Ne nous frappons pas/Syndicat éclectique

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 291-296).

SYNDICAT ÉCLECTIQUE

Dimanche dernier, je me suis fort diverti.

À l’issue de la grand’messe, je m’attablai — vieille coutume doublée d’une bien innocente débauche — à la terrasse d’un marchand de vin sis en face de mon église paroissiale.

Une demi environ douzaine de lascars s’en vint prendre place à une table voisine de la mienne et ces messieurs tinrent des propos qui, tout de suite, m’intéressèrent au plus haut point.

L’un d’entre eux, l’évident chef de la petite bande, parlait à ses camarades sur un ton d’autorité indiscutée, mais avec un organe qui n’aurait rien perdu à être légèrement cultivé dans le cours de Mme Yveling Rambaud.

Un peu de confusion régnait dans son discours, ou, pour parler plus exactement, sa conférence ne m’étant pas spécialement destinée, je ne comprenais pas très bien, malgré ma très vive intelligence, ce que proférait ce rudimentaire leader.

— Surtout, recommandait-il, faut pas s’acharner sur la même vitre. Quand y en a une de cassée, tout de suite à une autre ! Et allez donc ! Et puis, les glaces de préférence aux carreaux ! Les belles grandes glaces !

Les autres écoutaient précieusement.

Suivirent mille autres recommandations, dont la principale : dès que les flics montraient leur blair, fallait se trotter, et plus vite que ça !

Le chef des lascars conclut sur ce mot :

— Et puis, ce qu’on attend de vous, messieurs, c’est de l’ouvrage consciencieuse ! Le Syndicat a mis sa confiance en vous ; faudrait tâcher voir à la mériter, et ne pas toucher ce soir une tune qu’on n’aurait pas gagnée.

Les hommes se levèrent.

Je les suivis.

Le spectacle auquel j’assistai défie toute description.

Partout où ils trouvaient des pierres, les lascars en bourrèrent leurs poches.

Puis, se mêlant aux différentes manifestations qu’ils rencontrèrent parmi les rues, poussant mille clameurs contradictoires (Vive Loubet ! À bas Loubet ! À bas les juifs ! À bas la calotte ! À bas les traîtres ! À bas les faussaires ! etc., etc.), la petite bande projetait avec une violence peu commune, et une infatigable énergie, des pierres sur toutes les vitres des divers établissements devant lesquels on s’arrêtait.

Entraînés par exemple, les autres manifestants se mettaient vite, eux aussi, à lapider les innocents carreaux.

Moi-même je m’y mis.

On n’a pas idée de l’étrange volupté qui s’empare de vous, dès qu’on se met à briser la vitrerie de gens qu’on ne connaît pas.

Surtout les glaces, les glaces de luxe !

Le chef des lascars m’encourageait :

— Bravo, mon garçon, continuez ! Vous viendrez avec nous ce soir au Syndicat, je vous ferai donner cent sous.

Le Syndicat ! Encore le Syndicat ! Quel Syndicat ?

Je ne comprenais plus.

Bientôt, j’eus le mot de l’énigme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mes nouveaux amis, les briseurs de glaces et moi, notre tâche enfin accomplie, vers sept heures du soir, nous sonnâmes à une porte sur laquelle une plaque de cuivre portait ces mots :

Syndicat des vitriers de Paris.