Ni ange, ni bête/2

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Grasset (p. 109-192).


DEUXIÈME PARTIE




Je vous en conjure, soyez bons pour la vie et ne l’assommez point à coups d’à priori C’est une pauvre femme, vieille et sale, qu’il faut traiter avec sympathie : elle y répond. Quand tout est bien fini, la seule maxime qui demeure est celle de l’héroïne de Strindberg : « La race des hommes est grandement à plaindre. »

Rupert Brooke (Lettres).


I


Sur la place Saint-Sépulcre, les charrettes dételées, dressant vers le ciel leurs brancards parallèles, formaient de longues lignes jaunes, vertes et brunes. Les fermiers, les bonnes femmes et les enfants grouillaient dans les vieilles rues. Le parler picard, savoureux et lent, amusait les oreilles de son perpétuel chuintement.

Bertrand d’Ouville s’arrêta au coin de la place et suivit les mouvements des taches bleu vif des blouses.

Dans un coin, des gamins faisaient cercle autour d’un vieux mendiant vêtu d’une longue redingote verte et d’une casquette surprenante qu’eut enviée Frédérick Lemaître.

L’archéologue s’approcha. Cabotin, dit la Ressource, achevait de jouer la Dame blanche. Des cercles tracés à la craie sur les pavés représentaient les personnages, et il passait de l’un à l’autre suivant les mouvements du dialogue.

La pièce terminée, le vieux cabot, faisant deux pas en avant, salua, toussa et chanta, d’une voix étonnamment fausse, sur un air de vaudeville à la mode :

Que le Beefsteak s’allume sous la treille ;
Que chaque fille possède un amoureux ;
Buvons, chantons, cette liqueur vermeille ;
Faisons des vœux pour qu’ils soient tous heureux.

— Ce petit couplet est charmant, pensa Bertrand d’Ouville en lançant quelques sous au bonhomme. Le sens littéral n’est pas fort clair, mais l’ensemble suggère une impression de paix et de bonheur : que peut-on demander de plus à un poète ?

Puis, comme il avait bien déjeuné, il se prit à admirer le bel ordre de la nature :

— Tous ces hommes en blouse, en redingote, qui se croisent, s’agitent et se mêlent sur ces pavés antiques, pensait-il, ont une place dans la société telle que six mille ans de civilisation l’ont faite. Ils ne sont pas tous satisfaits de cette place, ils ne sont pas très bien payés, ils ne sont pas très bien nourris, mais quelqu’un les paie, quelqu’un les nourrit et c’est un fait qu’on meurt assez rarement de faim en France. Cela est remarquable et eût fort étonné ces grands inconnus de l’époque quaternaire qui inventèrent la hache de pierre, et pour lesquels la famine était sans doute une habitude. Dans cette belle machine tout se tient et les métiers ont entre eux des rapports compliqués qui se sont établis par des siècles de lente friction. Cette vieille est venue pour vendre ses lapins, ce fermier pour voir le notaire, dont la femme achètera les lapins, ce voiturier a fait le voyage pour amener la bonne femme et le fermier, ce marchand ambulant pour vendre de la toile au voiturier. Le fermier, le notaire et le voiturier iront se faire tailler la barbe chez Pingard : le cabaretier Pitollet les nourrira et Cabotin, dit la Ressource, vient de gagner les six sous de son repas parce que mon père, monsieur Bertrand, en vendant des cuirs à l’Empereur, m’a légué le loisir injuste de regarder vivre les autres.

Tout cela est admirable. »

Toutefois, en s’en allant au long des rues encombrées et en souriant aux jolies filles de son tailleur, il n’était pas sans admettre qu’il eût trouvé ce monde médiocre s’il avait dû lui-même déjeuner pour six sous. Cela le fit penser à Viniès qui n’eût pas manqué de le lui faire remarquer, et ayant ainsi évoqué le nom de l’ingénieur, il s’avisa qu’il n’avait pas vu les Viniès depuis bien longtemps. Ils s’étaient mariés au mois de janvier 1846 et pendant deux mois ne s’étaient pas montrés. Il décida que cet isolement avait assez duré et les invita à dîner.

Il les jugea heureux : chacun d’eux approuvait des yeux ce que disait l’autre. Geneviève se serrait contre son mari et répétait ses phrases familières. Philippe, retrouvant ses discours dans cette bouche charmante, admirait l’esprit de Geneviève et sa sagesse politique.

Ils le prièrent de venir les voir : il eut soin de s’y rendre un jour où il savait Philippe absent. Ils occupaient une petite maison de briques, assez laide, dans un faubourg. Geneviève lui montra son domaine, un petit jardin de presbytère, plates-bandes de légumes et de fleurs chétives entourant trois pieds carrés de gazon chauve.

Ils vivaient d’eau claire, de fruits, de lait, de crème et de salade, la viande étant un préjugé. Une petite bonne qui les jugeait fous les servait avec une terreur respectueuse et poussait des cris quand elle trouvait, en apportant le plat suivant, Philippe déclamant à tue-tête un article de la Réforme et Geneviève au piano chantant les Deux Grenadiers.

Cette bohème rustique était d’ailleurs aimable ; le goût de Geneviève la sauvait du désordre. Philippe eût été heureux dans une chambre aux murs blanchis à la chaux et aux meubles de bois blanc. Elle était plus exigeante et avait su trouver pour fort peu d’argent des meubles anciens et sobres dont elle avait fait une chambre vivante qui servait de salon et de salle à manger.

— Et vous ne vous ennuyez jamais ?

— Jamais. Le matin, j’ai ma maison ; Philippe m’emmène souvent dans ses tournées. Le soir, je fais de la musique ou bien nous lisons à haute voix. Philippe m’apprend aussi les mathématiques.

— Pourquoi faire, mon Dieu ?

— Mais cela m’amuse.

— Voyez-vous souvent Mademoiselle ?

— Un peu, oui : mais il est assez difficile d’aller à Epagne… Philippe travaille toute la semaine, le dimanche il aime rester ici. Et puis très franchement, le monde nous ennuie.

— Ne le dites pas trop : le monde est sévère pour ceux qui le méprisent.

— On ne peut pourtant lui sacrifier son bonheur, dit-elle, s’il fallait obéir à des règles absurdes et à des conventions inutiles, la vie deviendrait odieuse.

« Absurde… odieuse… » pensa-t-il. Ah ! que mon rhéteur a vite gâté mon amazone.

Et le lendemain il alla à Epagne, pour la première fois depuis le mariage de Geneviève. Il trouva Mademoiselle assez souffrante ; elle vieillissait.

— Je crois, lui dit-elle, qu’il me faudra passer désormais l’hiver dans le sud : je ne supporte plus les brouillards de la Somme… D’ailleurs je suis très seule : Catherine n’est plus jamais ici : sa mère le lui défend, je ne sais pourquoi. Vous-même devenez bien rare. Geneviève…

— Je l’ai vue deux fois, elle me paraît avoir subi l’influence de son mari plus que je ne l’aurais imaginé. Elle m’a parlé de Guizot, de la Pologne, du fouriérisme et du monde dans le meilleur style Viniès.

Mademoiselle retrouva pour répondre sa voix flûtée et nette.

— Eh, mon cher ! Que les femmes dépendent pour leurs idées de ceux qu’elles aiment, ce n’est pas nouveau, et ce n’est pas de moi… Ce qui m’étonne toujours, c’est que les hommes s’y laissent prendre et recherchent ce qu’ils appellent « les femmes intelligentes ». C’est une dépravation.

— Un vieil Anglais que j’aime, dit à peu près : Il en est d’une femme qui parle politique comme d’un chien qui marche sur ses pattes de derrière : c’est mal fait, mais surprenant. »

— Je ne crois pas, continua-t-elle, que Geneviève souffre longtemps de cette maladie : elle est trop femme. Mais elle joue un jeu dangereux : je lui avais conseillé de conserver quelque mystère. « Je dis tout à Philippe », m’a-t-elle répondu fièrement. Elle lui a sans doute dit mes conseils : depuis il me tient à l’écart. Je ne me plains pas : j’ai voulu les joies de la maternité, je les ai.

