Montalembert - Une âme de croyant au XIXe siècle

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Montalembert – Une âme de croyant au XIXe siècle
Léon Lefebvre

Revue des Deux Mondes tome 25, 1905


MONTALEMBERT

UNE AME DE CROYANT AU XIXe SIÈCLE

Rien, à vrai dire, n’intéresse réellement l’âme que l’âme ; on a fait bien des fois cette remarque, mais il semble que la justesse n’en apparaisse jamais d’une façon plus saisissante que lorsqu’on étudie d’un peu près le travail intérieur qui prépare et assied, ou qui détruit la foi religieuse dans un homme ou dans une nation. Quelle étude psychologique l’emporte sur celle-là ? Que de chemins insoupçonnés pour arriver à croire ou à nier ! Que de causes opposées en décident ! Où rencontrer des ébranlemens plus profonds, des complications plus mystérieuses ? Où plus de tumultes angoissés au fond des consciences, plus de ressorts secrets, plus de chocs, plus de contradictions ?

Et combien l’intérêt s’avive lorsqu’il s’agit d’une âme d’élite, lorsqu’il s’agit de savoir comment les croyances se sont établies, développées, fortifiées, à travers mille épreuves, dans l’esprit d’un homme tel que le grand défenseur du catholicisme au XIXe siècle, Montalembert ! Or, c’est ce que nous voudrions rechercher ici.

Des publications récentes[1], la mise au jour de nombreux documens inédits, permettent de reconstituer aujourd’hui la genèse de ses croyances, d’assister à leur formation, de faire revivre dans leurs poignantes vicissitudes, les drames intérieurs qu’elles ont traversés, et le glorieux dénouement qui en a été la suite. Une lumière plus vive éclaire les raisons qui le firent croire. On se rend mieux compte de la part qu’il faut faire à sa foi intense, de l’action qu’elle a exercée et qui subsiste encore.


I

La vie de Montalembert offre, dès le premier abord, la plus étrange des antinomies. Il est élevé par un grand-père protestant[2], passe sa première enfance dans un pays protestant, l’Angleterre ; sa mère est protestante ; son père, durant longtemps, est plongé dans une absolue indifférence. D’autre part, lui-même poursuit ses études dans ce milieu universitaire dont il a dit qu’on n’y pouvait rester huit jours (tel qu’il existait alors) sans perdre sa foi et ses mœurs ; où, parmi les jeunes gens de son âge, il en comptait un sur vingt qui ne fit pas profession d’incroyance. Son adolescence s’ouvre en plein déchaînement d’hostilités contre le catholicisme, quand aucun prêtre ne peut se montrer dans la capitale en habits ecclésiastiques, et le lendemain du jour où l’archevêché de Paris a été saccagé aux acclamations de la foule, en présence de dix mille hommes de la Garde nationale, l’arme au pied ; dans un moment où, de toutes parts, sonne le glas funèbre des croyances chrétiennes ; où la négation, la haine, le mépris, le sarcasme sont partout, dans la presse, dans les grands cours publics, au théâtre, dans les régions officielles ; où la voix d’un des plus hauts représentans de l’Université convie le monde à assister aux funérailles d’un grand culte ; où un écrivain célèbre déclare que la vieille religion est tombée en dissolution et que la majorité des Français ne veut plus toucher du pied ce cadavre : voilà au milieu de quel concours de circonstances le jeune Montalembert témoigne publiquement d’une foi si ardente, si assurée, si intrépide, qu’à peine exagérerait-on en disant qu’il faut remonter aux origines du christianisme pour en découvrir une aussi éclatante. Et, chose étrange ! ce grand-père protestant, cette mère née en dehors du catholicisme, ont été les premiers artisans de ses convictions religieuses. Il est vrai que M. Forbes, avec sa conception élevée, austère de la vie, avec sa haute probité intellectuelle, et tout pénétré qu’il était des paroles de l’Écriture, ne pouvait manquer de donner une trempe chrétienne à l’âme de l’enfant qui lui était confié. Quant à Mme de Montalembert, c’est elle qui, par sa conversion au catholicisme, éveilla dans son fils, dès l’âge de douze ans, l’esprit de recherche et d’investigation. Un prêtre d’une sainte vie l’avait instruite, et Montalembert a écrit : « Je me rappelle très bien que ce fut en écoutant et en transcrivant, de ma main d’enfant, les éclaircissemens demandés par ma mère, que je fus porté à réfléchir, pour la première fois, aux preuves historiques de la religion chrétienne et à prendre goût pour ce genre d’études. » Aussi bien, comme on le verra de mieux en mieux, est-ce dans ces premières années qu’il faut chercher les origines de la foi de Montalembert, dans ces années ardentes de la jeunesse, où les sentimens et les événemens se précipitent dans l’âme comme un métal en fusion qui se fixe et garde une empreinte ineffaçable. Ce ne sont encore, il est vrai, que de simples dispositions ; mais les raisons de croire se montreront ensuite, et deviendront de plus en plus nettes et puissantes.

Deux préoccupations semblent avoir dominé, au point de vue religieux, la vie de Montalembert, et toutes deux se rattachent à des faits qui ont marqué dans sa jeunesse : la mort de sa sœur d’abord, et ensuite son voyage en Irlande ; le mystère de la douleur, de la séparation, de l’au-delà ; le mystère du mal moral, de l’injustice momentanément triomphante, de la réparation.

Appelé, au sortir de ses études universitaires, à rejoindre en Suède son père qui y représentait la France, Montalembert avait trouvé le grand charme et le principal attrait de son existence dans la présence, auprès de lui, d’une sœur qu’il avait quittée enfant et qu’il retrouvait jeune fille, dans le plein épanouissement des qualités les plus rares. Il savourait l’impression qu’elle produisait à Stockholm, où l’on était frappé de cette beauté si intelligente et si distinguée, de ce tact prématuré, de cette élégance morale et physique que rendait plus attachante encore un regard d’une délicieuse mélancolie. Quand un soir, au retour d’une promenade en voiture, se déclare tout à coup la crise la plus grave, un embarras insurmontable de la gorge, une langueur persistante, et bientôt un déclin de santé de plus en plus rapide. Dans les yeux des médecins, on devine des prévisions terribles. Le retour en France, vers un climat plus doux, est décidé. Charles de Montalembert accompagnera sa sœur. Alors, commence le plus douloureux des supplices : un voyage qui dure des mois, à petites journées, par des chemins affreux, avec une malade plus adorée que jamais, et dont la vie est comme suspendue. Les lettres de Montalembert marquent toutes les péripéties de ce long tête-à-tête avec la mort, les alternatives de joie et d’accablement, de confiance et de désespoir[3]. Enfin, la terre de France est là ; on approche du but du voyage, qui est de gagner l’Italie, par la Suisse et le Mont-Cenis. Mais le 1er octobre 1829, il faut s’arrêter à Besançon, et deux jours après, la malade avait cessé de vivre.

Aucun souvenir de cette désolante épreuve ne sortira de la mémoire de Montalembert. Il n’entendra plus ces mots « ma sœur » sans un déchirement de cœur. Le problème de la mort, avec ses données surnaturelles, était posé désormais devant ses yeux. En présence de tant de jeunesse, de tant de beauté frappées dans leur fleur, il lui semble monstrueux de se refuser à croire à l’au-delà. Il n’admettra plus que le poème commencé, et si brutalement interrompu, soit destiné à ne s’achever nulle part : telle une symphonie dont les premiers accens et le thème déjà entrevus demeureraient sans développement, ni suite.

Le voyage en Irlande, qu’il entreprit en 1830, après son séjour à Stockholm, n’exerça pas une moindre influence sur son caractère et sur sa vie. Il avait devant les yeux une nation qui a survécu à l’oppression, mais qui n’a conservé de tout ce que possédaient ses pères que sa vieille croyance ; une nation dont la foi a sauvé le patriotisme. Il remonte vers son passé, il refait avec elle le chemin de son calvaire ; il la voit dépouillée, fouler aux pieds, bâillonnée ; et il se demande s’il est admissible que l’iniquité des conquérans puisse insulter sans appel à tant de générations sacrifiées, s’il est admissible que l’oppressé et l’oppresseur s’évanouissent également dans le néant, s’il n’y a ni juge, ni réparation : son esprit se révolte à cette idée et entrevoit au-delà de la vie l’éternelle justice. La foi invincible de ce peuple l’a remué jusqu’au fond de son être. Aussi, revenant d’Irlande, il écrivait : « Je ne suis plus le même homme… ma foi et mon fervent attachement au catholicisme ne se ressemblent plus. J’ai puisé ici, ajoutait-il, dix ans de force et de vie. »

Sous l’empire de ces impressions, un grand travail intérieur commençait à s’accomplir ; les idées mûrissaient au contact des plus hautes intelligences, à la suite de nombreux voyages, d’observations attentives, d’une lecture immense, où étaient abordés avec une égale passion, avec une recherche ardente de la vérité, les plus hauts problèmes de l’histoire, de la philosophie, de la religion, et où la méditation des Écritures tenait la plus grande place. Un heureux concours d’influences vint compléter l’effet de ces études, et décider alors de l’avenir de Montalembert : de nobles amitiés, des conseils pleins de bon sens, la pratique intelligente de la charité au milieu de la généreuse jeunesse que commençait à enrôler Ozanam.

Mais si chacune de ces influences a sa part dans des progrès qu’on peut suivre presque jour par jour, tant les documens abondent, elles laissent entièrement subsister l’initiative et la responsabilité, et c’est précisément ce qui caractérise cette évolution. Elle nous fait assister au spectacle frappant d’une formation toute personnelle, et met en lumière la différence qui existe dans une éducation entre le développement organique et le développement mécanique. Ici, rien de convenu, d’artificiel, pas de moule appliqué du dehors ; l’être tout entier se porte vers le vrai avec autant de spontanéité que de force, avec une simplicité et une droiture absolues. Echappant, par cela même, à une des plus fâcheuses tendances de son temps, Montalembert ne se dédouble pas ; il ne se regarde pas penser et vivre. Il n’est pas, et voilà le secret de son unité morale, au nombre de ces analystes à outrance, qui abusent de l’esprit critique. S’il a connu quelques instans, très rares et bien explicables, de découragement, on chercherait en vain, à un moment quelconque de son existence, cette mortelle fatigue de vivre, qui est un des traits caractéristiques du doute et du dilettantisme contemporains. Lui-même nous a renseignés sur l’heure décisive où ces idées, ces croyances se fixèrent définitivement et prirent en lui un empire irrésistible. « Si l’on me demandait, a-t-il dit plus tard devant la Chambre des pairs, à quelle occasion se sont ancrées dans mon âme ces convictions, je dirais que ce fut en ce jour où, il y a quatorze ans, je vis la croix arrachée du fronton des églises de Paris, traînée dans les rues et précipitée dans la Seine aux applaudissemens d’une foule égarée. Cette croix profanée, je la ramassai dans mon cœur et je jurai de la défendre et de la servir. »

Montalembert a été fidèle à ce serment jusqu’à son dernier soupir. Au prix de quelles épreuves, de quels efforts, de quels sacrifices, l’histoire de sa vie nous l’apprend. Il a fallu, certes, que sa foi fût ancrée, comme il le dit, pour avoir résisté à tous les assauts qui lui furent livrés. Quelle existence a connu de pareilles extrémités ? La gloire d’abord. Issu d’une famille illustre, il est pair de France à vingt ans ; et le retentissant procès de l’Ecole libre, jugé par la haute Assemblée, porte partout son nom : le discours qu’il prononce le classe d’emblée parmi les orateurs. Ami et collaborateur de Lamennais, rédacteur de l’Avenir, il participe à la renommée de son maître. Elu député, après la chute de la monarchie de Juillet, il organise et dirige la campagne qui aboutit à la conquête de la liberté d’enseignement. Il est le chef reconnu des catholiques de France ; la papauté, les évêques l’acclament. Ses voyages dans son pays et à l’étranger sont une suite d’ovations. Puis, tout à coup, à l’avènement de l’Empire, combattu par le pouvoir, devenu suspect par son amour de la liberté, il est abandonné par ses électeurs. La tribune lui faisant défaut, il se voit condamné au silence. La méfiance est semée dans le clergé contre lui ; les évêques, Rome même, semblent se détourner ; il connaît l’isolement. La maladie, enfin, le met aux prises avec les épreuves les plus cruelles. Il meurt tandis que les pires orages s’amoncellent sur sa patrie…

Ainsi peut être résumée, en quelques traits, cette vie où l’on est tenté de croire que les déceptions, les revers, les maux l’emportèrent définitivement ; mais où ils ne furent, au contraire, si multipliés et si accablans, que pour faire éclater davantage une grandeur morale supérieure à toutes les fortunes.


