Mort du capitaine Georges Powell

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MORT
DU
CAPITAINE GEORGES POWELL.

Nous nous étions empressés, dès notre arrivée à la Nouvelle-Galles, de lier connaissance avec les navigateurs anglais qui avaient exécuté d’intéressans voyages vers des contrées peu connues. De précieux renseignemens ainsi obtenus, et destinés, sans nous, à tomber dans l’oubli, peuvent être considérés, sous certains rapports, comme des conquêtes du voyage de la Coquille. Nous nous faisons un plaisir de citer plusieurs noms pour acquitter notre reconnaissance et provoquer celle des géographes. Le capitaine Nicholson, directeur de l’arsenal, avait commandé l’Haweis, construit à Eimeo par les missionnaires protestans. Sur ce premier navire sorti des chantiers de la Polynésie australe, il avait fait le cabotage de ses îles et découvert deux bancs fort dangereux en s’avançant vers le Port-Jackson. Il nous fit connaître M. Beveridge qui, ayant rapporté de sa captivité de Verdun une opinion très-favorable des Français, s’empressa de nous communiquer les remarques qu’il avait faites à bord du trois-mâts le Saint-Michael, sur l’hydrographie des îles Tonga, et les mauvaises dispositions des naturels, si mal appréciés par Cook ; naturels qui n’accueillent jamais une voile européenne sans former le projet de s’en rendre maîtres. Le capitaine Liddins, pilote qui conduisit la Coquille au mouillage de Sydney, marin d’un caractère communicatif, d’autant plus zélé pour les progrès de son art et la sûreté de la navigation, qu’il en avait vu de plus près les dangers, attira particulièrement notre attention en nous parlant de la Nouvelle-Shetland et de la terre de la Trinité. Il ne se contentait point de nous faire part de ses propres découvertes, il allait encore à la recherche de ce qui pouvait nous intéresser, et nous présentait tous les marins dont la conversation pouvait offrir quelque avantage. Depuis notre retour, il nous a même adressé d’utiles renseignemens sur les découvertes les plus nouvelles. Nous aimons à rappeler ici le capitaine Dibbs, dont il a été si souvent question dans nos récits sur les îles de la Société : nous eûmes le plaisir de le retrouver à la Nouvelle-Galles avec son équipage otahitien, et de recevoir de lui-même tous les détails sur ses découvertes dans l’archipel de Cook, qui déjà ont été communiqués au public dans une de nos cartes. C’est avec le plus vif regret que nous déplorons ici la mort récente du capitaine Edwardson, qui nous avait communiqué avec la plus aimable bienveillance les journaux de son intéressant voyage sur les côtes méridionales de Tawaï-Pounammon. Dans nos communications avec ces intrépides navigateurs, et dans celles que nous eûmes avec les hardis explorateurs de la Nouvelle-Galles, MM. Oxley, Lawson, Cunningham, Howel, et avec notre ami M. Uniacke, toute différence de nation avait disparu : nos connaissances, nos travaux semblables, nos dispositions cosmopolites, avaient éteint toute distinction, toute rivalité.

Dans ce rendez-vous de marins et de voyageurs auxquels aucun point du globe n’était inconnu, nous avions remarqué particulièrement le capitaine George Powell : sa jeunesse, ses manières aisées, son caractère entreprenant étaient de fortes présomptions en sa faveur ; à l’âge de vingt-huit ans, il se recommandait déjà par la découverte du groupe austral qui porte son nom, par une exploration détaillée de la Nouvelle-Shetland, et par un travail sur le détroit de Magellan. Soupirant avec ardeur après les grandes aventures, les rencontres périlleuses, il promettait de remplir une carrière féconde en événemens, et nous rappelait, sous quelques points de vue, le caractère de certains flibustiers dépouillé de la soif de l’or et de la cruauté.

Lorsque nous allions visiter ce capitaine aventureux à bord du navire baleinier le Rambler, qu’il commandait, nous trouvions auprès de lui un jeune homme d’une assez jolie figure, mais d’une disposition apathique, qui lui avait été recommandé avec de grandes instances par sa famille. Nous ne nous doutions guère alors que nous avions devant les yeux la victime et la cause d’une sanglante tragédie dont le milieu du grand Océan allait être le théâtre, et qu’il nous faudrait aborder quelques années tard dans une île de l’océan Atlantique et sur les côtes du Pegou pour en recueillir les détails circonstanciés.

