Nietzsche et l’immoralisme/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. i-xi).

AVANT-PROPOS


___________



I


En travaillant à la Morale des idées-forces, dont je prépare la prochaine publication, j’ai rencontré les doctrines de Nietzsche, qui sont comme une question préalable élevée devant tout travail de moraliste. Y a-t-il vraiment une morale ? Bien plus, est-il désirable qu’il y en ait une ? La morale, jusqu’à présent, n’aurait-elle pas fait plus de mal que de bien à l’humanité ? Voilà ce que Nietzsche demande.

Les loisirs que me laissait le séjour dans une ville d’eaux d’Allemagne m’ont permis de faire connaissance avec les livres du penseur allemand, et il m’a semblé que, comme moraliste, je devais en quelque sorte déblayer le terrain en ramenant à leur vraie valeur les objections de ce farouche « immoraliste ». L’examen de Nietzsche et du scepticisme moral aurait trop grossi la Morale des idées-forces ; je donne donc à part ce travail, qui est surtout critique et, en quelque sorte, préliminaire.

L’œuvre de Nietzsche m’a inspiré personnellement d’autant plus d’intérêt que je voyais rapprochés à chaque instant, dans les livres ou dans les revues, les deux noms de Nietzsche et de Guyau[1]. Sans le savoir, Nietzsche, Guyau et moi-même nous avions vécu tous les trois en même temps à Nice et à Menton. Guyau n’eut pas la moindre connaissance du nom et des écrits de Nietzsche ; Nietzsche, au contraire, connut l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et l’Irréligion de l’avenir, livres qu’il avait peut-être achetés (ainsi que la Science sociale contemporaine) à la librairie Visconti, de Nice, où les intellectuels fréquentaient alors volontiers, feuilletant et emportant les volumes nouveaux. Toujours est-il que Nietzsche avait dans sa bibliothèque l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et l’Irréligion de l’avenir. Il en parle aussi dans Ecce homo. Ces exemplaires sont couverts de notes marginales, de traits, de points d’exclamation, de marques d’approbation ou d’improbation. Les jugements de Nietzsche sur Guyau, que nous reproduirons plus loin, offrent le plus grand intérêt, car ils nous montrent à quel point divergent en sens opposés, malgré les évidentes similitudes que gardent parfois leurs doctrines, deux esprits partis d’une même conception fondamentale, celle de la vie intense et extensive. Ces notes indiquent d’ailleurs, de la part de Nietzsche, une réelle sympathie pour Guyau et une très profonde estime, qui va jusqu’à l’admiration[2].

Nietzsche m’offrait encore un autre intérêt. Au moment où je commençai à le lire, j’avais depuis longtemps entrepris, comme complément de la Psychologie du peuple français (et aussi comme délassement d’études plus abstraites) mon esquisse psychologique des peuples européens. Je trouvai dans Nietzsche un homme représentatif, par bien des côtés, de l’Âme allemande et des directions actuelles de la pensée en Allemagne, — outre que Nietzsche lui-même, en des pages remarquées de Taine, a finement esquissé plusieurs physionomies de peuples, y compris son peuple et le nôtre.

Si je ne me trompe, les psychologues et les moralistes doivent s’intéresser à l’œuvre de Nietzsche, non seulement pour sa valeur intrinsèque, mais encore pour l’influence qu’elle exerce par la poésie dont elle est revêtue. Le poète n’a-t-il pas souvent plus d’action que le pur métaphysicien sur le mouvement des idées morales et sociales ? Guyau en fut lui-même une preuve avant Nietzsche, bien que Guyau ait été plus proprement philosophe et théoricien.

En outre, rien n’est plus utile que l’étude des esprits indépendants, dont la hardiesse et la sincérité ne reculent devant aucune barrière. Oportet hæreses esse, cela est encore plus vrai de la philosophie et de la morale que de la religion. Une doctrine qui accuse non pas seulement la théologie, mais la morale, d’être la vraie cause de la corruption ou de la « décadence » humaine, le véritable empêchement au progrès de l’espèce par le moyen des individus supérieurs, une doctrine qui se pose ainsi en « immoralisme » et prétend que ce qui règne « sous les noms les plus sacrés », y compris celui de la « vertu », ce sont des « valeurs de déclin et d’anéantissement », des valeurs « nihilistes », une telle doctrine, renouvelant la grande révolte des sophistes et des sceptiques contre la loi au nom de la nature, ne saurait demeurer indifférente au philosophe ; car, au point de vue pratique, elle ne peut manquer de trouver écho dans toutes les passions jusqu’ici tenues pour mauvaises et qui, selon Nietzsche, sont précisément les bonnes : « volupté, instinct de domination, orgueil » ces trois vertus cardinales du nouvel évangile[3].

