Nietzsche et l’immoralisme/Livre deuxième - L’immoralisme individualiste et aristocratique

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Félix Alcan (p. 52-150).





LIVRE DEUXIÈME

L’IMMORALISME INDIVIDUALISTE

ET ARISTOCRATIQUE

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Nietzsche a beau se déclarer « immoraliste », il a lui-même une morale, comme nous verrons que cet athée qui se croit déicide a une religion. C’est la morale aristocratique, poussée jusqu’à la prétention de s’élever par delà le bien et le mal humains pour puiser aux sources éternelles de la vie et de la nature. L’éthique de Nietzsche est utile à étudier comme signe des temps. Nous l’avons déjà remarqué, elle est une réaction violente contre ce vague sentimentalisme qui, chez beaucoup de démocrates, de socialistes, d’anarchistes même, tend, sous les noms de « religion de la souffrance » ou « morale de la pitié », à remplacer toute doctrine rationnelle des devoirs et des droits.

Négation de la morale, idée du Surhomme amoral, qui est un antéchrist, formation d’une aristocratie de maîtres, renversement de la justice et de la pitié, tels sont les principaux points qui doivent attirer notre attention. Les religieux de l’ordre de Nietzsche ne nous promettent rien moins qu’une culture nouvelle fondée sur la culture antichrétienne ; nous aurons donc à nous demander s’il y a dans l’immoralisme de Nietzsche « l’inouï », qu’il se flattait d’y mettre et que ses adeptes veulent nous y faire admirer. Nietzsche se croyait « inactuel », perdu dans notre époque de christianisme comme un représentant anticipé du plus lointain avenir. En réalité, nous allons le voir rempli des préjugés les plus présents et même les plus passés. Il est bien un des derniers échos du siècle des Fourier, des Proudhon, des Renan, des Taine, des Feuerbach, des Heine et des Schopenhauer. En même temps, quand il parle, on croit tour à tour entendre les vieux sophistes grecs, les vieux sceptiques grecs, puis Machiavel, Hobbes, Helvétius, Mandeville, Diderot, la jeune Allemagne, Stirner, Bakounine, Kropotkine, toutes les voix des deux siècles passés. Les vices moraux de la démocratie ont leur Némésis dans le rêve aristocratique qui oppose à la « morale des esclaves » la « morale des maîtres ». Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, ce rêve avait bercé Renan, Taine, Flaubert ; chez Nietzsche, il a engendré la vision hallucinatoire du Surhomme. Ce qui n’avait été chez Renan que dilettantisme devient chez Nietzsche un véritable fanatisme. Quoique le penseur allemand se soit souvenu du penseur français, le tempérament enthousiaste de Nietzsche lui inspire pour Renan une profonde antipathie. En revanche, Taine ne pouvait manquer de plaire à ce dogmatique caché sous la peau d’un sceptique. Avec Taine, Nietzsche considérera la vertu et le vice comme des produits naturels, sucre ou vitriol ; seulement, Taine avait cru (avec l’humanité entière) que c’est le sucre qui est nutritif, le vitriol qui est un poison ; Nietzsche va entreprendre de nous montrer le contraire. Pour lui, la morale est une « empoisonneuse. » Si l’humanité n’a pas fait plus de progrès, c’est la faute des vertus et de la moralité. Sa doctrine n’est donc pas seulement un scepticisme moral, elle est un dogmatisme antimoral : comme Nietzsche est antichrétien, « antéchrist », ainsi il est ou croit être antimoraliste.

En étudiant la doctrine des mœurs que prêche le chantre de Zarathoustra, nous essaierons de lui appliquer la règle de critique qu’il a lui-même posée : le philosophe, dit-il, comme une fourmi patiente et attentive, doit tâter toutes choses, même les plus poétiques, « avec les antennes de la pensée froide et curieuse ».



CHAPITRE PREMIER


la critique de la morale.



On sait ce que Nietzsche exige avant tout du philosophe : se placer par delà le bien et le mal. Prise en un bon sens, cette règle est admissible. Il est certain que le philosophe remonte aux premiers principes, aux premières raisons des choses ; dès lors, il doit rechercher les principes et raisons du bien moral ou du mal moral ; pour cela il doit franchir la limite de la morale et se demander, non pas tout d’abord ce qui est bien ou mal, mais ce que c’est qu’être, vivre, — vivre seul et vivre en société, — ce que c’est que vouloir, aimer, être heureux, etc. C’est seulement après s’être posé toutes ces questions qu’il en doit venir à examiner les impératifs de la conduite, à se demander s’ils sont nécessaires ou contingents, s’ils sont catégoriques ou hypothétiques.

Nietzsche s’imagine être le premier qui ait suivi cette méthode. Elle fut pourtant, entre autres, celle de Guyau. Bien que Nietzsche ail médité le chapitre de Guyau sur Kant, il se représentera plus tard, dans sa Généalogie de la morale, comme le seul philosophe qui ait fait de la morale même un problème, de l’idée du devoir un problème, et qui ait conçu la nécessité de se placer d’abord au delà de nos notions de bien et de mal pour pouvoir ensuite en apprécier l’origine, la légitimité et la valeur[1]. Nietzsche se prend un peu trop lui-même pour « un premier commencement », il se fait illusion sur le caractère « créateur » de son génie. Que dirait Schopenhauer d’une pareille prétention, lui qui avait déjà si brutalement morigéné Kant et son impératif.

Nietzsche n’en répète pas moins qu’on ne s’est jamais demandé la valeur objective de l’impératif catégorique[2] ; que, de plus, on n’a jamais mis en doute la valeur d’utilité des préceptes moraux pour l’homme et pour l’humanité. « La morale a été, au contraire, dit-il, le terrain neutre où, après toutes les méfiances, les dissentiments et les contradictions, on finissait par tomber d’accord, le lieu sacré de la paix, où les penseurs se reposent d’eux-mêmes, où ils respirent et revivent.[3] » Comme s’il n’y avait pas eu, en morale comme ailleurs, les plus nombreuses contradictions entre les philosophes, soit de principes, soit d’applications ! — « Je ne vois personne qui ait osé une critique des évaluations morales », — comme si les écoles sceptique, épicurienne, utilitaire, évolutionniste, n’avaient pas soumis tous les devoirs et le principe même du devoir à leur critique ! — Non, répond Nietzsche ; les Anglais ont fait seulement une histoire des origines de ces sentiments, ce qui est tout autre chose qu’une « critique ». Ces historiens de la morale commettent la faute « d’admettre une sorte de consentement entre les peuples, au moins entre les peuples domestiqués, au sujet de certains préceptes de la morale, et d’en conclure à une obligation absolue, même pour les relations entre individus. » — Obligation absolue, non pas, répliquerons-nous, mais obligation relative aux nécessités sociales ou aux nécessités personnelles. Il est clair que le vol parait à Spencer inadmissible dans une société organisée et que l’alcoolisme lui paraît fatal à l’individu comme à sa race ; qu’est-ce que Nietzsche — grand ennemi de l’alcoolisme, lui aussi, — peut changer à ces nécessités ? — Après que les historiens, avoue-t-il lui-même, « se sont rendu compte de cette vérité que, chez les différents peuples, les applications morales sont nécessairement différentes, ils veulent en conclure que toute morale est sans obligation. Les deux points de vue sont également enfantins. » Voilà donc Nietzsche qui admet à son tour des obligations et nécessités sociales, une autorité nécessaire et un nécessaire commandement au sein des hommes. Dès lors, que veut-il ? Il va tâcher de s’expliquer mieux. « La faute des plus subtils, dit-il, c’est de découvrir et de critiquer les opinions, peut-être erronées, qu’un peuple pourrait avoir sur la morale ou bien les hommes sur toute morale humaine, soit les opinions sur l’origine de la morale, la sanction religieuse, le préjugé du libre arbitre, etc., et de croire qu’ils ont, de ce fait, critiqué cette morale elle-même. Mais la valeur du précepte tu dois est profondément différente et indépendante de pareilles opinions sur ce précepte, et de l’ivraie d’erreurs dont il peut être couvert, » Nietzsche répète ce qui est dans tous les cours élémentaires de philosophie : que les erreurs sur le devoir ne prouvent pas qu’il n’existe aucun devoir et prouvent, au contraire, que tous les hommes ont admis un devoir, sauf à le mal déterminer.

Reste donc à savoir s’il y a réellement un tu dois impératif et un devoir absolu, si le devoir a théoriquement une valeur objective et, pratiquement, une valeur de nécessité ou d’utilité. Eh bien ! Nietzsche persiste à croire qu’il est le premier à s’être posé cette question !

Comme une telle prétention serait cependant par trop outrecuidante en ce qui concerne la valeur objective du devoir (après les travaux des sceptiques et ceux de la critique kantienne, d’ailleurs insuffisante), Nietzsche est forcé, en dernier ressort, de prendre le mot de valeur au sens purement pratique : nécessité ou utilité de la morale. « L’efficacité d’un médicament sur un malade, dit-il, n’a aucun rapport avec les notions médicales de ce malade, qu’elles soient scientifiques ou qu’il pense comme une vieille femme. Une morale pourrait même avoir son origine dans une erreur, cette constatation ne ferait même pas toucher au problème de sa valeur » — Si fait, dirons-nous, de sa valeur objective et théorique, mais non pas, il est vrai, de sa valeur pratique d’utilité ou de nécessité. « La valeur », — entendez la valeur pratique, — « de ce médicament, le plus célèbre de tous, de ce médicament que l’on appelle morale, n’a donc été examinée jusqu’à présent par personne ; il faudrait pouvoir, avant toute autre chose, qu’elle fût mise en question. Eh bien, c’est là précisément notre œuvre.[4] » Enfin nous tenons le point de départ de Nietzsche, sa grande et mémorable découverte : il a mis en question, et ensuite nié la valeur pratique, la nécessité et même l’utilité de la morale pour l’homme et les hommes. En dépit des apparences de clarté qu’offre cette formule, il reste encore un mot vague : la morale. La morale absolue, impérative, obligatoire, Nietzsche ne peut plus dire qu’il soit le premier à l’avoir mise en question. S’il s’agit d’un ensemble quelconque de prescriptions hypothétiques ou relativement utiles et même nécessaires dans des conditions de vie données, Nietzsche prétendra-t-il qu’on peut toujours s’en passer, qu’il n’y a aucune règle quelconque pour les hommes, qu’ils doivent vivre dans la complète anarchie ? — Non, Nietzsche est le premier à reculer d’horreur devant les anarchistes, devant cette « canaille » qui ose vouloir secouer tout joug, alors que la vie a pour essence d’obéir et de commander. Ce n’est donc plus toute éthique qui est niée par Nietzsche. Il met simplement en question la valeur pratique des évaluations morales aujourd’hui reçues, notamment des évaluations chrétiennes qui élèvent la pitié au-dessus de la dureté, l’amour et le respect des faibles au-dessus de la force, ETA. C’est à cette œuvre modeste, — révision et correction d’un certain nombre de règles aujourd’hui admises, — que Nietzsche aboutit. Mais comme ce serait peu original, peu digne d’un génie « créateur », il prend enfin le parti, — après avoir lui-même admis une éthique et même deux, celle des maîtres et celle des esclaves, — de prétendre qu’il a complètement brisé toutes les tables des valeurs reçues, que le décalogue de Zarathoustra sera le contre-pied exact de tous les autres décalogues. Au lieu de « soyez pitoyables », soyez durs ; au lieu de « aimez-vous les uns les autres », luttez les uns contre les autres, etc. Cela va bien pour quelques préceptes, qui même ne sont pas dans le Décalogue ; mais, pour être conséquent, il faudrait que Nietzsche en vînt, au lieu de « tu ne prendras pas le bien de ton prochain », à dire : tu voleras ; au lieu de « tu ne prendras pas la femme de ton prochain », tu seras adultère ; au lieu de « tu ne tueras point », tue ! — Il le dit bien pour la guerre, mais il n’a pas prêché ouvertement l’assassinat dans toutes les circonstances. Au fond, il n’est donc qu’un faux immoraliste ; il est encore empoisonné lui-même de cet alcaloïde vénéneux, de cette morphine mentale qu’il nomme moraline !