Mais ces enfants sont des sots. Viniès croit qu’il a épousé une sorte de nymphe immortelle qui se nourrira d’ambroisie, l’escortera dans ses voyages et trouvera toujours son bonheur à l’entendre discourir sur la réforme et la vertu. Ah ! bien oui ! Sa nymphe est avant tout un corps, et un corps de femme, fragile, exigeant, obsédant. Elle aura des enfants, et ça n’est pas drôle, mon cher, quoique nous autres vieux garçons puissions en penser. Bientôt les promenades la fatigueront, la politique l’ennuiera et elle commencera à se demander à qui elle a consacré ce besoin éperdu de dévouement qui la tourmentera toute sa vie. Alors leur mariage commencera, mon cher, et il peut très bien tourner, mais encore faut-il que tous deux se donnent la peine d’y aider…

Les erreurs des adolescents sont agréables au cœur des vieillards et Bertrand d’Ouville amusé par la véhémence de la vieille dame, pensait sans trop de tristesse aux jours difficiles qui attendaient peut-être ses jeunes amis.

— Je n’ai jamais très bien compris, dit-il, pourquoi vous sembliez tenir à ce que ce mariage se fît. Si vous n’aviez encouragé Geneviève, elle n’aurait pas trouvé la force nécessaire pour vaincre l’opposition des Vaulges de Paris, qu’elle aimait assez. Certes Viniès est un honnête homme, mais elle le vaut cent fois. Et ils sont pauvres. Qu’avait-elle ? Deux mille livres de rente, lui son traitement. Dans son jardin d’ouvrière, elle m’a fait l’effet d’une reine en exil.

— Je ne regrette rien, dit-elle. Viniès est un des très rares hommes qui peuvent faire de bons maris : mieux vaut une vie difficile avec l’un d’eux…

— Viniès ? un bon mari ? mais pourquoi ?

— Cherchez, mon cher, si je vous disais tout… Et il ne faut pas trahir son sexe.

Le long de la route qui le ramenait à Abbeville, il admira les collines arrondies comme de belles épaules et les creux d’ombre de leurs aisselles. Quand il entra en ville, les cloches infatigables de Saint-Vulfran sonnaient quelque office mystérieux et les corbeaux, heureux, tournoyaient autour du clocher sonore.


II


Geneviève, assise un dimanche matin sur l’unique banc de son jardin de curé, regardait Philippe qui lisait ses journaux et ses lettres ; elle l’examinait avec tendresse et avec un peu d’anxiété.

« Si proche… pensait-elle… si proche… et pourtant si lointain. »

Philippe, sentant qu’elle le regardait, leva les yeux un instant et lui sourit : elle lui renvoya son sourire, et rassuré, il retourna à ses lettres.

« Quand, toute petite, je désirais jouer avec mon père, il me souriait de cette façon pour me faire prendre patience… Mais ce n’est pas ça, Philippe : …Tu aimes une Geneviève de ta création, je veux que tu aimes la véritable. »

Elle réfléchit tout en suivant des yeux deux papillons qui se poursuivaient.

« La véritable ? Je ne la connais peut-être pas bien moi-même… Mais si, car j’en ai dit assez, j’en ai dit mille fois davantage à Mademoiselle et même à Catherine… mais c’étaient des femmes…

À ce moment Philippe, agitant brusquement une lettre qu’il venait d’ouvrir cria :

— Geneviève, Lucien accepte de venir passer ici quinze jours.

— Tu es content ? dit-elle.

Elle avait quelque peine à partager son enthousiasme : la solitude est une habitude dangereuse et douce, et le souci de son étroit budget lui faisait mesurer le prix de l’hospitalité.

Mais elle se reprocha tout de suite cet égoïsme. Pour Philippe l’idée qu’un homme allait venir, avec lequel il pourrait échanger, des pensées d’homme en style d’homme, semblait le ravir comme un jeune chien qui en voit arriver un autre dans une maison jusque-là morose. Et quant aux soucis d’argent, il les méprisait assez pour les laisser à sa femme.


* * *

Il expliqua longuement Lucien à Geneviève : il semblait craindre qu’il ne lui plût pas.

— Il est assez froid et tranchant et se divertit souvent à jouer le vieux politique prudent et grave. Mais, au fond, ses sentiments sont les nôtres. Nos amis de Paris l’estiment beaucoup : M. Dourille lui-même me l’a dit…

Ainsi préparée, elle le trouva plus agréable qu’elle ne l’avait imaginé : une calvitie commençante, un visage extrêmement maigre mais fin, un teint d’ivoire chinois et de longues mains. Il s’habillait presque en dandy, et disait d’une voix lente des anecdotes souvent amusantes sur les grands hommes du parti.

La beauté de Geneviève et son esprit l’étonnèrent :

— Ta femme est délicieuse, dit-il à Philippe dès qu’ils furent seuls, éclatante de fraîcheur et d’intelligence.

Des jours heureux commencèrent. Lucien occupait sous le toit une petite chambre d’une simplicité antique mais il y avait au mur un Debucourt aux tons charmants que Bertrand d’Ouville avait donné à Geneviève, et des fleurs étaient toujours fraîches dans un vase rustique et républicain à souhait.

Le matin tous trois déjeunaient ensemble. Puis Philippe allait à son bureau et Lucien remontait travailler ou lire dans sa chambre tandis que Geneviève et la petite bonne faisaient le ménage. Les repas demeuraient de fruits et de fromage, selon le cœur de Philippe. L’après-midi, Lucien devait, d’après le programme, accompagner Philippe dans ses tournées, mais au bout de deux jours il offrit de se promener avec Geneviève que Philippe fit accepter.

Après le dîner elle lisait à haute voix, le plus souvent des vers : puis les deux hommes parlaient de réformes et de complots ; Philippe faisait une consommation terrible des mots vertu, désintéressement, liberté, et l’on se couchait très tard.


* * *

Geneviève s’étonnait de trouver un plaisir assez vif à la compagnie de Lucien. Il avait de l’élégance et de la clarté dans l’esprit, et par contraste avec la véhémence romantique de son mari, elle goûtait cette sécheresse un peu glacée.

Avant de devenir un coquin, il avait lui- même vécu une jeunesse ardente. Chassé de l’armée pour ses opinions républicaines, il était entré dans la lutte avec conviction. Mais d’un orgueil insensé, et se voyant subordonné à des bavards qu’il méprisait, il avait tourné à l’aigre, et s’était fait policier par dépit de ne pouvoir être chef de parti. Il apportait dans la trahison un dilettantisme d’une nature singulière.

Il se divertissait à scandaliser Philippe en lui lisant de petits écrits cyniques. Un soir il composa pour lui la « lettre d’apprentissage du fonctionnaire » :

« Écris beaucoup : agis peu. Concevoir est facile, réaliser est difficile : pour un fonctionnaire intelligent le rapport est une fin et non pas un moyen.

Souviens-toi que les relations l’emporteront toujours sur les talents.

Si tu veux être un bon fonctionnaire, commence par être un bon vivant. Toute vraie camaraderie est fondée sur des vices communs. C’est devant la bouteille, la viande et la courtisane que ton chef sera ton égal…

— Assez protesta Geneviève.

— C’est précisément ce que dit l’abbé de Goethe, madame. « En voilà assez pour aujourd’hui : il ne faut pas effrayer les jeunes gens… »

Seul avec elle, il se sentait assez libre, et dans son désir d’étonner cette femme qui lui plaisait, il en disait parfois un peu plus que sa politique ne l’eût approuvé.

Elle lui savait gré de comprendre la beauté de sa petite ville et d’avoir pour l’indifférence héroïque de ses bourgeois plus d’indulgence amusée que Philippe.

Sur la place du Saint-Sépulcre où, huit cents ans auparavant, le comte Guy de Ponthieu avait passé la revue de son armée d’Orient, Lucien écoutait avec complaisance Cabotin, dit La Ressource, jouer, solitaire et magnifique, le Bâtard de Duguesclin.

— À la vérité fort bien, disait Duguesclin à ses hommes d’armes, représentés par de petits cercles blancs sur les pavés, à la vérité fort bien, nous autres, hommes du moyen âge, ne devons pas oublier que nous partons demain pour la guerre de Cent Ans.

« Nous autres hommes du moyen âge » est charmant, disait Lucien ; est-ce plus comique d’ailleurs que le « nous autres hommes de progrès » de ce vieux Philippe ? Il part volontiers, lui aussi, non pour la guerre de Cent Ans, mais pour la Paix Éternelle. C’est bien la même chose.

