Ne nous frappons pas/Sur l’inconvénient de parler ou d’écrire une langue étrangère imparfaitement possédée

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SUR L’INCONVÉNIENT DE PARLER OU D’ÉCRIRE UNE LANGUE ÉTRANGÈRE IMPARFAITEMENT POSSÉDÉE.

J’avoue que je m’attendais à un accueil plus flatteur.

Étalée, suivant sa coutume, sur des coussins extrêmement orientaux (c’est-à-dire provenant de l’Extrême-Orient), Liane de Clichy arbora, dès qu’elle m’aperçut, la plus courroucée de ses physionomies.

Au lieu de sa voix, d’ordinaire langoureuse et câline, ce fut un organe véhément qui me proféra ces mots :

— Ah ! te voilà, toi !… Eh bien ! il est chouette, ton Anglais !

Mon Anglais !

Quel Anglais ?

Je m’informe :

— Mon Anglais ! Quel Anglais ?

— Celui que tu m’as présenté l’autre nuit, aux Halles, lord Madfrog, et qui, depuis ce moment, n’arrête pas de me tourner des yeux de carpe frite.

— Ah ! Madfrog ! Parfaitement ! Charmant garcon !

— Un rude muff, oui !

— Mais non, je t’assure…

— N’assure rien. Je te dis que c’est un muff, et je m’y connais en muffs !… je voyage dans la partie depuis dix ans.

— En quoi t’a-t-il manqué, ce parfait gentleman ?

— Il m’a traîtée de punaise.

— De punaise !… Mais le pauvre garçon ne connaît pas trois mots de français, et ce serait bien le diable si ce substantif rentrait dans un répertoire aussi restreint !

— Eh bien, pourtant, c’est comme ça ! Il m’a adressé, hier, une déclaration brûlante dans laquelle il nous traite de punaises, mes amies et moi.

— Tu dois te tromper.

— Lis plutôt.

La jolie personne me tendit un papier armorié sur lequel je reconnus, en effet, l’écriture de mon brave ami Edward Madfrog. J’y lus ces mots :

« Madame ! ce matin, je voyais vous à le Bois de Boulogne dans votre petit voiture plein de punaises… etc., etc., etc., et je aime vous jusque le mort, inclusivement, etc., etc., etc. »

— Hein ! Tu as vu ? Il nous traite de punaises, mes amies et moi !

— Explique-toi.

— Voici. Hier, j’ai eu l’idée d’aller faire un tour au Bois, dans mon buggy, avec Émilienne de Condé-sur-Noireau. En route, nous rencontrons cette drôle de petite pianiste, tu sais, qu’on appelle la môme Ricochet… Comme nous ne sommes pas bien grosses, ni les unes ni les autres, nous faisons signe à Ricochet de monter avec nous, et nous rencontrons ton Angliche, qui me lance ses regards de carpe plus frite encore que de coutume.

— Et alors ?

— Alors, le soir même, je recevais ce poulet que tu as dans les mains… Punaise ! Ah ! il me le paiera, cette espèce de sale Chamberlain ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre Madfrog !

Et comme le voilà bien, l’inconvénient de parler ou d’écrire une langue qu’on ne connaît qu’à l’aide de pâteux et traîtres dictionnaires ! Comme le voilà bien !

S’imaginant à tort que le terme buggy est exclusivement connu des Anglais, Madfrog en avait cherché la traduction.

Par malheur, ce diable de buggy a deux significations.

En tant que substantif, il exprime la voiture que vous savez.

Comme adjectif, il dérive de bug (punaise) et se traduit chez nous, à défaut du mot, par l’expression plein de punaises.

La gaffe ! C’était la gaffe ! Réparable, d’ailleurs, et peut-être même réparée à l’heure où nous mettons nous-même sous presse, car Madfrog possède beaucoup d’argent et n’est pas regardant.