Le Rambler partit avant la Coquille de Port-Jackson, pour la pêche du cachalot dans le grand Océan, sans avoir un plan bien fixe, mais avec le désir de faire des découvertes dans des parages peu fréquentés. Le capitaine Powell fut accompagné de tous nos vœux ; nous n’avions aucun motif d’être plus inquiets sur son sort que nous ne l’étions sur le nôtre. Nous ne tardâmes point à apprendre qu’il avait fait une courte apparition à la baie des Îles, dans la Nouvelle-Zélande.

Dans le mois de septembre de la même année, nous apprîmes, en abordant à l’Île-de-France, que le capitaine Powell avait été tué par les naturels d’une île où il avait relâché. On ne savait pas d’autres détails. Nous voulûmes douter de la vérité d’une nouvelle aussi vague ; mais malheureusement elle nous fut confirmée peu de temps après à Sainte-Hélène, où nous rencontrâmes le chirurgien du Rambler. Son navire ayant été désarmé au Port-Jackson, il revenait en Europe, et nous donna des détails trop positifs. Quelques articles du Missionary-Register instruisirent le public du sort de la victime en outrageant injustement sa mémoire. Un critique distingué compara, dans une revue, le sort de Powell à celui de Cook : le détail des circonstances de sa fin rendra ce rapprochement bien plus sensible encore pour tous les esprits.

Au mois de décembre 1827, la rencontre la plus singulière me fit trouver à la fois sur les côtes du Pegou dans le pilote anglais qui conduisit la Chevrette au mouillage de Rangoun, un officier du Brampton (perdu à la baie des Îles) et du Rambler, qui me raconta la fin tragique de George Powell.

En s’éloignant des rivages de la Nouvelle-Zélande le Rambler, se dirigeant vers les îles Tonga, vint mouiller dans le Port-Refuge, sur la côte ouest de Vavaoo. Des relations d’intimité s’établirent aussitôt avec les naturels ; elles duraient depuis trois jours sans le moindre nuage ; des provisions étaient fournies en abondance ; le roi Howloulala était presque toujours à bord ; il y avait même couché, et sa fille, la belle Ozela, partageant le goût de toutes les Polynésiennes pour les enfans de l’Europe, avait conçu la plus vive affection pour John, le jeune protégé du capitaine. Qui aurait prévu que cette heureuse harmonie allait cesser tout à coup, qu’une mésintelligence légère et l’amour d’une jeune fille causeraient les plus grands désastres, en devenant aussi fatals aux naturels qu’aux étrangers ?

Le quatrième jour de sa relâche, la nuit commençait à s’étendre sur le mouillage, quand un émissaire vint prier le roi de descendre à terre. Celui-ci se rendit à ce désir avec une précipitation qui inspira des soupçons trop tardifs. Il n’était plus possible de le retenir, quand l’appel de l’équipage fit découvrir l’absence de cinq hommes. John était du nombre. La méfiance devint extrême, et toutes les craintes furent augmentées par le rapport d’un Indien, qui, après un séjour de quelques années dans l’île, venait de prendre service sur le Rambler. S’étant chargé d’aller à terre, il avait trouvé toute la population agitée, et se disposant à prendre le parti des déserteurs. Persévérant dans son dévoûment, il accepta une nouvelle mission auprès du chef, avec lequel il reçut ordre de traiter d’abord pour le renvoi des cinq hommes, et en cas de non réussite, pour la rançon du seul John. Rien ne put décider Howloulala à renvoyer tous les blancs qui s’étaient joints à sa peuplade ; mais il se montra plus accessible quand, pour l’échange de John, on lui offrit quelques livres de poudre, une provision de balles, des pierres à fusil et un mousquet. Le marché allait se conclure, mais au moment décisif, la spéculation du politique et du commerçant connut la tendresse du père. Il ne put résister aux pleurs d’Ozela, qui le supplia, avec toute l’éloquence du désespoir, de ne point la séparer de son amant ; elle aimait mieux le suivre en Europe, que de le voir quitter Vavaoo. Le roi finit par agir en père ; les conditions furent refusées, et l’envoyé revint à bord sans avoir couru de grands dangers. On l’avait empêché soigneusement d’avoir aucune communication avec les déserteurs.

