Napoléon le Petit/8/IV

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Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 171-172).


iv
CE QU'EÛT FAIT UNE ASSEMBLÉE.

Je suppose sur les bancs d’une assemblée le plus intrépide des penseurs, un éclatant esprit, un de ces hommes qui, lorsqu’ils se dressent debout sur la tribune, la sentent sous eux trépied, y grandissent brusquement, y deviennent colosses, dépassent de toute la tête les apparences massives qui masquent les réalités, et voient distinctement l’avenir par-dessus la haute et sombre muraille du présent. Cet homme, cet orateur, ce voyant veut avertir son pays ; ce prophète veut éclairer les hommes d’état ; il sait où sont les écueils ; il sait que la société croulera précisément par ces quatre faux points d’appui, la centralisation administrative, l’armée permanente, le juge inamovible, le prêtre salarié ; il le sait, il veut que tous le sachent, il monte à la tribune, il dit :

— Je vous dénonce quatre grands périls publics. Votre ordre politique porte en lui-même ce qui le tuera. Il faut transformer de fond en comble l’administration, l’armée, le clergé et la magistrature ; supprimer ici, retrancher là, refaire tout, ou périr par ces quatre institutions que vous prenez pour des éléments de durée et qui sont des éléments de dissolutions.

On murmure. Il s’écrie :

— Votre administration centralisée, savez-vous ce qu’elle peut devenir aux mains d’un pouvoir exécutif parjure ? Une immense trahison exécutée à la fois sur toute la surface de la France par tous les fonctionnaires sans exception.

Les murmures éclatent de nouveau et avec plus de violence ; on crie : à l’ordre ! L’orateur continue : — Savez-vous ce que peut devenir à un jour donné votre armée permanente ? Un instrument de crime. L’obéissance passive, c’est la bayonnette éternellement posée sur le cœur de la loi. Oui, ici même, dans cette France qui est l’initiatrice du monde, dans cette terre de la tribune et de la presse, dans cette patrie de la pensée humaine, oui, telle heure peut sonner où le sabre régnera, où vous, législateurs inviolables, vous serez saisis au collet par des caporaux, où nos glorieux régiments se transformeront, pour le profit d’un homme et la honte d’un peuple, en hordes dorées et en bandes prétoriennes, où l’épée de la France sera quelque chose qui frappe par derrière comme le poignard d’un sbire, où le sang de la première ville du monde assassinée éclaboussera l’épaulette d’or de vos généraux !

La rumeur devient tumulte ; on crie : à l’ordre ! de toutes parts. — On interpelle l’orateur : — Vous venez d’insulter l’administration, maintenant vous outragez l’armée ! — Le président rappelle l’orateur à l’ordre.

L’orateur reprend :

— Et s’il arrivait un jour qu’un homme ayant dans sa main les cinq cent mille fonctionnaires qui constituent l’administration et les quatre cent mille soldats qui composent l’armée, s’il arrivait que cet homme déchirât la Constitution, violât toutes les lois, enfreignît tous les serments, brisât tous les droits, commît tous les crimes, savez-vous ce que ferait votre magistrature inamovible, tutrice du droit, gardienne des lois ? savez-vous ce qu’elle ferait ? Elle se tairait !

Les clameurs empêchent l’orateur d’achever sa phrase. Le tumulte devient tempête. – Cet homme ne respecte rien ! Après l’administration et l’armée, il traîne dans la boue la magistrature ! La censure ! la censure ! – L’orateur est censuré avec inscription au procès-verbal. Le président lui déclare que, s’il continue, l’Assemblée sera consultée et la parole lui sera retirée.

L’orateur poursuit :

— Et votre clergé salarié ! et vos évêques fonctionnaires ! Le jour où un prétendant quelconque aura employé à tous ces attentats l’administration, la magistrature et l’armée, le jour où toutes ces institutions dégoutteront du sang versé par le traître et pour le traître, placés entre l’homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui ordonne de jeter l’anathème au criminel, savez-vous ce qu’ils feront, vos évêques ? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant l’homme !

Se figure-t-on la furie des huées, la mêlée d’imprécations qui accueilleraient de telles paroles ? Se figure-t-on les cris, les apostrophes, les menaces, l’Assemblée entière se levant en masse, la tribune escaladée et à peine protégée par les huissiers ? – L’orateur a successivement profané toutes les arches saintes, et il a fini par toucher au saint des saints, au clergé ! Et puis que suppose-t-il là ? Quel amas d’hypothèses impossibles et infâmes ! Entend-on d’ici gronder le Baroche et tonner le Dupin ? L’orateur serait rappelé à l’ordre, censuré, mis à l’amende, exclu de la chambre pour trois jours comme Pierre Leroux et Émile de Girardin ; qui sait même peut-être ? expulsé comme Manuel.

Et le lendemain le bourgeois indigné dirait : c’est bien fait ! Et de toutes parts les journaux de l’ordre montreraient le poing au calomniateur. Et dans son propre parti, sur son propre banc à l’Assemblée, ses meilleurs amis l’abandonneraient et diraient : c’est sa faute ; il a été trop loin ; il a supposé des chimères et des absurdités !

Et après ce généreux et héroïque effort, il se trouverait que les quatre institutions attaquées seraient choses plus vénérables et plus impeccables que jamais, et que la question, au lieu d’avancer, aurait reculé.