Napoline/Chapitre II

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                          CHAPITRE II


                               
        FORTUNE SUBITE — UN BAL — JOIE ET DOULEUR

Faire tout pour l’argent — et n’étre point avare !
C’est le siècle, en un mot.

Chez nous, il n’est pas rare
De voir un jeune fat, pour quelque mille écus,
Dans un sombre manoir aller vivre en reclus.
L’argent nous fait changer de nature : une femme
Sensible — épouse un vieux sans tristesse dans l’âme.
Autrefois, on pleurait en suivant à l’autel
Un barbon, et c’était par ordre maternel ;
Aujourd’hui c’est par goût : pour une jeune fille,
Le bonheur ce n’est plus l’amour, c’est l’or qui brille ;
Ce n’est plus un amant cher entre ses rivaux  ;
C’est un riche carrose avec de beaux chevaux,
Qui, sur les boulevards, éclaboussent la foule ;
C’est un vase chinois sur un meuble de Boule ;
Une loge aux Bouffons, une bonne maison,
Un château près d’Arcueil dans la belle saison ;
Et de ce pur amour rien ne trouble la joie
Si le lit nuptial a des rideaux de soie !



Il faut rendre justice aux jeunes gens du jour :
Eux aussi, j’en conviens, ne font rien par amour.
Si l’on vient vous parler de quelque sot jeune homme
Qui consente à l’hymen sans une forte somme,
Dites, sans demander son nom  : « C’est un Anglais ! »
Si vous avez deux cents louis, — pariez-les.
Les dandys de Paris n’ont point ce ridicule.
Jusqu’au poète, hélas ! tout homme ici calcule.
L’ingrat, il a quitté son grabat favori ;
Du brillant char du Jour il fait un tilbury,
Et, jetant un harnois sur l’aile de Pégase,
Court au bois de Boulogne promener son extase !

Jadis on aimait l’or, aujourd’hui c’est l’argent.
Pour les vrais Harpagons cela rend indulgent.
Oui, la cupidité fait aimer l’avarice :
C’est une passion, du moins si c’est un vice.
Oui, l’avare me plaît, j’aime sa pauvreté,
Et ses privations pleines de volupté.
L’avare en ses désirs peut posséder le monde,
Des palais sur la terre et des vaisseaux sur l’onde.
L’avare et le poète ont des liens entre eux ;
D’un bien imaginaire ils savent être heureux,
Ils aiment à souffrir — armés d’une espérance
Mais l’avare est modeste, et c’est la différence ;
Il ne s’entoure point de vains admirateurs :
L’avare a des trésors — et n’a point de flatteurs.
il jouit en secret d’un orgueil solitaire ;
Sa pauvreté prudente est un culte, un mystère…
Mais il n’est même plus d’avares dans Paris :
Sans être corrigés, nous sommes mal guéris.
Tel vient de s’enrichir par une basse intrigue,


Hier intéressé, — demain sera prodigue.
Ô misérable orgueil qui ne conduit à rien !
Cupidité d’un jour qui dissipe son bien !
Ah ! je vous le répète, et vous pouvez m’en croire,
Un grand peuple, un pays, quelle que fût sa gloire,
Est frappé de démence et d’incapicité,
S’il en vient à.chérir l’argent par vanité !

                                ――

Alfred ainsi, marchant dans la commune ornière,
Pour plaire à la duchesse — aspire à l’héritière.
Un brillant mariage assurait son destin,
Près des femmes rendait son triomphe certain.
Séduire une élégante est chose très coûteuse ;
Encor faut-il avoir une mine flatteuse,
Lui donner des bonbons, des bouquets pour le bal ;
Pour suivre sa calèche il faut un beau cheval,
Et tout cela demande une fortune aisée ;
Sinon, de ses rivaux on devient la risée.

Alfred n’était pas né pour se commettre ainsi ;
Son cœur noble à l’amour n’était pas endurci ;
Il était généreux — mais il suivait la pente,
Et, faible, il se mêlait à la foule rampante
Qui cherche la fortune. On brave mille morts,
Mais, pour les vanités, il est peu d’esprits forts,
Et plus d’un grand guerrier, fier comme un roi de Sparte,
Flatta, pour un duché, monsieur de Buonaparte !

