Moretum

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 463-465).

MORETUM.

(1) Déjà la nuit d’hiver avait achevé sa dixième heure, et l’oiseau qui, sentinelle vigilante, annonce la lumière, avait chanté, quand Simulus, rustique cultivateur d’un petit champ, redoutant pour le jour qui va luire un triste jeûne, soulève peu à peu ses membres étendus sur un vil grabat, et d’une main inquiète interroge à tâtons les ténèbres silencieuses : il cherche son âtre ; à sa main qui s’y blesse, il le sent enfin. Là fumaient encore les restes d’un petit tison consumé, et la cendre couvrait l’étincelle cachée de la braise. (10) Simulus, le front penché, abaisse sur le foyer sa lampe, en tire du bout de l’aiguille l’étoupe desséchée, et d’un souffle haletant réveille dans l’âtre la flamme assoupie. Enfin elle brille, et l’ombre se retire. Le villageois abrite d’une main la lumière contre l’air, et ouvre, en la faisant tourner sous sa clef, la porte de son grenier, qu’il tenait prudemment fermée.

Sur la terre était répandu un humble amas de grains ; il en prend sa mesure ; un vase la reçoit, qui peut soutenir le poids de huit livres de blé. (19) De là il va vers la meule voisine ; il s’arrête, et place sa lampe fidèle sur un petit chevron de tout temps fixé dans le mur pour cet usage. Alors il dépouille ses deux bras du vêtement qui les couvre, et, ceint d’une peau de chèvre aux longs poils, il balaye avec une touffe de crins les cavités raboteuses de la double meule. Bientôt ses deux mains se partagent inégalement le travail : la gauche ne fait qu’épandre le blé ; et la droite, tout entière au même mouvement, tourne en cercles incessants l’orbe emporté. Le grain, écrasé sous les coups rapides de la pierre, s’échappe en flots poudreux. De temps en temps la main gauche relève sa sœur fatiguée, et alterne avec elle. Cependant Simulus entonne un chant rustique, (30) et soulage son labeur de sa voix agreste. Parfois il appelle Cybale ; c’était la seule gardienne de son logis : Africaine par sa naissance, tout en elle annonçait sa patrie, ses cheveux crépus, ses lèvres épaisses, son teint noir, sa large poitrine, ses mamelles abandonnées, son ventre creux, ses jambes grêles, ses pieds démesurément plats, et sillonnés de fentes sur leurs talons roidis. Simulus l’appelle, lui ordonne d’entasser du bois sec sur le foyer, et de faire tiédir à la flamme l’onde glacée.

La meule enfin achève, au moment marqué, son cours circulaire. (40) Simulus rassemblant la farine épandue, la verse dans le crible, et l’y secoue ; au-dessus restent les débris impurs du grain, et par les trous qui la laissent tomber s’écoule la farine nette et épurée. Soudain il l’étale sur un air poli, et y jette une onde tiède : alors il ramasse la farine et l’eau confondues, pétrit le mélange qui s’épaissit sous ses doigts, et en parsème de sel la surface plus solide. La pâte est domptée ; il la façonne à son gré, l’élargit en orbe sous ses mains, et marque par carrés égaux les pains divisés. (50) Il les porte dans son foyer. Cybale avait pris soin de nettoyer l’âtre qui les devait recevoir ; l’argile les couvre, et au-dessus s’entasse la braise. Tandis que le feu et l’argile les durcissent à l’envi, Simulus ne laisse point s’écouler l’heure oisive : il avise quelque nouvelle ressource contre la faim ; les dons seuls de Cérès ne flatteraient pas son palais ; il veut y joindre quelque mets apprêté. Au foyer de sa cabane n’étaient point suspendus à l’abandon le dos d’un porc et ses membres durcis dans le sel ; mais, traversé de sparte et enveloppé du vieux faisceau d’aneth, pendait le fromage orbiculaire. (60) Notre héros donc, dans sa prévoyance, se ménage d’autres délices.

