Napoléon et la conquête du monde/II/08

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H.-L. Delloye (p. 289-297).

CHAPITRE VIII.

HILLA.



L’armée, vers la fin d’octobre 1821, occupa les différentes villes du pachalick de Bagdad, et y passa la saison d’hiver. L’empereur parcourut lui-même ces provinces dans tous les sens, y créant une administration nouvelle, distribuant une justice jusque-là inconnue, détruisant surtout les derniers débris du mahométisme qui s’y trouvaient encore. Il fit jeter aux vents les cendres d’Ali, et raser les murailles de la mosquée de Mesched-Ali, où elles étaient renfermées ; et, pendant les cinq mois qu’il demeura dans les contrées resserrées entre le Tigre et l’Euphrate, il se plut à rechercher avec curiosité les places douteuses où avaient existé jadis Ninive, Babylone et Séleucie, demeurant tantôt à Bagdad et le plus souvent à Hilla.

Hilla ou Hillé est une ville assez peu importante, située sur les bords de l’Euphrate, à vingt-cinq lieues au sud de Bagdad, médiocrement bâtie, sans commerce, sans monuments, et dépourvue de sites pittoresques. On ne comprenait guère comment Napoléon l’avait plus particulièrement choisi pour sa résidence passagère. Il y avait transporté, avec une partie de ses forces militaires, une armée de savants : Humboldt, Dolomieu, Niébühr, Champollion, Quatremère-Quincy, Prony, Malte-Brun, Monge, Millin et autres, qu’il avait choisis dans sa grande expédition scientifique, et emmenés avec lui dans cette campagne dont ils ne connaissaient pas le secret, quoiqu’ils soupçonnassent bien qu’ils allaient conquérir des ruines.

Il était reconnu, en effet, que les ruines de Babylone devaient exister aux environs d’Hilla, sans qu’on sût rien de positif sur leur véritable situation ; quelques-uns les indiquaient au nord de la ville, et les autres au midi, et toujours sur les bords du fleuve ; mais tous n’apportaient que leurs doutes, bien que l’empereur, arrivé près d’Hilla, leur eût dit : « Messieurs, nous voici près de Babylone, trouvez-moi Babylone. »

Mais il semblait que la prédiction de Jérémie fût accomplie, et que cette cité, qui écrasait autrefois la plaine de sa masse immense, se fût entièrement dissipée comme une poignée de sable. Les savants hésitaient de plus en plus ; la moindre brique trouvée dans la terre leur révélait Babylone ; quelques-uns voulaient y voir la première Ninive, ou tout au moins la seconde ville du même nom, et ils s’épuisaient dans des recherches sans découvertes.

Napoléon, qui trouvait ce jeu digne de son repos, chercha aussi les traces de la grande ville, et, ayant remonté l’Euphrate à trois lieues d’Hilla, il s’appliqua à reconnaître une plaine immense, inculte, singulièrement bouleversée, à travers une multitude d’éminences et de petites vallées sablonneuses. Elle s’étendait dans un espace de quatre à cinq lieues carrées, et, paraissait avoir été ébranlée par des volcans, ou par la civilisation, aussi puissante que les volcans pour soulever la terre, la dessécher sous des ruines, et frapper à mort sa fécondité. Cette plaine se trouvait partagée par l’Euphrate en deux parties égales. À l’occident, elle descendait en pente raide d’une montagne de forme singulière et conique qui s’élevait à plus d’une lieue du fleuve. La plaine, ainsi que la montagne, portait encore le nom de Bel ; mais, comme cette dénomination de Bel, ou de Bal, ou de Baal, se retrouvait dans plus de vingt endroits placés également sur les bords de l’Euphrate et dans des positions différentes et éloignées, l’incertitude, loin d’être détruite, était augmentée au contraire par une tradition qui plaçait les ruines de Babylone bien plus au midi de la ville d’Hilla.

Napoléon ne fut pas long-temps à résoudre ces doutes en faveur de la plaine septentrionale dont nous venons de parler. Il se plaisait à monter sur le haut de la montagne de Bel, qui, recouverte de sa base à son sommet de vieux cèdres et d’arbres verts d’une vigueur et d’une hauteur prodigieuses, semblait plus pittoresque encore au milieu de ces champs de désolation et de stérilité ; et là, se reposant au sommet de la colline, il faisait dessiner des plans des sinuosités et des lieux où sa pensée reconstruisait la plus grande ville de l’antiquité, ou bien lui-même parcourait à cheval les alentours de la colline et ces terres désordonnées. On le voyait à la fois animé et silencieux, et l’on surprenait dans le feu de ses regards l’énergie du défi que son esprit portait à la terre qui recélait le secret dans ses entrailles.

Le 2 décembre 1821, car cette date a été conservée à cause de la singularité du fait qu’elle rappelle, l’empereur partit de grand matin d’Hilla, emmenant avec lui le vieux Dolomieu, Prony et Champollion.

Le jour commençait à poindre, lorsqu’ils arrivèrent sur les bords de l’Euphrate, dans la plaine de Bel.

