Nécrologie de M. Arsène Darmesteter/Discours de M. Paris

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Nécrologie de M. Arsène Darmesteter
Revue pédagogique, second semestre 1888 (p. 567-572).

DISCOURS DE M. GASTON PARIS

Messieurs,

Arsène Darmesteter a trop longtemps appartenu à l’École des hautes études, il en a trop bien représenté l’esprit, il l’a trop aimée, il lui a fait trop d’honneur, pour qu’elle puisse le laisser partir, si tôt et si soudainement, sans lui adresser un suprême adieu. Si je m’acquitte avec douleur de ce pieux devoir, que je ne pensais guère avoir à remplir envers lui, je puis du moins me dire que l’amitié et l’attention avec lesquelles j’ai suivi Darmesteter pendant toute sa carrière me désignaient pour parler de lui. J’ai vu, il y a vingt ans, notre cher ami venir s’asseoir à la table des élèves dans les premières conférences ouvertes dans nos petites salles, conférences si vivantes, si joyeusement menées et suivies, et où dès son entrée il prenait la première place ; j’ai eu le plaisir, quatre ans après, de l’installer moi-même à la table du maître, d’où, pendant douze ans, avec le charme sympathique de sa parole et l’autorité de son savoir, il a entretenu, dirigé, fécondé la vocation d’élites successives ; j’ai partagé avec lui, avec nous tous, il y a quatre ans, le regret de le voir quitter ce laboratoire où il avait tant travaillé pour lui d’abord, puis pour les autres, et où l’on ne passe guère sans y attacher pour toujours beaucoup de sa pensée et un peu de son cœur. Dans les premiers temps de son enseignement, sur sa demande et pour rassurer sa défiance de lui-même, j’assistai souvent à ses conférences : je n’en entendis pas une sans y recueillir des faits nouveaux, des suggestions précieuses, des vues ou des coordinations importantes. Que de fois, au sortir d’une de ces leçons familières pour lesquelles il puisait à pleines mains dans le trésor de ses connaissances et de ses idées, nous avons arpenté longuement la cour de la Sorbonne ou les trottoirs des rues voisines, discutant quelques-uns de ces aperçus à la fois larges et ingénieux, hardis et circonspects, qu’il émettait avec réserve devant son auditoire et qu’il se plaisait alors à développer librement ! Heures inoubliables et chères entre toutes, que donne seul le commerce de l’intelligence uni aux épanchements de l’amitié, et qui mêlent à la plus noble des jouissances, la poursuite de la vérité entrevue et devinée, la douceur de l’aimer ensemble et de s’aimer en elle ! Dans ces controverses amicales, comme dans l’appréciation des livres qu’il eut souvent à juger, Arsène Darmesteter portait autant d’aménité que d’ardeur, et sa sincérité n’était dépassée que par sa modestie. Toujours émerveillé des découvertes des autres, toujours hésitant sur les siennes, bien souvent, pour mettre en lumière ce qu’il avait trouvé de nouveau dans une idée ou dans un ouvrage, il ajoutait du sien plus que n’avait mis l’auteur, et sa généreuse incubation développait et faisait éclore un germe à peine doué de vie.