Nous venons, par une analyse et une dissection régulière des textes mêmes de Nietzsche, de faire s’évanouir son originalité prétendue ou, du moins, de l’acculer à une fâcheuse originalité ; car, prétendre que toutes les règles de la société entre les hommes sont malfaisantes, ce serait le délire porté à son comble. Nietzsche est donc pris dans ce dilemme : lieu commun ou insanité.

Il croit cependant innover en énonçant ce paradoxe : « Je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas du tout de faits moraux ; le jugement moral a cela de commun avec le jugement religieux de croire à des réalités qui n’en sont pas[5]». Il oublie derechef que le scepticisme moral est vieux, très vieux, et par conséquent peu original.

En définitive, pour Nietzsche comme pour beaucoup d’autres philosophes, le mot de moral n’est qu’une façon humaine de qualifier certains faits naturels ou sociaux, certaines manières d’être, de sentir et d’agir auxquelles on prête par erreur un caractère de libre arbitre, de responsabilité, de « péché », de bonté en soi ou de méchanceté en soi ; en réalité ce sont simplement des phénomènes déterminés par les lois de l’universelle causalité, mais qui offrent un caractère d’utilité ou de rationalité, soit pour l’individu, soit pour la société. La thèse était familière à Guyau comme à tous les philosophes ; elle avait été longuement exposée et appréciée, d’abord dans la Morale anglaise contemporaine, puis dans l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Ici encore, l’originalité échappe à Nietzsche.

Ce dernier s’efforce pourtant de mettre à part sa doctrine en l’opposant à celle de La Rochefoucauld. L’auteur des Maximes avait nié la réalité de l’intention morale ; Nietzsche, lui, en nie la vérité. Je crois, dit-il, « que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Je nie la moralité comme je nie l’alchimie. Je nie de même l’immoralité. Je nie, non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi (en admettant que je ne sois pas insensé), qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut encourager et exécuter beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir, pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer changer notre façon de sentir.[6] » Ainsi donc, selon Nietzsche, il faut éviter beaucoup des actions dites immorales et accomplir beaucoup des actions dites morales Nous voilà loin maintenant de cette complète « transmutation des valeurs » que Nietzsche avait tout à l’heure, soutenue, et qui aboutissait à rejeter « toutes » les prétendues vertus. Zarathoustra se borne désormais à cette assertion anodine, que, parmi nos raisons de faire bien, il y en a de fort incertaines, par exemple la terreur de l’enfer, la crainte de désobéir à la Divinité, la peur de commettre un péché, la résistance à la tentation du diable, ou encore la nécessité morale de se conformer à un « impératif catégorique », l’existence d’un liberum arbitrium indifferentiæ qui nous permettrait de faire juste le contraire de ce que nous faisons, et cela dans les mêmes circonstances, pile ou face, enfin l’existence d’une moralité pure et absolue. Il est bien clair qu’un Spinoza ou un Gœthe ne blâmeront pas un homicide de la même manière ni pour les mêmes raisons qu’un Napolitain adorateur de saint Joseph, qui brûle un cierge pour obtenir la grâce de bien enfoncer son couteau dans le dos de son ennemi. Comte, Spencer ou Guyau recommanderont vraisemblablement le respect du bien d’autrui pour d’autres raisons que l’espoir du paradis ; ils feront, nous venons de le rappeler, intervenir les conditions essentielles de la vie sociale. Que nous apprend donc Nietzsche ? Qu’il n’y a aucune espèce de morale, valable à aucun titre, pas plus qu’il n’y a d’alchimie valable ? Ce serait jouer sur les mots : la chimie a remplacé l’alchimie, la vraie science morale remplacera la fausse morale, voilà tout. Lui-même vient de reconnaître que beaucoup de choses doivent être évitées, que beaucoup doivent être faites, en vertu de certaines raisons. Eh bien, ces raisons (qu’il tire, comme Guyau, des instincts primitifs de la vie et du besoin qu’a la vie de se dépasser), ces raisons sont les principes d’une morale, aboutissant à des doit, à des impératifs. — Hypothétiques ! — Peut-être, mais enfin à des impératifs, dont il faut discuter la valeur. Pourquoi donc Zarathoustra se croit-il « unique », comme Max Stirner ? Nous prétendons tous, nous autres moralistes, rectifier tant que nous pouvons, les jugements de l’humanité sur la meilleure conduite à suivre ; nous admettons tous, par cela même, qu’il y a des choses meilleures que d’autres. Si Nietzsche parle comme tout le monde, il n’y a pas lieu, comme il le propose, d’inaugurer une hégire par son nom.

Où donc, où donc enfin commencera l’originalité de Nietzsche ? — Il ne lui reste absolument plus qu’une seule chose à faire : oublier ce qu’il vient de dire et prendre en tout le contre-pied des jugements moraux de l’humanité, soutenir que tout ce qu’elle appelle le bien est précisément mauvais, que tout ce qu’elle appelle le mal est précisément bon. L’humanité doit brûler toutes les prétendues vertus qu’elle avait adorées et adorer tous les prétendus vices, « haine, cruauté, violence, orgueil, etc. ». Changement à vue. « Au fond, toutes les grandes passions sont bonnes, peur peu qu’elles puissent se donner carrière brusquement, que ce soit la colère, la crainte, la volupté, la haine, l’espérance, le triomphe, le désespoir ou la cruauté.[7] » — Mais d’abord, comment Nietzsche peut-il concilier cette thèse absolue avec l’aveu de tout à l’heure, qu’une foule d’actions réputées mauvaises sont en effet mauvaises, quoique pour des raisons autres que les raisons mystiques ou les raisons superstitieuses ? Si « la volupté, le désir de domination et l’égoïsme » sont « les biens par excellence », comme Zarathoustra le soutient, aucune action mauvaise n’est plus à éviter, car on pourra justifier toute action mauvaise au nom de ces trois principes. Ce n’est pas seulement le « christianisme », ce sont toutes les grandes morales et toutes les grandes philosophies qui, en chœur, ont condamné l’égoïste, le voluptueux et le violent. Aussi, pour soutenir sa radicale « transmutation des valeurs », Nietzsche va-t-il être obligé d’aller jusqu’au bout et de changer l’originalité en excentricité, pour ne pas dire en extravagance.

Déjà M. de Hartmann, si méprisé de Nietzsche, avait dit : « Faust appelle du nom de Méphistophélès cette puissance qui éternellement veut le mal et qui éternellement engendre le bien. Gœthe a trouvé en cet endroit la meilleure expression pour rendre le rôle de ce Diable absurde dont parle la légende allemande, qui est toujours déçu par les buts qu’il se propose et dont les efforts aboutissent au contraire de ce qu’il a voulu. Chaque volonté perverse individuelle doit aussi être regardée comme une partie de cette puissance qui éternellement veut le mal et perpétuellement engendre le bien..... La volonté perverse ne joue pas dans l’univers un rôle purement négatif ; elle n’est pas un accident qu’il faille éliminer. Mais elle est quelque chose de positif et représente un facteur essentiel du procès téléologique inconscient… Pour celui qui est habitué à ce point de vue d’une téléologie inconsciente, d’après les conceptions de Schelling et de Hegel, pour celui-là il est indubitable que les conséquences utiles indirectes du mal ne sont qu’un cas particulier de la loi historique générale qui veut que les, hommes sachent rarement et obscurément les buts auxquels ils tendent et que ces buts se transforment dans leurs mains en fins toutes différentes. Cela peut être appelé l’ironie de la nature et n’est qu’une suite des ruses de l’Idée inconsciente…[8] » Nietzsche ira plus loin : il verra dans le mal une utilité directe et vitale. Son volume, interrompu par la folie, sur la Volonté de puissance, devait être l’essai promis d’une transmutation absolue des valeurs. Le troisième livre de cet ouvrage était intitulé : L’immoraliste, critique de l’espèce d’ignorance la plus néfaste, la morale. « Un spectacle douloureux et épouvantable s’est élevé devant mes yeux : j’ai écarté le rideau de la corruption des hommes. » Et, ce mot de corruption pouvant faire croire qu’il s’agit de la corruption déplorée par les moralistes ou les prédicateurs, par Pascal ou Massillon, Nietzsche s’empresse d’ajouter : « Ce mot, dans ma bouche, est au moins à l’abri d’un soupçon, celui de contenir une accusation morale de l’homme. J’entends ce mot, — il importe de le souligner encore une fois, — dépourvu de moraline : et cela au point que je ressens cette corruption aux endroits où, jusqu’à nos jours, on aspirait le plus consciencieusement à la vertu, à la nature divine. J’entends corruption, on le devine déjà, au sens de décadence : je prétends que les valeurs qui servent aujourd’hui aux hommes à résumer leurs plus hauts devoirs sont des valeurs de décadence. J’appelle corrompu, soit un animal, soit une espèce, soit un individu, quand il choisit et préfère ce qui lui est désavantageux. Une histoire des sentiments les plus élevés, des idéaux de l’humanité — et il est possible qu’il me faille la raconter, — donnerait presque l’explication pourquoi l’homme est si corrompu.[9] »