Sa chaumière touchait un jardin qu’entouraient comme d’un rempart quelques plants d’osier, et les tiges du léger roseau, sans cesse renaissantes sous le tranchant du fer. Ce jardin occupait un petit espace ; mais il était fertile en herbes de toute espèce ; rien n’y manquait de ce qui contente les besoins du pauvre ; et souvent le riche vint demander à l’indigent Simulus les fruits de son enclos. Il le cultivait à peu de frais, se réglant sur ses autres travaux. Quand la pluie ou les jours de fête le retenaient libre dans sa chaumière, quand cessait pour lui le labour, il donnait ses loisirs à son jardin. Il savait planter mille herbes diverses, (70) confier leurs semences au sein de la terre, et leur distribuer avec mesure l’eau des ruisseaux voisins. Là croissaient mille légumes : la bette aux longs bras épandus, la féconde oseille, les mauves et l’aunée, le siser, le porreau qui doit son nom à sa tête, le froid pavot aux funestes vapeurs, la laitue agréable aux convives qu’ont fatigués les nobles mets, et le lourd concombre, couché sur son vaste ventre. Cette abondance n’était pas pour le maître du jardin (quel homme vécut plus à l’étroit ?), mais pour le peuple : tous les neuf jours (80) il portait à la ville, pour les vendre, de verdoyants faisceaux de légumes ; le soir il revenait au logis, le dos léger, mais la bourse pesante ; et rarement il rapportait du marché de la ville de quoi rehausser ses repas. L’oignon rouge et le porreau taillé domptent son appétit ; il y joint le cresson piquant sous la dent et qui tord la lèvre, l’endive, et la roquette qui ranime Vénus languissante.

Ce jour-là donc, songeant à quelque mince régal, il était entré dans son jardin. D’abord, creusant la terre d’un doigt léger, il en tire quatre aulx avec leurs racines fibreuses ; ensuite il arrache la rue qui donne la vigueur aux amants, l’ache à la fine chevelure, (90) et la coriandre aux fils menus et tremblants : les herbes cueillies, il va s’asseoir près de l’âtre joyeux, appelle son esclave, et lui demande le mortier. Alors il dépouille de leurs nombreuses enveloppes les têtes des aulx, en ôte un à un les premiers téguments, qu’il répand çà et là sur le sol d’une main dédaigneuse, et qu’il jette loin de lui : il n’en garde que les bulbes, et il les met dans le creux de la pierre. Il les parsème de grains de sel, il y joint la croûte d’un fromage qu’a durci le sel, et y entasse les autres plantes. De la main gauche ramenant sa tunique autour de ses reins velus, (100) de la droite il amollit sous le pilon l’ail odorant, et broie toutes les herbes qui confondent leurs sucs. Sa main va tournant en rond ; peu à peu chaque plante perd sa saveur propre, et toutes n’offrent plus qu’une seule couleur : ce n’est plus la teinte verte, les parties lactées la repoussent ; ce n’est plus la blancheur du lait, tant les herbes diverses l’ont altérée. Parfois s’en élance une forte odeur qui frappe la narine de Simulus ; et son visage grimaçant accuse l’âcreté du mets. Souvent Simulus essuie de sa main sa paupière larmoyante, et furieux il maudit la fumée innocente. (110) L’ouvrage avançait ; et le pilon, qui d’abord bondissait inégal, tournait pesamment en circuits plus lents. Simulus y verse goutte à goutte la liqueur de Pallas, et le vinaigre aux vifs esprits. Il mêle et remue encore la masse toujours remaniée : enfin, parcourant de ses deux doigts les bords du mortier, il resserre en un seul globe les parties séparées de la pâte, qui prend le nom et la forme parfaite d’un moretum.

Cependant l’active Cybale retire le pain du foyer ; Simulus le reçoit dans ses mains joyeuses ; il n’a plus peur (120) de la faim, et, rassuré pour ce jour contre le jeûne, il entoure ses jambes de deux brodequins égaux, couvre sa tête du bonnet rustique, et, rassemblant sous l’attelage ses dociles taureaux, il les pousse vers son champ, et enfonce la charrue dans la terre.