— « Messieurs, leur dit Napoléon en montant avec eux sur une éminence sablonneuse qui dominait une grande partie de la plaine, et se trouvait en face de la colline de Bel ; messieurs, cette plaine immense, c’est Babylone.

— « Votre majesté fait comme Alexandre, lui dit le jeune Champollion ; elle tranche le nœud gordien.

— « Que je n’ai pu délier, n’est-ce pas ? » reprit en souriant Napoléon, et lui pinçant l’oreille avec familiarité, il ajouta : « Voilà de mes savants jaloux qui ne veulent pas pardonner aux profanes la moindre conquête d’érudition ! Et vous, Prony ?

— « Cela se peut, sire, dit le grand ingénieur ; mais je n’en sais rien. De compte fait, voilà plus de dix Babylone que nous découvrons depuis deux mois.

— « Et vous, monsieur Dolomieu, avez-vous plus de foi dans mes paroles ?

— « Bien moins encore, sire, » dit le vieux géologue, qui conservait, comme un privilège de ses cheveux blancs, toute sa franchise devant le souverain ; « votre majesté est dans l’erreur : Malte-Brun a décidément trouvé ces ruines près de Kéfit ; appelez cette plaine Ninive, si vous voulez, ou Ctésiphon ; ma Babylone est celle de mon ami. »

À cette époque, Dolomieu avait pris dans la plus vive amitié le savant géographe Malte-Brun, en reconnaissance de son dévoûment lors du retour d’Égypte et de la grave maladie dont le géologue avait failli mourir en 1801.

— « Ainsi, dit Napoléon, vous me laissez sans appui, et le révélateur et les croyants se confondent dans ma seule personne. Il faudra donc vous convaincre ; mais jusque-là, messieurs les rebelles, rappelez-vous que je vous annonce d’avance les découvertes que je ferai faire. »

Et les conduisant sur les lieux mêmes il leur indiquait les places où, selon lui, se cachaient ces grandes merveilles ; les monticules qui recelaient les plus grands temples, les deux palais des rives opposées de l’Euphrate. Il précisa les deux endroits où devaient se retrouver les entrées du tunnel qui existait sous le fleuve et réunissait ainsi les deux palais par une voûte souterraine ; construction prodigieuse oubliée depuis trois mille ans et qu’on venait de renouveler à Londres sous la Tamise et à Bordeaux sous la Garonne. Il leur désigna la place où se découvrirait le temple de Bel ; il leur nommait pour ainsi dire les édifices. Dans une vallée immense à l’orient avait existé, selon lui, le lac creusé par Sémiramis, plus près étaient les canaux construits par elle, ici les murailles, là les portes de la ville ; et tandis qu’ils ne voyaient qu’un océan de sable et de pierre, il semblait que Babylone renaissait entière sous la description pittoresque de l’empereur.

Après une course et des détours qui avaient duré plus de cinq heures, les trois savants, qui protestaient par leur silence contre ce que leur conscience appelait sans doute le roman impérial, furent ramenées par Napoléon devant la montagne de Bel, et ayant réclamé d’eux une grande attention :

— « Et ceci, leur dit-il, que pensez-vous que ce soit ?

— « Une montagne élevée de quatre à cinq cents mètres, dit M. de Prony.

— « Je l’ai mesurée moi-même, dit Napoléon, elle a mille six cent cinquante pieds de hauteur ; remarquez comme elle est conique et régulière. »

Ils l’examinèrent avec attention et furent en effet surpris de cette forme géométrique.

— « Que croyez-vous donc que recèle cette montagne, Dolomieu ?

— « Je ne sais, dit le géologue ; mais cette forme conique ferait croire qu’un énorme rocher de granit en est le noyau, et qu’elle est ici le dernier chaînon des montagnes qui s’élèvent à l’occident.

— « Et vous, messieurs ? » dit Napoléon.

Mais ils ne répondirent rien.

— « Il faut donc encore vous l’apprendre ; » et comme ils écoutaient avec une grande attention :

— « C’est la tour de Babel, » dit-il à haute voix.

Ils restèrent stupéfaits, et un silence de quelques minutes fut rompu par un éclat de rire de Champollion.

— « Heim ! » ajouta plus gravement M. de Prony.

Pour Dolomieu, relevant ses lunettes sur son front pour mieux voir, non plus la montagne, mais Napoléon, il s’approcha de l’empereur et le regarda quelque temps avec un étonnement inexprimable.

— « Oui, messieurs, leur dit sérieusement l’empereur, cette montagne et ses forêts recèlent les ruines de l’ancienne tour de Babel ; nous retrouverons dans ses flancs les vieux titres du monde. Depuis deux mois que j’explore ce pays, ma pensée s’est fixée ; ce n’est plus un doute que j’expose au hasard ; c’est une prophétie dont j’encours la responsabilité, mais dont j’aurai la gloire. Maintenant, ajouta-t-il en souriant, nous pouvons quitter Babylone. »

Il ramena les trois savants à Hilla, et dans la route il leur fit connaître l’intention où il était de faire exécuter des fouilles immenses dans la plaine et dans la montagne, et il soutint avec tant de feu sa prétention de découverte, que tous trois arrivèrent à la ville, ébranlés, sinon convaincus.