« Quel type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la plus grande valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un avenir ? Ce type de valeur supérieure s’est déjà vu souvent, mais comme un hasard, une exception, jamais comme type voulu. Au contraire, c’est lui qui a été le plus craint ; jusqu’à présent, il fut presque la chose redoutable par excellence ». — On a craint, en effet, les Néron, les Caligula, les Borgia, les Malatesta, les Bonaparte ; — « et cette crainte engendre le type contraire, voulu, visé, atteint : la bête domestique, la bête de troupeau, la bête malade qu’est l’homme, — le chrétien. »

« Considérez dans son histoire l’humanité : elle ne représente pas un développement vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus haut, ainsi qu’on le pense aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire fausse. Dans sa valeur, l’Européen d’aujourd’hui reste bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance. Se développer ne signifie absolument pas nécessairement s’élever, se surhausser, se fortifier. Par contre, il existe une continuelle réussite de cas isolés, sur différents points de la terre, au milieu des civilisations les plus différentes. Ces cas, — les Borgia et les Napoléon, — permettent, en effet, d’imaginer un type supérieur, quelque chose qui, par rapport à l’humanité entière, constitue une espèce d’hommes surhumains. De tels coups de hasard, de pareilles réussites furent toujours possibles et le seront peut-être toujours. Et même des races entières, des tribus, des peuples souvent, dans des circonstances particulières, représentent de pareils coups heureux ». Or, qu’a fait le christianisme, comme d’ailleurs toutes les morales ? « Il a mené une guerre à mort contre ce type supérieur de l’homme, il a mis au ban tous les instincts fondamentaux de ce type, il a distillé de ces instincts le mal, le méchant, l’homme fort, type du réprouvé. » Satan était le vrai type idéal de l’homme ; le christianisme lui a préféré le bon Dieu !

Retourner ainsi toutes les vérités reçues, transmuer toutes les valeurs admises, c’est le jeu du paradoxe, qui est lui-même presque aussi vieux que le monde. Zarathoustra le renouvelle. Il brise en se jouant les tables de la loi, où se trouvent inscrites nos valeurs morales, et il suspend au-dessus de nos têtes les tables des valeurs nouvelles :

« Ô mes frères, chez qui est donc le plus grand danger de tout avenir humain ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ?

« Chez ceux qui parlent et qui sentent dans leur cœur : — Nous savons déjà ce qui est bon et juste, nous le possédons aussi ; malheur à ceux qui veulent encore chercher ici !

« Et quel que soit le mal que puissent faire les méchants, le mal que font les bons est le plus nuisible des maux.

« Il faut que les bons crucifient celui qui s’invente sa propre vertu ! Ceci est la vérité…

« C’est le créateur qu’ils haïssent le plus : celui qui brise des tables et de vieilles valeurs, le briseur, c’est lui qu’ils appellent criminel.

« Brisez, brisez-moi les bons et les justes !

« Ô mes frères, avez-vous compris cette parole ? Vous fuyez devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette parole ? Ô mes frères, ce n’est que lorsque je vous ai dit de briser les bons et les tables des bons que j’ai embarqué l’homme sur sa pleine mer ! »

Toute cette page poétique est un nouvel exemple de la banalité prête à se changer en insanité. Si, d’une part, il s’agit des vrais bons et des vrais justes, qui sont les premiers à ne pas se croire bons et à ne pas se déclarer bons, les premiers à ne pas vouloir imposer aux autres leurs croyances propres ; si, d’autre part, il s’agit des vrais « criminels », de ceux qui foulent aux pieds ce que leur dit leur propre conscience, abstraction faite de toutes les lois humaines ou autres, alors l’attribution aux bons et aux justes des maux du genre humain est une insanité gigantesque. Mais, s’il s’agit des pharisiens de bonté et de justice, comme cela ressort du texte même, alors nous retombons dans la plus banale des banalités, — depuis l’Évangile ! Le malheur est que, tout le long de ses œuvres, Nietzsche profite de la vérité banale pour essayer de faire passer le monstrueux paradoxe : c’est là la « ruse inconsciente » dont se sert perpétuellement ce cerveau malade. Il a toujours soin de ne pas ajouter le petit correctif qui changerait l’erreur en vérité. Mettez : « Ceux qui se disent bons et justes », et tout ce bel édifice s’écroule d’un coup dans les lieux communs que Nietzsche reprochait amère-ment à Victor Hugo. Etre original aux dépens du sens commun, n’est-ce point vraiment trop facile ?

Jusqu’à présent on a attribué au bon, poursuit Nietzsche, et cette fois en prose ordinaire, « une valeur supérieure à celle du méchant, supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de l’influence féconde pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme bon, il y avait un symptôme de déclin, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui fait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir !… En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence ![10] »

Après avoir ainsi posé le problème, Nietzsche l’aborde hardiment. Qu’est-ce qui est vraiment bon, se demande-t-il, bon au sens naturel, non moral ? Et il répond : « Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. » — Qu’est-ce qui est mauvais ? — « Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse. » Qu’on ne nous parle donc pas de vertu, mais « de valeur, — vertu dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline. » — (Nietzsche, nous l’avons vu, dit dédaigneusement moraline comme on dit nicotine.) « Où manque la volonté de puissance, il y a déclin. Je prétends que cette volonté manque précisément dans toutes les plus hautes valeurs de l’humanité, — que les valeurs de déclin, les valeurs nihilistes règnent sous les noms les plus sacrés. » Le christianisme, où se résume le mouvement moral de l’humanité jusqu’à nos jours, « dit non à tout ce qui représente le mouvement ascendant de la vie, à tout ce qui est l’affirmation de soi sur la terre.[11] » Le christianisme dénature toutes les valeurs naturelles. Par opposition au christianisme, nous voyons Nietzsche, dans son sermon sur les Trois Maux, proclamer vertus souveraines : la volupté, le désir de domination et l’égoïsme, Les péchés capitaux du chrétien deviennent les vertus capitales de l’Antéchrist. « S’il m’est démontré, s’écrie Nietzsche en une page célèbre, que la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse, sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai oui au mal et au péché… Et si je découvre que la vérité, la vertu, le bien, en un mot toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai non à la science et à la morale. »

S’il m’est démontré ! — Vous admettez donc des démonstrations, vous qui avez soutenu que les valeurs ne se démontrent pas. Vous croyez aux raisons scientifiques, vous qui avez persiflé la science ? Mais, précisément, ce qui se démontre, par raisons psychologiques et par raisons sociologiques, c’est le contraire même de votre « découverte » que la dureté, la cruauté et les mauvaises passions sont de bonnes passions. Vous parlez comme quelqu’un qui déclarerait : — « Je dirai oui au typhus, à la lèpre, au choléra, à la peste, à la syphilis et à la débauche, à l’absinthisme et à l’ivrognerie, à l’épilepsie, à la folie, à toutes les maladies et à tous les vices, s’il m’est démontré qu’ils sont propres à augmenter la vitalité de l’homme. » En entendant une telle déclaration de foi, tous les physiologistes et tous les hygiénistes s’écrieraient : « Malheureux, avec cette manière d’accroître la vitalité, vous n’en avez pas pour quinze jours à vivre ! » D’ailleurs, si Nietzsche parvenait en effet à démontrer que ce qu’on a nommé le bien est le mal, il s’ensuivrait simplement qu’on s’est trompé jusqu’ici sur la détermination du bien, de la vertu et de la santé morale ; il n’en résulterait pas que le bien par lui-même soit le mal, ni que la santé soit la maladie.

« Comme si l’humilité, s’écrie Nietzsche, comme si la chasteté, la pauvreté, en un mot la sainteté, n’avaient pas fait jusqu’à présent plus de mal à la vie que n’importe quelles choses épouvantables, que n’importe quels vices[12] ! » — Dites : la fausse humilité, la chasteté mal entendue, la pauvreté vile, insoucieuse et dégradante, en un mot la fausse sainteté ; mais ces maux eux-mêmes, êtes-vous sûrs qu’ils ont fait plus de mal à la vie que l’orgueil insolent, la débauche effrénée, la richesse égoïste et l’amour insatiable de l’or ? Je comprends qu’un moine ne soit pas l’idéal ; mais je comprends encore moins qu’un condottiere le soit.

« Christianisme, alcoolisme, dit Nietzsche à la fin de l’Antéchrist, les deux grands moyens de corruption ! » De quel droit blâme-t-il l’homme qui s’enivre, lui qui a fait du plaisir et de la volupté une vertu ? Puisqu’il transmute toutes les valeurs, au lieu de : Soyez tempérants, il doit dire : Soyez intempérants !

« On se méprend profondément, s’écrie-t-il encore, sur les bêtes de proie et sur l’homme de proie, par exemple sur César Borgia ; on se méprend sur la nature tant qu’on cherche une disposition maladive ou même un enfer inné au fond de toutes ces manifestations monstrueuses et tropicales, les plus saines qui soient ; comme l’ont fait jusqu’à présent les moralistes. Les moralistes nourrissent-ils une haine à l’égard de la forêt-vierge et des tropiques ? L’homme des tropiques doit-il à tout prix être discrédité, soit comme maladie et comme décadence de l’homme, soit comme son propre enfer et sa propre torture ? Pourquoi donc ? Au profit des zones tempérées ? Au profit des hommes modérés, des moralisateurs, des médiocres ? Cela pour le chapitre : « La morale comme une forme de la timidité.[13]. » — Nietzsche aurait pu ajouter un autre chapitre : la morale comme forme du courage et de la maîtrise de soi. Si un homme de tempérament tropical acquiert assez de raison et de force d’âme pour résister à ses passions brutales, l’appellerezvous de ce fait un timide ? Régulus et Thraseas furent-ils des timides ? On peut d’ailleurs se demander ce qu’il y avait de si tropical et de si héroïque en un Borgia, monstre t ortueux, venimeux, empoisonné et empoisonneur, encore plus rusé et faux que violent. Il avait partout avec lui son poison tout prêt, et aussi son bourreau. Mais que l’empoisonnement, que la débauche qui énerve, appauvrit, tarit la vie dans ses sources mêmes, fait mourir l’homme avant l’âge dans la pourriture, que tout cela soit ce qu’il y a de plus sain pour l’homme, ou peut se permettre là-dessus quelques doutes. La vie luxurieuse n’est pas toujours la vie luxuriante. Les moralistes, certes, n’ont aucune « haine contre la forêt vierge », mais que l’homme raisonnable du XXe siècle doive ressembler à l’anthropophage de la forêt vierge, il est encore permis d’en douter. Nietzsche lui-même, au fond, ne l’admettait pas ; pourquoi donc ces hyperboles enflammées en l’honneur du crime ?

