Nanon/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Lévy (p. 79-89).

VII


Je ne voyais pas même le trou noir où je devais m’engager ; car, outre qu’il faisait nuit, le caveau était obscur en plein jour et on n’y allait qu’à tâtons. Je n’hésitai pas et je passai très facilement. Je rampai jusqu’à la grille d’un petit soupirail et j’écoutai. D’abord, je n’entendis rien, et puis je saisis quelque chose comme des mots dits tout bas ; enfin la voix s’éleva assez pour que je reconnusse celle de l’économe. Il disait ses prières en gémissant. Je l’appelai avec précaution. Il eut peur et se tut brusquement.

— Ne craignez rien, lui dis-je, c’est moi, la petite Nanette amenée par le petit frère Émilien, qui est là aussi derrière moi pour savoir si vous souffrez.

— Ah ! mes braves enfants, répondit-il, merci ! Dieu vous bénisse ! certes oui, je souffre, je suis mal, car j’étouffe ; mais vous n’y pouvez rien.

— Peut-être aussi que vous avez faim et soif ?

— Non, j’ai du pain et de l’eau, et je m’arrangerai pour dormir sur la paille. Une nuit est bientôt passée et peut-être que demain ma pénitence sera finie. Retirez-vous ; si Émilien était surpris essayant de me porter secours, il serait puni comme moi.

Je m’en revins à reculons vers Émilien, qui me pria de retourner lui dire ceci :

— Une nuit n’est rien ; mais, si vous devez rester ici davantage, nous le saurons et nous ferons en sorte de vous délivrer.

— Gardez-vous-en bien ! s’écria-t-il, je dois me soumettre, ou mon sort serait pire.

Il n’était pas_ _facile de parlementer longtemps, car j’étouffais dans ce boyau de maçonnerie et je retirais au prisonnier le peu d’air qu’il avait. Quand je revins près d’Émilien :

— Je vois une chose certaine, lui dis-je ; c’est que, si vous rentrez au moutier, vous serez traité comme ce pauvre_ _frère.

— Sois tranquille, répondit-il, je serai très prudent. Si le père Fructueux ne reparaît pas demain, je sais où il est et je verrai ce que je dois faire. Comme j’ai à le délivrer, je ne suis pas si simple que de me faire coffrer moi-même.

Nous nous séparâmes.

Le lendemain, le prisonnier était toujours dans le cachot et le surlendemain aussi. Nous lui parlions chaque soir et je réussis à lui faire passer un peu de viande qu’Émilien déroba pour lui et qui lui fit grand plaisir à sentir ; mais il nous dit ensuite qu’il n’avait pu manger parce qu’il se sentait malade. Sa voix était affaiblie et, le soir du troisième jour, il semblait n’avoir plus la force de nous répondre. Tout ce que nous pûmes comprendre, c’est qu’il devait rester là jusqu’à ce qu’il eût juré quelque chose qu’il ne voulait pas jurer. Il aimait mieux mourir.

— À présent, me dit Émilien, il n’y a rien à ménager, ce serait lâche ! Viens avec moi chez le maire, tu témoigneras de la vérité. Il faut que le magistrat somme les moines de délivrer ce malheureux.

Ce ne fut pas aussi facile qu’il se l’imaginait. Le maire était un bien brave homme, mais pas trop hardi. Il avait gagné du bien en affermant la meilleure métairie des moines, et il ne savait plus trop s’ils ne redeviendraient pas les maîtres. Il disait bien que l’économe était le seul bon de la communauté et qu’elle aurait dû le nommer supérieur ; mais il ne voulait pas croire que les frères eussent l’intention de le laisser mourir en prison.

Heureusement, d’autres municipaux arrivèrent et Émilien leur parla très vivement. Il leur rappela que la loi rompait les vœux et décrétait la liberté des religieux. Le devoir de la municipalité était de faire respecter la loi, il n’y avait pas à aller contre. Si celle de Valcreux s’y refusait, il partirait sur l’heure pour la ville où il trouverait bien des magistrats plus courageux et plus humains.

Je fus toute contente de voir le feu qu’il y mettait, et, par prières et caresses, je plaidai aussi auprès du maire, qui m’aimait beaucoup et me questionnait sur le cachot du moine, sachant bien que je ne dirais que la vérité.

