Nécrologie de M. Auguste Guillaume

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Nécrologie de M. Auguste Guillaume
Revue pédagogique, année 192076-77 (p. 409-414).

Nécrologie.


Auguste Guillaume
(1862-1920).

Les vacances dernières en ont été assombries. La mort a frappé Guillaume en pleine activité, en plein élan. Le coup a été ressenti comme un chagrin personnel par ses amis, par ses collègues, par le corps enseignant qui l’avait adopté et qui l’aimait. Et le malheur est grand pour l’Université, car pareille convenance d’un homme à ses fonctions est une réussite assez rare de la destinée.

La Revue ne peut le laisser partir sans un dernier adieu ; il en était un familier ; il y écrivait ; la lisait ; s’occupa des questions qu’elle discute ; toute sa vie étroitement mêlée à celle de l’enseignement.

Histoire d’une belle rectitude que la sienne ; d’un même jet ; celle d’un robuste marcheur qui va droit son chemin, capable de monter les dures côtes et de pousser toujours plus avant.

Il était né, dans la vallée de l’Yonne, d’une famille de petits cultivateurs bourguignons. Et sans doute, c’est d’une psychologie trop facile de rattacher les qualités d’un homme à celles de la classe sociale où il a son origine. Disons donc seulement que Guillaume trouva dans son hérédité une vigoureuse honnêteté et une grande vaillance, toute sa vie, il a donné l’impression d’entreprendre les besognes, comme on se lance à l’assaut, tambour battant. Mais la fée qui l’avait doué lui avait donné en outre un esprit éveillé de bonne heure et une heureuse mémoire. Le petit gars fut promis à l’enseignement et il passa, sans escale intermédiaire, de l’école du village à l’école normale d’Auxerre.

Là, il apprit l’existence de Saint-Cloud ; il aurait pu tout aussi bien n’en entendre point parler, car Saint-Cloud venait de naître. M. Buisson l’avait évoqué à la vie, en ayant besoin pour former le personnel. Et l'école ne savait pas encore clairement comment répondre à l'appel de ce besoin ; elle cherchait sa voie. Elle consista d’abord en quelques cours organisés à Sèvres pour un stage de six mois ; transportée ensuite à Saint-Cloud, elle retint les élèves un an, puis un an et demi ; la scolarité ne fut portée à deux ans qu’au moment où Guillaume se présentait. Heureusement que l’œuvre, pour s’établir solidement, avait rencontré un fondateur. M. Jacoulet n’organisait pas seulement avec ampleur de vues ; il créait un esprit et une tradition. Il était de ces éducateurs dont l’influence ne s’épuise pas avec leur vie et comme, après tout, la France en a eu autant et peut-être plus que les autres pays, dans l’ordre laïque comme dans l’ordre religieux. Et justement M. Jacoulet semble avoir possédé et uni en lui des qualités congruentes aux deux ordres : une ferme raison, une sympathie toute humaine et un sentiment impérieux de ce qu’il y a de sacré dans les devoirs.

Après avoir enseigné pendant un an comme adjoint à Joigny, Guillaume se présenta et entra à Saint-Cloud. L’école était tout ce qu’il fallait pour l’initier à la culture classique. S’il y a certes des avantages à s’imprégner de cette culture, degré par degré, le long des classes du Lycée, il y en a aussi à leur apporter un esprit frais, surpris et ravi par la nouveauté, assez mûr pour sentir et comprendre. — Guillaume trouvait à Saint-Cloud, pour la littérature, deux excellents humanistes comme il s’en faisait autrefois, qui ont laissé une réputation, Marot et Mareau ; pour la philosophie, l’honnête et fin moraliste Dereux. Mais c’est un de ses maîtres d’histoire qui lui laissa un souvenir prestigieux, sur lequel il ne cessait de revenir. Il faut croire que Jalliffier possédait à un degré exceptionnel ce don, qui est presque le tout de la pédagogie dans cet ordre d’enseignement : l’imagination. Le fait est que toutes les générations qui ont écouté sa voix sont sorties ensorcelées.

Guillaume se serait volontiers voué à l’histoire, comme son camarade Édouard Driault. Le hasard et aussi une secrète prédisposition l’aiguillèrent autrement. Il venait de réussir au professorat, quand M. Buisson, toujours impatient d’ouvrir des fenêtres, mit au concours quatre bourses pour un séjour de deux ans à l’étranger. Deux élèves de Saint-Cloud se présentèrent : Toutey alla en Allemagne, Guillaume en Angleterre.