Combien je redoutais le jouir, l’instant fatal
Où, dans ce jeune Alfred, tendre, sentimental,
Napoline verrait un fat plein d’arrogance,
Un merveilleux manqué, sans goût, sans élégance ;


Car, malgré son esprit il n’excellait en rien
Dans ce nouveau métier, qui n’était pas le sien.
Qu’elle devait souffrir de cette découverte !

Elle était de ces gens qu’un malheur déconcerte,
De ces étres parfaits et toujours méconnus,
Vieillis par la raison, mais restés ingénus ;
Vivant de sentiments que le monde refoule,
Qui peuvent traverser — mais non suivre la foule ;
Aigles qui ne sauraient modérer leur essor,
Riches qui ne sauraient diviser leur trésor :
Tout ou rien, c’est le cri de leur ame infinie ;
Ils ne peuvent marcher qu’au pas de leur génie,
Rougiraient d’éprouver un demi-sentiment ;
Un amour, c’est ponr eux un entier dévoûment :
Ils ne peuvent singer la piété de autres ;
Ils vivent sans croyance ; — ou bien se font apôtres ;
Ils ne comprennent pas qu’on se donne à moitié
À la religion, à l’amour, l’amitié ;
Que l’on prie à midi le ciel, et que l’on aille
Après — se promener à Saint-Cloud, à Versaille ;
Qu’on aime un peu sa femme, et sa maîtresse un peu,
Un peu sa sœur, un peu son frère et son neveu ;
Que chaque dévoûment, chaque amour ait son heure.
Ils comprennent qu’on aime une fois — et qu’on meure ;
Ils comprennent qu’à Dieu l’on consacre ses jours,
Mais il faut que ce soit sans partage — et toujours.

Telle fut Napoline, et sa fin le dénote ;
Elle eût été martyre — et ne fut point dévote.
On dit : Qui peut le plus peut le moins ; folle erreur !
Proverbe suranné qui me met en fureur !
LABLACHE ne saurait chanter une romance ;
TAGLIONI se perdrait dans une contredanse ;

L’élégant lord Seymour, si brillant à cheval,
Sur un âne rétif figurerait fort mal ;
Et Soumet ne pourrait, sans une peine atroce,
Tourner un vaudeville et des couplets de noce !

Ainsi, les cœurs taillés pour de grandes vertus
Ne peuvent s’abaisser à des jeux superflus ;
Ils traînent dans l’ennui leurs heures indolentes.
Tel le chamois captif vit au jardin des Plantes :
On le voit tout le jour couché sous les rameaux : —
C’est le plus paresseux de tous les animaux.

Pour ces cœurs exaltés l’amour est une proie,
Et Napoline aimait avec ardeur et joie.
Elle avait tout placé sur cet attachement ;
Elle aimait comme on hait, — toujours, assidûment.
C’était plus qu’un amour, c’était une pensée,
Un champ vaste où son âme ardente élait lancée,
Un de ces maux rongeurs qui ne pardonnent pas.
Elle ne pouvait plus revenir sur ses pas.
Lorsqu’on a mis sa vie en un rêve de flammes,
Lorsqu’on est possédé par le démon des âmes,
À de froids sentiments on ne peut recourir.
Elle, ne pouvait plus qu’être heureuse — ou mourir.

Hélas ! qu’elle eût été douce et charmante… heureuse !
Conuniue elle eût animé sa vie aventureuse !
Que la joie eût donné d’élan à son esprit !
Le génie est si franc quand il jouie et sourit !
Dans ses rêves de feu son âme était si belle !
On devenait poète en causant avec elle.