— Mais, dit-elle, avec un loyalisme conjugal un peu hésitant, est-ce bien à vous de railler Philippe ? Vos opinions sont les siennes…

— Les hasards de la vie, dit-il, font que nous appartenons au même parti : mais les partis sont des groupes artificiels. Il y a en réalité deux sortes d’esprits : des esprits aristocratiques et des esprits sentimentaux… La condition dans laquelle les Dieux les ont fait naître importe peu : un mendiant peut avoir l’esprit aristocratique et je sais plus d’un banquier qui pense en esclave sentimental. Mais rien ne peut réconcilier ces deux types. Et quand un esprit maître s’avise de jouer à l’esclave, il lui en cuit, comme il advint à ce grand Chamfort que ses amis politiques torturèrent si bien. Il en tira trop tard cette leçon : que les sots ont dans le monde un grand avantage, c’est qu’ils s’y trouvent partout parmi leurs pairs.

Il la regarda hardiment.

— Vous, par exemple, continua-t-il, vous êtes une aristocrate, que vous le vouliez ou non…

Elle ne répondit pas. Le mendiant achevait son mélodrame. Duguesclin et le Roi d’Angleterre, mystérieusement réconciliés, chantaient avec leurs hommes d’armes le vaudeville final :

Que le beefsteak s’allume sous la treille
Que chaque fille possède un amoureux,
Buvons, chantons, cette ligueur vermeille
Faisons des vœux pour qu’ils soient tous heureux !


* * *

— Qu’allons nous faire maintenant, dit-elle ? Voulez-vous aller voir le cloître de l’Hôtel-Dieu ? C’est le seul coin.que vous ne connaissiez pas encore.

— Très volontiers, je suis d’humeur à tout trouver charmant.

Elle était à la fois un peu effrayée et très heureuse.

Les arcades grêles et gracieuses du petit cloître encadraient une pelouse maigre : ils tournèrent lentement sur ces dalles si anciennes qui étaient les pierres tombales de moines et de seigneurs oubliés.

— J’aime cette promenade mesurée, dit-elle avec animation : on y sent ses pensées limitées comme ses pas. Est-ce parce que j’ai été élevée au couvent ? Mais la vie monastique m’attire, comme une sorte de suicide inoffensif et doux.

— Je me ferais volontiers moine, dit-il, cela n’a rien de médiocre et l’on doit pouvoir goûter dans cet état, qui vous soustrait aux soucis du monde, des jouissances intellectuelles effrénées… Mais aussi on ne vit qu’une fois et je suis certain que les âmes qui dorment sous ces dalles de pierre regrettent éternellement les occasions de plaisir qu’elles ont laissé échapper sur terre…


* * *

Le soir, Philippe remarqua que Geneviève était sombre et traitait avec sécheresse et ironie Lucien qui demeurait très gai et conservait son ton sarcastique.

Comme il avait risqué sur la petite bonne et ses terreurs une plaisanterie qui amusa Philippe :

— Je ne trouve pas cela drôle, dit Geneviève, glaciale.

Quand ils furent seuls dans leur chambre, Philippe s’assit sur le lit et conserva un silence lourd.

— Qu’est-ce que tu as, dit enfin Geneviève qui se déshabillait lentement.

— Je trouve, dit-il, que tu as été ce soir hautaine et dure.

Elle secoua les épaules avec impatience.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire. Son corps nu et charmant se montra un court instant sans qu’il y prit garde ; elle se mit au lit. Philippe restait assis dans une attitude accablée.

— Qu’as-tu ? dit-elle encore avec douceur et lassitude.

— Je ne veux pas que tu traites mes amis avec ce mépris. Et ceci surtout quand il s’agit d’hommes comme Lucien qui est non seulement un camarade d’école, mais un camarade de lutte… Je ne prétends t’imposer aucune contrainte, continua-t-il avec plus de bonne grâce, mais vois toi-même : comment pouvons-nous espérer fonder un état de choses fraternel si nous ne sommes pas capables de vivre en paix les uns avec les autres.

— Allons dit-elle, avec un sourire un peu triste : c’est toi qui le veux… Tu tiens à savoir pourquoi je méprise ton Lucien : c’est parce qu’il est méprisable.

Il eut un geste d’impatience.

— Ecoute : depuis que j’ai accepté, sur tes instances, de me promener avec lui, il n’a cessé de m’accabler de compliments sur ma beauté, mon charme, mon esprit… Puis il a insinué que ton intelligence et la mienne étaient de qualités bien différentes, que tes enthousiasmes politiques étaient bien puérils…

— Lucien ? fit-il, atterré.

— Attends… Ayant, je pense, jugé qu’il avait ainsi fort bien préparé son terrain, il a fini par m’expliquer ce matin, au milieu du cloître de l’Hôtel-Dieu que l’on ne vit qu’une fois, qu’il ne faut pas négliger aucun plaisir, que d’ailleurs il m’aimait…

— Lucien, répétait-il, Lucien !…

— J’ai fait appel à son honneur : il m’a dit que c’était un mot… je l’ai quitté brusquement : je voulais courir à ton bureau et te prévenir. En route j’ai réfléchi : il devait partir dans peu de jours, j’ai pensé qu’il valait mieux te laisser l’esprit en repos.

— Tu as eu tort.

— Peu importe, puisque je n’ai pu dissimuler mon mépris.

Ils parlèrent toute la nuit de cette grande trahison et les sentiments de Philippe surprirent étrangement Geneviève. Ce n’était pas l’amour inquiet et la fureur du mâle, mais surtout l’orgueil blessé et l’atteinte à son idéal politique.

— Enthousiasmes puérils, répétait-il ; es-tu certaine qu’il a dit cela ? Quels étaient ses mots exacts ?

Parce que Lucien avait agi bassement il désespérait soudain de l’humanité.

Le lendemain matin, après un déjeuner pesamment silencieux, Philippe pria Lucien de l’accompagner. À son ton solennel, Lucien prévit le pire. Il chercha une attitude. Ironique ? Dramatique ? Dramatique valait mieux : Philippe était un sot.

Il pleuvait : les cloches de Saint-Vulfran sonnaient à petits coups un glas funèbre, les corbeaux tournoyaient dans le ciel gris. Les deux hommes marchaient en silence : Lucien, très calme se demandait avec curiosité sous quelle forme allait commencer la querelle. Son esprit, souple, ramassé sur lui-même, se tenait prêt à la parade.

— Geneviève m’a raconté votre conversation d’hier, dit enfin Philippe… C’est pour moi un coup terrible qui anéantit tout mon être. Je ne comprends pas ; je t’avais placé si haut, je t’aurais tout confié. Si tu m’as trahi, je désespère des hommes, mais je ne veux pas te condamner sans t’entendre.

— Ce que ta femme t’a dit est certainement exact, Philippe. Et cela est aussi affreux pour moi que pour toi. Je ne puis rien t’expliquer parce que tu ne peux comprendre. Tu es un esprit, tu n’as pas de corps. Tu vis de lait et de miel, tu bâtis des Icaries et tu prétends réformer les hommes : tu ne les connais pas. Ta femme est jolie à tenter un saint ; tu me la fais promener par un printemps divin.

Moi, mon cher, j’ai un corps… Oui, je sais, je te dégoûte : crois-tu que je ne me dégoûte pas moi-même ? Je sais : j’ai abusé de ta confiance, je suis un misérable. Mais tout de même ne me méprise pas trop. Après cette minute de tentation, de folie, je reste l’homme que tu as connu. Je reste capable de dévouement à une cause et à une idée. Un être humain est complexe, Philippe. La violence de la passion est une chose terrible quoique tu sembles l’ignorer. Et je souffre certes plus que toi…

Ils étaient arrivés à la porte du bureau de Philippe, mais ils la dépassèrent et continuèrent sous la pluie méthodique et tenace leur dialogue un peu théâtral.

Philippe à sa grande surprise se sentait assez agréablement ému : des phrases généreuses et des pensées élevées s’ordonnaient dans son esprit en périodes élégantes. Il avait l’impression d’être l’un des personnages d’un drame puissant qui le dépassait. Toute la matinée, ils errèrent par les routes détrempées.

Quand ils revinrent à midi, Lucien annonça d’un ton parfaitement naturel qu’il quitterait Abbeville le jour même.

Pendant tout le repas Philippe et lui parlèrent avec animation de projets politiques. Philippe devait poursuivre auprès des ouvriers de la région une propagande active dont Lucien lui fournirait les éléments.

Quand il monta faire ses malles :

— Eh bien ? dit Geneviève ardente.

— Eh bien, il m’a tout expliqué et je crois qu’il était sincère.

— Expliqué ? Et comment ?

— Il reconnaît qu’il a une nature vicieuse, corrompue par la facilité de la vie de Paris. Il voudrait se vaincre ; il n’y réussit pas toujours, il souffre… Enfin je lui ai pardonné ; complètement, pleinement, pardonné… Il ne viendra plus ici, mais je resterai son ami et j’essaierai de le ramener à la vertu. Nous continuerons à travailler ensemble à une besogne plus grande que nos ressentiments humains… Tu avais d’ailleurs mal compris sa phrase sur mes enthousiasmes ; il n’a jamais prononcé le mot « puérils »… Enfin il était pâle, abattu et repentant.