Dans ces deux ans, avec sa fougue habituelle, il conquit la langue et commença d’assimiler la littérature. Et en même temps, il aspirait à pleins poumons l’atmosphère britannique. Il se fit des amitiés qui lui furent toujours fidèles ; pour un temps, le Bourguignon devint Anglais.

Le stage révolu, M. Buisson, pour ne pas refermer trop tôt la fenêtre, proposa un chassé-croisé : ceux d’Allemagne iraient passer un an en Angleterre et inversement. Dans cette année, Guillaume s’assura assez bien de l’allemand pour obtenir le certificat germanique comme il avait obtenu celui d’anglais.

Il avait le don des langues. Plus tard, il apprit l’italien et l’espagnol. Mais c’est pour l’anglais qu’il avait évidemment une particulière aptitude. Il y a du physiologique dans l’affaire. Il avait cette docilité complaisante des muscles de la voix qui, permettant de reproduire aisément les sons, aide l’oreille à les discerner dans la masse sonore du parler étranger. Il prononçait extrêmement bien l’anglais, au dire des experts et il en eût une connaissance approfondie. Il put jouir de cet avantage si enviable de sentir la beauté mystérieuse des styles dans une autre langue que la sienne. Et il eut toujours une prédilection pour la littérature anglaise. Ce qu’elle a de sain et de jeune et de souvent candide même sous l’humour, agréait mieux a sa sensibilité que les qualités, si différentes et plus intellectuelles, de l’art français contemporain. En tournée d’inspection, on le rencontrait d’ordinaire avec un livre anglais pour compagnon de route. Il goûtait l’intraduisible et savoureux Meredith ; il fut des premiers à reconnaître le charme naïf et singulier de Lafcadio Heam. Et nous entendons encore sa voix sonore citant avec volupté les phrases magnifiques de Kipling : « Kaa came straight, anxious to kell. »

De retour au pays, Guillaume était nommé à l’École Normale de Versailles et quelques temps après survenait l’événement capital de sa vie privée. Il entra dans la famille de M. Jacoulet, famille nombreuse et unie. Il fut adopté comme un fils par son ancien directeur et, pour toujours en communion parfaite avec une femme au cœur aussi vaillant que le sien, fonda le foyer où il est assuré de se survivre. Il suffisait d’ailleurs de l’approcher d’un peu près pour surprendre que sa vie morale appuyait sa paix et sa sécurité sur les grandes réalités sociales, la famille, la patrie. Il n’aimait pas laisser la pensée badiner et jouer autour d’elles légèrement. Ce bon démocrate, fils du peuple qui, délibérément autant que par instinct, voulait rester peuple, ce bourguignon qui aimait passionnément la nature et la vie avait, au plus haut point, le sens de la discipline morale et sociale et de sa nécessité pour l’âme de l’individu comme pour la société.

Reçu le premier à l’Agrégation d’anglais, ce succès lui ouvrait l’enseignement secondaire. Il entra à Chaptal. C’est là que s’est écoulée sa carrière de professeur, dans ces classes peuplées, surpeuplées, composées surtout de petits boursiers de la ville, laborieux, l’esprit agile comme le vif-argent. Besogne infiniment délicate que l’enseignement des langues dans ces classes, sans l'appui d’un cours pour stabiliser l’attention collective, le professeur constamment interlocuteur, le travail de tous suspendu sans relâche à son action et à sa dextérité. Guillaume qui n’eût jamais grand goût pour les théories pédagogiques, l’intelligence trop sensible et attentive à la vie pour dogmatiser, possédait en revanche cette intuition de l’esprit de l’élève, — il avait ce contact incessant avec lui qui font, d’emblée, qu’on est professeur, tandis que, dépourvu de ces dons, on ne le devient jamais.

A sa tâche professionnelle, il en joignit bientôt une autre, d’ordre administratif. Il reçut de Jost la charge des boursiers en Angleterre. C’est un service fort lourd, qui veut de l’ordre et de l’activité, mais auquel il apporta en outre tout son cœur. Il cherchait lui-même, outre-manche, les familles disposées à recevoir des pensionnaires, allait se rendre compte sur place de la façon dont ceux-ci étaient traités, se tenait au courant par une incessante correspondance. Et il devenait souvent le confident des enfants ; il devinait leurs crises, les conseillant, les guidant, avec entrain, jeune avec les jeunes. Et l’œuvre s’étendait au delà du cercle des boursiers. Que de familles se sont adressées à sa complaisance toujours prête pour placer et surveiller leurs fils. L’habitude nouvelle et si utile d’envoyer les enfants en Angleterre, plus que quiconque il a contribué à la généraliser. Au départ de Jost, il devint inspecteur général dans l’ordre primaire ; il inspectait, comme chacun de ses collègues, tous les enseignements dans sa circonscription, mais, en outre, s’occupa spécialement de celui des langues vivantes sur tout le territoire. C’est le champ où il a beaucoup semé et où la récolte a levé.