Je n’ouiblîrai jamais l’éclat de ses beaux yeux,
Le jour qu’elle arriva, le cœur libre et joyeux,


M’annoncer en riant sa subite fortune.
En cette occasion, une femme commune,
En philosophe, eût pris des airs indifférents
Pour raconter ce legs de six cent mille francs ;
Elle dit :

              « Je suis riche ! … et voilà mon histoire :
Mon parrain, l’Empereur, tu ne vas pas me croire !
A, pour moi, déposé chez un banquier flamand
Une dot — qui grossit je ne sais trop comment.
Le banquier a voulu bien m’expliquer la chose :
Il a parlé de legs, de testament, de clause,
Du secret qu’il avait saintement respecté
Jusqu’au jour révolu de ma majorité,
Des soins qu’il avait pris pour grossir cette somme…
Que sais-je ? il parlerait encore, le brave homme,
Mais je n’écoutais point ; tout cela m’ennuyait.
D’abord c’était trop long, — et puis il bégayait.
Tout ce que j’ai compris, c’est qu’un héros lui-même,
L’Empereur, a veillé sur mon sort. — Que je l’aime !
Combien il me tardait de venir te conter
Ce grand événement, dont je ne puis douter.
Du secret qu’on m’avait caché vois quelle preuve !…
Je vais au bal ce soir… ma robe est toute neuve :
Ma guirlande est charmante ; elle me sied très bien…
J’ai choisi ce collier pour moi… voici le tien :
Point de façons… à toi ma première largesse !
Je veux que mon amie étrenne ma richesse.
Je deviens folle !… Alfred !… ce soir je le verrai :
Oui, mais en lui parlant je crois que je rirai.
Il viendra me prier à danser, je le pense ;
Alors je lui dirai pendant la contredanse :

— Je suis riche à présent, monsieur, vous me plaisez :
Ma fortune est à vous…

                                  Et puis, chassez, croisez…
À ce soir !… Je te quitte… Ah ! j’en perdrai la tête.

— Mais, moi, je n’irai pas ce soir à cette fête,
Lui dis-je ; nous partons pour Villiers aujourd’hui,
Et nous y resterons deux grands mois.

                                                         — Quel ennui !
Comment ! sacrifier une fête superbe,
Un bal d’ambassadeur, à des dîners sur l’herbe !

— Oh  ! nous ne dînons pas sur l’herbe avec maman.
 
— Et vous me laissez seule au milieu d’un roman !
Et que ferez-vous là, mes champêtres amies ?

— Ce qu’on va faire aux champs.
 
                                                     — Quoi ?

                                                                    — Des économies.
Mais, tu me le promets, demain tu m’écriras…

— Oui, si je me marie, alors tu reviendras !
Adieu… »

              Pleine d’espoir, et de tendresse émue,
Elle vint m’embrasser…

                                    Je ne l’ai pas revue !

Et sa mort m’accabla d’une morne stupeur !…
Mon esprit, poursuivi d’un souvenir trompeur,
Ne peut se figurer cette fin si cruelle ;

Car elle m’apparait toujours joyeuse et belle,
Ainsi que je la vis pour la dernière fois.
Mourante… dans les pleurs, jamais je ne la vois.
C’est un horrible effet que je ne saurais rendre…
Cette mort que j’oublie… et qu’il me faut rapprendre.
Et pourtant je souris en vous partant de nous,
Car, malgré ce malheur, mes souvenirs sont doux.

                                ――

En arrivant au bal chez la noble étrangère,
Napoline marchait, élégante, légère,
Et joyeuse — à son oncle elle donnait le bras.
De salons en salons ils portèrent leurs pas ;
Et c’était pour chacun un aimable sourire,
Et des propos flatteurs qu’au bal on doit se dire.
Les hommes la suivaient d’un regard long et doux ;
Les femmes l’honoraient de leurs regards jaloux ;
Et chacun admirait sa beauté ravissante.
Soudain un échappé de la meute dansante,
Un danseur aux abois vient l’inviter au vol ; —
C’était un étranger, un petit Espagnol,
Un de ces inconnus dont on n’est jamais fière.
Son air était commun, sa mine singulière ;
Il portait des gants verts, et parlait mal français.
Or, plaire à ce monsieur n’était pas un succès.
Elle se consola de sa mésaventure.
La danse n’étant plus qu’un combat en mesure,
Un danseur dans la foule est un guide, un soutien ;
Dans le nombre on n’est pas responsable du sien.
Qu’on en ait de petits, de bossus, de maussades,
Qu’importe ? — ce qu’il faut, c’est parer les glissades :
C’est sortir, si l’on peut, du siège en bon état,
Et sauver, sans affront, ses manches du combat.