Ces pages tant vantées de Nietzsche, avec toute leur éloquence, sont un tissu de contradictions, qui viennent se suspendre à cette inconséquence fondamentale : pourquoi désirez-vous vous-même si passionnément et si noblement l’élévation de la vie, sinon parce que c’est à vos yeux le bien ? Dès lors, au lieu de nier le bien, la vertu, la vérité, contentez-vous de dire que l’humanité se trompe à chaque instant dans leur définition et leur détermination ; qu’il y a une justice mal comprise qui aboutit à des injustices ; qu’il y a une charité mal éclairée qui fait plus de mal que de bien… Il est vrai que ce serait là un lieu commun : les paradoxes prêtent mieux à la poésie satanique. Mais dire non à la morale sous prétexte qu’elle n’est pas favorable à l’élévation de l’humanité, c’est dire simplement que la morale fausse n’est pas la morale vraie. De même, dire non à la science sous prétexte qu’elle « déprime la puissance humaine et la vitalité humaine », c’est faire retomber les erreurs de la fausse science sur la vraie, pour accuser ensuite la vérité menée de mensonge. Proudhon avait énoncé comme un suprême paradoxe : Dieu, c’est le mal ; Nietzsche va plus loin et dit : Le bien, c’est le mal ; le vrai, c’est le faux ; la moralité, c’est l’immoralité. Il n’est enfin original qu’au prix de l’absolue contradiction.

Au reste, cette contradiction même, il va la contredire à son tour. « Tout naturalisme dans la morale, dit-il, c’est-à-dire toute saine morale est dominée par l’instinct de vie ; un commandement de la vie quelconque est rempli par un canon déterminé d’ordres et de défenses ; une entrave ou une inimitié quelconque sur le domaine vital est ainsi écartée. La morale antinaturelle, c’est-à-dire toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux ; elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces mêmes instincts… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal. La vie prend fin là où commence le royaume de Dieu.[14] » Nietzsche confond ainsi sophistiquement toute morale avec un ascétisme ennemi de la nature et de la vie, qui défendrait de boire et de manger, d’avoir des enfants, d’aimer, de se réjouir, de vivre. Et il lui est facile alors d’anathématiser la morale comme négation de la vie. Mais lui-même, dans la même page, il reconnaît que tout commandement de la vie et de l’instinct vital est rempli par un canon déterminé d’ordres et de défenses ; or, ces ordres et ces défenses sont une morale, celle de la vie ; il y a donc toujours une morale ! Il faut toujours déterminer le summum de la vie, c’est-à-dire, au fond, de l’existence et du vouloir. Nous voilà revenus aux éternels problèmes, que Nietzsche se flattait tout à l’heure d’avoir pour jamais anéantis.

De contradiction en contradiction, notre philosophe poursuit son chemin. Tantôt, en vue de la vie pleine et débordante, il veut que nous lâchions la bride à tous nos instincts, à toute la nature tropicale qui demande expansion ; tantôt il veut que nous refrénions nos instincts. « Ces instincts », dit-il en effet (conformément à la plus antique sagesse), « se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Le contraire a lieu, la prétention à l’indépendance, au développement libre, au laisser aller, est soulevée avec le plus de chaleur précisément par ceux pour qui aucune bride ne serait assez sévère. » Ainsi parle Nietzsche dans le paragraphe du Crépuscule des idoles qu’il intitule, par ironie à l’égard d’un couplet de la Marseillaise : Liberté, liberté pas chérie ! Cet autoritaire ne veut la liberté que pour lui-même et ses pareils, non pour les autres ; liberté aux maîtres, esclavage aux esclaves. Ascétique pour le peuple, il est ennemi de toute entrave pour les aristocrates. Quel est donc le sceau que les maîtres portent au front, et comment empêchera-t-il les esclaves d’essayer, eux aussi, de se faire maîtres à leur tour ?

Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche nous annonçait qu’il allait nous montrer comment on « philosophe à coups de marteau. » Mais frapper et briser tout, à tort et à travers, ce n’est pas faire œuvre de science. En prétendant abattre, avec la morale, la dernière des idoles, Nietzsche s’est bien gardé de rien définir. Il s’est borné, nous venons de le voir, à confondre la morale avec le christianisme, qu’il a lui-même confondu avec la « religion de la pitié » ; puis, à la faveur du vague et de l’obscur, il a fini par représenter la morale même comme le bouc émissaire sur lequel l’humanité doit se décharger, non pas de tous ses péchés, mais de tous ses maux. Il a d’ailleurs pris soin ici, comme toujours, de se réfuter lui-même et de donner des coups de marteau dans sa propre doctrine. « Il y a dans l’homme, dit-il magnifiquement, une créature et un créateur ;… il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos : mais, dans l’homme, il y a aussi quelque chose qui est créateur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour. » Que nous apprennent ces belles paroles, sinon ce que les grandes philosophies et les grandes religions nous enseignent depuis des siècles : l’opposition de la volonté et de l’appétit, de la pensée désintéressée et des sens, de la moralité et de l’instinct ? Seulement, si cette opposition se comprend dans le platonisme ou dans le christianisme, que peut-elle bien signifier dans une doctrine qui vient de poser en principe que toute morale est un préjugé et même un « poison » ?

Au nom de cette même opposition entre la volonté active et la passion, Nietzsche fait un admirable éloge de la souffrance, à laquelle il attribue (thèse bien connue d’ailleurs) les progrès de l’humanité. Il parle en platonicien, il parle en stoïcien, il parle en chrétien. « Hédonisme, Pessimisme, Utilitarisme, Eudémonisme, toutes ces manières de penser qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir et la peine, c’est-à-dire d’après des circonstances accessoires, des détails secondaires, sont des manières superficielles, des naïvetés sur lesquelles quiconque a conscience en soi de forces créatrices et artistiques ne pourra jeter les yeux sans dédain ni même sans pitié. Pitié pour vous ! Ce n’est sans doute pas la pitié comme vous l’entendez, ce n’est pas la pitié pour la misère sociale, pour la société, ses malades et ses victimes, pour ses vicieux et ses vaincus dès l’origine, tels qu’ils gisent autour de nous brisés ; c’est encore moins la pitié pour ces couches sociales d’esclaves murmurants, opprimés et rebelles, qui tendent tous leurs efforts vers la domination, qu’ils appellent liberté. Notre pitié est une pitié plus haute, à l’horizon plus vaste : nous voyons comme l’homme s’amoindrit, comme vous l’amoindrissez ![15]. » Toute vraie valeur, en effet, est dans l’effort et le déploiement de puissance, dans la création, dans l’enfantement de l’art supérieur, qui pousse l’humanité en haut par le moyen d’hommes toujours plus hauts. Nietzsche dit en parlant de lui-même : « Nous autres derniers stoïciens »[16]. Continuant donc de s’adresser aux rêveurs de plaisir et de bien-être : « Vous voudriez si possible — et ce « si possible » est la plus insigne folie — abolir la souffrance Et nous ? — nous voulons, semble-t-il, la vie plus dure, plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été Le bien-être tel que vous le comprenez, mais ce n’est pas un but, c’est pour nous une fin ; — un état qui ferait aussitôt de l’homme un objet de risée et de mépris, qui rendrait sa disparition souhaitable ! C’est à l’école de la souffrance, de la grande souffrance — ne le savez-vous donc pas ? — c’est sous ce dur maître seulement que l’homme a accompli tous ses progrès. Cette tension de l’âme qui sous le poids du malheur se raidit et apprend à devenir forte, ce frisson qui la saisit en face des grandes catastrophes, son ingéniosité et sa vaillance à supporter, à endurer, à interpréter, à utiliser l’infortune, et tout ce qui lui fut jamais donné, de profondeur, de mystère, de dissimulation, de sagesse, de ruse, de grandeur : — tout cela ne l’a-t-elle pas acquis à l’école de la souffrance, formée et façonnée par la grande souffrance ? Votre pitié va à l’homme-créature, à ce qui doit être taillé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, passé au feu, purifié, — à tout ce qui nécessairement doit souffrir, est fait pour souffrir ! — Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui elle va, inversement, notre pitié à nous, quand elle se met en garde contre votre pitié comme contre la pire des faiblesses et des lâchetés ? — Ainsi donc : pitié contre pitié[17]. »

Un éloge si enflammé de la douleur, quelque beau qu’il soit d’inspiration morale, ne se comprend guère dans une doctrine qui n’admet aucun bien réel, aucune vraie fin en vue de laquelle la douleur puisse servir de moyen. Car nous répéter encore : « De la puissance, plus de puissance ! » ce n’est rien dire, ce n’est rien poser, ce n’est rien créer. Nietzsche, nous l’avons vu, méprise la raison, il traite Descartes de « superficiel » pour avoir fait de la raison autre chose qu’un simple instrument ; mais la douleur, qu’il glorifie, n’est elle-même qu’un instrument. Le « contentement » est aussi un instrument et ne vaut pas par soi. Où trouverons-nous donc enfin quelque chose qui ne soit pas un instrument ? — « La puissance », répète Nietzsche à satiété. — C’est là, au contraire, l’instrument des instruments, c’est même un nom abstrait pour désigner l’instrument ! Pouvoir, c’est avoir le moyen de… Zarathoustra ne nous a jamais dit de quoi, et c’est là ce qui importait. De plus, si la souffrance est bonne, si nous devons « dire oui à la souffrance », pourquoi Nietzsche prétend-il que nous disions non à la souffrance d’autrui, que nous refusions de mettre la souffrance en commun pour la combattre en commun ? Enfin, le chantre de la vie veut voir se réaliser toutes les formes de la vie ; pourquoi donc, parmi ces formes, attaque-t-il avec tant d’acharnement celles dont l’humanité a précisément vécu : les formes morales, non seulement la justice, mais la bonté, la charité, la pitié même ? Le stoïcisme de Nietzsche n’a ni base rationnelle, ni base expérimentale. Ce grand ennemi de tout ascétisme et de tout mysticisme finit par parler comme un ascète et un mystique, pour qui la douleur est le moyen de quelque grand œuvre dont un Dieu seul aurait le secret ; lui aussi il parle comme s’il croyait à la Providence !