Geneviève, le menton dans les mains, réfléchissait et s’étonnait de penser avec un sentiment étrange, mêlé de haine et de regret, à la voix subtile de Lucien et à son visage d’ivoire jauni.


III


Le rapport de l’ingénieur Viniès sur l’amélioration de l’entrée de la Baie de la Somme, publié à ses frais vers la fin de 1845, souleva aussitôt des passions qui surprirent vivement l’auteur. Il n’avait pensé remuer que du sable et des pierres ; il découvrit qu’il mettait en mouvement des égoïsmes vivants et féroces.

D’Abbeville, du Crotoy, du Hourdel, les chambres de commerce et les conseils municipaux protestaient à l’envie : chaque jour on lui communiquait des extraits de délibérations qui disposaient avec ironie des conjectures de M. l’Ingénieur.

Tous citaient des témoignages des capitaines qui fréquentaient la baie, des pilotes, qui, comme le disait vigoureusement M. le maire du Crotoy « étaient nés dans son sein ».

Selon les uns, le chenal se redresserait sans s’approfondir, selon les autres il devait s’approfondir sans se redresser ; une troisième école soutenait que la baie s’ensablerait complètement après l’exécution des travaux.

Abbeville surtout déclamait sur un ton tragique : « Considérant que, si les travaux étaient exécutés, le commerce maritime d’Abbeville serait complètement anéanti au profit de Saint-Valéry.

Considérant que le gouvernement ne peut vouloir la ruine d’une ville populeuse et industrielle qui a fait de si grands sacrifices pour le percement du canal alors que la nature lui avait assuré une prompte communication avec la mer… »

Les accidents les plus terribles étaient prédits si le contre-fossé du canal était mis en communication avec un bassin à flot comme le proposait M. Viniès. Toutes les propriétés de la basse vallée de la Somme seraient inondées, les récoltes noyées sous trois mètres d’eau. Dans cette terre spongieuse les maisons s’écrouleraient.

— Mais comment peuvent-ils contester des chiffres ? dit Philippe à l’ingénieur en chef.

— Comment, en effet ? grogna le vieux lion.

— Le grand malheur de la France, lui dit Bertrand d’Ouville, en réponse à ses plaintes, c’est que les intérêts de clocher ou de parti l’emportent dans l’esprit de chacun sur l’intérêt général.

Voyez, au contraire, cette Angleterre que vous n’aimez pas : sir Robert Peel vient d’y émanciper, contre le programme de son propre parti, les catholiques d’Irlande. Et c’est lui, conservateur représentant des fermiers protectionnistes, qui propose d’abaisser les tarifs à l’importation. Quel exemple pour M. Guizot !…

Geneviève à laquelle Philippe exposa longuement ces difficultés, était compatissante, mais un peu lointaine. Elle comprenait mal les détails techniques et traitait le débat tout entier avec assez de détachement : « C’est des affaires d’homme » disait-elle, retrouvant une vieille phrase de Mademoiselle.

Elle était enceinte et semblait acquérir rapidement un réalisme étroit et vigoureux. Elle taillait de petites robes, lisait des livres de médecine et s’inquiétait parfois de voir Philippe dissiper si rapidement leurs revenus en souscriptions pour la Pologne libre ou l’émancipation des nègres.

D’ailleurs elle-même avait des ennuis : elle remarquait depuis quelque temps que les dames d’Abbeville qu’elle avait connues autrefois et qu’elle rencontrait à l’Eglise la traitaient avec une extrême froideur. Dans les magasins elle surprenait des regards moqueurs quand elle entrait. Catherine Bresson qu’elle voyait parfois et qui devenait une grosse fille indolente lui avoua « qu’on disait beaucoup de mal d’elle en ville ».

— Mais quoi ?

— Je ne sais pas : je n’ai jamais rien entendu, mais ma mère me l’a raconté.

— Que t’importe ce qu’on dit ? objecta Philippe. « On » est un monstre mythique, rien de plus.

— Je sais, mais cela m’agace et me rend nerveuse.

Elle résolut d’aller voir Mme Bresson.

— Quelle est cette histoire, mon Dieu ? dit celle-ci, croisant ses bras maigres et levant les yeux au Ciel. Catherine est folle d’être allée vous parler de ces sottises. Je n’ai rien entendu… Elle aura de mes nouvelles.

— Il est possible qu’elle se soit trompée… Voulez-vous la faire appeler ?

— Mais non, c’est inutile, dit la petite vieille très agitée ; vous savez comme moi qu’on exagère toujours.

— Madame, dit Geneviève, avançant son petit menton fin, je ne sortirai pas d’ici avant que vous ne m’ayez répété les propos qui se tiennent sur mon compte. On ne peut exagérer quand il n’y a rien.

Elle dut lutter encore assez longtemps, mais à la fin sa volonté précise triompha de la résistance rageuse de Mme Bresson.

— Ma pauvre petite, cela m’ennuie bien de vous répéter ces horreurs dont je ne crois pas un mot, mais vous le voulez… D’abord tout le monde dit que votre mari est un communiste.

— Ceci, dit Geneviève est affaire entre lui et ses chefs ; ce n’est d’ailleurs pas de cela que parlait Catherine.

— Eh bien ! On dit surtout que, si vous avez accepté à votre retour de Paris d’épouser un homme qui n’était pas en somme de votre monde… c’est que vous ne pouviez faire autrement.

— Que je ne pouvais faire autrement ? Mais pourquoi ? dit Geneviève stupéfaite.

— Parce que vous vous étiez compromise à Paris, parbleu ! dit triomphalement la vieille dame.

— Mais qui a inventé ces sottises ?

— On dit aussi, continua Mme Bresson, qui maintenant semblait prendre un certain plaisir à voir la colère étonnée de Geneviève, que vous avez été la maîtresse d’un ami de votre mari qui est venu chez vous il y a six mois… Là, il faut avouer, ma pauvre petite que vous avez été bien imprudente… Comment ? Vous, une jeune femme, vous laissez un homme s’installer chez vous pendant quinze jours, vous vous montrez seule en ville avec lui ?… Vraiment, que voulez-vous qu’on pense ?

— Evidemment, dit Geneviève, et qui vous a dit tout cela, madame ?

Il lui fallut de nouveau lutter pour obtenir une réponse. À la fin la petite vieille jeta mystérieusement.

— Mme Grandin.

Geneviève demeura stupide, Mme Grandin ? Une vieille dame, assez hautaine, qui passait à Paris tout l’hiver et ne voyait guère les Abbevillois que dans les comités de bienfaisance.

— Mais elle ne me connaît pas… Je ne lui ai jamais parlé. Elle m’était plutôt sympathique : elle a l’air grave et bon. Pourquoi me calomnierait-elle ?

— Quelque domestique lui aura…

— Mais elle ne sait même pas mon nom ; elle s’occupe si peu des gens d’ici… C’est bien simple, je vais aller la voir.

Cette fois, Mme Bresson parut vraiment émue.

— Surtout ne faites pas cela : elle refusera de vous recevoir.

— Tout cela est bien étrange, dit Geneviève.

Et elle alla demander conseil à Philippe : elle s’était d’abord promis de lui épargner ces ignominies, mais après son effort pour rester calme chez la mère Bresson, ses nerfs l’abandonnèrent. Elle pleura ; Bertrand d’Ouville, qui survint, trouva Philippe la consolant et quand l’histoire lui fut contée, offrit d’aller voir Mme Grandin.

— Je la connais très bien, dit-il, elle est charmante et a beaucoup de goût. Cela m’étonne d’elle plus que de toute autre… Mais sait-on jamais ? La méchanceté est une maladie si fréquente chez les vieilles femmes.

— Mais la méchanceté sans motifs ? dit Geneviève.

— C’est une chose terrible d’avoir été jolie et de ne plus l’être : vous verrez cela… Mais attendons avant de juger.

Il revint deux heures plus tard, enchanté : à son sourire Philippe et Geneviève qui étaient restés à disserter assez tristement de la méchanceté humaine se sentirent plus gais.

— J’ai fait de bonne besogne, dit-il, ouvrant sa redingote au col de velours noir et croisant d’un air satisfait ses jambes maigres.

— Racontez vite, dit Geneviève animée.

