Muses d’aujourd’hui/Laurent Évrard

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Mercure de France (p. 219-238).


LAURENT ÉVRARD

PORTRAIT ET AUTOGRAPHE


Autographe
Autographe



Près de Psyché, l’Amour devint un sentiment.

. . . . . . . . . . . . . . .

Il fut séduit par les yeux gris de la pensée,

Par la chair d’âme que ne put vaincre sa chair divine.
Il l’étreignait, sans la connaître, et sans lasser
L’angoisse humaine, (fourbe) et sournoise (sur) sa poitrine !

Laurent Evrard


Portrait
Portrait


On est étonné, après tant de spontanéités féminines, si proches encore de la vie directement captée, de trouver, dans l’œuvre d’une femme, une poésie d’un art parfait, aussi savant que l’art de Mallarmé. Sous ce pseudonyme masculin, se cache, en effet, une femme, qui nous a révélé dans deux romans, déjà, ses qualités d’analyste. Laurent Evrard n’a pas cru qu’il lui suffirait, pour être poète, de s’abandonner aux intuitions de sa pensée ; elle a voulu, avant d’écrire ses poèmes, posséder son art, son métier, comme les Maîtres, étudier toutes les ressources de sa langue, afin, connaissant les secrets des mots, de manier à son gré les images et les idées.

Aussi pourrait-on penser que le poète s’est trouvé un peu étouffé par l’artiste, mais quelle sagesse d’avoir voulu maîtriser les élans de sa sensibilité, pour n’en retenir que le dessin précis. L’émotion que l’on éprouve en lisant, en étudiant ce volume, Fables et chansons, difficile un peu (ce qui est vraiment beau est toujours un peu caché, mystérieux, et ne se livre pas au premier regard, au premier palper des mains et de l’intelligence), — l’émotion ressentie est d’abord presque tout intellectuelle. Mais on admire le poète de ne nous avoir lui-même livré son émotion qu’intellectualisée par l’art. Obscurément nous retrouvons en nous les sensualités secrètes qui composent cet émoi, et on se sent troublé comme devant un beau marbre nu, ou devant l’Hérodiade de Mallarmé.

Ces poèmes sont écrits comme de la musique, avec toutes les ressources de la symphonie : allitérations savantes, cadences et rythmes, qui permettent au vers d’enfermer non pas seulement l’abstraction de l’image, mais son bruit même :

La rafale a froissé les frondaisons et les tente.
Par un geste qui retrousse leur trop traînantes garnitures
Les bras nus ont ployé dans la lenteur des détentes ;
En ses poses le bois craque sous les aisselles des ramures.

Ces vers nous évoquent la double vision de la forêt et des danseuses sylvaines. Nous voyons des arbres tordre sous lèvent leur chair de femme, tendre leurs muscles. Nous écoutons bruire, sous leurs bras levés, les feuillages de leurs aisselles.

Le plaisir fait crier tout le squelette et les feuilles :
Tourner vite sur les aines ! Meurtrir l’écorce par les chocs !
S’allonger, osciller dans le péril et l’orgueil
Des beaux muscles, des longs torses, du grand spectacle qui disloque !

Il y a dans cette poésie un sens de l’exprèssion exacte et de la concision qui est d’un art interdit à la plupart des poètes. Quel artiste a jamais su féminiser ainsi la forêt, faire d’une rafale automnale un soulèvement de gorges haletantes, un déhanchement de désirs, un appel de bras levés ? Pas un vers de ce poème qui ne rappelle à ceux qui ont aimé et regardé les bois un des gestes familiers des arbres :

Soudain, droit, arrogant, comme arcbouté sur des hanches,
Un corps raide se soulève dans ses verdures libertines,
Et brandit des bras noirs avec emphase hors des manches !
Et s’élance sur les pointes épouvantables des racines !

Et voici une des notations musicales du vent :

L’intolérant orgue roi, jaloux du bruit, s’enfle, refoule : ’
Ses fugues vivaccs se poursuivent et s’enchevêtrent, roulent,
se foulent.

Pour réciter ces vers, il ne faut pas tenter d’éluder tout à fait les muettes ; elles ont leur

valeur musicale et résonnante :

Et longtemps elle écoute, en haletant sur l’échine
Tout l’orchestre de la danse qui la provoque dans ses
omhres.

Il serait trop facile de dire que ces vers de quatorze, de quinze ou de seize pieds ne sont en somme que deux vers de mètres connus, soudés. Cette tentative d’allonger de quelques syllabes la mesure des vers, afin de lui donner l’amplitude d’une phrase musicale, n’aura pas été tout à fait vaine, puisqu’elle nous aura prouvé que la rime, au bout de cette longue mesure, répond encore à sa sœur lointaine. Écoutons ces cloches :

Deux cloches choquantes, tempêtent, tracassent, se pressent sans cesse
Et sonnent, monotones, les craintes, les plaintes, les haines prochaines,
La horde des laides, des grandes, des lourdes, démentes tristesses !

Mais cette poésie n’essaie pas seulement de capter, dans son souple réseau, les harmonies de la nature : elle les marie aux angoisses d’une sensibilité. Orgues de la nuit, cloches du cœur qui battent aux artères le rythme des souvenirs et des peines : on entend le branle monotone d’une cloche mystérieuse qui sonne dans notre cœur, et au loin dans la forêt.