II


Le succès de Nietzsche, qui a été d’abord pour maint philosophe de profession un vrai scandale, a eu des causes dont les unes sont superficielles, les autres profondes. Les aphorismes conviennent à un public qui n’a ni le temps ni les moyens de rien approfondir et qui s’en fie volontiers aux feuilles sibyllines, surtout si elles sont poétiques au point de lui paraître inspirées. L’absence même de raisonnement et de preuve régulière prête au dogmatisme négateur un air d’autorité qui impose à la foule des demi-instruits, littérateurs, poètes, musiciens, amateurs de tous genres. Des paradoxes en apparence originaux donnent à qui les accepte l’illusion flatteuse de l’originalité. Pourtant, il y a aussi des raisons plus profondes à ce succès d’une doctrine fortement individualiste et aristocratique, qui se présente comme le renversement définitif de toute religion et de toute morale. Outre que Zarathoustra, chef-d’œuvre de la récente littérature allemande, et peut-être de toute la prose allemande, est un merveilleux poème (qui enchante l’oreille indépendamment du sens des doctrines, c’est aussi une réaction en partie légitime contre la morale trop sentimentale mise à la mode par ceux qui prêchent la « religion de la souffrance humaine ». Après les excès d’un vague sentimentalisme, Nietzsche combat encore ceux de l’intellectualisme. Et les intellectuels auxquels s’adressent les traits de sa satire sont de deux sortes. Voici d’abord les savants qui croient que les sciences positives peuvent à elles seules suffire à la pensée de l’homme ; voilà ensuite ceux des philosophes qui croient que le rationnel est la seule mesure du réel, que le monde en lui-même est une vivante raison, œuvre intelligible de quelque intelligence immanente ou transcendante. Au lieu d’être une philosophie du cœur ou une philosophie de la raison, la doctrine de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est une philosophie de la volonté. La primauté du vouloir et du pouvoir sur le sentir et sur le penser en est le dogme fondamental.

Ce n’est pas tout. La volonté même peut être prise au sens individuel ou au sens collectif. Ce dernier est cher aux socialistes et aux démocrates, qui subordonnent l’individu à la communauté. Nietzsche sera de ceux qui se révoltent contre « l’instinct de troupeau » et qui proclament, à l’image de la Renaissance, la souveraineté de l’individu dans l’ordre de la nature.

Tout notre siècle a été partagé entre le socialisme et l’individualisme, qui ont fini par prendre l’un et l’autre la forme humanitaire. Que fut le romantisme, dans son fond, sinon le culte de la personnalité se développant sans autre règle qu’elle-même, sans autre loi que sa propre force, soit que cette force fût la passion déchaînée, soit, qu’elle fût la volonté sans frein ? De là cet individualisme intempérant qui devait finalement aboutir aux doctrines anarchistes. Il y a eu en même temps un romantisme socialiste et démocratique, avec les Pierre Leroux, les Victor Hugo, les George Sand, les Michelet ; c’était l’extension à la société entière des idées du bonheur, de liberté universelle, d’égalité et de fraternité, dont s’était inspirée la Révolution française. Nietzsche verra la une déviation et une décadence ; il s’en tiendra à l’individualisme primitif et élèvera le moi contre la société entière. À la démocratie qui menace de tout niveler, au socialisme et à l’anarchisme populaires, il opposera une aristocratie nouvelle, où il verra le seul salut possible ; à l’homme moyen, égal aux autres hommes moyens, il opposera le Surhomme.

