Napoléon le Petit/7/III

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Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 155-156).


iii
SERMENT DES LETTRÉS ET DES SAVANTS.

Détail précieux : M. Bonaparte voulait qu’Arago jurât. Sachez cela, l’astronomie doit prêter serment. Dans un État bien réglé, comme la France ou la Chine, tout est fonction, même la science. Le mandarin de l’institut relève du mandarin de la police. La grande lunette à pied parallactique doit hommage-lige à M. Bonaparte. Un astronome est une espèce de sergent de ville du ciel. L’observatoire est une guérite comme une autre. Il faut surveiller le bon Dieu qui est là-haut et qui semble parfois ne pas se soumettre complètement à la Constitution du 14 janvier. Le ciel est plein d’allusions désagréables et a besoin d’être bien tenu. La découverte d’une nouvelle tache au soleil constitue évidemment un cas de censure. La prédiction d’une haute marée peut être séditieuse. L’annonce d’une éclipse de lune peut être une trahison. Nous sommes un peu lune à l’Élysée. L’astronomie libre est presque aussi dangereuse que la presse libre. Sait-on ce qui se passe dans ces tête-à-tête nocturnes entre Arago et Jupiter ? Si c’était M. Leverrier, bien ! mais un membre du gouvernement provisoire ! Prenez garde, monsieur de Maupas ! il faut que le bureau des longitudes jure de ne pas conspirer avec les astres, et surtout avec ces folles faiseuses de coups d’État célestes qu’on appelle les comètes.

Et puis, nous l’avons dit déjà, on est fataliste quand on est Bonaparte. Le grand Napoléon avait une étoile, le petit doit bien avoir une nébuleuse ; les astronomes sont certainement un peu astrologues. Prêtez serment, messieurs.

Il va sans dire qu’Arago a refusé.

Une des vertus du serment à Louis Bonaparte, c’est que, selon qu’on le refuse ou qu’on l’accorde, ce serment vous ôte ou vous rend les talents, les mérites, les aptitudes. Vous êtes professeur de grec et de latin, prêtez serment, sinon on vous chasse de votre chaire, vous ne savez plus le latin ni le grec. Vous êtes professeur de rhétorique, prêtez serment, autrement, tremblez ! le récit de Théramène et le songe d’Athalie vous sont interdits ; vous errerez alentour le reste de vos jours sans pouvoir y rentrer jamais. Vous êtes professeur de philosophie, prêtez serment à M. Bonaparte, sinon vous devenez incapable de comprendre les mystères de la conscience humaine et de les expliquer aux jeunes gens. Vous êtes professeur de médecine, prêtez serment, sans quoi, vous ne savez plus tâter le pouls à un fiévreux. — Mais si les bons professeurs s’en vont, il n’y aura plus de bons élèves ? En médecine particulièrement, ceci est grave. Que deviendront les malades ? Qui, les malades ? il s’agit bien des malades ! L’important est que la médecine prête serment à M. Bonaparte. D’ailleurs, ou les sept millions cinq cent mille voix n’ont aucun sens, ou il est évident qu’il vaut mieux avoir la cuisse coupée par un âne assermenté que par Dupuytren réfractaire.

Ah ! on veut en rire, mais tout ceci serre le cœur. Êtes-vous un jeune et rare et généreux esprit comme Deschanel, une ferme et droite intelligence comme Despois, une raison sérieuse et énergique comme Jacques, un éminent écrivain, un historien populaire comme Michelet, prêtez serment ou mourez de faim.

Ils refusent. Le silence et l’ombre où ils rentrent stoïquement savent le reste.