Ce n’est pas à l’École que je l’ai vu pour la première fois. En 1867, je faisais à la salle Gerson un de ces cours libres qu’avait inaugurés M. Duruy, comme il fonda l’année d’après notre École. Je vis un jour venir à moi un de mes plus jeunes auditeurs : il me raconta qu’il suivait ces leçons avec un dessein tout particulier, et pour l’accomplissement d’une tâche, à ce qu’il croyait, passagère. Il avait étudié la théologie rabbinique, et il se proposait de pénétrer autant que possible, avec une science à la fois profondément sympathique et haute ment indépendante, les mystères, à peine explorés, du Talmud et de ses appendices. Il avait même écrit un exposé sommaire du sujet, destiné au grand public, dont il me donna connaissance, et qui me fit voir tout de suite la force et la clarté de cet esprit encore aux débuts de son activité : il ramenait à une logique secrète et rigoureuse les épanouissements les plus étranges d’une fantaisie qui au premier abord déroute tous les calculs et déconcerte tous les raisonnements. La théologie critique est la meilleure des gymnastiques intellectuelles, la préparation la plus féconde au travail purement scientifique. Par la nature même des problèmes qu’elle agite, par l’effort qu’il faut faire pour y être à la fois libre et respectueux, par le tremblement pieux qui retient la main de l’opérateur au moment d’attaquer les fibres les plus sensibles et les plus sacrées de l’âme humaine, par le contrôle sévère auquel on se sent soumis en touchant à des questions toujours brûlantes, par la portée considérable que prennent les recherches les plus minutieuses et par l’importance que tous attachent aux moindres détails, elle enseigne à l’esprit la hardiesse et la réserve, la précision et en même temps ce juste degré d’indécision où il faut souvent savoir s’arrêter ; elle apprend à donner de l’attention aux plus petits faits et à les rattacher toujours à une vue générale. Darmesteter fut un exemple de plus de l’heureuse influence que ces études peuvent exercer sur une pensée bien organisée pour la science. Par une singulière rencontre, ce fut la théologie même qui le mit, sans qu’il s’en doutât, sur sa vraie voie. Dans le célèbre commentaire que Raschi de Troyes, à la fin du xie et au commencement du XXIIe siècle, écrivit sur la Bible et le Talmud, se trouvent en grand nombre des gloses françaises, altérées de la façon la plus étrange dans les éditions et déjà dans les manuscrits. Darmesteter voulut les comprendre, puis essaya de les restituer, et, s’apercevant qu’il lui fallait pour y réussir une connaissance plus intime de l’ancien français, il vint à la rue Gerson, puis à l’École des hautes études, pour se préparer à cette tâche. Mais insensiblement ce qui n’avait été pour lui qu’un moyen devint un but, le but de toute sa vie. Il s’attacha avec un intérêt toujours plus vif à la philologie française, et abandonna le Talmud. Les gloses de Raschi n’en restèrent pas moins l’objet constant de son étude et de ses recherches : c’était leur publication qu’il regardait comme devant être son meilleur titre scientifique, et il n’attendait que l’achèvement de son dictionnaire pour s’y consacrer tout entier. L’inexécution de ce grand projet est un véritable malheur pour la science. Du monument si longtemps rêvé notre ami ne laisse que les matériaux, et Dieu sait si, lui parti, quelqu’un sera capable de les mettre en œuvre !

C’était par une recherche lexicographique que Darmesteter avait abordé la philologie française : cet ordre d’études fut toujours celui qui l’attira le plus, et il avait à un rare degré tout ce qu’il faut pour y exceller. Tandis que beaucoup de philologues ne s’intéressent qu’aux langues mortes, et ne se sentent pour ainsi dire à leur aise que devant le cadavre, un scalpel et un microscope en main, il avait le goût le sens du vivant. Son esprit philosophique lui faisait parfaitement comprendre l’identité des phénomènes des époques passées et de ceux de l’époque présente, et il trouvait aux seconds l’avantage de pouvoir être observés directement dans leur jeu complexe et changeant. Il ne percevait pas moins nettement l’évolution constante du langage, faite d’imitation et de création, et la solidarité qui rattache indissolublement ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera. Profondément versé dans les études phonétiques, c’est cependant l’histoire des idées qu’il cherchait surtout dans l’histoire des mots, et c’est là que trouvait à s’exercer sa logique serrée et pénétrante, affinée par un long commerce avec les plus subtils des scolastiques. Il se plaisait à suivre le lexique français depuis ses origines jusqu’à son état actuel, ramenant à des lois les écarts en apparence les plus capricieux, épiant les infinies variétés de forme et de sens de chaque mot, rattachant les faits épars à des causes générales, jouissant en penseur, en artiste et souvent en poète de la fécondité, de l’invention, parfois de l’humour que déploie à travers les siècles ce qu’on appelle à si juste titre le génie de la langue. Ses deux beaux livres sur les Mots composés et sur la Formation des mots nouveaux en français montrèrent avec quelle étonnante rapidité le débutant avait passé maître. Je n’en dirai pas ici les mérites : je n’ai voulu que mettre en relief ce qu’on peut appeler la physionomie scientifique de notre ami, qui fut un philologue érudit, un phonéticien profond, et peut-être avant tout un psychologue.