Nietzsche a d’admirables qualités d’esprit et de cœur ; il a la noblesse de la pensée, l’élévation des sentiments, l’ardeur et l’enthousiasme, la sincérité et la probité intellectuelle, — quoique, dans ses lettres à Brandes, il ait livré cette recette de littérature philosophique : frapper monnaie avec tout ce qui est le plus « méprisé », le plus « craint », le plus « haï ». Sa poésie est un lyrisme puissant ; sa philosophie a je ne sais quoi de pittoresque qui séduit l’imagination ; c’est une série de tableaux, de paysages, de visions et de rêves, un voyage romantique en un pays enchanté, où les scènes terribles succèdent aux scènes joyeuses, où le burlesque s’intercale au milieu du sublime. Nietzsche est sympathique par les grands côtés. La seule chose antipathique en cette belle âme, c’est la superbe de la pensée. Toute doctrine d’aristocratie exclusive est d’ailleurs une doctrine d’orgueil, et tout orgueil n’est-il pas un commencement de folie ? Chez Nietzsche, le sentiment aristocratique a quelque chose de maladif. Il se croit lui-même d’une race supérieure, d’une race slave, comme si les Slaves étaient supérieurs, et comme s’il était Slave lui-même ! Et toute sa vie, cet Allemand pur sang s’enorgueillit de ne pas être Allemand. Fils d’un pasteur de campagne prussien, il s’imagine qu’il descend d’une vieille famille noble polonaise du nom de Nietzky, alors que (sa sœur elle-même en fait la remarque) il n’a pas une goutte de sang polonais dans les veines ; dès lors, son slavisme imaginaire devient une idée fixe et une idée-force : il finit par penser et agir sous l’empire de cette idée. Le noble polonais, dit-il, avait le droit d’annuler avec son seul veto la délibération d’une assemblée tout entière ; lui aussi, héroïquement, à tout ce qu’a décidé la grande assemblée humaine il dira : veto. « Copernic était Polonais », et Copernic a changé le système du monde ; Nietzsche renversera le système des idées et des valeurs ; il fera tourner l’humanité autour de ce qu’elle avait méprisé et honni. Chopin le Polonais (qui était, en vérité, aussi Français que Polonais, puisque son père était Français) a « délivré la musique des influences tudesques » ; Nietzsche délivrera la philosophie des influences allemandes, il s’en flatte, il le croit ; et il développe en une direction nouvelle la philosophie de Schopenhauer. Retournant le « vouloir-vivre dans un sens optimiste », il dit oui à toutes les misères du « devenir » que Schopenhauer repoussait par un non. S’il émet une idée, il croit le plus souvent que personne avant lui ne l’a entrevue ; chacun de ses aphorismes retentit comme un Fiat lux qui tirerait un monde du néant. Dans tous ses ouvrages, il prend l’attitude romantique d’un Faust révolté contre toute loi, toute morale, toute vie sociale. Oubliant que l’insociabilité est le signe le plus caractéristique de cette dégénérescence contre laquelle il voudrait réagir, son moi s’isole, s’oppose à autrui, finit par grossir à ses propres yeux jusqu’à absorber le monde. Ses théories les plus abstraites ont cet accent lyrique que donne au poète l’éternel retentissement du moi. Dans toute philosophie, prétend-il avec humour, il vient un moment où la conviction personnelle du philosophe paraît sur la scène, où, pour parler le langage d’un vieux mystère :


Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.


Nietzsche en est lui-même le plus bel exemple, avec cette différence que sa conviction, à lui, qui n’a parfois d’autre titre que d’être l’expression de son moi, est toujours sur la scène. « Il y a dans un philosophe, dit-il encore, ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies : le grand homme ! » Partout, à chaque ligne, percent chez lui l’ambition et la persuasion d’être ce grand homme. Il voyait dans la révolution philosophique que causeraient ses idées le point de départ d’un bouleversement formidable pour l’humanité : « Je vous jure, écrivait-il à Brandes le 20 novembre 1888, que, dans deux ans, toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité... Ich bin ein Verhängniss[4]. »

Comme la plupart des philosophes allemands, depuis Hegel jusqu’à Schopenhauer, il se croit volontiers seul capable de se comprendre lui-même. « Après-demain seulement m’appartiendra. Quelques-uns naissent posthumes. Je connais trop bien les conditions qu’il faut réaliser pour me comprendre. Le courage du fruit défendu, la prédestination du labyrinthe, Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici... Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? Le reste n’est que l’humanité. Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, en mépris[5]. »

Dans le monde des valeurs, selon Nietzsche, règne le faux monnayage ; il est temps de changer à la fois la matière et l’effigie. L’humanité entière s’est trompée jusqu’ici sur toutes les valeurs de la vie, mais la vraie vie qui vaut la peine d’être vécue a été enfin conçue par Nietzsche : « Les milliers de siècles à venir, dit-il, ne jureront que d’après moi ». On compte à tort les siècles, ajoute-t-il, à partir « du jour néfaste » qui fut le premier jour du christianisme : « Pourquoi ne les mesurerait-on pas à partir de son dernier jour ? À partir d’aujourd’hui ! Transmutation de toutes les valeurs ! » Ainsi parle le fondateur de l’ère nouvelle.

