Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 9

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 278-282).


IX.

UNE MAUVAISE NUIT.


Pendant que Lionel dormait d’un sommeil si paisible, Laurence ne pouvait trouver un instant de repos. Une émotion inconnue l’agitait. C’était une fièvre, mais une fièvre voluptueuse, une souffrance pleine de charme ; la vie venait de lui apparaître sous un nouveau jour, comme un tableau qu’un reflet favorable vient d’éclairer. Une révolution complète s’était opérée dans son âme. Elle ne savait quel nom donner aux pensées qui l’assiégeaient en foule, à ce tremblement nerveux qui ressemblait à de la joie, à cet étouffement, à cette oppression continuelle qui ressemblait à de la crainte ; mais elle s’abandonnait avec délices à cette émotion si nouvelle. Son cœur entrevoyait un avenir, ses yeux possédaient enfin une image… une image ravissante qui les poursuivait doucement ! Lionel était toujours devant eux : elle le revoyait tel qu’il lui était apparu le matin, gracieux et tendre, avec son maintien à la fois digne et nonchalant, son sourire spirituel et son regard passionné.

Oh ! quel regard !… elle croyait encore sentir sa puissance, elle baissait les yeux comme s’il eût été là.

Personne en effet plus que Lionel n’excellait dans l’art de magnétiser une femme en la regardant. Il savait moduler ses regards dans tous les tons, comme sa voix.

Oh ! quelle voix ! je ne vous avais encore rien dit de sa voix… qu’elle était sonore et douce, et puis coquette… Une seule inflexion disait plus que toutes les paroles. À son accent, on aurait compris ce qu’il disait et à qui il parlait. Rien qu’en l’entendant prononcer ces mots :

Oui, madame,


on savait le rang, l’âge, la beauté de la femme, à qui ils s’adressaient ; on devinait s’il en était aimé, s’il craignait de lui déplaire ; si c’était une vieille femme et s’il la révérait. Pour ceux qui l’écoutaient, il n’y avait aucun doute, et je connais une femme qui fut tout à fait compromise par la manière indéfinissable, mais très-significative, dont il avait prononcé ce mot. Malheureusement, les inflexions ne peuvent s’écrire ; mais j’espère qu’il se trouvera quelques femmes qui devineront ma pensée et l’expliqueront à ceux qui nieraient la justesse de cette observation.

Lionel enfin était doué de ce je ne sais quoi qui séduit. Sa tournure élégante, son assurance respectueuse, sa démarche, la manière dont il tenait son chapeau, dont il saluait, dont il fermait la porte, tout en lui était distingué et gracieux ; il fallait bien cela pour expliquer tant de succès avec tant de défauts.

Le désir de plaire, chez lui, était un instinct et une passion ; bien plus, un goût dont il avait fait un art.

N’ayant pas de graves occupations, trop riche pour faire des affaires, trop indépendant pour prendre une place dans le gouvernement, il menait la vie oisive d’un élégant, jusqu’au jour où son âge lui permettrait d’arriver à la députation. Il était dans cette classe de gens qui, par leur existence et surtout leurs prétentions, sont cotés bien au-dessus de leur valeur : ils ne peuvent déjà plus descendre à des emplois subalternes, et cependant ils n’ont droit à aucune place importante.

Ainsi Lionel, qui aurait été un très-mauvais sous-préfet, se serait toutefois déconsidéré en acceptant une sous-préfecture. Sa position était mieux que cela, sa valeur fictive l’élevait plus haut. Il n’avait jamais rien fait, n’avait jamais donné aucune preuve de sa capacité ; mais on attendait beaucoup de lui, et comme il était très-fin, très-adroit, il savait escompter d’avance le crédit qu’il croyait devoir obtenir un jour.

Ses brillants succès auprès des femmes étaient donc la seule affaire importante de sa vie, et il apportait dans ces triomphes secondaires le même amour-propre, la même finesse d’esprit, la même tenue de volonté qu’il aurait mis à obtenir une ambassade, ou, s’il eût été ministre, à faire passer une loi de budget.

Aussi, peu de femmes pouvaient-elles le voir sans trouble. Il les connaissait si bien ! il lui suffisait de rencontrer une femme deux fois pour deviner ce qu’il fallait être pour lui plaire, et rien ne lui était plus facile, à lui avec la mobilité de son caractère, que de paraître ce qu’il fallait être à ses yeux. Il aurait séduit les plus rebelles.

Et l’on comprend comment Laurence, simple de cœur, ignorant le monde, et déjà préparée par une imagination romanesque, fut si promptement dominée par le souvenir de Lionel.