— J’ai d’abord vu Mme Grandin. Jamais femme ne fut plus surprise. Elle n’a jamais dit un mot de ces sottises. Un jour, en sortant de la messe, vous trouvant jolie, elle a demandé votre nom à Mme Bresson qui était à côté d’elle. L’autre commença aussitôt à vous dénigrer.

Sur quoi, Mme Grandin m’ayant offert de répéter tout ceci devant la Bresson, je me précipitai chez celle-ci.

— Cela devient très amusant, dit Geneviève, excitée et joyeuse.

— Là, j’ai d’abord fait la bête : j’ai dit qu’il courait des bruits, que j’étais votre ami, que je voulais savoir. Elle m’a défilé son chapelet, ses petits yeux sournois brillants de joie, et, en vous citant, je suis parvenu à lui faire nommer Mme Grandin. Alors, comme vous dites, ce devint très amusant…

À mon récit de ma visite à cette dernière, l’estimable vieille femme pâlit, m’injuria et me mit à la porte… Nous voilà brouillés : j’en suis charmé.

— L’horrible femme, dit Geneviève (avec une intonation si vive et si sincère que le vieillard, grand amateur de sentiments vrais, la nota avec joie), l’horrible femme… Mais pourquoi ? Je ne lui ai jamais rien fait.

— Comment ? dit-il. Rien fait ? Mais vous paraissiez heureuse : n’est-ce pas assez ?


IV


Deux événements marquèrent pour les Viniès le début de l’année 1847 : Geneviève eut un fils dont Bertrand d’Ouville fut le parrain et Philippe découvrit l’Histoire des Girondins que Lamartine venait de publier.

Il en avait les cinq volumes à son bureau et en apportait toujours un à l’heure des repas pour ne pas interrompre sa lecture : Geneviève elle-même, jeune mère encore pâle, devait écouter le nouvel évangile.

— Enfin, disait Philippe ; enfin un homme politique capable d’entraîner des masses, ose écrire l’éloge de ces temps admirables et tu vas voir comme il suffira de l’écho de ces voix puissantes pour réveiller la France. Ecoute, Geneviève : « Dès les premières impulsions de la Révolution, il n’y a qu’un rôle pour le chef d’un pays, c’est de se mettre à la tête de l’idée nouvelle, de livrer le combat au passé et de cumuler ainsi dans sa personne la double puissance de chef de la nation et de chef de parti. Le rôle de la modération n’est possible qu’à la condition d’avoir la confiance entière du parti qu’on veut modérer. »

— Comprends-tu la valeur d’une telle phrase écrite par un tel homme ? Cela permet tous les espoirs.

— Oui, dit Geneviève, mais viens déjeuner.

— … Et ceci : « Il n’est pas donné à l’irréligion de détruire une religion sur terre. Il faut une foi pour remplacer une foi. La terre ne peut pas rester sans autels et Dieu seul est assez fort contre Dieu.

— Oui, cela est beau, dit Geneviève, avançant le menton et abaissant la tête d’un air satisfait.

— « Les hommes de l’Assemblée Constituante, déclamait Philippe, n’étaient pas des Français : c’étaient des hommes universels, des ouvriers de Dieu appelés par lui à restaurer la raison sociale de l’humanité et à ramener le droit et la justice par tout l’univers. »

Ah ! cela fait du bien d’entendre enfin ces choses : il faut que je fasse lire tout cela à parrain… »

Mais le parrain, comme ils l’appelaient maintenant, demeura rebelle à l’enthousiasme : il se borna à leur citer les mots à la mode : « Lamartine a doré la guillotine » ; « élevé l’histoire à la hauteur du roman ». Sa réputation d’incurable frivolité devint de plus en plus un des lieux communs des Viniès.

— Si j’écrivais à Lamartine, dit Philippe.

— Il ne répondra jamais.

— Sans doute, mais il doit être précieux pour lui, j’imagine, de sentir que des jeunes gens sont prêts à le suivre au combat.


* * *

Vers la fin d’avril une lettre arriva, d’une petite écriture fine et penchée. Geneviève, devinant tout de suite, déchira vivement l’enveloppe et lut avec une émotion délicieuse.

Saint Point

« Je vous réponds, monsieur, du fond de cette solitude où je suis venu me recueillir quatre ou cinq jours… »

C’était une courte lettre : de très simples remerciements, puis des conseils de modération. On sentait que le communisme de Philippe avait un peu effrayé le poète.

« Ne soyez d’aucun parti : il est impossible de conserver bonté ou vertu si l’on y trempe. Les partis blancs, bleus ou rouges, ne sont que des passions honteuses et féroces qui exploitent en riant des sentiments généreux et nobles. Pour moi, j’attends des événements qui en vaillent la peine. Quant à user ses beaux jours pour la petite préférence à inventer ingénieusement entre Messieurs Molé, Thiers et Guizot, je laisse cela à ceux que cela amuse… »

Une courte invitation à venir le voir à Paris, rue de l’Université terminait la page.

Geneviève fut enthousiaste : Philippe moins…

— Des phrases, dit-il.

Elle sourit…


* * *

Ce ne fut que trois mois plus tard qu’elle osa confier le bébé pour deux jours aux soins affolés de la petite bonne.

Elle retrouva avec plaisir la vie ardente de Paris : dès le matin de leur arrivée, aux Champs-Elysées, elle s’amusa des petites calèches rapides, des étrangers vêtus de longues polonaises de couleurs vives et des mantelets des femmes, couverts de rubans et de galons…

— Mais mon grand chapeau est ridicule, dit-elle à Philippe : on ne voit que ces minuscules capotes de crêpe… Nous allons rentrer à l’hôtel et je le transformerai avant de faire cette visite.

Philippe n’aimait pas qu’elle attachât de l’importance à des détails si mesquins. Il lui expliqua longuement que la mode est un préjugé, dicté aux classes riches par l’ingénieuse perversité des couturières et des modistes ; il aurait voulu au contraire qu’elle prît plaisir à braver ces sentiments médiocres.

Elle l’écouta docilement et l’approuva, mais elle coupa les larges bords de son chapeau, fit un point pour changer légèrement la forme de la coiffe, et Philippe, étonné, dut reconnaître qu’elle avait réussi en un quart d’heure à se faire semblable aux belles personnes du Bois. Il ne lui savait pas tant d’adresse.

Madame de Lamartine recevait dans son atelier, devant la fameuse pendule d’albâtre qu’elle avait elle-même sculptée. Son maigre visage encadré de bandeaux épais avait une dignité mélancolique. Ses nièces Anglaises l’entouraient. Lamartine, debout près de la fenêtre, parlait à une femme élégante et vive, qui était Delphine de Girardin.

Tant d’admirateurs obscurs défilaient dans ce salon, que si Philippe avait été seul il est probable que sa visite se fut passée en banalités médiocres ; mais la beauté de Geneviève intéressa Madame de Lamartine qui lui parla de la vie de province, d’Abbeville et de Mâcon, avec une sympathie un peu compassée.

Geneviève regardait Lamartine dont le profil doux, calme, et grave se détachait sur la fenêtre claire. Grand et svelte, il avait, dès qu’il faisait un geste, l’air de s’élancer.

On apporta du thé et des gâteaux, à la mode anglaise : Mme de Girardin et Lamartine se rapprochèrent. Le poète lui-même servit Geneviève : elle parla timidement des Méditations et de Jocelyn.

— J’ai renoncé à faire des vers, dit-il ; tout homme qui en écrit à mon âge devrait être privé de ses droits politiques. On croit que j’ai passé trente ans de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles ; je n’y ai pas employé trente mois.

Geneviève regardait avec un plaisir infini ces traits fins et mobiles, ces yeux alternativement bleus et gris comme un ciel d’automne. C’était le temps où il s’efforçait de donner à ses visiteurs une impression de maîtrise de soi et de bon sens vigoureux. Sa nature ondoyante et diverse était fatiguée de la gloire littéraire ; aux aspirations bucoliques avaient succédé de très nobles ambitions politiques. Il s’ennuyait.

Philippe qui s’était rapproché, dit que ses amis attendaient du poète de grandes choses, surtout s’il acceptait le principe de réformes sociales.

« La politique, répondit-il assez dédaigneusement, est une science expérimentale où les principes ne se jugent bien qu’aux conséquences, mais ce pays-ci veut des idoles et non des hommes d’Etat. La foule s’attache à mes pas ; je ne puis pas faire de miracles. »

Puis il interrogea Philippe sur l’état des esprits en Picardie.

