Myrtes et Cyprès/Ce que c’est qu’un poëte

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CE QUE C’EST QU’UN POËTE


À Bertha.

C’est que l’amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
L’onde qui fuit par l’onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore.

V. Hugo.

Enfant, tu m’as souvent, dans un doux tête-à-tête,
Demandé quelle étoile est celle du poète,
Comment j’écris en vers, comment, profond rêveur,
Je suis l’écho plaintif de la lyre du cœur ;
Comment tout m’attendrit, depuis l’oiseau volage

Jusqu’au froissement sourd du vent dans le feuillage,
Et comment il se fait que parfois je m’endors
En paraissant ouïr de célestes accords,
Ou qu’au milieu du jour, quand tu veux me distraire,
Je murmure tout bas, comme un homme en prière,
Des mots entrecoupés, pareils aux gouttes d’eau
Rejoignant tour à tour les ondes du ruisseau.
À te dire comment, je l’ignore moi-même.
Ayant le cœur plus grand, plus que les autres j’aime ;
Je vis dans un passé fait de longs souvenirs :
De là très-peu de rire et beaucoup de soupirs…
— Puis, ce que tu sais bien, c’est que dans chaque page
Où l’idéal est femme, elle est à ton image ;
Que mon vers joint ton nom à celui de mon Dieu,
Que tu me suis sans cesse à toute heure, en tout lieu.
C’est toujours une main céleste qui m’effleure
Et fait que tour à tour je rayonne et je pleure.

Je me suis dit souvent : En ce vaste univers,
Aux fanfares des bois, aux roulements des mers,

Orchestre solennel qui jamais ne s’arrête,
Ma voix se joindrait-elle en un hymne de fête ?
Ou bien, pécheur, devrais-je exhaler mes sanglots
Avec le rossignol, le zéphyr et les flots ?
Mon rôle est indécis, mon âme est un mystère :
Le créateur seul sait mon but sur cette terre.

L’homme est un voyageur que dirige sa main ;
Il rencontre parfois, sur le bord du chemin,
Un arbrisseau cachant sous son jeune feuillage
Un doux nid qu’il défend contre le vent d’orage.
Ô bruits d’ailes, caquets, gazouillements joyeux !
L’homme écoute en passant ce que disent entre eux
Ces hôtes du printemps, bijoux de la nature,
Tous ces petits oiseaux à la voix fraîche et pure.
Il écoute rêveur… Et moi, combien de fois
Ne me suis-je arrêté dans l’épaisseur des bois
Pour inspirer mon vers à cette insouciance
Qui règne, ô chantre ailé ! dans ta douce romance !


Mais, hélas ! je ne puis jamais en retracer
Toute la pétulance et la gaîté folâtre ;
Et, lorsque je reviens m’asseoir au coin de l’âtre,
Dès que je prends la plume afin de commencer
Ce poëme, une larme est prête à l’effacer.

Mais pourquoi la tristesse implacable et secrète
Voile-t-elle toujours la strophe du poëte ?
À ses transports pourquoi succèdent d’âpres maux ?
Pourquoi ce cœur souffrant du doute et de la lutte ?
Pourquoi dans son essor craindre déjà la chute ?
Pourquoi toujours des pleurs dans les vers les plus beaux ?

C’est le destin, enfant… Il faut que le génie
Inspire ses accents dans la mélancolie.
Le rire sur sa lèvre a rarement trôné ;
Son âme diaphane au moindre vent frissonne ;
À tout attouchement elle vibre et résonne,
Et pour être immortel on est infortuné !


Puis, enfant, le poète est un autre Tantale
Que consume une soif dévorante et fatale,
Qu’il ne peut assouvir, qu’il ne peut étancher…
Le nectar idéal brille dans son calice,
Déjà sa bouche en feu l’aspire avec délice,
Quand le destin cruel le lui vient arracher

Enfant, ainsi vit le poëte,

Cœur éprouvé, mais front serein :
On ne saurait voir la tempête
Qui tourbillonne dans son sein.

Il chante, et, malgré la torture
Qu’il subit, il espère encor…
Jamais un rebelle murmure
Ne tremble sur sa lyre d’or.

Il a des chants pour le génie

Et des larmes pour le malheur.
En ce siècle, où le penseur nie,

Il croit, lui, paisible rêveur.

Au vieillard à la main tremblante,
Aux orphelins persécutés,
À l’indigent qui se lamente,
À l’ouvrier de nos cités,

À tout ce qui souffre et l’implore,
Au captif qu’on prive du jour,
Il répond, lui, l’écho sonore,
Bénissant par un chant d’amour.

Et, s’il faut même qu’il ajoute
À sa lyre, doux instrument,
La corde d’airain qu’on écoute
Comme le tocsin alarmant,

Pour punir l’injuste et l’infâme,

Il le fera sans transiger,
Et laissera gronder son âme

Pour punir, sinon pour venger.

Et voilà ce qu’est le poëte.
Enfant, ne t’étonne donc plus
Si parfois il penche la tête
En murmurant des mots confus,

Et si, sur ce front qui s’incline
Comme s’il venait de prier,
Tes yeux voient plus souvent l’épine
Que la feuille du vert laurier.


Bruxelles, 25 novembre 1870.