Avec ce goût particulier pour la lexicographie historique, on conçoit qu’il accepta sans hésitation la proposition si honorable que lui fit M. Hatzfeld de collaborer à la rédaction d’un Dictionnaire qui devait être, avec celui de M. Littré, le plus digne hommage rendu par la science française du XIXe siècle à la langue française, notre vraie patrie. Depuis lors, depuis seize ans, les deux collaborateurs n’ont pas cessé un jour de travailler à cette grande œuvre, qu’ils avaient cru d’abord pou voir terminer en trois années. Ils y ont apporté, chacun avec la même ardeur, la contribution de leurs recherches, de leur critique de leurs méditations solitaires, de leurs longues et fructueuses discussions. Enfin l’œuvre est terminée ; l’introduction, ouvrage capital à elle seule, est presque écrite ; déjà on passe à l’exécution, de nombreuses feuilles sont imprimées et ont à peu près subi la longue série de corrections que leur impose une conscience toujours inquiète ; dans quelques semaines, le Dictionnaire tant attendu va commencer à paraître… Pauvre ami ! si la mort, par la seule grâce qu’elle lui ait faite, n’avait pas en le frappant enveloppé son âme de son voile, à côté du déchirement qu’il aurait éprouvé en quittant ceux qu’il aimait, ses amis, ce frère si chéri, cette épouse qui lui avait donné pendant onze années un bonheur sans mélange, l’idée de ne pas voir ce livre, auquel il avait donné une si large part de sa vie, auquel il avait fait tant de sacrifices, aurait été celle à laquelle il aurait pu le plus difficilement se résigner ! Heureusement l’ouvre est là, prête à voir le jour sous la surveillance fidèle de celui qui en a partagé la longue et laborieuse préparation, et, grâce à cette œuvre capitale, le nom d’Arsène Darmesteter sera mentionné avec admiration et reconnaissance par tous ceux qui s’occuperont après lui de l’histoire externe et intime de notre langue.

J’ai dit qu’il avait fait à cette œuvre des sacrifices ; il s’est en effet interdit pour y travailler bien des recherches qui l’attiraient, et qu’il se promettait toujours de reprendre quand elle serait achevée. Il lui donnait tout le temps que lui laissait son enseignement, auquel il apportait une conscience et un soin incomparables. C’est ainsi qu’il a laissé de côté, pensant y revenir plus tard, ses études sur la curieuse littérature judéo-française du moyen âge, non sans avoir donné dans quelques notices préliminaires une idée des richesses qu’il avait accumulées sur ce sujet dans divers voyages en Angleterre et en Italie, et sans avoir publié un admirable et unique monument, le « regret » funèbre écrit en français, mais en caractères hébreux, à l’occasion du martyre de quelques Juifs brûlés à Troyes au XIXe siècle. Fort versé dans la littérature du moyen âge, il ne l’a cependant abordée qu’une fois, dans sa thèse latine sur Floovent, où, appliquant dans un autre domaine la rigueur de sa méthode et la finesse de son goût, il a marqué une trace profonde dans l’histoire des études sur notre épopée nationale. Il a trouvé encore le temps de donner, en collaboration avec M. Hatzfeld, cet excellent manuel de la langue et de la littérature du XVIe siècle, qui mérite de servir de modèle à tous les travaux du même genre. Mais en général tout ce qu’il écrivait se rapportait au Dictionnaire : c’est pour éclaircir une des données fondamentales de la lexicographie française, la distinction entre les mots traditionnels et les mots empruntés, qu’il a fait sur le système et l’évolution du vocalisme français cette petite dissertation, célèbre dès son apparition, où il a découvert et établi ce qu’on appelle à juste titre la loi de Darmesteter. C’est à l’aide des observations faites au cours de son grand travail qu’il a écrit une magistrale étude sur le lexique de l’ancien français. Enfin c’est presque un simple fragment détaché de l’introduction du Dictionnaire que le charmant et profond volume sur la Vie des mots, où une imagination si aimable est guidée par une logique si précise et éclairée par une si riche érudition. Il a sacrifié à cette œuvre maîtresse ses œuvres accessoires ; hélas ! il lui a peut-être sacrifié plus encore. Sans cesse hanté par l’appel de cette fournaise qui chauffait toujours et réclamait sans relâche de nouveaux matériaux, il y jetait toutes ses heures de loisir, toutes celles où il aurait pu se reposer, se délasser, se renouveler, et celles du jour, dérobées entre deux leçons, et celles de la nuit, arrachées au sommeil, toutes ses pensées, toutes ses forces, toute sa vie, et au moment où la fournaise était enfin comble, où la statue allait sortir du moule ardent et se dresser sur la place publique, il est tombé, vaincu, épuisé, mort, sans l’avoir vue !