II

L’occasion d’affirmer publiquement ses croyances devait s’offrir promptement à Montalembert. Elles occupaient si fortement son esprit qu’elles se manifestent avec la première révélation de sa personnalité. Par une singularité frappante, il se trouve que son premier discours, son premier livre, et son premier article comme journaliste, ou l’un des premiers, constituent de véritables actes de foi.

« J’ai, pour me soutenir devant vous, dira-t-il en comparaissant le 19 septembre 1831 devant la Chambre des pairs, par-dessus tout, le nom que je porte, ce nom qui est grand comme le monde, le nom de catholique !… Il y a ici-bas quelque chose que l’on appelle la foi, et cette foi n’est pas morte dans tous les cœurs. C’est à elle que j’ai donné, de bonne heure, mon cœur et ma vie, prêt à tout sacrifier à la grande et sainte cause à laquelle je me suis consacré. »

Tout son discours ne fait que commenter ces paroles. Les Mémoires du temps dépeignent la surprise produite par un langage si nouveau, au sein de cette assemblée de vieillards sceptiques, qui avaient vu tant de révolutions et qui, en fait de religion, n’entendaient plus guère que celle de l’intérêt. M. Foisset, dans sa biographie de Montalembert, fait observer que l’on connaissait des légitimistes, des orléanistes, des républicains, mais que des catholiques proprement dits, des catholiques sans autre dénomination, l’on ne savait ce que c’était, que l’on n’en soupçonnait pas l’existence possible. Tout certainement était de nature à étonner dans ce jeune homme qui, avec une intelligence toute moderne, faisait revivre la sincérité et l’ardeur des vieux âges, qui affirmait, radieux, l’avenir de sa foi, déclarait que seule elle peut faire vivre le monde et ne demandait pour elle que la liberté.

Telle était la thèse que Montalembert exposait aux lecteurs du journal l’Avenir, dès ses débuts, en 1831, dans un article intitulé : La Foi. Un souffle éloquent, passionné, animait ces pages d’un lyrisme qui se ressentait de l’âge de l’auteur et du goût de l’époque :

« Vous qui proclamez à l’envi la fin de nos croyances, regardez, au sein de votre camp même, cette bannière nouvelle qui s’élève ; n’est-ce pas la foi, incomplète, incertaine, dévoyée, mais toujours elle, qui reparaît dans ce groupe d’hommes nouveaux.., » cette foi dont « ni la monarchie, ni la république, ni la science, ni la main du bourreau, ni le poison du mépris, ni la guerre, ni l’industrie, ni le sifflement de la vapeur triomphante sur ses chemins de fer, ni rien encore n’a pu avoir raison ? »

Enfin, c’est un véritable acte de foi que la Vie de Sainte Élisabeth de Hongrie, que Montalembert publiait à vingt-six ans, vie qui symbolise en quelque sorte la poésie catholique de la souffrance et de l’amour.

Il a raconté, en des pages qui sont dans toutes les mémoires, comment l’idée lui vint de l’écrire : sa visite à la célèbre église gothique de Marbourg, au cours d’un voyage sur les bords charmans de la Lahn ; ses impressions dans cette église déserte et devant les vieilles peintures qui représentaient l’histoire de celle à qui l’édifice était dédié, souveraine, il y a six siècles, de ce pays jadis catholique ; comment, se trouvant là, le jour même de la fête patronale, sa curiosité s’éveille ; comment il est séduit et charmé par la figure idéale, par les épreuves, par l’héroïque charité d’Elisabeth ; comment le doux et triste souvenir de cette sainte délaissée, de cette veuve errante et exilée, morte à vingt-quatre ans, dirige et éclaire sa marche ; comment il entreprend, pour s’initier à sa vie, d’interroger les traditions populaires, les riches dépôts d’antique science que renferme l’Allemagne. Des recherches auxquelles se livra Montalembert, il n’est pas sorti seulement un chef-d’œuvre littéraire ; ces études lui ont permis d’élever à sa foi religieuse un premier monument auquel, toujours fidèle à lui-même, il en ajoutera un plus beau encore, bien des années après, quand il écrira ses Moines d’Occident. Mais l’intérêt est à présent de suivre cette foi qui s’est affirmée avec tant de force au début de la vie, de la suivre dans la lutte, dans le feu de l’épreuve, où elle donnera la mesure de ce qu’elle vaut.


III

Il y a une sorte de beauté tragique dans les luttes intérieures que subit Montalembert avant sa rupture avec Lamennais. Sur cette rupture on a écrit des volumes, et l’intérêt n’en est pas épuisé.

Lamennais avait séduit Montalembert dès leur première rencontre à Paris, en 1830, et il l’avait enrôlé sous le drapeau du journal l’Avenir. Après une année passée dans l’intimité de ce « grand et saint homme, » comme il l’appelait, Montalembert aspirait chacune de ses pensées, et ne voyait plus que par ses yeux les hommes et les choses. Et pourtant, à l’heure où les rédacteurs de l’Avenir délibéraient sur la question de savoir s’ils devaient, ou non, se rendre à Rome et soumettre leurs doctrines au Saint-Siège, une seule voix s’éleva, faisant acte d’indépendance : « Et si nous allions être condamnés ? » s’écria Montalembert. Mais on jugea qu’il n’y avait même pas lieu de discuter une telle hypothèse, tant elle paraissait invraisemblable. Cette quiétude, Montalembert en était venu à la partager au début du séjour à Rome. Il n’en était pas de même de Lacordaire. Où ce dernier puisait-il ses craintes ? Peut-être lui était-il revenu un écho des lettres que Lamennais adressait à quelques amis, et où il se montrait moins réservé dans ses appréciations que devant ses deux disciples. Au moment, en effet, où il manifestait le plus de soumission et de confiance envers le Saint-Siège, paraissant faire tout dépendre de son suprême jugement, il témoignait, dans sa correspondance avec l’abbé Gerbet, d’un absolu mépris pour la cour romaine, « pour le Pape, ce vieillard, bon religieux, qui ne sait rien des choses de ce monde, et n’a nulle idée de l’état de l’Église, entouré d’hommes à qui la religion est aussi indifférente qu’elle l’est à tous les cabinets de l’Europe, ambitieux, cupides, lâches comme un stylet, aveugles et imbéciles comme des eunuques du Bas-Empire, sacrifiant journellement l’Eglise aux plus misérables intérêts, comptant le peuple pour rien. » Et dans le même temps (janvier 1832), il écrivait à la comtesse de Senft : « qu’il espérait que son séjour à Rome ne se prolongerait plus ; que l’un des plus beaux jours de sa vie serait celui où il sortirait de ce grand tombeau, où l’on ne trouve plus guère que des vers et des ossemens ; » il parlait « de ce désert moral, de ces vieilles ruines, au milieu desquelles on cherche vainement le mouvement, la foi, l’amour ; ruines sous lesquelles rampent, comme d’immondes reptiles, dans l’ombre et le silence, les plus viles passions humaines. »

Que Lacordaire eût connu cet état d’esprit, ou qu’il l’eût deviné, toujours est-il qu’alors déjà il pénétrait l’orgueil du maître et ses pensées de révolte. Estimant que c’était folie de s’obstiner à rester à Rome, après l’invitation du Pape à retourner en France pour y attendre sa réponse, et, surtout après l’audience du 13 mars, il pressait de plus en plus ses compagnons de partir, et ne pouvant les amener à sa résolution, il se décidait à partir seul.

C’est à dater de ce jour que commencent, à vrai dire, les angoisses de Montalembert. Il est d’abord indigné de ce départ. « Tu nous compromets, tu nous perds. — Je sauve mon âme, répond Lacordaire. — Tu perds ton honneur, réplique Montalembert. Tu nous abandonnes en pleine bataille… Est-ce que tu me proposerais d’abandonner M. Féli ? Abandonner Lamennais, l’apôtre de la liberté et de toutes les grandes causes modernes, cet écrivain de génie qu’on a nommé à la tribune le dernier des Pères de l’Eglise, le docteur éloquent et célèbre, le prêtre vieilli et couronné depuis vingt ans par l’admiration et la confiance du monde catholique, abandonner mon meilleur ami, mon père, alors surtout qu’il est malheureux et en proie à d’atroces perplexités, cette idée seule révolte tout ce qu’il y a dans mon âme de sentimens élevés et généreux. — O jeune homme trop aimé, reprend Lacordaire, que vous traitez légèrement des choses sérieuses et terribles, et que vous ne savez pas les tourmens de la conscience qui lutte contre le génie !… Est-ce qu’il n’y a pas des occasions où la foi et la raison doivent dominer les plus légitimes affections ? Est-ce que le dévouement et la soumission à une autorité que l’on a soi-même reconnue n’est pas le dernier degré, la suprême victoire de la liberté ? Et il exprimait déjà l’opinion qu’il formula si nettement plus tard : « Jamais je ne vis de conduite plus imprudente, plus inconséquente, moins chrétienne que celle de M. de Lamennais dans cette affaire, et jamais Rome ne m’a paru plus sage et plus grande. »

Cependant, Montalembert eut l’occasion de se rassurer pour un peu de temps, et, chose étrange, ce fut la condamnation même des doctrines de l’Avenir par l’Encyclique Mirari vos qui lui fournit cette occasion. Lamennais fit, en effet, une soumission complète, datée de Munich, où l’Encyclique lui était parvenue. Le disciple, dès lors, ne songe plus qu’à panser la terrible blessure faite à son maître, à le consoler, à l’entourer de tendresse. Il gémit sur le désaveu infligé en termes si énergiques à un « si saint homme. » Bientôt, il s’afflige qu’on le soupçonne, qu’on se méfie de lui, il s’indigne contre les adversaires qui semblent s’appliquera le pousser à bout, qui ne veulent pas admettre combien il est sincère.

Au mois de décembre 1832, Lacordaire s’était rapproché de Lamennais. Il alla le voir à La Chesnaie, poussé peut-être par Montalembert qui se trouvait à Paris. Mais ce séjour devait renouveler toutes les inquiétudes éprouvées à Rome, et les aviver encore ; une heure vint même où Lacordaire, tout à coup, crut entrevoir l’apostasie. Il s’enfuit épouvanté, sans même oser faire ses adieux au maître.

Au premier moment, Montalembert ne put retenir un cri de douleur et de blâme. Mais il devait bientôt éprouver lui-même, au cours d’une visite faite à La Chesnaye, en février 1833, une terrible inquiétude. Lamennais lui lut le manuscrit des Paroles d’un croyant. Sous le coup d’une émotion profonde, il vit les conséquences qu’entraînerait la publication d’un tel livre, et demanda en suppliant que cette publication n’eût pas lieu. Lamennais promit de garder le silence, d’être patient, et ce fut sur cette assurance, au milieu des effusions d’une affection filiale, que Montalembert le quitta. Il communia, le jour même de son départ, à la messe que Lamennais avait tenu à célébrer lui-même, et le maître ne se douta point qu’il embrassait ce jour-là, pour la dernière fois, le fils de sa tendresse.

