots, et les mêmes rimes quelquefois.

Dans Venceslas, de Rotrou,


THÉODORE s’écrie :

Ah ! dieux ! que cet effroi me trouble et me confond !
Tu vois que ton rapport à mon songe répond.

LÉONORE. (Confidente.)

Est-ce un si grand sujet d’en prendre l’épouvante,
Et de souffrir qu’un songe à ce point vous tourmente ?

THÉODORE

Un songe interrompu, sans suite, obscur, confus,
Qui passe en un instant et puis ne revient plus,
Fait dessus notre esprit une légère atteinte,
Et nous laisse imprimée ou point ou peu de crainte ;
Mais les songes suivis, et dont à tout propos
L’horreur se remontrant interrompt le repos,
Et qui distinctement marquent les aventures,
Sont des avis du Ciel pour les choses futures.


Dans Polyeucte, Corneille envoie aussi un songe à Pauline :


STRATONICE. (Confidente.)

Un songe à notre aspect passe pour ridicule ;
Il ne nous laisse après ni crainte ni scrupule ;
Mais il passe dans Rome avec autorité
Pour fidèle miroir de la fatalité.

PAULINE.

Quelque peu de crédit que chez nous il obtienne,
Je crois que ta frayeur égalerait la mienne
Si de telles horreurs t’avaient frappé l’esprit,
Si je t’en avais fait seulement le récit.


Et elle en fait le récit, et le termine par ces mots :


Voilà quel est mon songe.

STRATONICE.

Voilà quel est mon songe.Je conçois qu’il est triste,
Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste.
La vision, de soi, peut faire quelque horreur,
Mais non pas vous donner une juste terreur.


Puis arrive le père de Pauline, qui s’écrie :


En d’étranges frayeursMa fille, que ton songe
En d’étranges frayeurs, ainsi que toi, me plonge !
Que j’en crains les effets qui semblent s’approcher !


Nous avons encore le songe d’Iphigénie :


ISMÉNIE. (Confidente.)

Quoi ! ne comptez-vous plus sur votre frère Oreste ?
Avez-vous oublié cet espoir qui vous reste ?

IPHIGÉNIE.

Vain espoir ! son trépas ne m’est que trop prédit !
Un songe encor présent à mon cœur interdit…

ISMÉNIE. (Confidente.)

Pourquoi vous alarmer sur la foi d’un mensonge ?
Fille du roi des rois, devez-vous craindre un songe ?
Croyez-en moins un songe et vos pressentiments ;
Il n’est d’oracles sûrs que les événements.


Voilà des raisonnements parfaits.

Ducis, dans sa tragédie à d’Œdipe chez Admète, fait aussi raconter à Alceste un songe qui trouble ses esprits. Admète, pour la rassurer, lui répond :


Dans ce songe confus, quelque effroi qu’il te donne,
Je n’ai rien distingué qui me trouble et m’étonne…
Pour trembler sur mes jours, craintive au moindre bruit,
Tu n’avais pas besoin des erreurs de la nuit.
Va, sans interpréter de bizarres mensonges,
Remplissons nos devoirs et dédaignons les songes.


Enfin M. de Voltaire lui-même, si grand ennemi de toute superstition, se permet un petit songe en forme de madrigal :


Cette nuit, dans l’erreur d’un songe…, etc.


M. Casimir Delavigne prouve aussi sa foi dans les songes par ce couplet d’une romance bien connue et bien jolie :


Ma sœur se lève
Et dit déjà :
J’ai fait un rêve…
Il reviendra !

Et cela au dix-neuvième siècle ! comme disent les philosophes de journaux.

Et l’on ne voudrait pas m’accorder, à moi, dans un roman, un pauvre rêve, un délicieux songe fatal qui trouble la vie d’une jeune femme en lui révélant son amour !

Je reviens donc à mon idée :

Un songe ! me devrais-je inquiéter d’un songe ?
Oui.