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CHAPITRE II


l’idée de la vie individuelle.
nietzsche et l’école anglaise
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I. — Selon M. Tille, auteur du livre intitulé De Darwin à Nietzsche (1895, Leipzig), Nietzsche serait le premier moraliste qui de l’évolution et de la sélection naturelle a su tirer des conséquences logiques pour la conduite de la vie. Darwin, dit M. Tille, regardait sa doctrine comme compatible avec « la morale chrétienne, humanitaire et démocratique » ; mais une série de penseurs anglais et allemands ont peu à peu battu en brèche cette affirmation de Darwin, jusqu’à Nietzsche, qui l’a remplacée hardiment par une négation. Les penseurs français, dont M. Tille (selon l’habitude allemande) se garde de parler, n’ont pas suivi les aventureux égarements des Anglais et des Allemands depuis Darwin. C’est en France que l’on a surtout protesté, que l’on proteste encore et que, pour notre part, nous continuons de protester (comme l’avait fait aussi Guyau) contre les prétendues conclusions tirées des principes darwiniens par ceux qui adorent l’éternelle inégalité, l’éternelle oppression, la guerre éternelle. Examinons donc s’il est vrai que la morale de Nietzsche soit la vraie expression du darwinisme.

Nietzsche, qui, en bon Allemand, a toujours soin de représenter sa doctrine comme absolument nouvelle, sans prédécesseurs et sans maîtres, n’a pas manqué de se donner lui-même comme antidarwiniste. Et il est certain que, d’une manière générale, il a fait opposition à la morale anglaise, aux doctrines de Darwin et de Spencer, mais c’était pour y revenir par un détour.

La philosophie de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est un véritable dynamisme, et c’est par là qu’elle contraste avec « ce mécanisme à l’anglaise qui, dit-il, fait du monde une machine brute ». Outre l’influence de Schopenhauer, il est facile aussi de reconnaître combien Nietzsche s’est inspiré du physiologiste allemand Rolph. D’après ce dernier (Biologische Probleme), ce n’est pas la lutte pour la vie, telle que l’a entendue Darwin, qui est le ressort premier du développement ; c’est l’abondance. Toute race d’animaux grandit lorsque l’animal s’approprie plus de nourriture qu’il n’en a besoin pour se conserver et que, par suite, il peut réaliser un surcroît de développement ; le besoin et la lutte n’interviennent qu’ensuite et se bornent à produire une sélection parmi les variations préexistantes. Comment donc se sont produites ces variations elles-mêmes ? C’est seulement, dit Rolph, par l’effet d’une nourriture plus abondante qu’il ne serait nécessaire pour l’entretien de la vie ; or, l’assimilation de cette surabondance de nourriture ne peut avoir lieu que lorsque les besoins de l’individu vont beaucoup plus loin que le nécessaire pour vivre. Dès lors, la lutte pour l’existence n’est pas une lutte pour satisfaire les besoins qui maintiennent simplement la vie, c’est une lutte pour augmenter la réception de nourriture et l’intensité de la vie. Dans le domaine animal, il n’y a pas seulement une lutte de défense, mais encore et surtout « une lutte d’attaque, qui ne prend que sous certaines conditions la forme de la défense »[18]. Nietzsche a adopté ces vues de Rolph. « Où il y a lutte, dit-il, c’est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. » La lutte darwinienne pour la simple vie lui semble plutôt affirmée que démontrée, du moins en tant que loi universelle. « Elle se présente, à coup sûr, dit-il, mais comme exception[19] . » Selon Nietzsche comme selon Rolph, l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine ; c’est, tout au contraire, la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même[20] . Rolph avait exprimé la tendance fondamentale de l’être par « l’insatiabilité » ; Nietzsche l’exprime aussi, nous l’avons vu, par une volonté de puissance « insatiable ».

Comme l’avait fait Guyau, Nietzsche critique les principes de l’école anglaise, et il trouve contre elle plus d’un bon argument, sans d’ailleurs en trouver de neuf, ni qui ait échappé à Guyau. Il reproche aux Anglais de considérer surtout les réactions de l’homme sur son milieu et de négliger les actions spontanées de l’homme sur son milieu. C’est la grande objection que tous, en somme, nous autres philosophes français, nous avons dirigée contre les disciples de Darwin et de Spencer. Nietzsche reproche à la physiologie et à la biologie darwiniennes d’avoir escamoté le concept fondamental d’activité. La théorie du milieu, dit-il, est une théorie de neurasthénique[21] . L’école anglaise est, selon lui, sous la pression d’une sorte d’ « idiosyncrasie » : l’aversion pour tout ce qui commande et veut commander ; elle met en avant, au lieu de l’activité et de la puissance, ce mécanisme qu’elle appelle la « faculté d’adaptation… » Or, ajoute Nietzsche, — et ici il touche bien, comme l’avait fait avant lui l’auteur de la Morale anglaise contemporaine, au défaut essentiel du darwinisme et du spencérisme, — la faculté d’adaptation n’est qu’une activité de second ordre, une simple « réactivité ». Bien plus, Spencer a défini la vie elle-même « une adaptation intérieure, toujours plus efficace, à des circonstances extérieures »[22]. Nous avons répondu nous-même à Spencer, dans la Critique des systèmes de morale contemporains, que pour s’adapter il faut commencer par être et par agir, par vouloir quelque chose. Tout mécanisme d’adaptation est un procédé secondaire et ultérieur de la vie. Nietzsche aperçoit cette vérité, mais il tombe dans une erreur du même genre ([ne Spencer lorsqu’il définit l’activité immanente, qui est la vie, « une volonté de puissance et de domination ». La domination n’est-elle même, à notre avis, qu’une adaptation d’autrui à soi, qu’un mécanisme dérivé et secondaire, une sorte de pis-aller qu’on emploie parce qu’on y est obligé en face d’une résistance.

Étant donnée comme point de départ l’objection juste qu’il avait faite à Spencer, Nietzsche va, avec son art habituel, changer la vérité qu’elle renfermait en une grosse erreur. — Les émotions actives, dit-il, sont les émotions « agressives »[23] . — Où a-t-il découvert cette étrange identité ? En quoi agir est-il synonyme d’attaquer ? — C’est, diront peut-être les Nietzschéens, que, pour agir, il faut agir contre un obstacle, donc attaquer cet obstacle et lutter. — Oui, je vous comprends, l’acte pur d’Aristote étant interdit à l’homme, il ne lui reste plus que l’effort des stoïciens, qui suppose résistance. Mais, ceci admis, il n’en est pas moins facile de mettre le doigt sur la plaie du système. Agir contre quelque chose, est-ce nécessairement agir contre d’autres hommes ? Ne puis-je agir contre un milieu extérieur, par exemple soulever un fardeau, sans vous attaquer, vous ou tout autre ? Ne puis-je agir contre un milieu intérieur, par exemple contre ma colère ou mon instinct de vengeance, sans vous attaquer, alors que j’en aurais peut-être le désir ? Ne puis-je faire effort pour résoudre un problème de géométrie sans agir contre quoiqu’un ? Ne pouvons-nous agir tous les deux ensemble contre un obstacle différent de nous ? Ne pouvons-nous enfin agir l’un pour l’autre et nous rendre des services réciproques ? Oui, Nietzsche a raison d’admettre « la prééminence fondamentale des forces d’un ordre spontané », mais il n’a pas le droit, dans la même phrase, d’ajouter qu’elles sont « d’un ordre agressif, conquérant, usurpant ». Il a raison d’affirmer la souveraineté des fonctions les plus nobles de l’organisme, fonctions où la volonté de vie se manifeste « active et formative » ; mais toute activité informante n’est pas par essence agressive, quoique, en un monde où les forces sont en lutte, la lutte soit l’accident qui s’ajoute presque toujours à l’essence de la vie, du moins dans l’ordre matériel. Le vrai philosophe est précisément celui qui sait distinguer le fond même de l’activité des formes extérieures que les circonstances du dehors lui imposent. Nietzsche a-t-il vraiment compris la vie, dont il parle sans cesse ? A-t-il vraiment compris « la puissance » et « l’activité insatiable » qui est le cœur toujours palpitant de. l’être ? L’être ne veut-il pouvoir que pour pouvoir, sans qu’il soit besoin d’ajouter : pouvoir quoi ? L’être est-il indifférent à pouvoir jouir, à pouvoir penser, à pouvoir aimer ? Nietzsche reproche à Spencer le vide de son mécanisme, et il y voit même un nihilisme ; mais lui-même, en répétant sans cesse : puissance, puissance, répète un mot qui, par définition, équivaut à rien ; Nietzsche est, sans le vouloir, un nihiliste. Fasciné, comme nous l’avons vu plus haut, par l’idée de force en exertion, il ferme les yeux au but que la puissance poursuit, qui est toujours une forme quelconque de jouissance, ne fut-ce que la jouissance de soi et de son propre déploiement. « La vie elle-même, dit-il, est pour moi l’instinct de croissance, de durée, d’accumulation de forces, l’instinct de puissance. » Définition incomplète : vivre n’est pas seulement, même chez les animaux, instinct de croissance, car la nutrition, qui est proprement le moyen de la croissance, n’est qu’une des fonctions primordiales, la centripète, et elle n’empêche pas l’instinct de reproduction, qui est, comme Guyau l’a soutenu, la fonction centrifuge, orientée vers autrui, toute prête à devenir amour.

S’il en est ainsi, peut-on borner la « vie débordante » à ses manifestations agressives et guerrières, comme un barbare qui s’imaginerait que la chasse aux bêtes ou à l’homme est la seule forme possible de vie supérieure ? Une mère qui prend soin de son enfant, qui s’en occupe tout le jour, qui le veille la nuit, qui est attentive à son moindre cri et à son moindre geste, qui se donne tout entière pour lui, qui se dévoue au besoin pour lui, une telle mère est sans doute « active » : en quoi est-elle « agressive » Lors donc que Nietzsche identifie action et agression, il se moque de nous, ou plutôt il se moque de lui-même, comme il arrive à toute raison déraisonnante. C’est à ce prix qu’il définit les émotions actives par « l’action de subjuguer », par l’ « exploitation », l’ « ambition », la « cupidité », la « cruauté » même, le plaisir de faire le mal pour faire le mal, de détruire pour détruire, de dominer pour dominer. C’est à ce prix que toutes les passions tenues jusqu’ici pour mauvaises changent enfin de « valeur » et de signe, deviennent les expressions de la foncière activité vitale, les vraies valeurs bonnes, — avantageuses à la vie et à son déploiement, — les moyens d’ascension vitale par opposition aux émotions dépressives et descendantes, aux valeurs de dégénérescence[24] . Le tigre déchire sa proie et dort, voilà le modèle fourni par la nature ; l’homme fort et cruel tue son semblable, cela est dans l’ordre, cela est digne du tigre ; mais l’homme « veille », voilà le mal, voilà la décadence, l’infériorité du « domestiqué » par rapport au tigre sauvage ou au grand fauve des bois, au vieux Germain destructeur, ou encore à l’anthropophage qui ne connaît pas « la mauvaise conscience ».