Persuadé que Montalembert ne pourrait jamais se soustraire à l’influence de Lamennais, s’il ne s’éloignait pas de lui pour un certain temps, Lacordaire mit tout en œuvre pour l’amener à i quitter la France et à voyager pendant une longue période. Tous les amis de Montalembert, et au premier rang Léon Cornudet, le pressaient de prendre cette résolution. Vaincu enfin par tant d’instances, il se décida à partir au mois d’août 1833 pour l’Allemagne. Mais une pensée unique occupait son esprit : empêcher Lamennais de se séparer de l’Église, le défendre contre lui-même et contre les autres.

C’est au début de ce voyage, et en passant par Marbourg, qu’il reçut la nouvelle de la condamnation du livre des Pèlerins Polonais de Mickiewicz. Il avait écrit la préface de ce livre. Il se trouvait donc ainsi directement mis en cause et blâmé. Le coup fut douloureux. Quel parti allait-il prendre ? Lacordaire le priait vivement de faire un acte public, de se séparer de Lamennais. Mais il ne pouvait s’y résoudre, et d’autant moins qu’il en était encore à se demander si, au fond, Lamennais s’aveuglait autant qu’on le disait, s’il n’avait pas, au contraire, la vision des temps nouveaux. Que voulait-il ? Y préparer l’Eglise, la rendre plus puissante que jamais sur les âmes, accomplir par elle l’émancipation des peuples. Pouvait-on exiger de lui qu’il désavouât toutes les idées pour lesquelles il avait combattu, le placer entre la révolte et l’anéantissement de sa conscience ? voulait-on l’obliger à reconnaître l’infaillibilité du Pape en matière politique ? Non, répond Lacordaire, on ne lui demande rien de pareil. On lui demande de ne pas se lancer dans des théories sans fond ni rive, de ne pas vouloir tout renverser à la fois, détruire sans savoir comment reconstruire. On demande la mesure, la justice ; on condamne l’exagération, la violence, l’utopie, la haine.

Pendant que s’échangeait cette correspondance, Lamennais devenait de plus en plus incompréhensible. Comme on paraissait douter de ses sentimens, et que certains évêques manifestaient ouvertement leurs soupçons, il demande à Rome, le 4 août 1833, qu’on lui indique une formule à signer, qui soit de nature à donner toute satisfaction et à en finir avec le débat. La formule lui est envoyée. Il hésite un peu à l’accepter. Puis, tout à coup, le 11 décembre, il la signe sans faire la moindre réserve, et, le 1er janvier 1834, il écrit à Montalembert qu’il abandonne, à partir de ce jour, ses fonctions ecclésiastiques, qu’il a des doutes sur des points fondamentaux, qu’il a signé pour la paix ; il répète, en d’autres termes, ce qu’il avait déclaré peu de temps avant à un rédacteur de l’Avenir, « que le catholicisme est une forme morte ou mourante. »

C’est de la stupeur que cette lettre produit sur Montalembert. Pendant que les catholiques se réjouissent, que le Pape félicite Lamennais, que l’archevêque de Paris le comble de prévenances, il erre, lui, comme un fou à travers les rues de Munich. Dans l’attitude du maître, une sorte de duplicité le révolte. Remis de son affolement, il lui écrit la plus admirable des lettres, le conjurant de réfléchir, de ne point se démentir, de rester ce qu’il paraît être vis-à-vis du public ; il lui montre que rien n’est perdu ; quel rôle il peut jouer encore dans l’Église, il le presse avec toutes les inventions d’une infinie tendresse. S’il le faut, qu’il parte, qu’il voyage, qu’il s’isole du présent, qu’il quitte pour un moment la région des orages. N’a-t-il pas été question d’un voyage en Orient ? Et alors, toute une idylle se présente à son esprit : « Ah ! si vous vouliez me rejoindre ici ! Nous prendrions ensemble une petite maison au bord d’un lac. Nous vivrions pour Dieu, pour l’avenir et l’un pour l’autre. » Il rappelle à Lamennais ce que le maître lui-même a écrit l’année précédente : « Appuyons nos deux pauvres âmes l’une sur l’autre, qu’elles s’aident à s’élever au-dessus de la terre, vers celui en qui seul elles posséderont la paix. » Il y eut un moment où Lamennais sembla troublé, touché par ces supplications, par les élans de cette affection si profonde, et il écrivit à Montalembert, en février 1834 : « Que me reste-t-il au monde si ce n’est toi ? Ta vie est ma vie. Ce sont deux flammes qui se pénètrent et aspirent l’une vers l’autre à travers l’espace. »

Il tenait ce langage au mois de février, et quelques semaines après, le 26 avril 1834, au mépris des engagemens qu’il venait de prendre vis-à-vis de Rome, contrairement à toutes les promesses faites à son ami, sachant qu’il allait lui briser le cœur, il publiait les Paroles d’un croyant. La mesure était comble vis-à-vis de l’Eglise. Le Pape répondit par l’Encyclique du 7 juillet 1834. La condamnation était formelle, décisive. « Le temps des atermoierons est passé, écrit Lacordaire à Montalembert. Il faut prendre un parti. » Et cependant Montalembert espère encore. Il fera une dernière tentative. Seulement, cette fois, le ton n’est plus le même. Ce sont de véritables objurgations. On sent que sa conscience le presse et lui donne tout le courage dont il a besoin : « Entre l’Eglise et vous, personne n’hésitera, » écrit-il à Lamennais le 19 juillet 1834, en lui montrant, sans déguisement, de quelle hauteur il va tomber. « Il y a une grande différence, poursuit-il, entre Luther et vous, et, je ne puis vous le cacher, tout à votre désavantage. C’est que Luther n’a point été aussi inconséquent que vous l’aurez été, si vous ne vous soumettez pas ; c’est que Luther n’avait pas été pendant vingt ans le champion de l’infaillibilité du Pape, l’éloquent et sublime docteur de l’humilité et de l’obéissance, le redoutable et invincible adversaire de l’orgueil sous toutes les formes. Il n’avait pas été un des oracles de l’Eglise, l’espérance de tant d’âmes pieuses, l’objet du culte, pour ainsi dire, de tant de chrétiens, comme vous l’avez été. Il n’a trahi l’attente et la confiance de personne. » Quant à moi, déclarait-il le 22 novembre 1834 : « Je me sens la force de tout sacrifier pour conserver la lumière de la foi, et de tout endurer pour rester dans la communion des fidèles, dans cette union avec l’Eglise qui est le seul refuge des cœurs blessés. » — « Vous avez beau me dire que je ne dois pas m’inquiéter de l’Église, que Dieu saura la conduire. Est-ce que l’on dirait cela d’une mère bien-aimée ? L’Église pour moi est plus qu’une mère. Je lui dois les seuls momens doux et supportables de ma vie. Si la tentation pouvait me venir de la combattre un jour, je sens que ma langue et ma main refuseraient leur service. »

Cependant Lacordaire, qui ne se doutait pas du caractère de ces lettres, ne voit que les hésitations de Montalembert. Il s’en désole. Il ne peut se faire à l’idée qu’un dissentiment subsiste entre l’âme de l’ami qu’il aime le plus au monde et la sienne, sur des choses qui embrassent, dans leurs conséquences, la vie présente et la vie future, et ces préoccupations, inspirées par une amitié idéale, éclatent dans des lettres d’une rare éloquence. C’est cette amitié passionnée qui l’avait fait accourir en Allemagne, chercher Montalembert jusqu’au pied du tombeau de sainte Elisabeth, pour y plaider la cause du Christ. Parfois dur et menaçant, il s’excusait ensuite de parler avec cette véhémence. « Mais, s’écriait-il, qui t’aime assez pour te traiter aussi impitoyablement, qui mettra le fer dans tes plaies, si ce n’est celui qui les baise avec tant d’amour et qui voudrait en sucer le poison au péril de sa vie ? » Il s’étonnait d’être impuissant. Il lui semblait qu’il disait « des choses qui devaient fendre les pierres, » que ses supplications devaient être irrésistibles, « puisqu’elles partaient d’une âme qu’aucune passion terrestre, qu’aucune passion violente n’avait usée, d’un cœur que n’avait approché le cœur d’aucune femme. »

Mais Lacordaire se trompait. L’amitié, même une amitié telle que la sienne ne pouvait triompher de la fascination que Lamennais exerçait sur son disciple, de l’attachement, du culte que professait pour lui Montalembert. L’amour seul pouvait y réussir. Ce ne fut, en effet, qu’en s’éprenant chaque jour davantage de l’angélique image de <« sa chère sainte Elisabeth, » que Montalembert se détacha de Lamennais. De plus en plus, il suit la trace de son héroïne au milieu de la terrible crise morale qu’il traverse ; elle est pour lui, — selon son expression, — comme l’étoile dans les ténèbres. « O douce sainte, s’écriait-il, vous qu’après tant d’âmes ferventes nous oserons nommer aussi notre chère Elisabeth !… Tournez vers nous, du haut des cieux, un de ces tendres regards qui, sur la terre, guérissaient les plus cruelles infirmités des hommes !… Soyez bénie pour tant de précieuses larmes que nous a values le récit de vos peines et de votre patience, de votre charité et de votre angélique simplicité ; pour tant de travaux et d’erremens que vous avez protégés, tant de jours solitaires que vous avez peuplés, tant d’heures tristes que votre chère image a pu seule charmer. Soyez-en bénie à jamais !… »

Il venait de terminer la plus grande partie de son livre, en novembre 1834, quand il se rendit à Pise, auprès de ses amis La Ferronnays, Albert et Alexandrine ; Albert, déjà atteint mortellement, oubliait toutes les menaces dans la joie d’une union incomparable. Ce sont ces âmes si belles, si pures, si croyantes, qui reçurent les premières communications de l’histoire de sainte Elisabeth. C’est auprès d’elles que, s’élevant peu à peu dans des régions plus sereines, il adresse de Pise à Rome, au mois de décembre 1834, son adhésion à l’Encyclique. La rupture avec Lamennais était consommée.


IV

Cette crise suprême de la jeunesse de Montalembert, qui aurait pu être si fatale à sa foi, ne devait malheureusement pas être la seule. Bien des années après la mort de Lamennais, deux défections qui eurent dans l’Eglise un profond et cruel retentissement, vinrent attrister sa vie et renouveler ses tourmens. Lors de son premier voyage à Munich, il s’était lié avec l’abbé Dœllinger, alors dans tout l’éclat de sa renommée naissante, et déjà considéré par l’Eglise comme une de ses gloires.

Professeur à l’Université de Munich, Dœllinger figurait au milieu de savans tels que Gœrres, Baader, Ringseis, Klee, Mœhler, Moy, Philips, et il était digne d’eux. Député de l’Université au parlement bavarois, plus tard député au parlement de Francfort, il y avait défendu les intérêts religieux avec autant de savoir que d’éloquence. La publication de travaux considérables où la vérité chrétienne était établie au point de vue historique, avec une solidité qui semblait défier toutes les attaques, mit le comble à sa réputation. Et pourtant, ce même homme qui, en 1832, à Munich, interrogé par Lamennais sur le parti à prendre vis-à-vis de l’Eglise, lui avait répondu si nettement : « se soumettre, » marchait vers la même destinée que le fondateur de l’Avenir. C’est qu’il le rappelait par bien des traits. Chez lui également, une sensibilité de tête plus que de cœur, et presque rien en fait de ministère sacerdotal ; peu de vraie piété, peu de visites aux pauvres, aux malades ; la vie écoulée dans une bibliothèque ; un orgueil qui devait se révolter à la première contradiction et le placer au-dessus de toute autorité.