En lisant Nietzsche, on est partagé entre deux sentiments, l’admiration et la pitié (quoiqu’il rejette cette dernière comme une injure), car il y a en lui, parmi tant de hautes pensées, quelque chose de malsain et, comme il aime à le dire, de « pervers », qui arrête parfois et rend vains les plus admirables élans de la pensée ou du cœur. Le cas Wagner ; un problème musical, tel est le titre d’un de ses livres ; ne pourrait on écrire aussi : « Le cas Nietzsche ; un problème pathologique ? »

En Allemagne, toute une littérature s’est produite autour du nom de Nietzsche ; érudits et critiques voudraient faire pour lui ce qu’ils ont fait pour Kant ; Nietzsche a ses « archives » à Weimar, Nietzsche a son « musée » ; c’est une sorte d’organisation scientifique au service d’une gloire nationale. Tandis que l’Allemand met tout son art, toute sa science et même tout son savoir-faire à grandir et à grossir chaque personnalité qui a vu le jour outre-Rhin ; tandis que, avec une piété érudite, il entasse commentaire sur commentaire pour faire du penseur allemand le centre du monde, nous, Français, ne faisons-nous point trop bon marché de nos propres gloires ? N’oublions-nous pas trop volontiers ceux qui furent, chez nous, les maîtres soit des Schopenhauer, soit des Nietzsche ? Ce dernier, en particulier, a eu pour prédécesseurs, non seulement La Rochefoucauld et Helvétius, mais encore Proudhon, Renan, Flaubert et Taine. Il a subi aussi l’influence de Gobineau, pour lequel il manifesta (comme Wagner) un véritable enthousiasme. Gobineau, en l’honneur duquel s’est fondée une société — en Allemagne, — avait soutenu l’inégalité nécessaire des races humaines, la supériorité de la race européenne et notamment de la race blonde germanique, la légitimité du triomphe de la race supérieure sur les inférieures, la sélection aristocratique au profit des nationalités composées des races les meilleures. Les idées de Gobineau se retrouvent dans celles de Nietzsche sur l’aristocratie des races et sur la possibilité d’élaborer une espèce supérieure, qui mériterait de s’appeler surhumaine.

Nietzsche a encore eu, sur certains points, pour devancier en France un philosophe-poète dont presque tous les commentateurs allemands de Nietzsche ont trop souvent passé le nom sous silence et dont la plus simple justice oblige les Français à rappeler les titres. En même temps que Nietzsche se trouvait à Nice et à Menton, comme nous l’avons l’appelé plus haut, un jeune penseur, poète comme lui, philosophe comme lui, touché comme lui dans son corps par la maladie, mais d’un esprit aussi sain que ferme, prédestiné, lui aussi, à une vie de souffrance et à une mort plus prématurée que celle de Nietzsche. La même idée fondamentale de la vie intense et expansive animait ces deux grands et nobles esprits, aussi libres l’un que l’autre de préjugés, même de préjugés moraux. L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau parut en 1885 ; Par delà le bien et le mal de Nietzsche fut écrit pendant l’hiver de 1885 à 1886 à Nice et parut en août 1886. La Généalogie de la morale fut écrite en 1887. Le Crépuscule des idoles et l’Antéchrist sont de 1888. L’Irréligion de l’avenir de Guyau avait paru l’année précédente et avait eu un grand retentissement. Sans doute les principales idées métaphysiques et esthétiques de Nietzsche étaient déjà fixées depuis un certain nombre d’années ; je ne sais si ses idées morales étaient déjà parvenues à leur expression définitive ; en tous cas, elles n’avaient pas le caractère absolument « unique » et « nouveau » qu’il leur attribuait. Il ne fut pas inutile à Nietzsche de lire, de méditer et d’annoter Guyau.

Dans son beau livre sur Nietzsche, M. Lichtenberger a cru superflu de rappeler les similitudes entre les idées les plus plausibles de Nietzsche et les idées si connues de Guyau : ces similitudes lui paraissaient évidentes d’elles-mêmes. M. Jules de Gaultier a éprouvé sans doute le même sentiment, en écrivant pour le Mercure de France une remarquable étude intitulée : De Kant à Nietzsche, et publiée ensuite en volume. D’autres enthousiastes de Nietzsche ont affecté d’ignorer le nom de Guyau. En France, toute mode rare doit-elle donc venir d’outre-Rhin, d’outre-Manche ou de Scandinavie ? Made in Germany, made in England, sont-ce les seules bonnes marques de fabrique ? Il est vrai que les penseurs français les plus hardis conservent, selon la tradition classique, la raison et même le sens commun ; les penseurs germaniques, eux, poussent l’outrance jusqu’au délire : par là ils attirent davantage l’attention, et leur enthousiasme pour les idées les plus étranges provoque une curiosité faite de stupeur.