Napoline apercut Napoline apercutAlfred en face d’elle ;
Il tenait par la main la fière demoiselle
Gobinard — l’héritière au regard engageant.
En elle, on croyait voir danser un sac d’argent.
Sur sa tête elle avait placé beaucoup de choses :
Des nattes, des bijoux, des épis et des roses.
Alfred, avec candeur, admirait tout cela.
Napoline la vit… et d’effroi recula.
Mais il ne faut jamais rire dans une fête ;
L’ennui seul est permis, c’est un plaisir honnête.
Napoline étouffait sa gaîté, — cependant
Elle se demandait quel étrange accident,
Quel devoir imposé, quelle aventure affreuse,
Faisait à son Alfred subir cette danseuse.
Eh ! comment deviner qu’il a sollicité
Cet honneur qu’à sa place un autre eût évité !
Comment croire jamais qu’Alfred l’avait choisie,
Et qu’elle méritait toute sa jalousie !

Alfred vit Napoline, et rougit aussitôt ;
Mais près d’elle il passa, sans lui dire un seul mot :

« De cette grosse femme il est honteux, sans doute,
Pensa-t-elle ; il me fuit, sa gaîté me redoute.
Il craint de ne pouvoir garder son sérieux
En me voyant sourire, en rencontrant mes yeux. »

Salut. — Voici venir l’instant des révérences ;
Les devoirs accomplis, viennent les préférences.
On danse par égard, et l’on cause par goût. —
Mais il faut accomplir le devoir jusqu’au bout.,
Reconduire à sa place une danseuse émue,
Et Napoline attend ; — Alfred l’a reconnue :

Il va venir près d’elle, inquiet, empressé…
Mais ce vaste salon, Alfred l’a traversé,
Et Napoline voit que son regard l’évite…
Et c’est une autre femme, une autre qu’il invite !

                                ――

« Cette femme, du moins, est-elle jeune ?

                                                               — Non,
Mais elle est à la mode ; elle porte un grand nom :
C’est la duchesse de…

                                   — Celle de qui…

                                                               — La même.

— Elle cherche à lui plaire, et vous croyez qu’il l’aime ?

— Il n’en est pas épris, non, mais il est flatté ;
Il l’aime comme on aime avec la vanité !
Ce n’est pas un amour, ce n’est qu’une conquête ;
Mais cela suffit bien pour lui tourner la tête.
Elle valse, avec lui maintenant… Regardez
Cette petite femme aux traits fins, mignardés,
Coiffée en Béarnais, avec ce blanc panache ;
Voyez-vous ?…

                        — Pas encore ; ce gros Anglais la cache.
Je la vois  !… Elle est maigre et sèche à faire pèur !…
Ce marin défrisé, c’est Alfred ?

                                               — Son valseur.


— Il est plus pâle encor que sa cravate blanche ;
Il a l’air d’un noyé…

                                — Qui valse avec sa planche. »

Napoline écoutait ces propos, et souffrait
D’entendre ainsi parler d’Alfred qu’elle honorait.

Elle riait pourtant à travers sa tristesse.
D’ailleurs ces propos fous n’étaient pas sans justesse :
Alfred était vraiment ridicule en valsant,
Avec ses longs cheveux et son air menaçant.
Du monde et de l’esprit inconcevable empire !
Ridicule malheur qui tue — et qui fait rire…
Ce n’est qu’en nos salons que l’on peut t’éprouver !

La valse étant finie, il fallut se lever,
Céder sa place enfin. — Une aimable comtesse
Que l’heureux Beaucastel trompa dans sa jeunesse
À Napoline, au bal, servait de chaperon.
Elle voulut passer dans un autre salon :
Napoline obéit.