Montalembert ne fut pas le témoin de la rupture publique de Dœllinger avec l’Église. Mais cette rupture était presque consommée à ses yeux dans les derniers temps de sa vie, et il en avait conçu une peine profonde. L’ayant pressé de consacrer à la défense de l’Église ses dernières forces, et de se rendre au Concile du Vatican, il reçut cette réponse d’une ironie trop significative « que l’on n’avait que faire de lui à Rome, qu’il y serait regardé de haut en bas, qu’on se moquerait d’un insecte théologique comme lui. » Il ajoutait « que l’archevêque de Munich ne lui avait pas demandé, pendant quinze ans, son opinion sur une seule question ; qu’il pourrait, il est vrai, occuper ses loisirs, à Rome, à l’étude des antiquités, mais qu’il était trop vieux pour cela. »

On sait le triste spectacle donné peu de temps après par cet homme qui avait été si grand ; ses inconséquences, sa pusillanimité, sa faiblesse, tantôt prêtant son autorité aux vieux-catholiques, tantôt se séparant d’eux et les désavouant presque ; tantôt accablant le gouvernement de l’Église de ses sarcasmes et de ses contradictions, tantôt déclarant qu’il ne voulait pas être membre d’une société schismatique et qu’il se considérait toujours comme un membre de l’Église catholique ; ayant redouté toujours pour lui l’isolement, et finissant sa vie par ce dernier mot : « Je suis un isolé. »

C’est au milieu des souffrances de sa maladie que Montalembert avait suivi le travail intime qui détournait peu à peu Dœllinger de son ancienne foi, et dont le dénouement ne devait se produire que plus tard. La défection soudaine, éclatante du Père Hyacinthe, dans lequel il s’était complu à voir un autre Lacordaire, le frappa au contraire tout d’un coup. Une lettre adressée au journal le Temps lui en apporta la nouvelle. Quelques années auparavant, il avait eu occasion d’entendre ce moine, si rapidement arrivé à la célébrité. Son éloquence l’avait profondément impressionné. Il avait retrouvé en lui ce qu’il aimait : la flamme, les hautes aspirations, l’amour de la liberté, l’indignation généreuse, la pitié pour les opprimés et les souffrans. Une vive amitié les avait liés. Ceux qui ont suivi le Père Hyacinthe au temps où il se révélait comme orateur comprendront cet enthousiasme. Pour moi, il m’apparaît encore dans la chaire de Notre-Dame, et je crois éprouver le saisissement que causaient ses magnifiques envolées vers les sommets lumineux de la pensée. On ressentait bien quelque vertige, mais quelle joie d’âme !

Il faut avoir vu Montalembert au moment où le Père Hyacinthe se séparait de l’Eglise, pour se rendre compte du coup que lui porta cette résolution. Son état de santé s’aggrava aussitôt. Une se consolait pas d’être condamné, disait-il, à assister deux fois dans sa trop longue vie à des catastrophes comme celle de M. de Lamennais et celle-là. Depuis quelque temps, il est vrai, il s’était inquiété de certaines audaces du Père Hyacinthe. Il avait constaté chez lui une absence d’équilibre, une tendance à s’affranchir des obligations de la religion chrétienne, qui l’avait mis en éveil Aussi, malgré son état de santé, malgré ses crises fréquentes, avait-il multiplié les efforts, les témoignages de sollicitude, pour le maintenir dans l’orthodoxie. Mais de ces inquiétudes à craindre une apostasie, à prévoir ce congé injurieux signifié tout à coup à l’Eglise, à ses frères, à ses amis les plus chers et les plus dévoués, il y avait bien loin. Au premier instant, il se refusa à admettre la réalité du bruit qui lui était rapporté. Lorsque le doute ne fut plus possible, il ne put maîtriser une émotion qui eut son retentissement jusque dans le fond de son être. Le suprême appel qu’il adressa au Père Hyacinthe est, comme l’a dit M. Emile Ollivier, un des cris les plus pathétiques qui soient sortis du cœur humain.


V

Montalembert était destiné à connaître une épreuve plus douloureuse encore que celle de voir sa foi désertée par ceux qui l’avaient personnifiée à ses yeux : c’était d’être, ou du moins, de se croire lui-même abandonné et désavoué par cette Eglise, à la défense de laquelle il s’était si passionnément consacré. Souffrir pour elle, comme on l’a si bien dit, c’était son ambition, mais souffrir par elle, quelle extrémité inattendue et cruelle ! Et pourtant, il en devait être ainsi.

Les pages qui vont suivre en donneront la preuve. Mais le lecteur pourra se montrer surpris que, après avoir parlé des épreuves de la jeunesse de Montalembert, je m’attache à raconter celles de ses dernières années, ne mettant ainsi en lumière que les déboires de cette grande vie, sans en faire connaître la partie brillante, active et glorieuse. Il y aurait eu, si mon sujet l’avait permis, une belle période à retracer : ces six années du gouvernement de Juillet, de 1843 à 1848, durant lesquelles Montalembert personnifia, en quelque sorte, tout le mouvement catholique ; surtout ces années 1849 et 1850, les plus fécondes peut-être de sa vie, où l’on retrouve partout sa parole, son action, où il ne se montre pas seulement comme un orateur, un polémiste incomparable, mais comme un organisateur de premier ordre, et où il voit ses efforts couronnés par cette grande victoire : le vote de la loi sur la liberté d’enseignement. On éprouverait un intérêt passionné à le suivre dans ces luttes mémorables de la tribune, engagées pour tant de causes justes, pour la défense des faibles, des opprimés, à assister à ces triomphes oratoires qui faisaient dire aux adversaires eux-mêmes que, dans nos assemblées délibérantes, nul n’avait obtenu un pareil succès depuis Mirabeau. La lecture des Mémoires du temps permet de se rendre compte de l’impression produite par certains discours, tels, par exemple, que le prophétique réquisitoire contre le radicalisme, à propos des affaires de Suisse, en 1848, et la harangue sur le retour de Pie IX à Rome, en 1849. A la suite du premier de ces discours, la séance fut suspendue, et l’on vit le chancelier Pasquier, quittant son bureau, se diriger vers l’orateur et l’embrasser en pleurant. Le second, au cours duquel Montalembert réussissait à faire applaudir sa profession de foi catholique par les deux tiers de l’Assemblée, arrachait à M. Thiers ce cri : « Vous êtes le plus éloquent des hommes. »

Si j’avais eu à peindre Montalembert dans cette période éclatante de sa vie, j’aurais eu à cœur d’insister sur son caractère, sur sa façon de lutter, bien plus que sur les péripéties de la lutte elle-même. Je l’aurais montré guerroyant comme un chevalier qu’il était, et par là, provoquant des affections passionnées chez ceux qui savaient le comprendre, des indignations haineuses chez ceux dont sa noblesse faisait, par contraste, ressortir les bas sentimens. On eût dit un croisé descendu en armes dans une école sophistique de Byzance, et plus capable de beaux coups d’épée que d’abstractions subtiles.

Mais mon but n’est pas de faire un tel récit. Je me suis attaché aux épreuves de la vie de Montalembert, et j’y ramène l’attention du lecteur parce que ce sont elles qui le présentent sous les traits que je veux peindre. C’est dans ces crises douloureuses qu’il se montre vraiment grand, qu’il est vraiment un croyant ; or, c’est le croyant que ces pages doivent faire apparaître. Dieu me garde, en rappelant ces souvenirs amers, de mettre en cause les hommes qui ne sont plus. Je n’en parlerai que dans la mesure où il est nécessaire pour apprendre à mieux connaître l’âme de Montalembert et l’ardeur de sa foi. Mais comment, à première vue, ne pas se récrier à la seule pensée qu’il ait pu démériter de son Église, trahir les siens ou être trahi par eux, cet homme qui avait affirmé sa foi avec tant d’éclat dans ses jeunes années, prêt à tout sacrifier pour la servir ; cet homme en qui les évêques de France voyaient le centre et l’âme de l’action catholique dans tout le pays ; cet homme dont les discours faisaient pleurer de joie Pie IX, et dont ce pape disait qu’il le considérait comme le premier de ses défenseurs et l’un de ses meilleurs amis ? Le même Pontife, chassé de Rome, n’avait-il pas déclaré bien haut que c’était lui qui avait eu le premier l’idée d’organiser le denier de Saint-Pierre, et, de retour de l’exil, ne l’avait-il pas fait élire patricien romain en 1850 ? Louis Veuillot ne lui avait-il pas écrit un jour : « C’est mon grand orgueil d’être un de vos soldats ? » Le supérieur général des Jésuites, le Père Roothan, n’avait-il pas dit de lui après, lui avoir vu braver la pire des impopularités pour défendre les ordres religieux : « Je sais la reconnaissance que je lui dois, et j’espère avec la grâce de Dieu ne jamais manquer à ce qu’elle exige de moi ? »

Etrange ironie de la destinée ! Les premières manifestations d’un revirement si contraire à toute prévision coïncidèrent avec ce qui paraissait être un éclatant triomphe pour Montalembert, le succès de la campagne entreprise pour la conquête de la liberté d’enseignement. Il croyait, en effet, pouvoir se féliciter d’une victoire chèrement achetée, quand il se trouva en présence des plus amers reproches de la presse catholique, et d’une portion du clergé. Cette loi de 1850 n’était plus aux yeux de ses détracteurs qu’une défaillance de la raison et de la conscience : elle faisait de l’Eglise la servante de l’Université ; Montalembert avait passé à l’ennemi, désavoué son programme ; pour quelques-uns même, il était le fauteur imprudent d’un projet de loi schismatique. Ce ne fut pas trop de l’intervention personnelle du Pape, après le vote définitif de la loi, pour la faire accepter de tous et calmer les appréhensions. A l’user, on reconnut bien vite le prix de la nouvelle conquête ; mais Montalembert constatait avec chagrin que les méfiances ne s’effaçaient pas ; il sentait qu’il avait peine à retrouver sa popularité, et bientôt certaines circonstances se produisirent, qui, non seulement empêchèrent de s’accentuer le mouvement de retour, mais augmentèrent les préventions et la séparation. Plus Montalembert s’était prononcé contre l’Empire, plus le clergé, les catholiques s’étaient rapprochés du nouvel état de choses et le soutenaient. Certains évêques le faisaient avec un zèle enthousiaste. L’attitude du grand orateur catholique semblait être un blâme pour ses anciens compagnons d’armes ; et, à mesure que le mouvement se dessinait, emportant les esprits dans la voie de la centralisation, de l’omnipotence, lui-même était amené à réagir dans un sens opposé, à exagérer peut-être les visées contraires. Il combattait d’ailleurs ces tendances dans l’Eglise autant que dans l’Etat, les y trouvant aussi menaçantes et aussi funestes. Ainsi le péril à conjurer n’était plus le même pour les uns que pour les autres, et le dissentiment allait en s’aggravant.