En somme, de ce que toute activité rencontre résistance, Nietzsche a non seulement conclu qu’elle est travail et lutte, mais qu’elle est lutte contre autrui, ce qui constitue le plus manifeste paralogisme. Les cas d’antagonisme entre une activité et d’autres activités sont sans doute extrêmement nombreux, mais ils ne sont pas tous les cas possibles ou réels d’activité. En outre, au lieu de constituer le fond même de l’activité, le combat n’en est qu’une limitation extérieure. Ce n’était pas la peine de s’élever contre Darwin pour être à la fin plus darwiniste que Darwin même.

Je ne sais si Nietzsche avait lu Blanqui ; à coup sûr, ce dernier est un de ses ancêtres. Non seulement Blanqui a soutenu l’ « éternel retour » et l’existence d’une infinité de Blanquis dans l’infinité de l’espace[25] , mais il a soutenu aussi la théorie de « la volonté insatiable de domination. » Écoutez-le, et dites si vous ne croyez pas entendre Nietzsche en personne : « Il y a chez l’homme une tendance native, une force d’expansion et d’envahissement qui le pousse à se développer aux dépens de tout ce qui n’est pas lui. (Wille zur Macht !) Ainsi pour les plantes, ainsi pour les animaux, ainsi pour les hommes... Faible, l’homme se laisse réduire à un minimum qui est en raison même de sa faiblesse (morale des esclaves). Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force (morale des maîtres). Il ne s’arrête qu’aux barrières infranchissables (insatiabilité de Nietzsche). « Le pouvoir est oppresseur par nature. Le sentiment de Justice développé par l’instruction n’est lui-même qu’un assez frêle obstacle. L’instinct envahisseur perce et pénètre dès qu’il ne sent plus de résistance, et se fait illusion de la meilleure foi du monde, avec les plus beaux prétextes… La fraternité n’est que l’impossibilité de tuer son frère. » C’est devant toute cette page que Nietzsche, s’il l’a lue, a dû mettre : Moi ! L’aveugle de l’évangile voyait les hommes comme des arbres en marche ; Nietzsche voit les hommes comme des fauves toujours prêts à fondre sur leurs compagnons. Mais si, comme nous l’avons vu, agir n’est pas nécessairement attaquer autrui, si même c’est souvent aider autrui, s’il faut autant et plus d’activité pour rendre service que pour nuire, pour guérir que pour blesser, pour aimer que pour haïr, pour pardonner que pour se venger, pour rendre le bien que pour rendre le mal ; alors tout l’édifice de Nietzsche s’écroule par la base, toute la prétendue supériorité des mauvaises passions sur les bonnes, des mauvaises actions sur les bonnes, n’apparaît plus que comme une gigantesque mystification, vainement dissimulée sous le flamboiement du style.

II. — Pour démontrer que la « volonté de puissance » manque dans les plus hautes valeurs de l’humanité, dans les valeurs morales, Nietzsche est obligé de soutenir que sagesse, maîtrise de soi, courage, tempérance, justice, bienfaisance, bonté, sont des signes d’impuissance, des stigmates de faiblesse et de dégénérescence, de vie descendante et de « nihilisme ». Mais est-ce que le juste qui domine ses instincts animaux, en vue d’une loi commune à tous les êtres raisonnables, est un impuissant ? Est-ce que le bienfaisant qui se dévoue et même se sacrifie au bonheur de ses semblables est un « anémique », exsangue, épuisé, voisin de l’anéantissement ? Nietzsche a lui-même, avec une admirable poésie, comparé le méchant à une grappe de serpents entrelacés, sifflants et toujours prêts à mordre. Comment veut-il maintenant nous faire croire que ces serpents, qui vont jusqu’à se mordre entre eux, que ces passions contradictoires et en lutte mutuelle sont préférables à la bonté ?

C’est que Nietzsche attribue une utilité fondamentale, non pas seulement aux instincts normaux, — ce qui serait admis de tous les philosophes, — mais aux mauvaises passions. À l’en croire, les vices de toutes sortes sont des « ouvriers cyclopéens » qui servent à bâtir le nouvel édifice. L’« homme de rapine », l’ « homme de proie », dit-il dans la Gaie science (une science dont la gaieté est lugubre) [tout se permettre « l’acte terrible et toute la somptuosité de la destruction, de l’analyse, de la négation ; il semble autorisé au mal, à l’irrationalité, au blâme, en raison d’un excès de ces forces génératrices et fécondes qui savent transformer tout désert en un paradis luxuriant. » Cette conception romantique du vice et du crime est en contradiction avec toute la criminologie scientifique de notre époque. Le type criminel est très rarement le type de la vie débordante ; il est le plus souvent celui de la vie appauvrie et dégénérée. Ce qui frappe tous les observateurs des jeunes criminels, en particulier, c’est le manque de volonté et d’énergie qui les caractérise, c’est leur « veulerie », leur anémie intellectuelle et morale, — cette anémie que Nietzsche attribue si étrangement aux « bons » et aux « vertueux » La dégénérescence, avec toutes ses tares, est la grande source de la criminalité, qui n’a absolument rien de la vie tropicale célébrée par Nietzsche. Celui-ci en est encore aux brigands d’opéra ou de drame, aux bandits héroïques de Schiller, de Byron, de Victor Hugo ou de Dumas, qui ont pu se rencontrer en pays barbares et en temps barbares, mais qui, en Allemagne comme en France, n’existent plus que sur la scène.

Nietzsche parle à plusieurs reprises des « crimes aux issues heureuses » comme de moyens que la vie emploie pour briser les formes trop étroites où on aurait voulu l’emprisonner. « Un constant travail de transformation s’opère sur la morale ; les crimes aux issues heureuses en sont les causes (j’y compte par exemple toutes les innovations dans les jugements moraux[26] . » Dire : Tuez, au lieu de dire : Ne tuez pas, Volez, soyez adultère, violez femmes et enfants, au lieu de dire ; Respectez le bien d’autrui, la femme d’autrui, la pureté de l’enfance, voilà des innovations morales : reste à savoir si les issues en seraient heureuses. Le grand artifice de Nietzsche en ses éloges du crime, c’est de nous le représenter comme essentiellement novateur, puis, par une confusion d’idées, rénovateur. Que celui qui a le premier découpé une femme en morceaux ait été novateur, je le veux bien ; rénovateur, c’est une autre affaire. Tout ce qui est bon aujourd’hui, remarque Nietzsche, a dû commencer par être nouveau, donc insolite, contraire aux usages et aux coutumes, donc immoral ; aussi « le bien a-t-il rongé comme un ver le cœur de son infortuné inventeur ». La « bonne conscience » d’aujourd’hui a sa racine dans la « mauvaise conscience » d’hier. — Il y a dans ces réflexions de Nietzsche, comme dans les autres, une part de vérité toute simple et une part d’erreur énorme. La vérité, c’est que les grands hommes de bien, les grands inventeurs moraux, les Socrate, les Moïse, les Jésus, ont dû lutter contre les préjugés de leur temps, ont été traités d’impies ou d’immoraux. D’où il suit, comme Guyau l’avait soutenu avec tant d’éloquence, qu’il faut se défier des opinions courantes, même en morale, et se demander si l’œil qui nous scandalise parce qu’il voit trop clair mérite bien d’être arraché, si l’action qui nous choque est une vraie reculade ou n’est pas un progrès. Mais soutenir pour cela que le bien a toujours commence par être le mal, que la bonne conscience a commencé par être du remords, que les Socrate ou les Jésus ont été tourmentés par un ver rongeur qui leur reprochait de ne pas se conformer à l’opinion courante, c’est faire s’évanouir la vérité de tout à l’heure en sophisme. Il ne suffit pas de contrarier toutes les idées reçues et toutes les maximes de conduite régnantes pour introduire dans le monde un véritable bien : nouveau n’est pas toujours renouveau. Ni les Cartouche, ni, quoi qu’en pense Nietzsche, les Borgia même ou les Malatesta n’ont été des inventeurs de valeurs nouvelles. D’autre part, il ne suffit pas de contrarier les idées reçues pour éprouver du remords : tout dépend de la manière dont on les contrarie et du but que l’on poursuit. Celui qui a conscience d’être désintéressé et de prêcher par la parole ou par l’action une doctrine plus haute, celui-là éprouve-t-il du remords ? Il en éprouverait, au contraire, s’il refusait d’écouter sa propre conscience pour s’asservir à une opinion ou à des mœurs dont il sent l’erreur et le vice. C’est donc un pur jeu de logique que de dire : la bonne conscience naît de la mauvaise conscience et toute vertu a commencé par être un vice.

— « Ce ne sont pas les bons qui créent, » objecte Nietzsche : ils « crucifient quiconque inscrit de nouvelles promesses sur des tables nouvelles. » — Jésus, qui créa une morale, était-il donc un « méchant » ? Et, s’il fut réellement « bon », est-ce lui qui crucifia, ou est-ce lui qui fut crucifié ? L’histoire nous montre que ce sont les bons qui sont les seuls créateurs : seuls ils introduisent dans le monde une force nouvelle et durable, par exemple celle de l’amour, celle de la charité, celle même de la pitié, honnie de Zarathoustra.

Guyau avait déjà remarqué que, au fond de beaucoup de criminels, « on retrouve un instinct précieux au point de vue social et qu’il faudrait utiliser : l’instinct d’aventure. Cet instinct pourrait trouver son emploi aux colonies, dans le retour à la vie sauvage[27] ». On sait aussi que M. Durckheim, allant plus loin, admet comme Nietzsche le rôle utile du crime, rapproché du génie par Lombroso et d’autres. — Supposez par impossible, dira M. Durckheim, une société où il ne se commette plus un seul homicide, un seul vol, pas le moindre attentat contre les mœurs ; cela ne pourra tenir qu’à un excès d’unanimité et d’intensité de la conscience publique dans la réprobation de ces actes ; et la conséquence déplorable sera que, devenue plus exigeante à raison même des satisfactions reçues par elle, cette conscience collective se mettra à incriminer avec une sévérité extravagante les plus légers actes de violence, d’indélicatesse ou d’immoralité ; ce sera comme dans un cloître où, faute de péchés mortels, on est condamné au cilice et au jeûne pour les plus vénielles peccadilles. Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n’entraînent aujourd’hui qu’un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. — Ainsi le crime prévient une pression trop tyrannique exercée sur l’individu par l’opinion publique et la conscience collective.