                        Dans la serre élégante
On se promène, on rit. La vieillesse intrigante
Sous des myrtes en fleur discute le budget ;
Un vieux duc d’une loi déplore le rejet
Près d’un jeune ministre, et guette un portefeuille
En tournant dans ses doigts un œillet qu’il effeuille.

Sous ces verts orangers, sous ces lilas fleuris,
Les mères vont causer, — et dormir, les maris.
Ceux qui rêvent l’amour, qui cherchent à se plaire,


Implorent à leur tour cet abri tutélaire.
Alfred et la duchesse, retirés à l’écart,
Derrière un oranger se cachent au regard.
Napoline les voit… elle écoute immobile :
On devine l’amour sans être bien habile ;
Le plus malin sorcier ne vaut pas un jaloux.

La duchesse disait : « Que me demandez-vous ?… »
Et puis elle prenait un air tendre et pudique.

« Demain  ! » reprit Alfred…

                                           Ce mot fut sans réplique.
Elle baissa les yeux, — Alfred saisit sa main,
Et, d’une voix émue, il répéta  : « Demain !… »

Napoline comprit ce coupable langage !
La vierge la plus pure a cet instinct sauvage
Qui lui fait deviner une infidélité.
Tout l’enfer s’alluma dans son cœur agité….

Mais il faut se contraindre et boire le calice.
Quelqu’un vient la chercher pour danser ; ô supplice !
Elle reprend courage… elle cause, elle rit ;
Comme une femme heureuse elle fait de l’esprit :
Elle jette des mots piquants ; — chacun l’écoute ;
Elle est un peu moqueuse, et méchante, sans doute ;
Son esprit excité venge son cœur souffrant :
Le mal que l’un reçoit, c’est l’autre qui le rend.
Oh ! l’on devient cruel quand le cœur se déchire…
Et pour elle, à mon tour, j’écris cette satire ;
Car ces vers insolents ont partis de mon cœur.
Ce sont les cris amers du poète vengeur ! !



Après avoir conclu son marché de tendresse,
Alfred a cru prudent de quitter la duchesse.
Il jette sur le bal un regard satisfait,
Dérobe quelques fruits au splendide buffet.
Il avait ce maintien joyeux et ridicule,
Ce bonheur indiscret d’un fat qui dissimule.
Sa joie était visible — et son air emprunté.
Oh ! l’amour véritable a plus de dignité ;
Il sourit en secret ; son regard sait se taire :
La vanité joyeuse ignore le mystère,
L’orgueil ne sait plus feindre au comble de ses vœux.

Et devant une glace, arrangeant ses cheveux,
Parlant haut, ricanant comme un fat de province,
Alfred se pavanait et faisait le bon prince ;
On eût dit, à son ton goguenard, protecteur,
Qu’il jouait les MARQUIS — mais en mauvais acteur.

Auprès de Napoline il vient, plein d’assurance ;
Elle affecte, à sa vue, un air d’indifférence.
Oh ! que lui dira-t-il ? Par quelle fausseté
Voudra-t-il apaiser son orgueil irrité ?
Vient-il la consoler par une tendre excuse ?…
Peut-être il l’aime encor, peut-être elle s’abuse…

« Il fait bien chaud ce soir ; comment peut-on danser !… »

Voilà tout le discours qu’il daigna prononcer.
Napoline attendait, sa réponse était prête ;
Mais Alfred, aussitôt, se perdit dans la fête.
 
« Quoi ! vous le connaissez ? dit un danseur voisin.

 
— Qui ? monsieur de Narcet ?

                                                 — Oui, mon futur cousin :
Ma cousine lui plaît, sa fortune le tente.
Amanda Gobinard l’aime assez, mais ma tante
Dit qu’il n’a pas le sou, qu’il est léger, qu’enfin
Une femme est toujours veuve avec un marin.

— Et cette jeune fille… est-elle aimable… belle ?…

— Mais, vous pouvez la voir ; il dansait avec elle…

— Tout à l’heure ?…

                                 — À l’instant.

