Napoléon et la conquête du monde/I/39

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H.-L. Delloye (p. 167-173).

CHAPITRE XXXIX.

LE SOLDAT ROI. — § 2.



Toute violente que pouvait paraître la colère de Napoléon, en général, elle avait cependant toujours sa mesure ; car il savait si bien tenir les rênes de ses passions, qu’il ne leur laissait jamais que l’élan qui convenait à sa profonde pensée.

Au contraire, dans le conseil des rois, cet accès de fureur avait été soudain, incalculé. Une colère aveugle et sans réflexion l’avait emporté, et, sans doute, rien au monde, rien ne pouvait la causer plus légitimement que cette insolence des rois qui osaient ne pas demeurer esclaves.

Mais plus tard, quand, de retour dans son cabinet, et seul, il eut sa passion calmée et sa réflexion plus froide, alors il se mit à rêver, et vit jusqu’où il avait été entraîné. Retombant sur lui-même, il s’affligea et eut honte de son action et de cet outrageant caprice qui lui avait fait jeter un sceptre à un soldat ! D’ailleurs, n’avait-il pas été trop loin ? Trop courbés, les rois pouvaient se relever terribles, et puis n’avait-il pas quelque intérêt à conserver au moins pour le peuple ce respect qui entoure la royauté. Dans le regret de ce qu’il avait fait, et dans l’incertitude de ce qu’il avait à faire, il voulut voir son nouveau roi, Guillaume Athon, et un officier s’étant détaché pour le chercher, le rejoignit dans la galerie des tableaux, comme on sait, et l’amena devant l’empereur.

Il entra, se tenant debout et respectueusement à la porte, mais la tête haute et le regard fixe, conservant enfin cette attitude à la fois noble et soumise du soldat devant son chef.

— « Qu’on approche un fauteuil, dit l’empereur, et qu’on nous laisse. »

Restés tous deux seuls, ils se turent pendant quelques minutes, le soldat roi toujours debout.

— « Votre majesté veut-elle s’asseoir ? » lui dit l’empereur d’un ton mélancolique.

Le soldat s’assit dans le fauteuil et regardait toujours fixement l’empereur.

— « Que vous semble de cet événement du conseil ? lui demanda Napoléon.

— « Ma foi, sire, je ne le comprends pas, à moins que ce soit une moquerie faite à un vieux soldat.

— « Non, cela est sérieux, vous êtes roi.

— « Roi ! Et pourquoi ? »

L’empereur pâlit à cette singulière question, et dit : « Parce que telle a été ma volonté.

— « Votre volonté peut donc me faire roi, quand tous vos généraux n’auraient pu me faire caporal.

— « Expliquez-vous.

— « Je ne sais pas lire…

— « Qu’importe ! lui dit Napoléon dont le cœur se brisait de plus en plus ; vous êtes élevé à la plus haute dignité de la terre ; vous êtes roi. Mon choix suffit, cela ne vous plaît-il pas ?

— « Pas plus qu’à vous peut-être.

— « Que voulez-vous dire ?

— « Que, sans comprendre quelque chose à tout ceci, il me semble qu’il aurait mieux valu que votre majesté ne m’eût point fait monter et asseoir au milieu de tous ces… Mais finissons-en, et laissez-moi retourner à ma caserne, sire, car l’appel de deux heures va se faire, et j’en aurais pour trois jours de salle de police. »

Ces paroles, cette fermeté indifférente, cette sagesse instinctive, étonnèrent au plus haut point l’empereur, qui lui répondit :

— « Cela ne se peut ; vous êtes roi, ma parole vous a consacré, et rien ne peut vous enlever cette consécration.

— « À la bonne heure, reprit le soldat. »

Ils se turent ; l’empereur resta le front appuyé dans sa main gauche.

Après quelques instants, le soldat roi reprit le premier la parole, et ses yeux fixes s’animèrent d’une flamme étrange :

— « Je crois que ma personne gêne votre majesté ; eh bien ! il se peut que tout s’arrange.

— « Comment ? dit Napoléon en le regardant avec inquiétude.

— « C’est de m’envoyer au bout du monde… ou plus loin encore…, car si tout ce tripotage devait finir par une prison d’état perpétuelle,… je n’y resterais pas vivant deux jours. »

L’empereur était stupéfait.

— « Que voulez-vous dire ?

— « Que s’il faut vous payer votre titre de roi avec ma vie, je suis prêt.

— « Vous y tenez donc bien peu à la vie ?

— « Bah !… je l’ai jouée vingt fois pour un mensonge, une injure, le baiser d’une fille de joie, et vingt fois encore pour rien, quand j’avais bu ! Je ne parle pas de la guerre, les boulets m’ont passé entre les jambes et ont grondé à mes oreilles ; deux pouces de plus, et tout était fini ; mais c’est le métier, je n’en parle pas.

— « Et ta famille ?

— « Je n’en ai pas, pas de mère, ni de femme, ni d’enfants.

— « Quoi ! tu ne tiens pas à la vie ?

— « Ça m’est égal, et si cela vous arrange, vous !

— « Qui te l’a dit ? reprit Napoléon avec égarement.

— « Personne. Faites comme il vous plaira.

— « Non ; tu vivras roi, avec ton sceptre, ta cour, tes palais, tes trésors.

— « À la bonne heure ! »

Et tous deux se turent encore. Mille sentiments déchiraient le cœur de l’empereur ; le soldat roi s’en aperçut, et se levant :

— « Sire, il faut vous décider ; si votre majesté le veut, je me tue ! et personne n’aura rien su… ou bien j’attendrai que l’on me… »

L’empereur tourna les yeux sur lui, et des larmes y coulaient ; il tendit la main à Guillaume Athon, qui la saisit et la baisa. L’empereur lui ouvrit les bras, et l’autre s’y jetant, ils s’embrassèrent tous deux.

La fermeté du soldat le quitta en ce moment, il pleura aussi.

— « Voilà deux fois que votre majesté m’embrasse aujourd’hui, dit-il en essuyant ses yeux ; j’aurais mille vies, que cela ne vaudrait pas cette joie, et je ne serais plus heureux si je vivais après cela ! »

Napoléon le regardait avec des yeux humides.

— « Adieu ! sire, dit-il ; adieu !… » Et il se retira.

L’empereur, absorbé dans ses réflexions, ne se leva point. Près de la porte, Guillaume Athon se retourna encore, et lui dit avec simplicité :

— « Adieu ! sire, je retourne à la caserne ; à ce soir… adieu ! »

Et il disparut.

Il y avait, comme lui, dans la grande armée, des âmes simples, énergiques et bronzées à la fumée des batailles.

Le lendemain de cette journée, on apprit que, la veille, vers neuf heures du soir, le corps de Guillaume Athon avait été trouvé frappé au cœur de trois coups de baïonnette. Rien n’indiquait une lutte. On supposa qu’il s’était suicidé, car on ne lui connaissait pas d’ennemi, et les blessures étaient par devant. D’ailleurs, cet événement de peu d’importance ne sortit pas de la caserne et du rapport du lieutenant au colonel.

On ne savait rien de plus sur cet homme. Les rois, en apprenant sa mort, se turent sur les événements de cette journée, et le temps reprit son cours comme s’il n’y avait pas eu de sang versé.