Les préoccupations de Montalembert, ses craintes, ses irritations, ses vues sur la conduite à tenir, trouvèrent leur écho dans un discours célèbre qu’il prononça à Malines en 1863. Le fond de ce discours reproduit la thèse bien connue de l’orateur sur la nécessité pour les catholiques de renoncer à tout privilège et de se placer désormais sur le terrain de la liberté générale. Mais ce qui le caractérise, c’est la hardiesse, c’est la franchise avec lesquelles Montalembert se met en face de la société nouvelle, en face de la démocratie, avec l’égalité civile, la liberté politique, la liberté de conscience, et se demande dans quel esprit les catholiques doivent l’aborder. Doivent-ils se tourner résolument, définitivement vers l’avenir ? doivent-ils se réclamer du passé ? Quant à lui, son sentiment n’est pas douteux : il faut se tourner vers l’avenir. Montalembert indiquait nettement, sans se faire illusion, les maux et les périls de la démocratie, mais il indiquait aussi les remèdes que l’Eglise tient en réserve. Son discours démontrait qu’il n’y a pas une seule liberté dont les catholiques ne puissent tirer parti, dont ils n’aient besoin, et il disait cela en particulier de la liberté de conscience, commentant cette parole de saint Augustin : « La contrainte peut tout obtenir de l’homme, tout, sauf la foi. » C’était un appel, d’une éloquence entraînante, à la clairvoyante initiative, au courage et à la virilité des catholiques. Accueilli, à Malines, par des acclamations unamimes et enthousiastes que n’oublieront jamais ceux qui en furent témoins, ce discours qui touchait d’ailleurs à maintes questions brûlantes, ne tarda pas à soulever de vives critiques. A Rome, on fut assiégé de demandes de blâme. Le Pape était sollicité de la façon la plus pressante. Il hésitait à entrer dans cette voie. Ce fut dans ces circonstances que parut, au cours de l’année suivante, l’Encyclique Quanta Cura, qui abordait, pour les réfuter, les erreurs émises de nos jours sur l’ordre naturel et surnaturel, sur les droits de Dieu et les devoirs de l’homme, les rapports de l’Église et de l’État, la question de l’autorité et celle de la société civile. En même temps que l’Encyclique, le Vatican envoyait aux évêques un document destiné à eux seuls, qui était depuis longtemps en préparation, et que l’on connaît sous le nom de Syllabus. Ce document tomba promptement dans le domaine public, et les esprits que préoccupait encore le discours de Malines, y virent aussitôt une réponse à ce discours, la condamnation des idées qu’il exposait, la glorification des thèses les plus rétrogrades. Il est à remarquer que la plupart des grandes manifestations publiques, que les documens les plus importans sont d’ordinaire exposés à prendre deux significations différentes : celle que leurs auteurs ont voulu leur donner, et celle que l’opinion leur attribue sous l’empire des impressions du moment, à travers ses passions, ses colères, à travers les luttes de partis et les querelles de personnes. Et combien souvent cette dernière signification est celle qui prévaut pour la masse des esprits ! Quelque formule retentissante la caractérise, les polémiques s’en emparent, et l’usage la consacre. Ainsi en est-il advenu, ce semble, du Syllabus.

Au fond, qu’était ce document, sorti de la longue élaboration d’une Congrégation romaine, et rédigé dans le langage des théologiens ? Un simple index, une table des matières d’erreurs, de propositions condamnées, en d’autres occasions, par des documens pontificaux de nature diverse et auxquels on doit se reporter pour apprécier le sens exact des condamnations. Lorsqu’on prend la peine de recourir à ces rapprochemens, il faut bien constater que le Syllabus diffère absolument de ce que lui prêtent les interprétations hostiles. Et telle est la démonstration faite par Mgr Dupanloup dans un commentaire auquel adhérèrent 630 évêques, c’est-à-dire l’épiscopat presque tout entier, et qui fut l’objet d’un bref des plus élogieux du Saint-Père. Pie IX n’hésitait pas à dire, au cours de ses audiences, que Mgr Dupanloup avait rendu un grand service à l’Eglise, en expliquant et en faisant comprendre, dans son vrai sens, le document pontifical. Depuis lors, les déclarations de Léon XIII ont été assez formelles pour dissiper toute incertitude.

Cependant, malgré les explications les plus autorisées, les adversaires de Montalembert se prévalaient du texte du Syllabus pour signaler ses doctrines comme dangereuses et contraires aux enseignemens de l’Eglise. Des approbations étaient cherchées pour ces attaques, non seulement parmi les évêques, mais jusque dans l’entourage du Pape. Montalembert s’en affligeait et s’en inquiétait. Sur le fond de ces doctrines, une simple considération de fait aurait dû suffire pour le rassurer pleinement : la Constitution belge renfermait toutes les libertés revendiquées dans son programme ; or, les évêques belges prêtaient serment à la Constitution, et le Saint-Siège les approuvait. Cette solution pratique l’emportait assurément sur les discussions abstraites. Sur ce dernier terrain, Montalembert aurait pu, comme la plupart de ses amis, se rassurer par la pensée que ce que le Pape défendait, c’était seulement d’ériger les circonstances contingentes en principe universel, en idéal absolu de perfection. Sous le bénéfice de cette réserve les rédacteurs de la principale revue catholique de France n’avaient pas cessé de soutenir leurs préférences, et on ne les condamnait point. Comme l’écrivait alors l’archevêque de Paris, « ce que demandent et cherchent les peuples dans leurs aspirations inquiètes vers le progrès, la liberté et la civilisation, Pie IX ne le maudit pas ; il déclare seulement ne s’être donné aucun tort à l’égard de ces choses quand on les comprend bien, et ne pouvoir pactiser avec elles quand on les comprend mal… Il ne condamne pas l’emploi du suffrage universel dans les affaires politiques ; il laisse entendre que le nombre n’est pas la seule force du monde, et que la multitude elle-même a besoin d’avoir raison pour valider ses actes… En un mot, et pour vous rassurer, l’Encyclique ne vous interdit pas d’être de votre temps qui en vaut bien un autre et ne fait pas trop médiocre figure dans l’histoire de l’Eglise et du monde. »

Mais à côté des principes, on s’en prenait aussi à certaines paroles hasardées qui avaient pu échapper au vaillant lutteur ; lui-même ne contestait pas qu’il lui fût arrivé de soutenir des théories excessives avec une logique trop absolue, et d’apporter dans la manifestation de ses pensées une violence passionnée. Son sage ami, M. Foisset, en l’avertissant que tout ce qu’il disait était passé au crible, lui avait rappelé plus d’une fois que ses contradicteurs eux-mêmes lui reconnaissaient volontiers tous les dons, hormis celui de la mesure. Mais n’eût-on pas bien étonné un saint Bernard, bien affligé une sainte Catherine de Sienne, ainsi que le fait remarquer le cardinal Perraud, si on leur eût reproché les avertissemens, les doléances véhémentes que leur arrachaient les périls courus par l’Eglise ? Montalembert pouvait invoquer la droiture de ses intentions et la sincérité de sa foi, et Pie IX ne s’y trompait pas. Il savait de quels sentimens et de quels principes, de quel dévouement filial s’inspirait ce grand chrétien. C’est pourquoi, tout en regrettant et désapprouvant le langage tenu par lui en quelques occasions, il se refusa toujours à l’en blâmer publiquement. Mais en dehors des manifestations officielles, il y avait eu, quelques mois avant la publication de l’Encyclique Quanta Cura une manifestation officieuse dont il est temps de parler. Elle était restée ignorée du public. Le P. Lecanuet l’a révélée récemment. Montalembert apprit, au mois de mars 1864, d’une manière confidentielle, par le cardinal Antonelli, répondant à une de ses lettres, les regrets et les réserves du Pape à son sujet. La forme de cette communication était discrète et toute paternelle, et elle n’avait pas empêché, paraît-il, le cardinal qui la signait, d’émettre la pensée que, dans dix ans, bien des idées, dont on s’étonnait alors, seraient d’un langage courant.

Rien, cependant, ne saurait rendre la douleur qu’éprouva Montalembert en recevant cette lettre. Après trente-cinq ans de luttes, de sacrifices, de patience, d’épreuves de toutes sortes, il se sentit atteint au point le plus sensible de son être. Mais plus la blessure fut profonde et cruelle, plus on doit admirer l’esprit de soumission et de vénération qui dicta sa réponse. Il ne faisait au surplus que s’inspirer de l’attitude qu’il avait prise avec éclat, lorsqu’un ancien ministre[4], qui avait été son collègue à l’Assemblée nationale, l’engageait à protester contre certaines tendances de la cour de Rome, et à décliner toute solidarité avec une politique religieuse qui consacrait, disait-il, le divorce de l’Eglise et de la société contemporaine. Il y avait répondu avec une émotion indignée, se récriant à la seule hypothèse qu’il pût, lui soldat, se révolter contre son chef, lui fils, se révolter contre son père. Jamais le fait d’obéir à l’Église ne lui parut incompatible avec l’indépendance vraie ; il aimait à répéter cette pensée de Vinet, objet fréquent de ses méditations : « Accepter une autorité est un fait de liberté. »

Ce sont aussi les sentimens qu’il témoignait lors du Concile, manifestant son opinion propre tant qu’il le pouvait faire en toute liberté, mais prêt à s’incliner devant les décisions de l’Église. Il avait toujours cru à l’infaillibilité ; il ne s’élevait que contre ceux qui réclamaient une infaillibilité indéterminée, illimitée, universelle, que le Concile n’a pas sanctionnée.

Cependant, toutes ces souffrances morales devaient être, hélas ! bientôt aggravées par un mal soudain et implacable. Il en ressentit les premières atteintes en 1866. Une pierre s’était formée dans les reins, et avait donné lieu à un abcès. On ne put en avoir raison par les moyens ordinaires, et les complications allèrent depuis cette époque toujours en grandissant.

Montalembert connut alors les heures les plus sombres, les plus terribles de sa vie. Méconnu, trop souvent calomnié, conscient des dangers de l’Église et ne pouvant y remédier, refoulé dans l’obscurité, l’impuissance et un sombre tête-à-tête avec la douleur physique, il lui sembla qu’il était tombé dans un abîme véritable. Il éprouva ces angoisses dont parle l’Écriture, où la vie semble tomber goutte à goutte dans le vide de l’âme : cadit vita guttulis amarissimis. La souffrance parfois lui arrache des cris qu’on peut prendre pour des murmures ; mais, en réalité, ce qui seul domine tout, c’est l’acceptation généreuse de l’épreuve et du sacrifice, la foi toujours croissante. « Mon Dieu, s’écrie-t-il souvent, je veux tout, j’accepte tout, j’unis mes douleurs à celles de mon Sauveur, » et il demande à ses amis de prier pour que ses fautes lui soient pardonnées. Plus il est attaqué, abreuvé d’amertumes, plus grandit son attachement à l’Église. « Jamais je ne me suis senti autant de tendresse et de respect envers l’Eglise, disait-il à l’abbé Besson en 1869. Je veux vivre et mourir, dites-le bien, dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine. Je ne suis pas théologien, je ne suis pas philosophe, c’est au point de vue politique et social que je m’occupe des questions religieuses. Je le fais avec toute chance de me tromper, et en laissant à l’autorité compétente le droit et le devoir de me reprendre. »

Son état de santé, si pénible qu’il fût, n’avait pu l’amener à interrompre ses études. Il continuait à écrire l’histoire des moines d’Occident. « C’était un grand spectacle, a dit Prévost-Paradol, que de le voir poursuivre ses travaux accoutumés au milieu des plus vives douleurs, et servir, de toutes les forces qui lui restaient encore, les grandes causes auxquelles il avait voué sa vie. » Bien qu’il soit resté lui-même jusqu’au bout, gardant ses vivacités et ses éclats, son âme s’élevait encore, se détachait, s’affinait. Il avait d’infinies délicatesses, dont voici un trait. L’abbé Besson, dans sa dernière visite, déplorait l’attitude des populations du Jura vis-à-vis de lui : « Rien ne vous a détaché de nous, disait-il, et cependant nous avons été bien ingrats. — Non, mon ami, ce sont les temps qui l’étaient, non les hommes. »

Sans cesse, il revient à parler de son amour pour l’Église, il ne craint pas de se répéter. « À soixante ans que je vais avoir bientôt, écrit-il dans l’automne de 1869, je sens que j’aime l’Église et que je crois en elle avec une tout autre énergie qu’à vingt ans. Les prodiges de vertu et de sainteté qu’elle offre à mon admiration quotidienne, dans les recoins les plus obscurs du monde, me touchent jusqu’au fond des entrailles, et font plus que de me consoler des nuages et des ombres qui obscurcissent ses rayons les plus élevés… Ne pouvant plus la servir ici-bas, je lui garderai du moins, jusqu’au jour où ses derniers secours viendront adoucir la fin de mes trop longues souffrances, je lui garderai une âme plus que jamais docile à ses sublimes enseignemens, plus que jamais avide de ses consolations surnaturelles, plus que jamais éprise de sa divine beauté. »

Des hauteurs où l’avait élevé sa foi[5], les petitesses des hommes ne pouvaient lui cacher la grandeur de Dieu. Dans une lettre écrite la veille de sa mort, et que l’on trouva sur sa table, il disait au baron de Hübner, à propos de sa Vie de Sixte-Quint : « Vous n’avez dissimulé ni les ombres ni les taches, qui sont inséparables de l’élément humain, toujours si visible et si puissant dans l’Église, et par cela même vous faites d’autant mieux ressortir l’élément divin qui finit toujours par prévaloir, en nous inondant de sa douce et convaincante lumière. » C’est, en effet, inondé de cette douce et convaincante lumière qu’il est mort tout à coup, un matin, le 13 mars 1870. Il s’était attaché depuis quelque temps à réunir, parmi les textes de la Sainte Écriture qui se rapportent à la mort, les plus propres à inspirer le repentir et à préparer à l’éternité. Tout entier à ces hautes pensées, il n’avait plus rien à craindre des surprises de la dernière heure, et il a pu, suivant le mot de Bossuet, entrer, sans s’émouvoir, dans les profondeurs de Dieu.