Eh ! quel ravage ne devait pas causer l’apparition d’un jeune homme si aimable, si façonné d’élégance, dans le vieux château de Pontanges, où rien de la vie parisienne n’était encore parvenu !…

Quel trouble ne devait pas éprouver à sa vue une pauvre jeune femme qui n’avait pas encore aimé, et dont toute la vie s’était passée jusqu’alors entre un vénérable pasteur, sans exaltation religieuse, trop tolérant même pour lui inspirer cette dévotion passionnée qui aurait occupé son cœur ;

Une vieille tante, sans passion politique pour lui inculquer cet esprit de parti qui aurait fait du moins un aliment à sa pensée ;

Et, enfin, un mari imbécile, qui la laissait trop libre pour qu’elle eût jamais l’idée de le tromper ?…

Ceci était une vie ennuyeuse, il faut en convenir ! Pour moi, dans une situation pareille, je l’avoue franchement, si j’avais rencontré Lionel, je l’aurais aimé !

Et Laurence fit ce que j’aurais fait !

Elle passa toute la nuit à penser à lui. Son cœur s’enfermait en lui-même pour dévorer cette pensée, comme les animaux se cachent pour dévorer leur proie.

Quand le jour parut, elle se leva, et puis elle éprouva une grande tristesse, parce qu’elle fit une réflexion qui ne lui était pas encore venue à l’esprit :

C’est qu’elle ne verrait pas M. de Marny de toute la journée, ni le lendemain, ni les jours d’après… ni jamais peut-être ; qu’il n’oserait pas revenir si vite… qu’elle n’avait aucune chance de le rencontrer !…

En effet, cette pensée était décourageante pour l’amour.

C’est une chose fort incommode que d’aimer un homme que l’on ne connaît pas… qui n’est pas de votre société, qu’on ne peut naturellement voir tous les jours. On l’attend trois jours avec impatience, et quand il est là, on s’attriste, parce qu’on se dit qu’on n’aura plus à l’attendre le lendemain.

Laurence fut un moment découragée ; mais ensuite elle se rappela ce que lui avait promis Lionel, et l’espoir de le revoir bientôt la rendit à toute la joie de sa naissante passion.

Connaissez-vous rien de plus ravissant que les commencements d’un amour ?

L’Amour est un enfant, — cette comparaison est commune ; l’idée ne m’appartient pas, je le sais ; mais je vais peut-être l’exprimer d’une manière qui paraîtra nouvelle, —

Et l’Amour, comme tous les enfants, n’est aimable qu’à un certain âge. Quoi de plus charmant qu’un enfant de trois à six ans, qui commence à marcher, à parler ! Il est bon, parce qu’il a besoin de vous ; il est soumis, parce qu’il a peur ; tout est gracieux en lui, jusqu’à ses colères, qui vous font sourire.

Mais plus tard !… dès qu’il grandit, ce n’est plus le même ; il devient méchant, tapageur, tourmentant, oh ! bien tourmentant ; vous n’avez plus sur lui d’empire ; vous le grondez, il n’écoute pas ; vous lui parlez raison, il vous répond des injures ; il devient insupportable enfin, tellement insupportable, que la mère la plus tendre elle-même est empressée de le mettre au collège.

Eh bien ! l’Amour est comme cet enfant. Les premiers jours de sa naissance sont pleins de charme : il n’ose encore parler ; sa démarche est timide, il implore, il espère, il attend ; il est soumis, parce qu’il a peur de déplaire ; il est bon, parce qu’il est dépendant ; il est ému par l’incertitude, il vous offre son avenir, il frémit d’être refusé. — Mais plus tard — quelle différence ! Il est sûr de vous, ou bien il se fatigue de votre empire ; il domine ou il soupçonne ; il devient tyrannique, jaloux, insupportable enfin, si j’ose m’exprimer ainsi ; et vous n’avez pas, hélas ! la ressource de le renvoyer au collège.

Madame Ermangard trouva sa nièce très-pâle ce jour-là.

— N’allez pas être malade demain, lui dit-elle ; j’ai promis à Clorinde de la mener à la fête de Champigny, et je compte bien que vous y viendrez avec nous.

Ces mots furent un trait de lumière pour Laurence.

« Madame d’Auray va tous les ans à cette fête, pensa-t-elle, M. de Marny y sera… »

— Certainement, j’irai avec vous, répondit-elle.

Et Laurence ne fut plus agitée que d’une pensée :

« Je le verrai demain ! »

Toutes les actions de cette journée se ressentirent de sa préoccupation. Elle oublia complètement un ex-sous-préfet qui vint lui faire une visite ce jour-là, et l’ex-sous-préfet attendit trois heures dans le salon de madame la marquise, qui allait, disait-on, venir à l’instant.

Madame de Pontanges appela deux fois sa tante : Monsieur le curé ; et quand le bon curé lui demanda si elle irait à la fête de Champigny, elle lui répondit sans hésiter : — Oui, ma tante

Toutes choses niaises, distractions d’enfant pour les indifférents…

Indices d’une grande passion pour l’observateur.