Il fallut avoir recours à d’autres moyens : deux grandes pirogues de guerre, des îles Hapaee, se trouvaient au mouillage entre le Rambler et la côte. Si l’on parvenait à s’en saisir, elles devenaient d’excellens otages, car Howloulala, étant cause de leur capture, devait s’attendre à voir bientôt fondre sur son île toutes les forces des îles Hapaee. Des coups de fusils furent tirés pour faire évacuer ces pirogues ; mais les hommes chargés de leur garde se jetèrent dans l’eau du côté du rivage, et abrités par elles, parvinrent adroitement à les haler à terre.

Powell, désespéré de ce mauvais succès, assembla ses officiers pour leur peindre sa position. Chargé par une famille respectable de veiller sur un enfant chéri, envisageant cette responsabilité dans toute son étendue, il se croyait obligé par honneur à n’épargner aucun effort pour arracher l’imprudent au sort qu’il se préparait. Il demandait si tout autre à sa place ne serait pas entraîné par les mêmes scrupules et ne ferait pas usage de tous les moyens pour s’assurer quelque otage. Quant à lui, mettant de côté tout intérêt personnel, il lui semblait honorable de seconder un pareil projet ; il n’hésiterait à le faire pour personne.

Le capitaine Powell avait beaucoup d’ascendant sur ses officiers ; tous lui étaient fortement attachés ; les avis furent unanimes : on remit au point du jour les nouvelles tentatives.

Le 3 avril, au lever du soleil, beaucoup de naturels couvraient les plages du Port-Refuge et considéraient le Rambler. Les pirogues des îles Hapaee avaient disparu, mais on finit par reconnaître qu’elles avaient été halées sur le rivage dans un point éloigné de la baie. Powell, certain du dévoûment de ses compagnons, fait aussitôt appareiller son navire, tire quelques coups de canon pour effrayer les naturels, et se dirige vers les pirogues. Lorsqu’il est près d’elles, il arme deux baleinières, s’embarque, et protégé par le feu de son navire, réussit à mettre à la mer la plus grande des deux pirogues, qu’il amène à la remorque.

Le succès du plan était certain ; Powell eut le malheur d’en douter, et ce doute causa sa perte. Il voulut plus de certitude, et crut qu’il lui serait aussi facile de s’emparer de la seconde pirogue que de la première, pensant qu’alors sans nul doute tous les déserteurs lui seraient rendus.

Il repart avec un seul canot et débarque sans obstacle ; plein d’une téméraire confiance, la curiosité l’entraîne à quelques pas du rivage. Dans ce moment même, par une fatalité inconcevable, le Rambler, trouvant l’eau peu profonde, est forcé de virer de bord. Les insulaires, armés de lances, de haches et de casse-têtes, étaient en embuscade derrière des dunes et des buissons. Ils observent avec une étonnante sagacité que le navire leur présente son avant, qu’ils sont à l’abri de ses canons. L’occasion est précieuse. Ils s’élancent avec la rapidité de l’éclair et en viennent aux mains avec les envahisseurs de leur sol. Les étrangers, revenus de leur premier étonnement, se défendent avec une bravoure inutile ; ils ne peuvent faire qu’une décharge, le nombre va les accabler. Leur canot est encore à flot ; ils tentent d’y rentrer et de fuir. Dans ce mouvement, Powell est atteint par derrière d’un coup de hache. À peine a-t-il le temps de s’écrier : « Je suis perdu ! » que son crâne est fendu jusqu’aux épaules. Quatre Anglais partagent son sort ; deux seulement ont le bonheur de gagner leur navire à la nage ; l’un d’eux, dangereusement blessé d’un coup de sagaie, était celui-là même qui m’a raconté cette déplorable catastrophe.

Partout retentissait le bruit de la conque guerrière, partout on courait aux armes. Les pirogues de guerre se réunissaient pour une attaque générale. Dans cette situation périlleuse, affaibli par la perte de dix hommes, l’équipage du Rambler n’eut d’autre ressource que d’abandonner sa prise, de forcer de voiles, et de s’éloigner en toute hâte d’une terre qui lui avait été si funeste. Sa campagne se termina au Port-Jackson.

Je n’essaierai point de peindre quels ont dû être le désespoir et les regrets des parens de John. Son existence ne cessera d’être empoisonnée de remords. Je n’ai pas su s’il avait pu contempler et baigner de larmes le corps inanimé du protecteur qui avait péri en voulant l’arracher aux conséquences funestes de son étourderie. C’est également en vain que j’ai cherché à connaître le résultat de ses amours consacrées par le sang.

Jules de Blosseville,
Lieutenant de vaisseau.