Depuis trois ans sa santé donnait aux siens des inquiétudes. Une affection du cœur l’avait obligé de consulter les médecins de prendre, bien malgré lui, des précautions, de mettre à son activité quelque mesure. Grâce aux soins d’une tendresse toujours en éveil, il semblait avoir pris le dessus ; il était revenu de vacances plein de courage et d’entrain, voyant avec confiance s’ouvrir une nouvelle campagne de travail. Un accident, un refroidissement auquel il avait à peine fait attention et qui pendant plusieurs jours sembla peu grave même aux yeux les plus anxieusement attentifs, prit soudain un caractère funeste : le mal se porta sur l’organe depuis longtemps atteint, qui ne pouvait supporter le choc. Le péril ne se manifesta que lundi soir (12 novembre), mais aussitôt il fut extrême. À partir de mercredi, notre ami perdit à peu près toute conscience, et dans la nuit du jeudi au vendredi il expira au milieu de sa famille atterrée. Ses amis les plus chers avaient à peine eu le temps d’apprendre sa maladie : ils accoururent auprès de lui pour recevoir la foudroyante nouvelle de son agonie et de sa mort. Je ne veux rien dire du deuil ineffaçable où sont plongés ceux qui vivaient dans son intimité quotidienne ; mais les regrets qu’il laisse à tous ceux qui l’ont approché seront aussi durables qu’ils sont profonds. Une exquise bonté, une douceur constante, une droiture ignorante de tout détour, une modestie qu’aucun succès ne diminuait, une simplicité de cœur et de manières qui, jointe à une telle supériorité d’esprit, donnait à son commerce un charme indicible, un dévouement absolu à la science, au devoir, à l’amitié, une obligeance toujours prête, une charité aussi active que délicate, telles étaient les principales qualités qui le faisaient chérir de ses amis anciens et nouveaux, de ses collègues et de ses élèves. L’École des hautes études le pleure comme elle a pleuré Bergaigne, qu’elle avait donné en même temps que lui à la Sorbonne. Tous deux y avaient apporté l’esprit du milieu scientifique où ils s’étaient formés ; tous deux avaient allumé dans cet illustre et antique foyer de lumière de nouveaux et brillants flambeaux ; tous deux joignaient aux mérites les plus éminents de l’intelligence les dons les plus rares du cour. En quelques mois notre École et la Faculté des lettres ont deux fois à porter un deuil commun… Si quelque chose peut alléger notre douleur, c’est de penser que Darmesteter, comme Bergaigne, a vaillamment rempli sa tâche aussi longtemps qu’il l’a pu, qu’il a fait beaucoup de bien pendant son trop court passage parmi nous, qu’il laisse après lui un monument impérissable, que, par son exemple autant que par son enseignement, il a exercé sur la jeunesse française une action salutaire et féconde, qu’il a honoré son temps et son pays.