VI

Combien puissantes devaient être les raisons de croire d’un homme qui avait triomphé de telles épreuves ! Les écrits, les entretiens de Montalembert permettent de s’en rendre compte.

J’ai essayé de les résumer en m’aidant de mes souvenirs personnels. Je crois qu’elles peuvent être ramenées à quelques-unes qui furent décisives. Dès sa jeunesse, lecteur assidu des livres sacrés, pénétré de l’importance des preuves historiques qu’ils renferment, Montalembert y trouvait sans doute un fondement pour sa foi ; mais, à vrai dire, ce n’est point là qu’il a cherché les motifs de crédibilité qui l’ont décidé. Chaque esprit, d’ailleurs, a les siens et est frappé par tel ou tel aspect particulier de la vérité. Initié, un des premiers en France, au mouvement naissant de la critique rationaliste en Allemagne et en Angleterre, par suite de ses séjours en ces deux pays, il n’en avait pas été ébranlé. au-delà des difficultés soulevées par cette critique, au-delà des argumens et des hypothèses qu’elle invoquait et qui n’ont pas beaucoup varié, ce qui le frappait, c’est la place tenue dans l’histoire par les doctrines du Christ qui ont renouvelé la conscience humaine, par l’Eglise qui les représente, qui vit et s’étend, en dépit de toutes les causes de destruction, en dépit des faiblesses qu’elle traîne après soi. Appréciant les doctrines, moins d’après leur vérité spéculative que d’après leur aptitude à procurer le progrès et le bonheur, il constatait que ce qu’il y a eu de meilleur dans l’humanité, depuis la venue du Christ, elle le lui doit, et il estimait qu’il était impossible d’expliquer, par des raisons purement naturelles, une pareille influence.

Historien, il étudiait surtout le christianisme dans les faits. Il le suivait dans son action civilisatrice, dans le renouvellement et la transformation des peuples, dans l’immense révolution qu’il a accomplie par le relèvement de la condition de la femme et par la restauration de la famille. Il le voyait faire fleurir, dans des sociétés vieillies, décrépites, lus plus admirables vertus ; dompter, discipliner, métamorphoser les nations barbares ; réaliser les enseignemens du Sermon sur la Montagne et triompher du plus redoutable tyran auquel l’humanité soit assujettie, l’égoïsme ; susciter sur tous les points du globe, et depuis des siècles, en faveur des misérables, des prodiges de générosité, d’amour, d’héroïque charité ; s’incarner dans des créatures idéales telles que l’antiquité, non seulement n’en a jamais connu, mais n’en a même pas soupçonné de semblables : un saint François d’Assise, un Fra Angelico, un saint Vincent de Paul. Il constatait enfin, chez des chrétiens éminens, la réunion de dons presque toujours divisés : la supériorité intellectuelle associée au dévouement sans limites et à l’intégrité de vie, triple autorité dont la présence exclut véritablement la possibilité de l’erreur. Cette parole de saint Augustin : Ubi magnitudo et ipsa veritas est, lui revenait sans cesse à l’esprit. Il croyait que là où la grandeur d’âme, où la beauté morale a trouvé sa plus haute expression, là est la vérité. En un mot, comme il l’écrivait dans une lettre célèbre, il était épris de la divine beauté du christianisme, et c’était sa première raison de croire.

L’expérience de la vie devait ajouter singulièrement de force à une autre raison de croire qui avait impressionné sa jeunesse. On se rappelle dans quelles circonstances s’était posé devant lui le problème du mal, et quelle solution il y avait donnée. Dans le cours de ses dernières années, après avoir reconnu que « l’Eglise reste seule dépositaire des vertus dont l’accès est le plus difficile à l’homme, et qui lui sont le plus nécessaires, » il fait la remarque que « seule elle possède la clef des deux grands mystères de la vie humaine : la douleur et le péché[6]. » Il ne trouve ailleurs ni explication plausible, ni remède efficace. Les ironies dont est l’objet la théorie de la déchéance originelle ne lui ôtaient pas la vue claire des faits. Il lui suffisait de l’expérience journalière pour reconnaître que les penchans vers le mal dominent les divers instincts de l’enfance et qu’il y a nécessité de les combattre. Il lui suffisait de prêter l’oreille pour entendre la longue plainte dont les siècles nous renvoient le tragique écho, ce cri de notre misère, décisif témoignage d’un équilibre rompu dans la nature humaine.

Il en était frappé comme Pascal, et l’observation des faits l’avait amené à tirer des leçons de l’histoire cette conclusion que devait formuler Taine : « qu’il n’y a que le christianisme, que le vieil Évangile, pour nous retenir sur notre pente fatale, pour enrayer le glissement insensible par lequel, incessamment et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds. »

Quant à la douleur, si elle ne lui apparaissait dans les doctrines anciennes que comme un véritable non-sens, ne laissant d’autre alternative qu’un désespoir écrasant ou une révolte stupide et vaine, il en trouvait également dans le christianisme une explication qui était un apaisement pour son esprit et une justification pour sa foi : l’abus de la liberté amenant le désordre, l’épreuve, la souffrance ; et ensuite, l’harmonie reconstituée victorieusement dans la lutte par cette même liberté, aidée d’une force supérieure, soutenue par des perspectives consolantes, radieuses. Il ne prenait pas le change, en présence de l’attitude de quelques hommes qui paraissent maîtriser la douleur avec des vertus toutes païennes, se déclarent jaloux d’accepter la fatalité des lois de la nature, fiers de remplir un rôle dans le jeu de l’univers et de s’évanouir, à l’heure de la mort, « dans le tout sublime. » Il savait bien que ces grands mots n’en imposent pas à la masse des hommes, que le néant ne saurait être une solution pour eux. Il avait entendu trop souvent, quand l’orgueil se taisait, les incroyans confesser eux-mêmes « le désespoir qui s’était emparé d’eux, le jour où, pour la première fois, il était entré dans leur esprit que la mort pouvait être une extinction de l’amour, une séparation des cœurs, un refroidissement éternel, » où, d’un instant à un autre, « les êtres qui faisaient leur vie morale pouvaient leur être enlevés et ne leur seraient jamais rendus[7]. »

Mais ce qu’il ne se lassait point d’admirer, et ce qui fortifiait encore sa croyance, ce n’est pas seulement que la douleur soit expliquée, consolée, vaincue par le christianisme, c’est qu’il la transfigure au point que ce qui était humiliation, châtiment, devienne instrument de triomphe et cause d’allégresse ; c’est qu’il fasse de la douleur, du sacrifice, volontairement acceptés, une illumination, un affranchissement, et la source même des plus grandes vertus, des plus hautes actions.

Enfin, parmi les religions qui existent, le christianisme seul, et c’était une des considérations qui l’impressionnaient le plus, lui semblait réellement capable de faire l’éducation de l’âme, de mettre en valeur ses ressources, d’assurer son triomphe sur les forces inférieures et animales, de tourner, en un mot, toutes ses facultés vers leur objet. Etant hors de conteste qu’il n’y a point d’éducation si l’on n’a pas d’idéal à proposer, Montalembert n’en voyait point de véritable en dehors du vieil idéal chrétien. Bien des efforts avaient été sans succès tentés sous ses yeux pour en découvrir un qui ne s’inspirât point de l’Évangile. Tour à tour, il avait vu proposer à l’âme humaine, comme idéal, l’action, l’humanité, la patrie, l’honneur, la science, sans qu’aucun de ces objets la pût satisfaire. L’action ? Elle n’est pas une fin par elle-même, elle implique un but : il faut savoir quel but. — La patrie et l’humanité ? Cela suppose des sacrifices à l’intérêt commun. Qu’est-ce qui détermine à faire ces sacrifices ? — L’honneur ? Combien il est insuffisant pour soutenir le combat de la vie ! Quelle frêle barrière, et combien vite emportée par les passions ! — La science ? Que peut-elle pour résoudre le problème de la destinée, pour expliquer l’univers, pour fournir un fondement à la vie morale, pour faire pratiquer la vertu ? Qu’a-t-elle ajouté, depuis des siècles, aux enseignemens du Sermon sur la Montagne ?

Montalembert sentait bien qu’avec l’idéal chrétien, il ne s’agissait plus d’un idéal vague, indéterminé, fuyant, d’une formule vide et creuse. Cet idéal s’incarnait à ses yeux, dans une personne, dans une doctrine, dans une société : le Christ, l’Evangile, l’Église. Que n’a-t-il vécu un peu plus longtemps ! Il aurait vu établi par des faits, par des aveux précieux et autorisés, ce qu’il avait si souvent affirmé : l’impossibilité de remplacer, dans l’éducation de l’enfance surtout, cet idéal chrétien. Il aurait entendu des rapports officiels, des rapports émanant des plus hautes autorités universitaires, signaler le déficit qui résulte dans notre budget moral de l’absence de cet idéal, le scepticisme de la vie engendré par le scepticisme des idées, la disparition de ce frein intérieur qui dispense de tout autre, nul souffle de l’esprit, partout des voix de sensualité, de haine. Dans quelques pages superbes des Moines d’Occident, Montalembert a décrit l’éducation de l’âme faite par le christianisme, l’action de la foi dans cette éducation, de la foi créatrice, seule source d’énergie supérieure, et il a montré l’homme, à l’aide de la grâce, agrandi, transfiguré, s’élevant au-dessus des conditions ordinaires de la nature. C’était là véritablement pour lui le surhomme, le surhomme si peu compris par Nietzsche et Emerson. Ils l’ont cherché dans des êtres extraordinaires qui rompraient avec l’humanité, hors de toute proportion avec elle, la dépassant le plus souvent par leur égoïsme. Montaiembert a vu le surhomme dans ces êtres lumineux et forts, faits pour le bonheur de l’humanité : les saints.

Ce n’est pas assez de savoir pourquoi Montalembert a cru, il faut savoir ce qu’il a trouvé dans sa foi. Elle lui a procuré tout d’abord des jouissances d’un prix inestimable, — c’est lui qui parle, — en le faisant vivre de la vie de toutes les grandes âmes enfantées par le christianisme. La contemplation de leur beauté avait été une de ses raisons de croire ; leur société a été sa consolation, sa joie suprême. Peu d’hommes auront connu autant que lui ce que l’Eglise nomme la communion des saints. L’étude de l’histoire l’avait rendu familier avec ceux qui ont illustré la grande famille religieuse à laquelle il appartenait ; ses travaux lui avaient fait découvrir bien des créatures d’élite, telle cette sainte Elisabeth dont il s’était épris. Ces âmes avaient eu la même foi que lui, le même amour les avait entraînées vers un but identique ; il sentait toute la force des liens mystérieux qui l’unissaient à elles et le rapprochaient du monde invisible où elles étaient entrées déjà.