Un symbole toujours s’appuie au tronc des arbres, et contre le marbre des strophes. Mais il est difficile de faire comprendre l’harmonie de ces poèmes en n’en montrant que des fragments.

Que les bois ont l’air dur, inexorable, immobile.
Dans ces heures invincibles de force inerte, chaude et grise :
Sans lueur qui zigzague ou rien qui passe et s’irise,
Ils se tiennent formidables par le prestige survenu.

Le feuillage en suspens, inextricable et menu,
S’éternise dans l’angoisse de ces silences d’attitude.
Un repos si nombreux a les douleurs d’une étude
Surprenante dans les touffes, les fouillis sombres et les jets !

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puissance le pénètre. Le char s’arrête à jamais, et il dédie au « seul Mage Inimitable et Parfait » son arche, les bons étalons et le lion amical.

Il dételle en pleine eau le char branlant elle cale,
Met en pièces les roues riches et si prodigieuses en colonnes
Étayant l’édifice avec les fûts qui scintillent.

. . . . . . . . . . . . . . .


Sur l’un d’eux, orgueilleux du bel élan et du saut.
Toujours noble, plein d’arcanes, inexpugnable, démoniaque.
Le Lion de Saint-Marc est désormais à l’affut.

Or quand Marc eut mis l’ordre et l’harmonie dans les fûts,
Il fit place sur le porche de la récente Basilique
Au quadrige immobile en plein travail et fumant,
Arrêté dans l’ampleur d’un immortel mouvement.

Et saint Marc, l’étonnant scribe de la Bible, se courbe devant Jésus, le Mage Inimitable. Mais il songe que son grand char surnagerait comme une île. Tous les marbres, tous les bronzes, grâce aux effluves qui fascinent,

Se baignant, s’animant, seraient à moi dans la mer,

s’il avait vu jadis « le Pied fort et léger marcher sans peur sur les eaux ».

Dans un autre poème encore : Jardin d’Italie, Laurent Evrard a mis toute la concision artistique de son talent. En même temps que les mots savamment accordés y jouent leur harmonie nécessaire, leur sens précis ajoute à cette musique révocation même de ce jardin, recréé par l’art du poète.

Le jardin san-Vital est somptueux et maudit :
Les verdures y moisissent avec des miasmes d’épouvante,
Il y monte un secret et des parfums érudits
Pleins de choses mémorables et de menaces émouvantes.
………
Sous la treille en tonnelle où dort le fruit, deux Romains
Violentent leurs Sabines parmi les feuilles de citrouilles.
Le plus noble arrondit un bras pompeux et sans main.
Sur eux tombe par bavures un jour de ruines et de rouilles.
………

Ah ! ce bras du Romain, quel étonnant modelé !
Tout son torse se boursoufle comme un bandage sur ses
ouates !

Son échine au hasard creuse un sillon potelé
Et la hanche s’exagère pour que la cuisse se déboîte.

Ces statues sur le sol sans piédestal ni gradin
Ont des taches dramatiques, des blancheurs brusques et
funestes,
Et jouent là, sous la treille, un cauchemar de jardin,
Fantastiques de misère par le prestige qui leur reste.

Car la vie est trop proche et les atteint dans leurs nus.
Dans leurs grâces maladroites et leur noblesse si baroque,
Et le lierre en grimpant sur le héros malvenu
Fait plus lourdes et bizarres les élégances de l’époque.

Car le lierre et la courge et chaque été qui s’étale.
Les tomates, l’aubergine, le chat qui passe dans son rêve.
Les fouillis frémissants de l’entrelacs végétal.
Les minutes qui palpitent avec la sève chaude et brève.

Pulsations, éclosions, fils animés, frôlements.
Tout les fixe par contraste, ces statues frustes et faciles.
Dans la pose impossible et l’éternel groupement,
Sous les spectres du treillage qui se transforment et vacillent.
………

On se rendra compte par ces quelques citations de la qualité du talent de Laurent Evrard. Alors que les autres poètes, hommes et femmes, se penchent avec tristesse sur les amertumes de leur cœur, elle nous donne une leçon de maîtrise sur nous-mêmes, et nous excite, par son œuvre, à nous projeter en dehors de nos tourments intimes, pour créer, avec les reflets de la vie, un peu de beauté stylisée.

La plupart des œuvres des Muses dont j’ai essayé de noter le bruissement au-dessus de la vie symbolisent bien TefFort d’une ruche s’abattant sur un champ de parfums. Il y a, dans cette poésie féminine, une frénésie de vibration, un désir de se jeter dans tous les calices et de se poudrer de pollens, qui est beau à regarder, dans le soleil. Vivre, de toute la puissance de son ressort physique, sans autre curiosité que le mécanisme de ses propres sensations, vierge de toute culture intellectuelle, telle me paraît être l’ambition de la femme poète. Si, selon BufFon, le génie, pour l’homme, est une longue patience, une longue recherche de soi-même, le génie de la femme poète est une spontanéité, l’expression de la vibration immédiate de sa sensibilité, la réaction subite de ses sens effleurés par les émotions de la vie. Mais ce travail d’abeilles, butineuses de sensations fraîches, n’aura pas été inutile : un poète de génie viendra qui fera du miel avec cette cire parfumée de l’odeur de la femme.