                                                          — Ah  ! oui, je les ai vus. »

Et puis elle pensait : « Je ne respire plus !
Je sens que je succombe ! Oh ! ma tête se trouble… »
Mais elle se contraint, son courage redouble.
Soufirir et plaisanter, femmes, c’est notre lot.
Tout bas elle disait  : « Le monstre !… » Et puis tout haut :
« Que ces airs sont jolis ; ils font aimer la danse ! »

ELLE PENSAIT :

                      « Hélas ! plus d’amour, d’espérance !
Aimer pour de I’àrgent une héritière, lui  !…
Eh bien, il peut m’aimer ! je suis riche aujourd’hui !…
Mais il a trop d’orgueil… Cet orgueil nous sépare :
Ce soir il s’est montré trop vil et trop barbare,
Pour revenir à moi plus tendre, en apprenant


Que je suis riche… II va me haïr maintenant ;
Il sait que je le juge… et que je le méprise… »

ELLE DISAIT :

                    « Voyez comme une robe grise
Est triste dans un bal.

                                  — Oh ! vous avez raison ;
Cette étoffe n’est pas du tout de la saison ;
Une fèmme, d’ailleurs, n’est jamais trop parée
Pour danser…

                      — J’en mourrai ! Ma vie est déflorée. »

Elle tremblait si fort qu’il lui fallut s’asseoir.

« Madame de Cherville est bien belle ce soir.

— Oui, dans ses faux cheveux, cette fleur naturelle
Est d’un effet charmant… Monsieur, LA PASTOURELLE. »

Et sa bouche affectait un sourire moqueur,
Et ses pleurs dévorés retombaient sur son cœur.

Oh ! que le désespoir est affreux dans le monde !
Qu’il est lourd d’y traîner une douleur profonde !
La contrainte est un poids qui double le malheur.
Le visage est glacé sous sa feinte couleur.
Vous qui n’avez point mis de chaîne à votre vie ;
Femmes du peuple, ô Dieu, comme je vous envie !
Votre franche douleur vous soulage, du moins.
L’orgueil ne vous dit pas : « Souffre, mais sans témoins. »
Vous n’avez point placé la honte dans les larmes :

Votre rage a des cris, votre haine des armes.
Vous ne vous piquez point de courageux efforts ;
En mots injurieux s’exhalent vos transports.
Vous courez, vous frappez la rivale imprudente
Qui gêne vos amours. — Votre âme indépendante
À de fausses douceurs ne sait point s’abaisser ;
Car vous ne savez point haïr… et caresser,
Et dire à l’ennemie, au démon de votre âme,
Avec candeur : « Comment vous portez-vous, madame ? »

                                ――

Ce supplice mortel dura le temps du bal,
Napoline, en sortant, faillit se trouver mal.
Jamais douleur ne fut plus durement sentie.
Chez elle on l’amena mourante, anéantie.
Sans un amer chagrin elle ne put revoir
Ces lieux, encore empreints de son menteur espoir.
Elle se rappelait sa joyeuse folie,
Son orgueil de se voir si fraîche et si jolie,
Et tous les beaux projets formés par son amour,
Tout ce bel avenir… détruit… et sans retour !
Alors elle éprouva la douleur froide et sombre
D’un matelot qui voit le navire qui sombre.
Point d’espoir de salut  !… plus d’amour, de lien ;
Dans le passé… mensonge ; et dans l’avenir… rien…
Elle ne sentait plus d’élément à sa vie.
Même l’espoir perdu ne lui fait plus envie.
Alfred n’est plus chéri, ni même regretté ;
Il n’éveillerait plus son cœur désenchanté.
Tout manque sous ses pas… le sol, l’air et l’espace.
L’horizon disparaît, le souvenir s’efface.
Sa tête dans ses mains se cache tristement.
Le plus pesant des maux, le découragement,


L’accable. — À tant d’ennuis sa jeunesse succombe :
Elle n’a plus qu’un vœu, qu’un avenir… la tombe !

                              ―――――