— Oh ! dit celui-ci, c’est le calme, le calme du sommeil et de la mort : un peuple de momies enveloppées des bandelettes de leurs préjugés provinciaux. Je m’efforce d’y répandre la Réforme de M. Flocon, mais sans grand succès.

— Laissez donc cela, dit le poète : l’avenir n’a pas d’abonnés.

Mais ce calme l’étonnait ; partout ailleurs expliqua-t-il, régnait un malaise sourd, une attente anxieuse, un repos inquiet.

« … le silence qui se fait dans la salle avant la cinquième symphonie, dit Geneviève à mi-voix, et les yeux de Lamartine approuvèrent.

— Ma femme même commence a être ébranlée et animée de notre foi, ajouta-t-il.

Et la froide Anglaise sourit.

— Allons, encore des révolutions, intervint Madame de Girardin. Que c’est ennuyeux ! Sommes-nous en 1830 ou en 1790 ? Mon mari essaie de prêcher des réformes, mais qu’espérer sous ce régime ? On veut dessécher le marais et on ne fait voter que les grenouilles.

Mme de Lamartine complimenta Geneviève sur son chapeau, puis demanda à Delphine de Girardin d’où venait le sien, qui était aimable.

— D’où il vient ? De Raphaël : c’est la coiffure de la Vierge aux Raisins, exactement copiée par mademoiselle Baudrand. Sur quoi elle disparut en beauté.

— Elle est charmante, dit quelqu’un.

— Oui, dit Lamartine, mais elle est trop gaie… la gaieté est amusante, mais c’est une jolie grimace. Qu’y a-t-il de gai dans le ciel et sur la terre ?

Philippe depuis quelques instants faisait des signes à Geneviève : elle se leva. On les invita à revenir.

— Votre petite femme est délicieuse, dit Mme de Lamartine à Philippe.

Quand ils furent dans la rue, Geneviève, joyeuse et excitée, sourit aux choses, respira l’air frais et prit vivement le bras de Philippe. Elle s’aperçut alors qu’il était sombre

— Quelle déception ! dit-il.

— Vraiment ? J’allais te dire au contraire…

— Petite femme ! reprit-il. Délicieuse ! Te prend-elle pour une de ces poupées mondaines ? Quel jargon !

— Mais elle est étrangère, Philippe : les mots n’ont pas pour elle le même sens. Et, d’ailleurs, je ne puis rien voir d’offensant…

Mais Philippe voulut écraser Lamartine de commentaires violents et durs. Ce n’est pas toujours une bonne fortune que d’être le héros d’une jeunesse ardente. Elle aussi cherche des idoles, et des idoles respectueuses.

Le poète avait raison : un sentiment d’inquiétude et de tristesse angoissait alors la France. Des affaires bruyantes et scandaleuses irritaient chaque jour les nerfs trop sensibles du pays. Un aide de camp du Roi trichait au jeu ; un ministre et un général étaient pris en flagrant délit de vol ; un pair de France tuait sa femme ; notre ambassadeur à Naples se suicidait. La bourgeoisie doctrinaire s’étonnait douloureusement d’avoir à donner au monde le spectacle de tant de hontes : le peuple regardait et faisait école de mépris.

De plus ce peuple avait faim : le pain était cher et rare. Abbeville même, métropole campagnarde, en manquait quelquefois et ses habitants pacifiques regrettaient d’avoir à murmurer. Le sous-préfet recevait de la Gendarmerie des rapports inquiétants et anormaux.


GENDARMERIE de la SOMME
LIEUTENANCE D’ABBEVILLE
n° 179

Abbeville, le 3 août 1847

MONSIEUR LE SOUS-PREFET,

« J’ai l’honneur de vous informer que dans la matinée du 26 de ce mois deux placards séditieux ont été découverts à Abbeville, affichés l’un sur le mur du Pont-au-Poiré, l’autre au jardin de l’Hôtel de Ville, rue des Carmes. Ces placards ont environ vingt centimètres de hauteur sur dix centimètres de largeur. Ils sont ainsi conçus :

« Français,

« L’on vous amuse en vous disant qu’il arrive des navires de blé et en faisant des quêtes pour les pauvres : ces quêtes ne sont que pour les mendiants qui n’en ont souvent pas besoin, mais l’ouvrier qui a de la peine à vivre, il n’aura rien, lui.

« Montrons que nous sommes braves et crions : à bas Louis-Philippe !

« Le Maire garde la moitié de l’argent pour lui. »


GENDARMERIE de la SOMME
LIEUTENANCE D’ABBEVILLE
n° 180

Abbeville, le 4 août 1847

« J’ai l’honneur de vous informer que hier, vers trois heures du matin, le sieur Châtelain sergent de ville, à découvert sur la muraille de façade de la maison de M. Pillet, chapelier, écrite en caractères noirs de douze centimètres de hauteur environ et avec un corps dur, l’inscription séditieuse suivante :

« Du pain à vingt sous, ou la République ! »

« La République ! Et sur les murs d’Abbeville ! Quel scandale, dit le sous-préfet à son secrétaire. C’est ce maudit petit ingénieur qui leur monte la tête. Il me fera rater ma préfecture !

Et il adressa aux Ponts et Chaussées une note rageuse sur le mur de défense du Bourg d’Ault dont se plaignait le maire de cette localité. Il en fit parvenir une copie au Préfet en ajoutant qu’il serait désirable que Monsieur Viniès se consacrât exclusivement à ses travaux.

Il était d’ailleurs exact que les maires de l’arrondissement, agressivement conservateurs, accusaient de tous les méfaits des flots et des pluies les murs communistes et républicains de l’ingénieur Viniès.


* * *

Philippe, seul dans son bureau, répondait tristement à des plaintes absurdes et véhémentes quand deux coups de poing formidables ébranlèrent sa porte.

— Entrez.

Une sorte de géant à visage tartare, au cou de taureau, aux épaules énormes, s’avança pesamment, un chapeau tyrolien sur l’oreille. Il était vêtu d’une redingote brune et d’un pantalon de nankin trop large. La face était d’une peau épaisse et profondément sillonnée que perçaient deux petits yeux intelligents et rusés.

— Vous êtes l’ingénieur Philippe Viniès ? J’ai pour vous une lettre de recommandation de l’un des meilleurs républicains de France, le citoyen Malessart qui est, je crois, de vos amis.

Il avait la voix facile et cajoleuse du voyageur de commerce, condamné à plaire ou à jeûner.

Philippe parcourut la lettre ; elle le priait de se mettre à la disposition du citoyen Caussidière qui lui expliquerait le but important de sa mission.

— Vous êtes Caussidière ? dit-il avec une nuance de respect ; une légende de patriotisme romanesque et révolutionnaire lui rendait soudain ce gros homme sympathique.

Carbonaro, franc-maçon, militant, agent retentissant et indiscret des sociétés les plus secrètes, il avait débuté dans la vie publique par une expédition au secours des Grecs qui s’était terminée à Marseille. Compromis dans les émeutes de Lyon, il avait fini par échouer à Paris où il était devenu l’homme à tout faire de Ledru-Rollin.

— Il est midi, venez déjeuner avec moi, dit Philippe.

Caussidière qui avait patiemment attendu toute la matinée l’heure du déjeuner pour se présenter, accepta sans façon ; il étonna Geneviève qui regardait avec inquiétude sa masse énorme écraser les sièges et leur déjeuner d’oiseau disparaître en deux bouchées dans cet animal gigantesque. Mais elle lui pardonna beaucoup parce qu’il plut à son fils qui avait maintenant quelques mois et qui mettait dans la maison la joie de son sourire.

Caussidière loua le vin gris.

— Madame Viniès… votre vin est bon et vous pouvez m’en croire… Viniès, mon cher ami, votre vin est bon… maintenant, passons aux affaires. Vous savez, mon cher ami, l’importance du rôle que joue dans la politique d’opposition le journal La Réforme. Avant la fondation de La Réforme, la presse républicaine se composait du seul « National », journal bourgeois et presque doctrinaire que dirige ce Marrast. Vous connaissez Marrast, Viniès ?… Plus dédaigneux, plus petit maître, plus main blanche que le comte Molé. Au contraire, le citoyen Flocon qui dirige La Réforme est vraiment l’homme de nos idées, de vos idées, mon cher ami… Oui, vraiment, votre vin est bon, madame Viniès… Or, je viens vous annoncer que le salut du parti républicain est menacé dans l’existence de La Réforme ; nous avons deux mille abonnés, c’est tout à fait insuffisant pour vivre. M. Ledru-Rollin nous a beaucoup aidés, il nous aide encore. M. Schoelcher, le négrophile, est des nôtres, parce que nous parlons de ses nègres. M. Lemasson, banquier à Rouen, un pur démocrate celui-là, nous a puissamment soutenus. En un mot, tous les bons citoyens sans exception nous ont déjà fait leur offrande, il ne reste plus que les souscriptions de la Somme et du Nord à recueillir. Malessart m’a dit que vous étiez bien placé pour m’indiquer les souscripteurs possibles ; je vous demanderai même de m’accompagner chez eux si vous ne craignez pas de vous compromettre… tel est le but de ma visite.