— Allons, allons, dit-il, il nous faut marcher, nous autres vieux, devant le commandement de deux enfants ! C’est drôle tout de même, mais on vit dans le temps des changements : nous l’avons voulu, il faut en supporter la conséquence.

— Vous voyez, lui dit Émilien, que nous sommes venus à vous avec tout le respect qui vous est dû et avec toute la prudence qu’il fallait. Nous n’avons dit qu’à vous ce qui se passe, tandis que, si nous avions voulu ameuter les jeunes gens de la commune, le prisonnier serait déjà délivré ; mais ils eussent peut-être maltraité les moines, c’est ce que vous ne voulez pas. Allez donc et parlez au nom de la loi.

Le maire pria trois ou quatre du conseil de l’accompagner.

— Je confesse, dit-il, que je n’irais pas volontiers seul ; c’est bien doux, bien gentil, les moines ; mais, quand on les fâche, ça mord, et ça a la dent mauvaise.

Ils se rendirent sans bruit au moutier et furent bien reçus. Les moines ne se doutaient de rien ; mais, quand le maire leur dit qu’il avait à leur parler _à tous _au nom de la loi et qu’il ne voyait point l’économe, ils furent très embarrassés et le firent passer pour malade.

— Malade ou non, nous le voulons voir, conduisez-nous à sa chambre.

On fit attendre longtemps, on voulait endormir la municipalité et on lui fit honnêtement servir du meilleur vin. Le vin fut accepté et avalé, on était trop honnête pour le refuser ; mais le maire s’obstina tout de même et on le conduisit à la cellule de l’économe. On avait eu le temps de l’y ramener en lui disant qu’il était pardonné, et, quand le maire le questionna sur sa santé, le pauvre homme, ne voulant pas trahir ses frères, répondit qu’il avait eu une attaque de goutte qui le forçait de garder la chambre. Un moment le maire crut que nous avions menti, mais il était assez fin pour deviner tout seul la vérité, et il dit aux moines :

— Mes bons pères, je vois bien que le père Fructueux est très malade ; mais nous savons la cause de son mal, et nous avons l’ordre de le faire cesser. Si le père Fructueux veut vous quitter, il est libre et je lui offre ma maison ; sinon, nous vous donnons avertissement qu’il y a danger pour vous de lui assigner un mauvais gîte, parce que la loi est là pour le protéger, et la garde nationale pour donner force à la loi.

Les moines firent semblant de ne pas comprendre et le père Fructueux refusa poliment la protection qu’on lui offrait ; mais les autres se le tinrent pour dit. Ils n’avaient pas cru que le maire aurait tant de fermeté et la peur les prit. Dès le lendemain ils tinrent conseil et le père Fructueux, qui pouvait les perdre et qui ne le voulait pas, fut nommé supérieur des trois autres. Il fut soigné et choyé, et ne se vengea point. Dès lors, ils se tinrent tranquilles ; mais ils devinèrent bien qu’Émilien avait agi contre eux et ils le détestèrent à mort, sans oser le lui témoigner ouvertement.

Cette aventure acheva de nous rendre grands amis, Émilien et moi. Nous avions travaillé ensemble à une chose dont nous nous exagérions peut-être la conséquence parce qu’elle flattait notre petit orgueil, mais où nous avions porté une grande bonne volonté et bravé quelque danger. Il n’eût pas fallu nous traiter en enfants. À partir de ce jour-là, Émilien devint si raisonnable qu’on ne le reconnaissait plus. Il chassait toujours, mais pour donner son gibier aux pauvres malades, et il ne s’en servait plus pour festiner sur l’herbe avec les jeunes camarades de la montagne. Il lisait beaucoup, des livres et des journaux qu’il faisait venir de la ville, et puis des livres du couvent, car il disait que, dans le fatras, il y en avait quelques-uns de bons. Il m’enseignait assidûment et, durant l’hiver où les veillées sont longues, je fis beaucoup de progrès et j’arrivai à comprendre presque tout ce qu’il me disait.

N’ayant plus de loyer à payer aux moines et gagnant quelque chose, car je commençais à aller en journées et je travaillais à la lingerie du couvent, je n’étais plus dans la misère. Mes élèves me rapportaient, car ce fut la mode chez nous d’apprendre à lire jusqu’à ce que la vente des biens nationaux fût faite ; après on n’y songea plus. Mais j’avais un second agneau et je vendis le premier assez bien, ce qui me permit d’acheter une seconde brebis ; on me donna deux poules qui, étant bien soignées, furent bonnes pondeuses. Je fus toute étonnée, au bout de l’année, d’avoir économisé cinquante livres.

