Napoléon et la conquête du monde/I/02

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H.-L. Delloye (p. 7-12).

CHAPITRE II.

RASPTOCHIN.



Napoléon aimait à se coucher dans le lit des autres rois, et à reposer dans les palais dont son apparition les exilait ; l’armée reçut l’ordre de demeurer dans les faubourgs, lui alla droit au Kremlin, et là, quand le soir fut venu, il se promena sur les plus hautes tours, seul et silencieux, regardant ce calme d’une ville sans vie et d’un ciel sans soleil ; tout cela était morne et douloureux pour une âme si active.

Il vit son armée qui s’établissait dans les faubourgs éloignés ; dans la ville régnait un long silence, et le calme partout, sauf dans quelques palais épars qui semblaient s’animer sous les généraux qui les avaient choisis pour leurs demeures.

Seulement un cri barbare, des voix scythes se faisaient entendre de loin en loin, et par intervalle ; on eût dit qu’elles se répondaient.

Minuit vint. L’horizon devint rouge. Du milieu de la ville des flammes s’élevèrent : c’était le bazar qui brûlait, puis les églises, puis les maisons, puis les faubourgs ; partout l’incendie éclata, Moscou reparut dans la nuit, tout étincelante, avec ses mille clochers de flamme et ses coupoles de feu.

L’empereur comprit ce désastre ; il se souvenait de Wilna, de Smolensk et de ces villages enflammés qui jalonnaient sa route. « Qu’elle meure donc ! » s’écria-t-il ; et il donna des ordres pour que l’armée sortît sur-le-champ de la ville infernale.

Les soldats s’étaient déjà réveillés avant cet ordre. Le cri : « Au feu ! » retentissait de toutes parts, mais poussé seulement par des voix françaises, et le premier sommeil au milieu de la ville conquise s’était troublé dans l’horreur de l’incendie.

Les ordres furent exécutés. À cinq heures du matin, les troupes se replièrent au-delà de Moscou, et remontèrent le penchant du mont du Salut. Des éclaireurs ayant pénétré jusqu’à Petrowski, palais des czars, à une lieue de la capitale, le préparèrent pour l’empereur, qui s’y rendit avec son état-major, et, à une demi-lieue plus loin, un château d’une grande apparence ayant été reconnu, le général Kirgener s’y porta avec les troupes du génie pour s’en emparer et fortifier cette position.

Mais en vue de ce château et à quelques portées de fusil seulement, on vit s’en échapper des tourbillons de fumée suivis de flammes brillantes et d’explosions partielles. Cette habitation magnifique, enveloppée de toutes parts, ne parut plus bientôt qu’un immense foyer. Dans le lointain, quelques voitures s’en éloignaient avec une grande rapidité. Le général Kirgener ordonna de les poursuivre, mais elles étaient tellement en avant, qu’on désespérait de les atteindre, et déjà elles disparaissaient à la vue lorsqu’elles tombèrent au milieu d’un parti de Français. D’autres soldats survinrent, et on les conduisit au général.

Dans la principale de ces voitures, était un homme d’un âge moyen, grand, maigre, à la figure grave et au front élevé ; à la première attaque, il avait essayé de se défendre ; mais, voyant qu’une plus longue résistance était vaine, il céda et parut devant le général Kirgener, qui, ne reconnaissant aucun signe extérieur sur cet étranger, lui demanda son nom.

« Que vous importe ? » répondit l’inconnu.

Le général, irrité de cette réponse qu’il qualifiait d’insolente, pensait déjà devoir en tirer vengeance, quand l’inconnu lui dit : « Ma position est telle, monsieur, que c’est à l’empereur seul que je dois parler et me faire connaître. » Le général hésita, mais l’assurance de cet homme le fit céder, et il l’envoya à Petrowski.

L’empereur visitait les postes de cette résidence et traversait une des cours lorsque la voiture de l’inconnu y entra. Un officier qui la suivait descendit de cheval, et fit connaître les circonstances de la capture et l’intention du prisonnier de s’expliquer seulement devant l’empereur. Napoléon regarda fixement l’étranger, donna l’ordre d’évacuer la cour, et quand il fût resté seul avec Duroc et lui :

— « Qui êtes-vous ? » lui demanda-t-il.

— « Un homme qui avait cru échapper à la vengeance de votre majesté, mais qui, tout chargé d’une action immense, ne craint pas de s’en dire responsable et de se faire connaître ; je suis le gouverneur de Moscou, Rasptochin.

— « Et quelle est cette action ? » demanda l’empereur en pâlissant.

— « Votre majesté la sait et la voit, » et Rasptochin montrait du bras le lac de feu où se noyait la ville sainte.

— « L’incendie !!

— « Oui, sire.

— « C’est l’œuvre d’un barbare, monsieur ; votre conscience du crime vous fait deviner le châtiment.

— « Ce sera mon dernier sacrifice, sire ; je l’attends avec calme.

— « Un sacrifice ! Que voulez-vous dire ?…

— « J’avais toute ma fortune à Moscou et dans mon château ; c’est chez moi que le feu a été mis d’abord ; j’ai tout sacrifié à ma patrie, il n’y manque plus que ma vie.

— « Dites que vous avez sacrifié votre patrie, en l’inondant de flammes et la réduisant en cendres.

— « Et s’il n’y a que les flammes et la cendre où votre majesté ne puisse vaincre ! »

L’empereur se promenait rapidement, les lèvres pâles et frémissantes.

— « Quelle rage ! dit-il, quelle folie ! Vous vouliez faire le Brutus russe, monsieur, mais sont-ce vos enfants que vous avez tués ?

— « C’est à ma patrie à me juger, sire…

— « Votre patrie !… » et il s’arrêta en le regardant avec des yeux étincelants. « Votre patrie !… mais qui me dit que ce n’est pas plutôt un horrible holocauste que vous faites à votre souverain ! Qui me dit que ce n’est pas le sacrifice de Moscou à Pétersbourg, et la vieille Moscovie que vous immolez à la Russie nouvelle ! »

Et s’approchant de lui, il lui dit avec un sourire amer : « Combien vous a-t-il payé votre incendie ? »

Rasptochin fronça le sourcil et pâlit, de colère peut-être :

— « La Russie me jugera après votre majesté, et on parlera de moi autrement, sire, quand j’aurai été fusillé.

— « Fusillé, c’est le supplice des braves, monsieur, et l’incendiaire…

— « Peut n’être pas un lâche !

— « Infernal mystère ! » murmura Napoléon en reculant d’étonnement. Il ajouta quelques instants après :

— « S’il n’y a dans tout cela qu’un patriotisme aveugle… » il n’acheva pas.

— « Votre majesté m’a jugé, dit Rasptochin avec joie, je puis mourir.

— « Non ! vous ne le méritez, ni n’en valez la peine peut-être. Qu’on lui donne un sauf-conduit. Partez, monsieur, votre action vous reste tout entière, mais quelle qu’elle soit, le doute la flétrit… Allez. »

Rasptochin partit, et l’empereur rentra au palais.