Je réponds que si, en effet, les choses réprouvées par une conscience sociale de plus en plus délicate sont réellement blâmables, il n’y a aucune utilité à se révolter contre des règles justes. En outre la sévérité de l’opinion publique n’entraîne nullement la sévérité des sanctions légales ; au contraire, celles-ci deviennent de moins en moins nécessaires à mesure que celle-là acquiert plus d’empire. Il est possible que, dans un couvent, on vous condamne au cilice pour une peccadille, mais une société à la conscience délicate ne vous mettra pas en prison pour telle on telle indélicatesse qu’elle blâmera sévèrement. Ce qui est vrai, ce que Guyau avait soutenu, ce que Nietzsche a poussé jusqu’à l’extrême, c’est que le groupe doit être tolérant pour l’individu, qu’il ne doit réprimer que les actes absolument contraires aux nécessités de la vie sociale, qu’il doit laisser les opinions absolument libres, la morale même aussi libre qu’il est possible. Ce qui est vrai encore, c’est qu’il ne faut pas prétendre juger les autres, mesurer leur responsabilité intérieure, viser à assurer l’expiation de leurs fautes. Mais l’utilité des faux crimes, comme ceux de Socrate, n’entraîne en rien celle des vrais crimes, comme ceux de Lebiez.

En somme, la psychologie de Nietzsche, malgré certaines observations justes ou pénétrantes, demeure paradoxale, et le principe qui fait de la méchanceté la fonction naturelle et normale de la vie semble le cauchemar d’un cerveau malade. Seul le ton apocalyptique de Nietzsche lui permet d’affirmer, sans la moindre preuve, que les bons travaillent à l’annihilation de l’individualité humaine ; en réalité, ce sont « les valeurs » qu’il met en avant, lui, qui sont « nihilistes ». Déchaînez sur la terre humaine l’égoïsme, l’esprit de domination, la volupté, la paresse, l’intempérance, l’orgueil, l’envie, l’avarice, la violence, le viol, la haine, la cruauté, et vous verrez si ces ouvriers cyclopéens bâtiront une tour de Babel capable de dépasser les nues, ou si, au contraire, ils ne feront pas crouler en ruines tout ce que l’humanité avait élevé à force de travail et de dévouement. Prétendre que toute morale, comme telle, rabaisse et affaisse l’homme, — et cela, en le rendant sociable, c’est-à-dire en centuplant ses forces par celles d’autrui, — c’est pousser un peu trop loin le désir de se singulariser. D’ailleurs, que va-t-il faire lui-même, cet « immoraliste », sinon de nous prêcher une nouvelle morale, — nouvelle à ses yeux, veux-je dire ? Une fois mis décote les paradoxes, les figures de rhétorique et les fleurs de poésie, le prétendu immoraliste redeviendra un moraliste, souvent très fin et profond, presque toujours austère, sévère et « dur ». Car il est de ceux qui sont persuadés que « qui aime bien châtie bien ». Ce chantre de la « volupté » a fini par faire, nous l’avons vu, un magnifique éloge de la « souffrance », et l’apparent épicurien s’est métamorphosé en stoïque à l’œil sec. Après avoir déclaré que tout idéal est une chimère antinaturelle et ennemie de la vie, il finira par nous proposer son Surhomme, qui est un homme idéal, plus ou moins bien conçu, mais enfin idéal.



CHAPITRE III


l’idée de la vie sociale.



L’erreur initiale de Nietzsche sur l’activité, confondue avec l’agression, entraîne sa théorie de la société humaine, aussi inexacte que son idée de la vie individuelle. Nietzsche prétend que « la société est, au fond, contre nature », parce qu’elle contrarie sur beaucoup de points l’expansion de la nature individuelle. Les forts, dit Nietzsche, « aspirent à se séparer, comme les faibles à s’unir » : si les premiers forment société, c’est « en vue d’une action agressive commune, pour la satisfaction commune de leur volonté de puissance ». « Leur conscience individuelle, ajoute Nietzsche, répugne beaucoup à cette action en commun. » Les faibles, eux, se mettent en rangs serrés pour le plaisir qu’ils éprouvent à ce groupement, et par là leur instinct est satisfait ; tout au contraire, l’instinct des « maîtres de naissance (c’est-à-dire de l’espèce homme, animal de proie et solitaire) est irrité et foncièrement troublé par l’organisation[28]. » Ainsi, serait renversée, selon Nietzsche comme selon Stirner, la vieille définition d’Aristote qui croyait que, pour vivre seul et unique, il faut être une brute ou un dieu. Au lieu de dire : l’homme est naturellement sociable, Nietzsche a découvert qu’il est naturellement insociable. Rousseau avait prétendu que l’homme qui pense est un animal dépravé : Nietzsche prétend, à son tour, que l’homme qui aime la société de ses semblables est un animal dépravé. Ce continuateur de Rousseau égaré à notre époque nous annonce, comme une nouveauté, que c’est la civilisation qui, en faisant de l’homme une bête de troupeau et surtout une bête morale, a produit la décadence de l’espèce humaine. « De tout temps, dit-il, on a voulu améliorer les hommes ; c’est cela, avant tout, qui s’est appelé la morale. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une amélioration. » En parlant ainsi, Nietzsche assimile deux choses opposées : la culture de l’homme dans l’intérêt de l’homme, et la domestication de l’animal pour le service de l’homme. Il y a cependant quelque différence, semble-t-il, entre élever des hommes selon des règles rationnelles et humaines, ou domestiquer des chats, des chiens, des lions et des tigres pour des besoins qui n’ont plus rien de canin ou de félin et qui sont les besoins d’un autre animal, d’une autre « bête », si l’on veut parler comme Nietzsche. Ce dernier n’en confond pas moins la domestication de l’animal et la civilisation de l’homme. « Qui sait ce qui arrive dans les ménageries ? dit-il ; mais je doute bien que la bête y soit améliorée. On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures ; on en fait la bête malade. Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé. » Et Nietzsche en revient à. son éternel culte de la noble « bête blonde », — traduisez le « vieux Germain ». Il nous peint un de ces Germains rendu meilleur par la morale chrétienne, c’est-à-dire affaibli et amolli, ce qui est pour lui synonyme d’adouci. Heureusement, nous avons eu des Borgias, mais en quantité insuffisante, si bien que les œuvres de ces « maîtres », de ces bienfaiteurs et régénérateurs, ont été contrariées et annulées par le troupeau servile[29] .

Ainsi parle Nietzsche. S’il veut dire que la morale des civilisés affaiblit certaines énergies sauvages de l’homme, il dit une banalité ; et, s’il en veut conclure que l’homme, adouci dans ses énergies bestiales, n’a pas gagné par compensation certaines énergies supérieures, surtout d’ordre intellectuel et moral, il ne dit encore une prétendue nouveauté que sous la forme d’une insanité. De même, s’il soutient que la morale sociale, chrétienne ou autre, a parfois fait adopter telles ou telles « vertus », plus ou moins dignes de ce nom, aux dépens de certaines qualités naturelles et individuelles, il dit une banalité ; s’il ajoute que la morale sociale a eu ses erreurs et, sur bien des points, doit être rectifiée, il dit encore une banalité ; car qui prétendra que l’idéal d’un saint Siméon stylite, par exemple, soit, pour le chrétien même, le véritable idéal du XXe siècle ? Mais, s’il veut nous persuader que, dès qu’on moralise la bête humaine, on la fait dégénérer, que les Socrate, les Thraséas, les Helvidius Priscus, les Vincent de Paul sont des hommes « ratés » et « abâtardis », c’est délire pur et simple.

Quoique Nietzsche, alors même qu’il répétait Darwin, ait prétendu ne pas être darwiniste, il est de nouveau d’accord avec Darwin sur la nécessité de la lutte dans l’évolution animale et humaine. Ce fait que, à ses yeux, il ne s’agit pas seulement d’une lutte pour la simple préservation de la vie, mais bien d’une lutte pour l’accroissement indéfini de la puissance, ne change rien au résultat, qui est toujours l’apologie de la guerre universelle et de la concurrence acharnée. Nietzsche est un enthousiaste de la lutte : « Luttez toujours et sans cesse, enseigne Zarathoustra à ses disciples ; vous chercherez votre ennemi, vous combattrez votre combat, vous lutterez pour votre pensée, et si votre pensée succombe, votre loyauté devra se réjouir de sa défaite… Vous aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix mieux que la longue… Je ne vous conseille pas le travail, je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire, Que votre travail soit un combat, votre paix une victoire… Une bonne cause, dites-vous, sanctifie la guerre, et moi je vous dis : une bonne guerre sanctifie toute cause.[30]. » La guerre est donc bienfaisante pour l’humanité, bonne en elle-même ; aussi Nietzsche prédit-il que nous allons entrer dans une période de grandes guerres où les nations lutteront avec acharnement pour l’hégémonie du monde.

Pour lui, l’opposition à la lutte, la volonté d’union et de concorde, qui consiste à « s’abstenir réciproquement de froissements, de violences, d’exploitations, à coordonner sa volonté avec celle des autres, ne peut être ni le principe fondamental de la société, ni sa vraie loi. Si on la change en principe, elle se montre aussitôt, dit-il, ce qu’elle est réellement : « Volonté de négation de la vie, principe de dissolution et de déclin »[31]. La vie elle-même, en effet, nous l’avons vu, est « essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation et, tout, au moins, dans le cas le plus doux, exploitation ». « Tout fait accompli dans le monde organique est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer[32]. » Il en est de même dans le monde social. — On ne voit pas cependant, répondrons-nous, dans le domaine organique, que la respiration soit une domination, que le mouvement spontané de l’enfant qui joue soit une domination. On ne voit pas non plus que la génération soit une exploitation. Nietzsche fait de la faim l’unique moteur et oublie l’autre face de la vie physique, la génération, l’amour. Voilà qui efface d’un trait de plume, outre une moitié de la vie physique, toute la vie intellectuelle (penser n’est pas détruire), toute la vie morale et sociale (s’unir à autrui n’est pas détruire).