Mes grands cousins s’étonnaient de mon industrie, eux qui gagnaient quatre fois comme moi et ne savaient rien mettre de côté ; mais, voyant que je me mettais en mesure de pouvoir les loger pour rien, ils furent assez raisonnables pour réparer la toiture et pour élargir ma bergerie.

Au printemps de 1791, une grande nouvelle nous arriva : la loi nous accordait huit mois de délai pour payer les biens nationaux. Alors, ce fut comme une volée d’alouettes qui s’abat sur un champ, et en trois jours tout le monde acheta. Ces lots étaient tout petits et si bon marché que toutes les menues terres du val y passèrent. Chacun en prit ce qu’il put, et le père Pamphile, qui faisait le goguenard, eut beau donner à entendre qu’on ne les garderait pas longtemps, parce qu’il arriverait malheur à ceux qui tremperaient dans le sacrilège, il n’y eut que bien peu de croyants à son dire. D’ailleurs, le père Fructueux lui imposait silence, il voulait respecter la loi malgré le chagrin qu’il en avait. Pour moi, je pus acheter ma maison pour trente-trois francs et je me trouvai encore à même de rendre la cotisation qui avait été faite pour moi à la fête de la Fédération, en priant le maire de la donner aux pauvres. Je me tenais pour riche, puisque je me voyais propriétaire et qu’il me restait encore quinze francs, la restitution faite.

La seule chose qu’aucun de nous ne pouvait songer à acheter, c’était le moutier, avec ses grands bâtiments et les terres de_ _réserve qui, étant de première qualité, eussent monté trop haut pour nos petites bourses. On pensait donc que les moines y resteraient longtemps sinon toujours, lorsque, dans le courant du mois de mai, un monsieur se présenta assisté du maire et d’un magistrat de la ville, et, montrant des papiers qui prouvaient qu’il était acquéreur du moutier et de ses dépendances, il fit sommer par huissier la communauté de lui céder la place.

Sans doute, les trois moines qui avaient élu le père Fructueux pour leur supérieur avaient fini par comprendre qu’il n’empêcherait rien. Ils avaient pris leurs précautions pour trouver un gîte ailleurs, car ils n’attendirent pas la sommation, et, quand le nouvel acquéreur entra dans le moutier, il n’y trouva que le supérieur tout seul, qui comptait de l’argent et écrivait sur un registre.

Émilien, qui était présent à l’entrevue, car le père Fructueux l’avait prié de l’aider à faire ses comptes, m’a raconté comment les choses se passèrent.

D’abord, il faut dire qui était l’acquéreur. C’était un avocat patriote de Limoges qui comptait revendre et faire une bonne affaire si la loi était maintenue, mais qui savait bien qu’en temps de révolution il y a de gros risques, et qui était décidé à les courir par dévouement à la Révolution. Voilà ce qu’il expliqua au supérieur, qui le recevait très poliment et l’invitait à raisonner avec lui.

— Je vous crois, lui répondit-il, vous avez la figure d’un honnête homme, et je sais que vous avez bonne réputation. Pour moi, j’ai toujours cru que la vente de nos biens se réaliserait aussitôt que l’assemblée donnerait des facilités pour le payement. Puisque voilà la chose faite, je n’ai qu’à m’y soumettre. Mais vous me trouvez faisant les comptes de ce que la communauté possédait en numéraire, et je voudrais savoir, de M. le maire ici présent, à qui je dois le remettre, puisque nous n’avons plus droit qu’à une pension de l’État.

M. Costejoux (c’était le nom de l’acquéreur) fut étonné de la bonne foi du supérieur. Il avait beaucoup de préventions contre les moines, et ne put s’empêcher de lui demander si les autres membres de la communauté abandonnaient aussi fidèlement leur numéraire.

— Monsieur, répondit le supérieur, vous n’avez point à vous occuper de mes frères en religion. Ils sont partis sans rien emporter de ce qui était le bien commun. Ils n’eussent pu le faire, puisque j’étais à la fois leur supérieur et leur caissier. Si on a le soupçon de quelque détournement, c’est sur moi seul qu’il doit tomber.