Que de fois, — il nous l’a raconté, — dans le silence des nuits, sous le toit du vieux manoir où il écrivait l’histoire des moines d’Occident, « il avait cru voir apparaître l’imposant cortège des saints, des pontifes, des docteurs, des artistes, des musiciens, des maîtres de la parole et de la vie, issus de siècle en siècle, en rangs pressés, de la souche chrétienne. » Ils lui apparaissaient, comme en ces fresques magistrales peintes par Flandrin sur les murs de Saint-Vincent-de-Paul : l’Eglise souffrante, militante, triomphante ; longue procession des âmes altérées d’infini, en marche vers l’adorable figure du Christ, du Médiateur entre Dieu et le monde, du Libérateur des nations.

Voilà un des premiers biens que lui apportait sa foi. Elle lui en apportait un plus grand, en lui donnant la vue claire du but, qui est de nous rapprocher tous les jours de l’idéal évangélique et de préparer, en pratiquant les enseignemens du Christ, notre union avec le Bien suprême. Tous ses devoirs devenaient ainsi lisibles en Dieu. Il en tirait une paix, une assurance d’autant plus appréciées, qu’il entendait, non loin de lui, la voix d’un philosophe[8] se plaindre « de ce que tout soit mystère, sujet de doute et d’alarme, quand la raison chargée de la conduite de la vie tombe dans l’incertitude sur la vie elle-même, ne sait rien de ce qu’il faut qu’elle sache pour remplir sa mission. » Et en même temps que sa foi lui procurait la vue claire du but, elle lui procurait le point d’appui nécessaire pour l’atteindre, pour écarter les obstacles. Il sentait la nécessité de ce point d’appui et comprenait la portée du vas soli prononcé par Maine de Biran. « Malheur à l’homme qui ne s’appuie que sur lui-même ! » Il comprenait « que, si l’homme le plus fort de raison, de sagesse humaine, ne se sent pas soutenu par une force, par une raison plus haute que lui, il est malheureux, et quoiqu’il en impose au dehors, il n’en impose pas à lui-même. » Ce secours, Montalembert le rencontrait dans la doctrine catholique, où tout est ménagé, prières, sacremens, pour fortifier et élever l’âme. Il le trouvait dans la société religieuse, au sein de laquelle il vivait, dans cette société spirituelle dont le Christ est le centre et le lien, où sa personne vivante se prolonge et subsiste ; société où, d’un bout du monde à l’autre, les âmes se touchent et s’entr’aident ; société qui établit entre les vivans et les morts une circulation de perpétuelle charité et réalise la solidarité universelle ; société à la fois progressive et immuable, combinant ses éternels principes avec les vicissitudes de la vie sociale, pliant la rigueur de sa discipline aux variations des temps et des peuples, reliant et maintenant dans l’unité les Eglises particulières, par l’autorité toujours active et vivifiante d’un chef suprême, associant à une propagation constante au dehors un rajeunissement intérieur qui déconcerte les préventions les plus hostiles. On a pu juger par plus d’une de ses lettres, au cours de la lutte avec Lamennais, à quel point il appréhendait de se séparer de cette société religieuse, de la communauté des fidèles. Il déclarait que rien ne saurait l’y décider. Il avait pu se convaincre déjà de la justesse de cette remarque de Lacordaire, « qu’il n’y a plus de lien nulle part, et que l’Eglise est aujourd’hui la seule société qui subsiste, » remarque qui rencontre aujourd’hui une confirmation inattendue sous la plume d’un chef de parti célèbre, déclarant « qu’il n’y a plus d’idées communes qui rapprochent les hommes, qu’il n’y a plus d’unité humaine[9]. » Mais si Montalembert se sentait appuyé, soutenu au sein de cette société, il n’y était pas absorbé, encore moins annihilé ; il n’y cherchait pas un moyen de se dispenser de l’effort, de penser par lui-même, de se dérober à la responsabilité de ses actes. Sa personnalité, — on a bien pu s’en apercevoir, — est demeurée active et entière. Il n’en avait que plus de vitalité, démontrant bien par son exemple que, « si la foi est un don de Dieu, elle est aussi an effet du raisonnement, que c’est, le consentement de nous-mêmes à nous-mêmes, que c’est la voix constante de notre raison et non des autres, qui nous fait croire. » La religion de l’esprit n’était pas séparée en lui de la religion de l’autorité ; il n’opposait pas la liberté à la tradition, à la règle ; il pensait de l’autorité ce que Pascal dit de la raison ; il pensait que deux excès sont à éviter, — exclure l’autorité, n’admettre que l’autorité, — la religion véritable devant nécessairement participer à la fois de la liberté et de l’autorité.

Le lecteur ne regrettera pas d’avoir pénétré un peu avant dans l’âme de ce croyant et d’avoir recherché les mobiles de sa foi. Il reste à dire en quelques mots l’influence exercée par cette foi si vive, et ce qui subsiste de son action.


VII

À en croire certains jugemens, — et je ne parle pas des plus passionnés, — il y aurait eu chez Montalembert une disproportion entre la vigueur de son talent et la mesure de son action. « Il se serait agité et n’aurait pas agi. » Romantique du catholicisme, il se serait consumé de son propre feu dans la solitude indépendante de ses opinions. Il n’aurait pas su faire de sa parole un guide pour ses contemporains. Esprit brillant, il se serait laissé prendre aux préjugés de la chimère rétrospective et de l’absolu, échappant aux difficultés pratiques et se jetant hors de la réalité.

Il suffit d’envisager la période active de la vie de Montalembert pour reconnaître ce qu’il y a d’injuste, de faux dans cette appréciation. Nous demandons qui a jamais déployé plus de qualités pratiques que l’organisateur des forces catholiques sous la monarchie de Juillet ; par qui l’on a vu mener avec plus d’énergie, d’esprit de suite, d’habile tactique une campagne couronnée d’un succès aussi éclatant, puisqu’elle a abouti à la conquête de la liberté d’enseignement ; qui a mieux su calculer ce que ses moyens d’action lui permettaient d’obtenir, ce que les forces de ses adversaires lui interdisaient d’espérer ; qui a su plus sagement faire consacrer, en temps utile, les avantages acquis et les rendre définitifs, au lieu de s’engager dans la poursuite d’espérances décevantes. J’ajouterai que, pour porter sur Montalembert un jugement équitable, ce n’est pas seulement sur le terrain des grandes luttes religieuses et politiques qu’il faut le voir à l’œuvre, mais partout où il a porté son initiative hardie et judicieuse, son zèle inlassable, son action féconde. Quels services n’a-t-il pas rendus, par exemple, à l’art français ? Quels efforts n’a-t-il pas tentés avec succès pour sauver du vandalisme nos plus illustres monumens ? Ne lui doit-on pas une sorte de réveil dans le sentiment de l’art chrétien, et comme une nouvelle renaissance ?

Mais quand on pose la question de savoir quelle influence Montalembert a exercée sur ses contemporains, et ce qui er subsiste aujourd’hui, un fait indéniable se présente aussitôt à l’esprit, et il est capital : l’enthousiasme qu’il a inspiré à la jeunesse. Voilà par où il a agi sur les esprits, et non seulement pendant sa vie, mais encore à l’heure présente. Je pense qu’il m’est permis d’apporter ici un témoignage personnel. J’ai connu le comte de Montalembert dans ses rapports avec les jeunes gens. J’ai pu juger de sa bienveillance incomparable envers les plus humbles comme envers les plus distingués, je l’ai vu, les éclairant de ses conseils, les réconfortant, les suivant avec intérêt dans leur carrière, de loin comme de près. C’est même grâce à lui, représenté quelquefois comme altier et hautain, que j’ai compris toute la portée de ce mot bienveillance, qui signifie la volonté du bien des autres ! C’était, en réalité, plus que de la bienveillance. Il disait qu’il avait l’amour de la jeunesse, et il en a donné mille preuves. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il a conservé dans ses relations avec elle la flamme, la séduction, la fraîcheur de sentimens et d’idées que respirait son adolescence. Mais si j’ai la mémoire de ce que fut Montalembert pour les jeunes gens, si je me souviens de ce que je lui dois, de ce qu’il a réveillé, excité en moi, j’ai pu voir aussi de quelle admiration et de quelle reconnaissance la jeunesse était animée envers lui.

Cette influence sur la jeunesse, il ne la devait pas seulement à sa nature chevaleresque, enthousiaste, généreuse ; il la devait aussi au sens très juste qu’il avait des aspirations et des besoins de son temps ; il la devait par-dessus tout à la foi qui, partant de son âme, allait ébranler les autres. « Tâchons de croire à quelque chose, disait, hier à peine, un homme d’un esprit fin et clairvoyant, que la mort a emporté, tâchons de croire à quelque chose, si nous voulons que les jeunes gens croient en nous[10]. » Tous ceux qui, aujourd’hui, à Paris ou dans les centres actifs de province, sont en contact avec la jeunesse, peuvent constater à quel point rayonne encore dans ces milieux le souvenir de Montalembert. Il y a laissé des fermens de vie, une aversion des choses basses et viles, un désir de se dévouer dont on voit et dont on verra plus encore les effets. Je ne suis pas de ceux qui désespèrent. Il m’est arrivé de soutenir, dans un livre qui date d’une quinzaine d’années, qu’il s’est produit en France, dans la dernière période de cinquante ans, une véritable renaissance religieuse. Cette renaissance, je me gardais bien d’être assez injuste pour la rapporter uniquement à Montalembert et à ses amis, alors que bien d’autres, dans des camps différens, y ont travaillé avec tant d’ardeur et d’éclat, et en peuvent revendiquer leur part. La thèse a paru à quelques-uns d’une confiance paradoxale, même à l’époque où elle se produisait ; et je ne sais ce que ceux-là en diraient, aujourd’hui que l’exaspération du sentiment antichrétien est devenue si violente, que nos libertés sont en partie détruites, qu’un abîme semble séparer l’Église de la société moderne. Pourtant, ma conviction ne s’est pas modifiée. Je ne crois pas que l’admirable mouvement pour lequel se sont passionnées les âmes les plus vaillantes de notre temps, se résume en une vaste faillite. Le changement qui s’est accompli dans les classes élevées, au point de vue religieux, subsiste toujours. Et quant au peuple, le vrai peuple est, au fond, bien éloigné d’être hostile à la religion chrétienne. S’il se montre rebelle à l’ingérence du clergé dans les affaires politiques, il reste volontiers en paix avec les croyances religieuses, quand de perfides et constantes excitations ne l’en détournent pas, et surtout quand ces excitations n’ont pas pour complice le gouvernement lui-même, maître omnipotent d’un pays centralisé comme la France.

Veut-on mesurer le changement qui nous sépare de l’époque où débutait Montalembert ? Ce trait seul va en donner une idée. En 1847, O’Connell mourant traversait [la France, se rendant en Italie. Montalembert, avec une délégation de catholiques, le saluait à son passage. « Nous étions, dit Louis Veuillot, qui fait ce récit dans ses Mélanges, quinze ou vingt, pas plus, tous inconnus, excepté Montalembert qui nous conduisait. Dans ce grand Paris, nous formions à peu près tout le parti catholique. Si Montalembert avait voulu réunir des notoriétés, il eût risqué d’être seul. » Eh bien ! supposons qu’un autre O’Connell traverse aujourd’hui Paris, et qu’une délégation de catholiques soit chargée de le saluer. L’embarras ne serait-il pas de restreindre le nombre des hommes marquans qui la composeraient plutôt que de l’augmenter ? N’a-t-on pas aussitôt présens à l’esprit les noms les plus autorisés, voire les plus illustres, dans les corps savans, dans la politique, dans les affaires, que n’arrêterait aucun respect humain ?