— Je vous aiderai de mon mieux, bien que je connaisse mal le pays, mais acceptez d’abord ma souscription personnelle, dit Philippe vivement.

— Non, non, protesta Caussidière très noble, je ne suis pas venu demander un sacrifice à un jeune ménage de fonctionnaire qui…

— Inscrivez-moi pour deux mille francs, dit Philippe, et plus un mot là-dessus.

Caussidière tira son carnet sans trop se défendre. Geneviève conseilla à Philippe de l’envoyer chez Bresson. Ce fut, en effet, un grand succès. L’industriel était plus vaniteux qu’avare et fût très flatté qu’un journaliste de Paris eut pensé à se déranger pour lui demander de l’argent.

— Tous les vrais citoyens sans exception m’ont déjà fait leur offrande, il ne reste plus absolument que votre souscription à recueillir. Certes, vous ne voudriez pas, faute d’une malheureuse somme, empêcher le bonheur du peuple, la grandeur du Pays, le triomphe de la vertu, en un mot le salut du brave et patriotique organe.

Bresson lui donna trois mille francs si facilement que Caussidière, surpris, se mit en devoir de lui expliquer une grande affaire à laquelle il voulait l’intéresser. Il s’agissait d’éclairer de nuit les numéros des maisons de Paris.

C’était, selon lui, un progrès indispensable, on pouvait l’en croire, car il rentrait toujours des cabarets des Halles à 2 heures du matin et ne trouvait jamais sa porte qu’à grand’peine.

Mais cette fois, Bresson resta de glace ; il voulait bien payer pour être un grand politique, non pour être un naïf.

Il accompagna Caussidière jusqu’à la porte de son usine et prit son bras.

— Et puis, mon cher, dit-il, un conseil, modérez donc un peu vos gens… la réforme électorale, les allusions à la République, fort bien… Mais qu’ils laissent le suffrage universel tranquille. Nous savons tous que c’est une utopie qui, sans les garanties nécessaires de lumière et d’indépendance, ne peut produire que l’anarchie.

Caussidière qui n’était pas une bête et qui avait les trois mille francs en poche ne s’ennuyait pas.


* * *

Le même soir Philippe trouva sur son bureau cette lettre de Geneviève :

Monsieur,

L’intérêt que vous portez aux souffrances des malheureux m’encourage à vous exposer une situation difficile.

Mon mari, l’ingénieur Philippe Viniès, a établi savamment pour l’administration de notre ménage un budget que, depuis deux ans, je me suis efforcée de respecter.

Je me vois aujourd’hui si gravement endettée que j’en suis malade. Je n’ose plus entrer chez Mme Urbain, mon épicière, et je dois plus de cent francs à ma couturière qui est pauvre et m’aime trop pour se plaindre.

J’évite de mon mieux les dépenses inutiles et je fais moi-même la plupart de mes robes, mais mon mari, dans ses calculs, par ailleurs admirables, avait négligé la naissance d’un fils, la casse de la vaisselle et la hausse des prix : j’en ai souffert. L’appétit robuste de ses amis politiques et les besoins de la presse négrophile m’ont achevée.

Il me suffirait, direz-vous, de lui expliquer ces choses ? Comme dit ma couturière: « On a sa fierté », et d’ailleurs je n’ai point la chance d’être née noire, ou polonaise. Mon mari remarquerait aussitôt que ce budget insuffisant ferait le bonheur de dix misérables.

Mais si ma raison doit admettre que cette objection est véritable, son cœur devrait lui dire qu’elle est futile…


VI


M. Bresson, arrêta, au coin de la place Saint-Pierre, M. Bertrand d’Ouville qui se promenait avec le sous-préfet.

— Voulez-vous, lui dit-il, prendre part à notre banquet d’Amiens pour la réforme électorale ? Nous aurons Ledru-Rollin et Odilon Barrot, nous serons plus de cinq cents… je compte sur vous.

— Ma foi, je suis assez curieux d’entendre Odilon Barrot, j’irai peut-être.

— M. d’Ouville, dit le sous-préfet désolé, vous êtes, je le sais, un homme d’ordre, vous n’allez pas aller vous compromettre dans ces manifestations scandaleuses.

— J’aime beaucoup le Roi, dit le vieillard, mais je considère que je fais mon devoir envers lui en réclamant la réforme ; elle n’a rien de dangereux et je ne vois pas pourquoi deux cent mille hommes qui n’ont de remarquable que la forme de leur cravate, gouvernent ce Pays. Quand on a la chance d’avoir une opposition qui ne demande que des mesures raisonnables, il est généreux et prudent de céder. Les révolutions sont toujours l’œuvre des conservateurs extrêmes. D’ailleurs, les hommes sont paresseux ; quand ils prennent la peine de crier contre un régime, ce n’est jamais sans raison et il est temps de le changer.

Le banquet était préparé dans une salle de bal ; il y faisait un froid tragique ; des bourgeois et des ouvriers endimanchés erraient le long des longues tables, cherchant leur nom.

Bertrand d’Ouville se trouva entre Bresson et un gros monsieur inconnu ; celui-ci l’informa, d’ailleurs, assez vite qu’il avait fait fortune dans le commerce des balais. Il lui apprit aussi qu’Odilon Barrot n’était pas venu.

Le Comité avait proposé un toast à la réforme électorale.

Odilon Barrot avait demandé qu’on y ajoutât : « Comme moyen d’assurer la sincérité des institutions parlementaires » : le comité avait refusé.

— Mais pourquoi ? dit l’archéologue, ahuri. Cela ne veut rien dire.

— Justement, dit l’autre.

À sa gauche, Bresson disait de sa voix grasse et autoritaire des vérités prudhommesques et sentimentales.

À la table d’honneur, on lui montra Ledru-Rollin, un gros homme à belles dents qui caressait son collier de barbe de ses mains blanches, Flocon, et Etienne Arago. M. Duclos, directeur de l’Impartial de Picardie, porta le toast. L’auditoire resta assez froid, il n’était pas venu pour entendre les célébrités locales, mais Ledru-Rollin se leva, gras et tondu.

« À l’amélioration des classes laborieuses… aux travailleurs » cria-t-il. Puis, il parla de la nécessité d’organiser le suffrage universel pour que les intérêts des ouvriers fussent défendus à l’assemblée. « Qui donc à la Chambre, s’écria-t-il, connaît les intérêts du peuple ? »

— Vous, vous, répondirent cinq cents voix.

— Je vous remercie de cet honneur et de ce souvenir. Sans doute, j’ai défendu le peuple, sans doute je l’ai fait, le cœur saignant de toutes ses misères, les larmes aux yeux ; mais si mon cœur me rapproche de lui, plusieurs générations déjà m’en séparent : l’éducation, les habitudes, le bien-être. Estce que jamais j’ai éprouvé, moi, les quarante-huit heures de la faim ? Est-ce que j’ai jamais vu autour de moi l’hiver, entre quatre murs humides, les miens sans pain, sans espoir d’en avoir, sans feu, sans argent pour payer le loyer, prêts à être jetés à la porte pour de là tomber dans la prison ?… Ah ! que ceux qui ont passé par tous ces vertiges en parleraient autrement que moi !… O peuple, à qui je voudrais sacrifier tout ce que j’ai de dévouement et de force, espère et crois. Entre cette époque où ta foi antique s’est éteinte et où la lumière nouvelle ne t’est point encore donnée, chaque soir, dans ta demeure désolée, répète religieusement l’immortel symbole : Liberté, égalité, fraternité ! Oui, salut ! ô grand et immortel symbole ! Salut ! ton avènement est proche ! Peuple ! puissent ces applaudissements adressés à ton indigne interprète arriver jusqu’à toi, et être à la fois une consolation et une espérance !

Cette fois, on applaudit vigoureusement ; la musique de la phrase exigeait l’accord parfait des acclamations.

Puis, M. Flocon se leva.