« Heureusement », — et Nietzsche l’a dit lui-même, — « comme il y a toujours un peu de folie dans l’amour, ainsi il y a toujours un peu de raison dans la folie. » « Nos vues les plus hautes », ajoute Nietzsche (et Guyau l’avait remarqué aussi en d’autres termes), « doivent forcément paraître des insanités, parfois même des crimes, quand, de façon illicite, elles parviennent aux oreilles de ceux qui n’y sont ni préparés, ni destinés. » Lorsqu’on ne pénètre pas au sein d’une grande pensée, la perspective extérieure nous fait voir les choses « de bas en haut » ; quand, au contraire, on s’identifie par le dedans à cette pensée, on voit les choses dans la direction « de haut en bas ». Suivons donc le conseil de Nietzsche et efforçonsnous de voir sa doctrine par les hauteurs. Peut-être reconnaîtrons-nous à la fin que, si élevée qu’elle ait paru à Nietzsche, cette doctrine n’en a pas moins besoin, comme toute chose selon lui, d’être « surmontée » et « dépassée ». — « En vérité, je vous conseille, éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra !... Peut-être vous a-t-il trompés... Vous me vénérez ; mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue ! Vous ne vous étiez pas encore cherchés ; alors vous m’avez trouvé... Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ! »



_______________
  1. M. Darlu les a comparés sommairement tous deux dans une remarquable leçon qui fait partie des Questions de morale. M. Palante a fait de même dans son Précis de sociologie et dans ses articles de la Revue philosophique. De même M. Jules de Gaultier, dans une étude sur l’état de la philosophie en France, publiée par la Flegrea, de Naples, novembre 1901. De même encore M. de Roberty, dans une étude publiée par la Revue internationale de sociologie, juin 1800. Les libertaires, notamment MM. Kropotkine et É. Reclus, ont essayé de trouver un appui dans quelques idées de Guyau et dans les idées correspondantes de Nietzsche. Les socialistes, d’autre part, se sont efforcés de tirer à eux Guyau ; on en voit un exemple dans l’intéressante conférence que lui a consacrée M. Fournière et qui fait partie des Questions de morale (Alcan, 1899). En Allemagne, M. Gistrow a tâché de faire rentrer les idées de Nietzsche, l’individualiste par excellence, dans le socialisme évolutionniste.
    Les œuvres de Guyau et de Nietzsche ont ainsi éveillé de toutes parts des échos plus au moins discordants. Quant à nous, il nous semble que l’individualisme de Nietzsche a besoin d’être corrigé par le point de vue social de Guyau. Aussi avons-nous cru nécessaire, tout en insistant sur Nietzsche, de le comparer à son devancier français. Les théories du penseur allemand sont en partie une déviation de plusieurs des doctrines que Guyau avait déjà soutenues ; il importe donc au plus haut point, de rétablir le vrai et le normal sous certaine saltérations pathologiques qui, grâce au génie littéraire de Nietzsche, peuvent séduire tant de simples ou tant de raffinés à la recherche du neuf.
  2. Aux précieux renseignements que M. Lichtenberger a bien voulu nous fournir sur ce qu’il avait vu et lu aux Archives de Weimar, Mme Förster-Nietzsche a ajouté les siens avec une obligation dont nous lui témoignons ici toute notre gratitude. Elle a même fait copier à notre intention les principales notes marginales de Nietzsche, encore inédites, sur l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Nous n’avons pas eu; à notre grand regret, connaissance des notes relatives à l’Irréligion de l’avenir (ni de celles qui concernent la Science sociale contemporaine).
  3. Nous n’avons pas l’intention de faire ici une étude complète de Nietzsche. Ce dernier, d’ailleurs, humoriste et essayiste de premier ordre, touche à tout, parle de tout, prononce sur tout, tantôt blanc, tantôt noir, cachant sous ses airs de scepticisme le plus outré des dogmatismes. Nous voulons seulement juger les pensées maîtresses du système. Nous considérerons donc surtout en lui la morale individualiste poussée à ses extrêmes conséquences, qui se résument dans la suppression même de toute morale, dans « l’immoralisme ».
  4. Brandes, Menschen und Werke, p. 223.
  5. Préface de l’Antéchrist