Napoléon et la conquête du monde/II/13

La bibliothèque libre.
H.-L. Delloye (p. 327-329).

CHAPITRE XIII.

DÉCRET SUR LA MENDICITÉ.



Des extrémités de l’Asie, l’empereur n’oubliait pas l’Europe et surtout la France. L’administration de l’empire était partout où il était lui-même ; ses décrets étaient datés de Téhéran, de Samarcande, de Delhi ou de Calcutta. C’était une chose bizarre pour celui qui obtenait la concession de construire une usine sur quelque rivière de France ou d’Italie, de voir cette permission impériale arriver d’une ville de Tartarie ou de l’Indoustan. C’est surtout à Siam, où Napoléon s’arrêta le plus long-temps, qu’un grand nombre de ces décrets furent rendus, et entre autres le décret célèbre et si connu concernant la destruction de la mendicité, dont nous analyserons les dispositions principales.

Tout individu qui se reconnaissait pauvre, ou qui, étant trouvé mendiant, était déclaré tel par les tribunaux, était aussitôt inscrit sur le registre des pauvres, et dès lors était mis à la disposition du gouvernement, qui pouvait le transporter à son gré sur tous les divers points de l’empire et même dans les colonies. L’état, le plus souvent, les répartissait dans les diverses communes de l’empire français, où ils étaient, avec leurs familles, entretenus, dans un rapport fixé, aux frais de l’état et de la commune. Chaque ville ou village était, selon ses revenus, chargé d’un nombre proportionnel de pauvres, et obligé de les loger, vêtir et nourrir. Mais, d’un autre côté, les pauvres, ainsi sauvés de la misère et de la faim, demeuraient sous la surveillance de l’administration ; ils restaient à sa disposition, ne pouvaient s’éloigner, sans permission et sous des peines sévères, de cette résidence ; ils étaient enfin, dans certain cas, obligés à divers travaux d’utilité publique, et principalement à l’entretien des routes, des canaux et des propriétés de l’état ou des communes.

Une pareille organisation des pauvres, qui les jetait dans une classe aussi inférieure tout en pourvoyant à leurs besoins et à leur existence, détruisit peu à peu la mendicité, en excitant au travail. La honte d’être reconnu pauvre s’augmenta à ce point qu’il fallait être descendu aux derniers degrés de la misère pour solliciter son inscription sur le registre. La paresse, qui s’accommodait si bien de l’aumône, recula devant cette position nouvelle, car, si, dans cet ordre de choses, on trouvait les ressources de la vie, on y perdait la liberté. Le travail et l’exil du pays natal y devenaient obligatoires, au gré de l’administration ; les familles, si souvent insouciantes des misères de leurs membres, redoutaient cet ilotisme dont l’opprobre eût rejailli sur elles, et s’empressaient de venir à leur secours. Bientôt, les choses en vinrent à ce point que la mendicité fut presque entièrement éteinte sur la surface de l’empire, et que le nombre des pauvres, qui, dans le premier recensement fait par le gouvernement, s’élevait à neuf millions cinq cent mille, était, au bout de deux années, diminué de plus de moitié.

L’empereur déclara ce décret souverain et réglementaire, ce qui étendait son application à tous les états de l’Europe. Il usait peu de ces décrets généraux ; mais il n’hésita pas dans cette occasion, parce qu’il voulait détruire la mendicité, ou du moins amoindrir le nombre des pauvres dans l’Europe entière.