On peut s’en référer à un autre témoignage, à l’un de ceux qui permettent le mieux de juger de la vitalité et des progrès d’une croyance : les sacrifices qu’elle inspire, les sacrifices d’argent en particulier. Or, en quel temps les catholiques ont-ils consacré des sommes plus considérables, dans un aussi court laps de temps, à la création d’écoles libres, à la création de grandes œuvres charitables ? En quel pays a-t-on assisté à un tel spectacle ? Et si l’on regarde aux manifestations de l’opinion, ne voit-on pas que, dans la presse, les organes les plus anciens, les plus lus, et, parmi les périodiques, les revues qui ont le plus d’autorité, sont, ou favorables à la religion, ou respectueux et très décidés dans la défense de la liberté religieuse. La défaite momentanée de la liberté est lamentable, sans doute ; mais il n’y a pas de cause désespérée quand les sentimens qui l’ont fait triompher une fois, subsistent encore dans le cœur de ses partisans.

Je n’ai parlé que de l’influence exercée par Montalembert dans son pays. J’aurais pu invoquer bien des faits, — M. le vicomte de Meaux en a recueilli plus d’un, — pour montrer ce qu’elle a été, ce qu’elle est aux Etats-Unis ; et je ne sais pas s’il est un nom français qui soit aussi souvent que le sien rappelé avec honneur dans les discours et les écrits des grands prélats américains. Je trouverais dans les Mémoires d’un député catholique au Parlement allemand, mort aujourd’hui, qui a eu son heure de célébrité, le docteur Reichensperger, de Cologne, des preuves aussi de ce que les parlementaires, les catholiques allemands, ont dû à son exemple et à son programme. Mais cela me conduirait trop loin. Pour se rendre compte de ce qui subsiste aujourd’hui de l’action exercée par Montalembert, il faut chercher dans quelle mesure s’est réalisé l’ensemble du programme pour lequel il a combattu. Or, ce programme, qu’on ne saurait sans erreur renfermer tout entier dans le vote de la loi sur la liberté de l’enseignement, a visé trois points principaux. Montalembert s’est proposé d’amener les catholiques de France à se placer définitivement sur le terrain de la liberté générale et à renoncer à tout privilège ; il a cherché à procurer au clergé, à côté de l’autorité qu’il devrait à la piété et aux bonnes mœurs, source première de l’efficacité de son apostolat, l’influence que peut lui assurer une instruction solide et une initiation sérieuse aux progrès scientifiques modernes. Il s’est appliqué enfin à étendre l’action des laïques pour les mettre à même de seconder plus efficacement l’Eglise.

On pouvait discuter en 1844 sur l’opportunité et la légitimité de l’intervention des laïques ; les polémiques ne firent pas défaut. Ce furent des évêques eux-mêmes qui pressèrent Montalembert d’agir et de créer un centre d’action laïque. Mais depuis lors cette intervention, quand elle conserve son caractère et ses limites, n’est même plus débattue ; elle se produit tous les jours sous toutes les formes, dans le domaine de l’école, des œuvres charitables, dans le domaine de la presse. Avec l’importance que les questions sociales ont prise, il n’en pouvait être autrement, et aujourd’hui surtout, que les associations, les sociétés légales jouent un si grand rôle, cette intervention est devenue indispensable. L’Eglise tire du concours de laïques éminens un profit d’autant plus précieux, une autorité d’autant plus grande, que la hiérarchie ecclésiastique ne se recrute plus à présent dans les hautes classes de la nation. Voilà un premier point du programme de Montalembert qu’on ne saurait donc taxer de chimérique.

En ce qui touche l’Eglise et le mouvement scientifique, il avait émis la pensée, dès 1828, que, parmi les armes auxquelles le clergé pouvait avoir recours pour reconquérir l’opinion, il y en avait deux qui seraient particulièrement efficaces : l’instruction et l’indépendance. L’ascendant de l’Église ayant tenu jadis, en très grande partie, à ce qu’elle portait le sceptre de la science, ne fallait-il pas qu’elle le reprît en main pour retrouver son prestige, et qu’elle initiât le jeune clergé aux sciences modernes, aux choses applicables dans le siècle où il vit, dans le monde sur lequel il doit agir ? Montalembert était si pénétré de cette pensée qu’il n’hésitait pas à écrire que : « craindre la science dans l’intérêt prétendu de la religion, ce serait douter de la vérité. » Or, depuis la création de l’École des Hautes Études des Carmes à Paris, quels progrès ! La fondation des Instituts catholiques, si elle a été la plus importante manifestation de ce grand mouvement, est loin d’en être demeurée la seule. L’organisation des congrès internationaux de savans catholiques par Mgr d’Hulst a bientôt suivi ; et l’on n’a pas oublié avec quel éclat a été tenu à Munich le plus récent de ces congrès. Mais surtout, quelle émulation dans le clergé pour conquérir les grades universitaires, voire les plus élevés, et de quelle autorité jouissent dans toutes les branches, dans toutes les directions, ceux de ses membres auxquels les Académies ont ouvert leurs portes, ou, tout au moins rendu hommage ! Et de quels encouragemens ces progrès n’ont-ils pas été l’objet de la part de Léon XIII ! On n’a pas oublié le vœu si fortement exprimé dans les Encycliques : « que les études du clergé s’harmonisent avec les progrès et les conquêtes de la raison, de la science moderne, que la science dans le clergé rayonne, s’affirme, renverse les fausses idoles élevées par les faux savans, pour saisir la masse des esprits et la conduire à la vérité. » Aucun esprit impartial ne saurait contester l’importance du mouvement qui s’est produit à la suite de tels encouragemens. Une revue[11], qui ne peut être suspecte de flatterie envers l’Eglise, reconnaissait, hier à, peine, « qu’il ne pouvait plus être question de l’attaquer aujourd’hui avec les misérables chicanes d’une érudition plus brillante que sûre ; que la science catholique a fait ses preuves, et qu’elle n’a à redouter aucun progrès, aucune recherche historique ou autre. »

Mais s’il y a un point du programme qui semble avoir reçu des faits une consécration éclatante, c’est celui que j’ai énoncé en premier lieu. Il serait vain de rappeler l’insistance avec laquelle Montalembert a démontré aux catholiques qu’ils ne devaient plus chercher leur sûreté que dans la sûreté de tous, qu’ils devaient se réclamer du seul droit commun, et se placer sur le terrain de la liberté générale. Jusque dans les derniers jours de sa vie, il a fait entendre à ce sujet de solennels avertissemens, et l’on pouvait se demander s’il serait écouté, quand on se souvient des contradictions qui l’accueillirent jusqu’à la fin, en dépit d’expériences chaque jour plus décisives. Eh bien ! dans un document public, considérable, qui date de 1902, dans la pétition adressée aux sénateurs et aux députés en faveur de la demande d’autorisation faite par les Congrégations, ce n’est pas dix, vingt évêques qui signent ce programme, c’est l’Épiscopat français tout entier ; et on peut le voir déclarer d’une voix unanime qu’il faut se placer « sur le terrain de la tolérance mutuelle, de la liberté égale pour tous. » Le document dont je parle affirme que c’est là plus que jamais « le seul terrain où tant d’esprits divisés peuvent s’unir et reconstituer l’unité morale du pays. » Il proclame, « conformément à la doctrine traditionnelle du Saint-Siège, que l’Église ne proscrit, en principe, aucun régime politique. » Il reconnaît que les populations appréhendent l’ingérence de l’Église dans les affaires politiques, mais il estime que la nation en masse veut le maintien de la religion, et il fait appel à la France libérale tout entière, sans distinction de parti ou de croyance, pour sauvegarder les libertés fondamentales. Certes, Montalembert ne pouvait s’attendre à une justification plus éclatante, et il serait étrange que, à l’occasion d’un fait de cette importance, son souvenir ne fût pas rappelé.

Mais il semble qu’il convienne à bien d’autres égards de ramener l’attention sur lui. Pour chaque époque, il y a des exemples qu’il est opportun d’offrir aux méditations des contemporains. Aucun enseignement ne saurait être plus propre à faire ressortir les qualités ou les vertus qui leur manquent, les défaillances dont ils doivent se garder. En un temps où la conscience, le sentiment de la justice et du droit se trouvent atteints, où la notion de l’idéal disparaît, en un temps qui n’admet l’effort que pour satisfaire la passion de jouissance et d’argent, ce n’est pas sans profit que les regards se tourneraient vers cette grande figure dans laquelle semble s’incarner ce qui nous fait défaut. Les jeunes générations apprendraient de Montalembert à quelles conditions est attaché le triomphe d’une grande cause. En le suivant dans ses luttes quotidiennes, en le voyant pendant des années constamment sur la brèche, payant à toute heure de sa personne, parcourant le pays entier, suscitant les initiatives, emportant les adhésions, groupant, organisant les bonnes volontés, prompt à tirer parti de toute chance de succès, elles constateraient qu’à ce prix aucun obstacle n’est insurmontable, qu’aucun découragement n’est fondé. Instruites par son expérience, elles rendraient de plus en plus justice à l’infatigable champion[12] qui a porté le poids de tant de combats.

Montalembert a dit d’O’Connell, qu’il fut l’un de ceux qui dépensèrent le plus d’efforts pour faire l’éducation politique de leurs compatriotes. Le même jugement s’applique à lui. S’il est quelqu’un qui, par son langage et par sa vie, puisse, aujourd’hui, rendre confiance aux croyans et leur montrer la voie à suivre, c’est bien celui qui les exhortait, il y a quarante ans, dans de mémorables discours, à se préparer aux luttes, inséparables de l’avènement de la démocratie, luttes aussi rudes qu’aux temps barbares, et qui se déclarait à la fois convaincu que, sans subir la moindre altération dans la majestueuse immutabilité de ses dogmes et de sa morale, la religion catholique saurait s’adapter à toutes les transformations sociales ; c’est bien celui qui faisait apparaître dans l’avenir, au milieu des flots vacillans et agités de la démocratie, l’Église seule inébranlable, seule sûre d’elle-même et de Dieu, dégagée de toute solidarité compromettante, retrouvant dans le cœur des peuples la place qu’elle avait occupée jadis, plus puissante peut-être qu’aux siècles où elle partageait le trône des rois et des empereurs, et l’Evangile qu’elle enseigne, et que les humbles et les pauvres ont été, il y a deux mille ans, les premiers à entendre, demeurant, comme toujours, « la grande consolation et la grande lumière du genre humain. »


LEON LEFEBURE.


  1. Montalembert, par M. le vicomte de Meaux, 1 vol. in-18. — Montalembert, par le Père Lecanuet, 3 vol. in-8o. — Indépendamment de ces publications, l’auteur de cet article a pu s’aider de ses souvenirs personnels, ayant eu l’honneur d’approcher souvent le comte de Montalembert, qui l’avait désigné, avec MM. de Chabrol et de Lubersac, pour l’accompagner dans son voyage aux États-Unis.
  2. M. James Forbes, descendant des comtes de Granard, établis en Écosse sous Charles Ier.
  3. Lettres à un ami de collège. Ces lettres étaient adressées à M. Léon Cornudet, dont le clairvoyant et inaltérable dévouement fut précieux pour Montalembert, et qui peut être considéré comme une des nobles figures de ce temps.
  4. M. de Malleville.
  5. Lettre à lady Herbert, 1869.
  6. Lettre à lady Herbert (1869).
  7. M. Guyau.
  8. Jouffroy, Mélanges philosophiques.
  9. M. Jaurès.
  10. Larroumet.
  11. Revue de Métaphysique et de Morale.
  12. Un vero campione, selon l’expression de Pie IX.