II présida jusqu’à sa mort le certificat d’anglais. Il le réorganisa, renforçant les épreuves de français pour empêcher la spécialisation de s’exercer aux dépens de la culture générale. Posté ainsi à l’entrée, il veillait au choix et à la préparation des maîtres. Il les connaissait souvent, d’ailleurs, avant l’examen, les ayant guidés en Angleterre, conseillés dans leurs études. Et après l’examen, dans leurs classes, il les suivait avec une attention et une sympathie individuelles qui ne se démentaient pas. Ses collègues le croisaient parfois dans une ville de province, qui repartait le soir ou aux premiers trains du matin, entreprenant quelques cent kilomètres pour aller visiter un débutant, une jeune déléguée. Il les observait, se rendait compte de leur inexpérience et, aussitôt, saisissant lui-même la truelle, il se mettait à la besogne et leur montrait comment il s’y faut prendre.

D’un mot, il entendait tout naturellement l’exercice de sa fonction comme une direction pédagogique plus que comme une inspection. Et nous pouvons bien ajouter, pour en avoir souvent reçu le témoignage, qu’il était l’inspecteur qu’on voit venir avec plaisir. Pouvait-il être accueilli autrement, l’homme le moins guindé, le moins distant, sachant qu’on obtient plus par l’encouragement que par le reproche, et quand, tout de même, il fallait reprocher, allant » au fait si ouvertement et franchement qu’il n’y avait qu’à se rendre, sans rancune.

L’œuvre à laquelle a présidé Guillaume est solide. Quand on entre dans une première année d’École supérieure, l’enseignement de l’anglais paraît d’abord une paradoxale tentative. Ces petits paysans ou ces enfants du faubourg comment entreraient-ils dans une langue étrangère, quand ils ont de leur propre discours une (connaissance si peu analytique, l’oreille obtuse et la prononciation emprisonnée dans l’accent du terroir ? Cependant, en troisième année, on est surpris des progrès de l’élite et souvent à l’École normale on rencontre des élèves ayant passé d’abord par l’École supérieure, en état de lire des textes à livre ouvert et d’y trouver du plaisir. C’est qu’il faut rendre hommage à des maîtres qu’on ne peut qu’admirer dans leur effort pour façonner cette matière indocile. Ils pratiquent à merveille la méthode directe, intelligents de sa vraie nature : non qu’ils se privent de l’exercice écrit, mais ils rattachent directement le vocable étranger à l’objet qu’il faut désigner, à l’action qu’on veut exprimer sans passer par la conversion d’une langue dans une autre. Il en est parmi eux d’éminents, pleins d’un humour charmant, et l’ensemble est un des corps qui fait le plus d’honneur à l’Université.

En 1912, M. Lucien Poincaré, ayant besoin d’un inspecteur général dans l’ordre secondaire, sollicita Guillaume qu’il avait vu à l’œuvre. Celui-ci hésita : « C’est le primaire qui m’a fait ce que je suis, dit-il, et je veux lui rendre un peu de ce qu’il m’a donné. » Pour lever son scrupule, il n’y eût qu’un accommodement : c’est qu’il prendrait à la fois les deux charges sur son dos. Il inspecta Lycées et Collèges mais continua de s’occuper des Langues dans les établissements primaires, comme par le passé.

Toujours égal à ses fonctions à mesure qu’elles s’élevaient et s’étendaient, il a marché huit ans sous ce double fardeau, mais il se dépensait à l’excès. Aucun obstacle matériel ne comptait pour lui, pas même la crise des transports ; il n’acceptait pas que le service souffrît des circonstances adverses, surtout au moment où le devoir social se faisait plus impérieux. Mais la guerre lui fit du mal autrement que par la peine matérielle, ou que par l’inquiétude pour les siens en danger ; l’ardent patriote se consumait de passion patriotique et de tension morale.

La flamme était toujours aussi vive, mais il s’usait sans qu’il y parut. — Et maintenant, devant la mort, la tristesse de ceux qui l’ont aimé se porte naturellement sur le souvenir de l’homme, de sa nature abondante et affectueuse plutôt que sur la pensée du fonctionnaire éminent et des services qu’il rendait à l’Université. Il fut très bon : c’est le témoignage qu’il eût sans doute préféré, parmi tous ceux qu’on peut lui rendre.