— Dans un temps et dans un pays où chacun parle concessions, je viens vous parler principes… Les hommes de la Convention, les Montagnards sont morts, emportés par la tempête, mais ils ont légué au peuple leur testament. Lisons-le, mes amis, reprenons ensemble, un moment, cette immortelle déclaration des Droits de l’homme dans laquelle ils ont gravé en traits impérissables, les titres de la loi du genre humain. »

Il lut la Déclaration, interrompu par des applaudissements mystiques et véhéments ; puis, méprisant, et cinglant, il opposa à cette charte sublime le parlementarisme anglais à l’eau de rose offert par les libéraux à la France.

— Est-ce là, mes amis, ce que vous voulez ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien donc, à vos tentes, Israël ! Chacun sous son drapeau. Chacun pour sa foi ! La démocratie avec ses vingt-cinq millions de prolétaires qu’elle veut affranchir, qu’elle salue, du nom de citoyens, frères égaux et libres ! L’opposition bâtarde avec ses monopoles et son aristocratie du capital. Ils parlent de réforme ! Ils parlent de vote au chef-lieu, de cent à cent francs ! Nous voulons, nous, les Droits de l’homme et du citoyen.

La moitié ouvrière de la salle poussa des hurlements frénétiques et acclama Flocon… Les organisateurs bourgeois, autour de lui, applaudissaient également, mais du bout des doigts.

— Eh bien ! Bresson, mon ami, dit Bertrand d’Ouville, il me semble que vous devenez socialiste, Dieu me pardonne. L’aristocratie du capital ? Mais c’est vous, si je ne me trompe… et vous applaudissez à votre condamnation : j’admire votre grandeur d’âme.

L’industriel était très jaune et son sourire contraint.

— Vous comprenez bien, mon cher, dit-il à mi-voix, que tout cela, ce sont des mots et rien de plus… Personne ne songe réellement à renverser le système parlementaire, mais il est nécessaire de se servir de ces gens-là pour obtenir une réforme limitée. En réalité, il n’y a pas cinq mille républicains en France, Ledru-Rollin lui-même me l’a avoué.

— Bresson, dit le vieillard sérieusement, le Gouvernement et la société humaine reposent sur des bases si faibles qu’un enfant pourrait les renverser. Douze hommes résolus peuvent toujours faire une révolution ; il suffît d’occuper quelques immeubles consacrés et de faire graver quelques cachets. La masse des citoyens paisibles obéit à tout ordre qui vient de l’Hôtel-de-Ville ou qui porte le timbre du Préfet de police.

— Il n’y a aucun danger, dit l’industriel, tout cela est prévu de longue main ; le sous-préfet le tient de Guizot lui-même. En cas d’émeute sérieuse à Paris, il y a un plan d’occupation. La troupe et la Garde Nationale prennent la ville comme dans un étau…


VII


Le 24 février 1848, Geneviève s’éveilla joyeuse. Un beau soleil d’hiver émergeait au ras des toits. L’air quand elle ouvrit la fenêtre la caressa d’une bouffée tendre et vivace. Les arbres, couverts de gelée blanche, brillaient gaiement. Son fils, lui aussi, souriait et chantait des choses confuses. Elle le fit manger en lui disant mille folies et s’habilla pour sortir.

Les petites crêtes de terre glacée qui craquaient sous le pied la ravirent. Elle se surprit esquissant une glissade, sur un petit coin de glace bleue.

— Quelle folle je fais, pensa-t-elle : si la mère Bresson me voit, elle m’attribuera trois amants… Mais qu’il fait beau !

En arrivant rue Saint-Gilles elle remarqua des groupes assez nombreux autour des boutiques. Elle entra pour acheter des oranges chez Mme Urbain son épicière.

— Eh bien ! madame, dit la commerçante, il paraît qu’il y a du nouveau.

— Je ne sais pas, dit Geneviève, quoi ?

— Eh ! mais à Paris, madame… Paraît qu’on dit à Amiens que le Gouvernement devra s’en aller.

— Mais pourquoi ?

— Moi, n’est-ce pas, madame, ce que j’en dis, fit l’épicière, tout de suite inquiète, je l’ai entendu de la cuisinière de M. de Vence qui le tenait de son maître. Mais pour moi, c’est tout des histoires.

Geneviève se décida à aller jusqu’au bureau pour apprendre ce que savait Philippe. Devant les cafés, les rassemblements grossissaient. Des mots flottaient dans l’air : « Régence… Thiers… Garde Nationale… Guizot. »

Les gens buvaient ferme pour s’occuper.

Philippe avait lu dans le journal local les émeutes au sujet du Banquet réformiste, mais il les croyait réprimées.

— Je voudrais que cette démission du ministère fût vraie : mais je n’y crois pas.

Il quitta cependant ses scribes pour aller aux nouvelles avec elle. Ils rencontrèrent Bresson: il avait des renseignements officiels et en était si fier qu’il oublia la querelle de sa femme avec les Viniès et s’arrêta.

— Le courrier n’est pas arrivé, dit-il, et les journaux manquent, mais le sous-préfet a eu des nouvelles par Amiens. Tout va bien: la Réforme électorale est accordée. La Reine a demandé le départ de Guizot : Thiers et Molé sont ministres… C’est parfait, parfait…

Il se frotta les mains.

— Mais non, dit Philippe, c’est absurde : si nous sommes vainqueurs, nous voulons la république…

— Mon cher, dit Bresson très grave, il faut être raisonnable. Prenons ce que nous obtenons : si le peuple s’obstine, il sera vaincu… Tout est prévu : le roi dispose de forces considérables. La troupe et la Garde Nationale prennent Paris comme dans un étau… Ici même on prépare un train pour emmener la garnison.

Geneviève battait la semelle à quelques pas de distance. Philippe la rejoignit.

— Celui-là me rendrait violente, dit-elle : c’est un mauvais homme.

Quand ils revinrent à la place du Bourdois, le Maire, sur les marches de la justice de paix, haranguait un groupe.

« Soyons calmes et résolus… Quelles que soient les institutions que la France décide de se donner, nous maintiendrons l’ordre à Abbeville… »

La foule, composée de fermiers et de commerçants approuvait cette vigoureuse fermeté dans l’indifférence.

— J’ai bien envie de dire quelques mots, dit Philippe.

— Rentrons, dit Geneviève, et prenant son bras d’un geste caressant elle l’entraîna. Il était silencieux et sombre.

— Quel beau temps, dit-elle ; si tu t’accordes un après-midi de liberté en l’honneur de Paris, nous irons glisser sur l’étang.

Il ne répondit pas. Après le déjeuner Bertrand d’Ouville vint les voir : il était inquiet. On disait maintenant que le Roi était à Fontainebleau et que la garde nationale révoltée se battait contre la troupe de ligne. Une dame qui avait pu arriver de Paris avec un train militaire prétendait que le prince de Joinville était régent. Elle avait traversé quatorze barricades pour parvenir à l’embarcadère. En arrivant à Enghien elle avait vu de grandes flammes sur Paris.

— Geneviève, dit brusquement Philippe, il faut que j’aille à Paris ce soir.

— Toi, Philippe ? et pourquoi ?

— Mais ne vois-tu pas ce qui se passe ? dit-il. La révolution est triomphante et on essaie de l’escamoter. C’est le devoir de ceux qui voient clair de s’y opposer. Il faut que chacun soit à son poste : le mien est près de mes amis.

— Philippe, tu ne voudrais pas me laisser seule… S’il t’arrive quelque chose, je suis seule au monde…

— Geneviève, je t’en prie, dit-il avec tristesse… Vois plus grand, plus large que cela… L’avenir de la France, du monde peut-être, dépend de quelques jours de lutte et tu ne penses qu’à nous.

— L’avenir du monde, dit Bertrand d’Ouville… Vous voilà parti pour la guerre de Cent Ans.

Mais Geneviève ne lutta plus.


* * *

Quand elle revint de la gare, le soleil déjà très bas allongeait sur le sol brillant de froid les ombres pointues des maisons. La rivière coulait rapide entre les masures bâties à pic sur ses bords. Le vent devenait aigre et vif. Devant Saint-Vulfran sa pensée confuse s’accrocha aux portes de bois où des figures aux visages grotesques prenaient sur les colonnettes des poses pénibles et touchantes.

— Vierge aux humains la porte d’amour êtes… Vierge aux humains… O ma belle journée, pensa-t-elle.

Les corbeaux s’échappaient avec de grands mouvements d’ailes des hautes tours carrées aux fenêtres géminées et leurs croassements bruyants couvraient la musique éternelle des cloches.

— Ils sentent le sang, dit à Geneviève une vieille qui sortait de l’église.