Le maire affirma que personne n’avait de soupçons, l’avocat s’excusa de la parole qu’il avait dite, et le magistrat de la ville déclara qu’il s’en rapporterait à la sincérité du supérieur. Il reçut la somme, qui était de onze mille francs et qui devait être restituée à l’État. Il en donna quittance et il engagea le supérieur à faire valoir ses droits à la pension promise.

— Je ne ferai rien valoir et je ne veux pas de pension, répondit-il ; j’ai une famille aisée qui me recevra fort bien et me restituera même ma part de patrimoine, puisque je ne suis plus légalement dans les ordres.

L’acquéreur, le voyant si désintéressé et si soumis à la loi, le pria de ne pas se croire expulsé brutalement par lui, et il l’engagea à rester plusieurs jours et davantage s’il le désirait. Le supérieur remercia et dit qu’il était prêt à partir depuis longtemps.

Alors on s’occupa du pauvre petit frère, qui était là sans un sou vaillant et avec l’habit qu’il avait sur le corps.

— Et vous, monsieur, lui dit le magistrat de la ville, a-t-on avisé à votre existence ?

— Je l’ignore, répondit le petit frère.

— Qui donc êtes-vous ?

— Émilien de Franqueville.

— Alors… nous n’avons point à nous inquiéter de vous ; votre famille est des plus riches de la province et vous allez la rejoindre ?

— Mais, dit Émilien avec un peu d’embarras, je n’ai reçu d’elle aucun ordre et je ne sais pas où elle est.

L’acquéreur, le maire et le magistrat se regardèrent avec étonnement.

— Est-il possible, s’écria l’acquéreur, qu’on abandonne ainsi… ?

— Pardon, monsieur, reprit Émilien, vous parlez devant moi et je n’autorise personne à blâmer mes parents.

— C’est fort bien pensé, reprit M. Costejoux ; mais il faut pourtant que vous connaissiez votre position. Vos parents ont quitté la France, et, si leur absence se prolonge, ils seront considérés comme émigrés. Or, vous n’ignorez pas qu’il est question de déposséder les émigrés, et vous pourriez bien vous trouver sans ressource ; car, si la guerre nous est déclarée, la confiscation de vos biens et de ceux des nobles qui auront passé à l’ennemi, sera le premier décret que rendra l’Assemblée.

— Jamais mon père et mon frère ne feront pareille chose ! s’écria Émilien, et j’en suis si sûr, que je compte m’engager comme soldat si, pour quelque raison que j’ignore, mes parents sont dans l’impossibilité de rentrer en France et de s’occuper de moi.

— Voilà de bons sentiments, dit l’acquéreur ; mais, en attendant que nous ayons la guerre et que vous ayez l’âge de la faire, permettez-moi de m’occuper de vous. Je ne veux point prendre possession de la prison où l’on vous a mis, pour vous jeter sur le pavé ; restez donc ici jusqu’à ce que j’aie pris des informations sur les moyens d’existence qui vous sont dus par votre famille. Elle a laissé dans sa terre un intendant qui doit avoir reçu quelques instructions, et à qui je me charge de rafraîchir la mémoire.

— Peut-être n’en a-t-il reçu aucune, répondit Émilien ; mes parents n’ont pas dû croire à la vente des couvents. Ils pensent donc que je n’ai besoin de rien.

— Ne payaient-ils pas une pension pour vous dans cette maison ?

— Non, rien, dit le supérieur ; la communauté devait recevoir vingt mille francs, le jour où il recevrait la tonsure.

— Je comprends le marché, dit M. Costejoux au magistrat ; on voulait enterrer le cadet et on intéressait les moines à entretenir sa vocation.

Le supérieur sourit et dit à Émilien :

— Quant à moi, mon cher enfant, je ne vous ai jamais caché que c’en était fait des couvents et je ne vous ai jamais beaucoup tourmenté pour y chercher votre avenir.

Ils se serrèrent la main tristement, car, depuis l’aventure du cachot, ils s’aimaient et s’estimaient beaucoup l’un l’autre. Émilien pria fièrement l’avocat de ne pas s’occuper de lui, vu qu’il n’était point d’humeur à devenir vagabond et que, sans sortir de la commune, il trouverait bien à occuper ses bras sans être à la charge de personne. Le magistrat se retira et l’acquéreur se consulta avec le maire tout en examinant les bâtiments du moutier. Quand ils revinrent vers le prieur, M. Costejoux avait pris une résolution à laquelle on ne s’attendait point.