En vertu de ce système biologique et sociologique, Nietzsche n’a pas assez d’amère ironie pour tous ceux qui ont besoin du troupeau humain au lieu de s’enfermer dans leur moi ; il croit que ce sont là les faibles et les médiocres. Mais la science naturelle est la première à enseigner que les « bêtes de troupeau », dans la lutte pour la vie, ont vaincu les bêtes de proie solitaires, les grands pachydermes des temps héroïques, les lions ou tigres, des temps plus rapprochés. Encore les fauves admirés de Nietzsche ont-ils une famille, ce qui est un commencement de société. Les singes, qui ne passent pas pour être inférieurs en intelligence aux tigres et aux panthères, vivent en société ; les premiers hommes, aussi loin que la science peut atteindre leurs vestiges, vivaient eux-mêmes en société ; et Nietzsche espère nous faire croire, dans son romantisme de solitude, que l’Homo est un être essentiellement solitaire ! Il n’est pas exact que la force d’un être engendre par elle-même son insociabilité et que les vrais forts aiment l’isolement. Les éléphants sont forts, et ils aiment la société. Les hommes préhistoriques étaient forts, et eux aussi, nous venons de le dire, ils aimaient la société. Le maître final du globe, celui qui a triomphé et triomphe encore de toutes les espèces, c’est précisément la bête de troupeau par excellence, c’est l’homme. L’adorateur germanique des bêtes de proie ne voit pas que ses dieux animaux sont précisément ceux qui sont en voie d’extinction : nous assistons au crépuscule des grands félins, auxquels a manqué cet élément de durée si dédaigné de Nietzsche : la douceur.

Dans un de ces nombreux projets qui traversaient son cerveau on feu, Nietzsche voulait consacrer dix années de sa vie à étudier l’histoire naturelle pour corroborer son système moral et social. Que n’a-t-il commencé cette étude ? Au bout de quelques mois seulement, il aurait vu son système tomber devant les faits. Mais il en est resté à la période de l’ignorance, de cette ignorance qui fait les sibylles, les devins, — et même les poètes.



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CHAPITRE IV


condamnation de la justice.



I. — La théorie de la justice est-elle plus scientifique chez Nietzsche que ne l’est celle de la vie individuelle ou celle de la vie sociale ?

Si le chef-d’œuvre poétique de Nietzsche est son Zarathoustra, sa principale œuvre théorique devait être la Volonté de puissance, essai d’une transvaluation de toutes les valeurs, travail inachevé, dont les Archives de Nietzsche à Weimar publient de longs et importants fragments[33].

Suivons Nietzsche dans ses efforts pour condamner l’idée de justice d’abord en elle-même, puis dans ses applications à la société, sous les formes diverses et, selon lui, également décadentes, de la démocratie, du socialisme, de l’anarchisme et du christianisme.

Au début de son ouvrage, Nietzsche accuse de nihilisme la société européenne, et, par nihilisme, il entend l’affaissement et l’annulation de la volonté de puissance, fond de la vie individuelle et sociale. À l’en croire, toute la société « moderne » est victime d’une immense erreur, qui est la cause de l’universelle décadence. Une société déchoit quand elle prend pour principes d’action des valeurs antivitales, c’est-à-dire contraires au sens même de la vie, qui est la recherche insatiable du pouvoir et de la domination. La maladie moderne, le mal des civilisés, selon Nietzsche, c’est l’affaissement et l’impuissance de la volonté. Saint Augustin disait : Aime et fais ce que tu voudras. Zarathoustra, lui, nous dit de vouloir et de faire ce que nous voudrons.

Hélas que ne comprenez-vous ma parole ? Faites toujours ce que vous voudrez, mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir !

Aimez toujours votre prochain comme vous-même, — mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes !

— Qui s’aiment avec le grand amour, avec le grand mépris !

Ainsi parle Zarathoustra, l’impie.

Mais pourquoi parler quand personne n’a mes oreilles ? Il est encore une heure trop tôt pour moi[34].

La grande faute de la société moderne, qui a fait de la religion une décadence », de la morale une décadence, de la philosophie une décadence, c’est d’avoir substitué au naturel déploiement de la vie et de la force la recherche artificielle et vaine de la justice pour tous et du bonheur pour tous.

On se rappelle ce sauvage à qui un missionnaire s’efforçait de persuader qu’il ne devait pas manger sa propre femme et qui répondit : — Est-ce que les gros poissons ne mangent pas les petits, est-ce que les forts ne mangent pas les faibles ? — Il invoquait la même leçon de la « nature » que Nietzsche. « Ce n’est, dit celui-ci, que depuis l’institution de la loi qu’il peut être question de justice ou d’injustice… Parler de justice ou d’injustice en soi n’a pas de sens ; une infraction ; une violation, un dépouillement, une destruction en soi ne pouvant évidemment être que quelque chose d’ « injuste », attendu que la vie procède essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction, et qu’on ne saurait l’imaginer procédant autrement.[35]» Calliclès et Darwin sont ainsi ramenés à l’unité. Mais, si la justice manque chez les plantes et chez les animaux inférieurs, est-ce donc une raison pour la considérer chez les hommes comme arbitraire et purement légale ? Le « moderne » Nietzsche nous apprend, avec le vieil Hippias, que c’est par l’histoire qu’on peut déterminer ce qui est de droit ; il nous apprend, avec Thrasymaque, qu’il n’y a d’autre droit naturel que la force. Il n’entrevoit même pas ce qu’entrevoyait déjà Calliclès : que les lois positives n’ont pu s’établir qu’en ayant la force pour elles, d’où il suit que ce sont précisément les lois positives qui sont les vraies lois naturelles, que la vraie force supérieure est donc la force sociale, non la force individuelle, qu’enfin cette force sociale est une force d’union et de coopération encore plus que de conflit et de lutte.

Nous avons vu l’originalité, chez Nietzsche, commencer presque toujours avec la perversion maladive d’idées banales ; en voici un nouvel exemple. Que « tout rapport de droit se ramène aux formes primitives de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot », c’est une idée devenue banale en Allemagne depuis Karl Marx, et qui, d’ailleurs, n’en est pas moins fausse ; Nietzsche s’empresse de la faire sienne. Que la « compensation équivalente », qui succéda au talion dans la justice barbare, allât jusqu’à imaginer une équivalence entre un dommage causé et une souffrance infligée à l’auteur du dommage c’est encore une idée non moins banale pour quiconque a lu la loi des Douze Tables ou connaît le Shylock de Shakespeare : le créancier était autorisé à couper un morceau de la chair du débiteur en échange de la dette : si plus minusve secuerint, ne fraude esto. Comment arriver à pervertir encore davantage cette justice déjà si pervertie ? Nietzsche va y réussir en la présentant comme une belle application de sa doctrine du « droit des maîtres ». La satisfaction de « maître » accordée au créancier en compensation de sa perte, c’est cette joie supérieure qui consistée « exercer en toute sécurité sa puissance sur un être réduit à l’impuissance », c’est « la volupté de faire le mal pour le plaisir de le faire (Nietzsche souligne lui-même ces mots), c’est enfin « la jouissance de tyranniser ». Et cette jouissance, à l’en croire, est d’autant plus vive que, sur l’échelle sociale, le rang du créancier est plus bas, que sa condition est plus humble ; car alors le sentiment de supériorité sera plus grand chez le créancier, le morceau de chair « lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé ». Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier « prend part au droit des maîtres » ; il finit enfin, lui aussi, « par goûter le sentiment, anoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est au-dessous de lui ». Est-ce l’avant-goût du Surhomme ? « La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. » — C’est ainsi qu’un lieu commun de l’histoire du droit aboutit, dans un cerveau dévoyé, à une sorte de sadisme juridique et philosophique. « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore, — voilà, dit-il, une vérité, mais une vieille et puissante vérité capitale, humaine, trop humaine. »

C’est, à en croire Nietzsche, dans cette sphère même du droit de compensation et de cruauté que « le monde des concepts moraux, faute, conscience, devoir, sainteté du devoir, a son foyer d’origine ; à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été longuement et abondamment arrosé de sang ». Jusque chez le vieux Kant, « l’impératif catégorique a un relent de cruauté ». Quand il écrivit ces pages dans sa Généalogie de la morale, Nietzsche avait lu et annoté celles de Guyau sur la Morale sans obligation ni sanction ; il avait lu l’analyse de Guyau qui ramène la sanction à l’expiation, l’expiation à une compensation mystique, à une sorte de balance établie entre des fautes et des peines ; mais, au lieu de dégager, comme Guyau, de toute idée de vengeance, de vindicte et d’expiation, un idéal de moralité supérieure pour laquelle le mal ne serait jamais une vraie compensation du bien, Nietzsche croit trouver dans la cruauté un développement de vie, une passion de « maître », dont une fausse morale aurait fait un sentiment bas au lieu d’un sentiment noble. « J’atteste ici expressément qu’au temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté, la vie sur terre s’écoulait avec plus de sérénité qu’à notre époque de pessimisme. » Et Nietzsche n’a pas assez d’ironie pour « le maladif aveulissement et le moralisme qui finissent par apprendre à l’animal homme à rougir de tous ses instincts », par exemple, de la cruauté ! — Une telle interprétation de la doctrine évolutionniste a-t-elle besoin d’être réfutée ? Si, aux yeux des darwinistes, la cruauté a pu être utile au début de l’humanité comme moyen d’assurer la survivance aux plus forts et aux plus durs, il est clair que ce rôle est passé depuis des siècles et qu’une telle survivance est aujourd’hui une tare ou une honte.

Là même où Tolstoï croirait reconnaître la pitié et ses effets bienfaisants, Nietzsche veut voir la cruauté. Presque tout ce que nous appelons culture supérieure, à l’en croire, repose sur « la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté ». — Cette « bête sauvage » n’a pas été tuée ; « elle vit, elle prospère, elle s’est seulement divinisée »[36]. Elle s’est aussi, par une sorte de déviation et de maladie, tournée contre le moi, au lieu de se tourner vers autrui. L’abnégation, la contrition, le remords, qui tourmentent le chrétien, ne sont que cruauté. La recherche même de la connaissance, avec ses doutes et ses négations, est une violence faite au penchant naturel de la volonté, " qui voudrait affirmer, aimer, adorer ». Déjà toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les choses, « est une violence, une volonté de faire souffrir la volonté essentielle de l’esprit, qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel ; déjà, dans toute volonté de connaître, il y a une goutte de cruauté. » On voit l’altération que subissent les choses les plus simples dans le miroir déformé et déformant de Nietzsche : vous recherchez la vérité au prix du travail et de la peine, malgré la souffrance et en dépit des illusions perdues, Nietzsche prétend que vous recherchez la souffrance même, que vous voulez, non pas trouver la vérité, mais faire souffrir votre volonté naturelle, pour le plaisir cruel de la faire souffrir. De telles analyses, malgré ce qu’elles peuvent contenir parfois de spécieux ou même d’exact, — malgré les « gouttes » de vérité qui se mêlent à l’erreur, — n’en sont pas moins encore plus imaginaires que les analyses de La Rochefoucauld. Celui-ci voyait du moins dans la recherche de la vérité une recherche de son intérêt ou de son plaisir, — non de la souffrance Quant au remords de l’injuste, où Nietzsche trouve le plaisir de se faire souffrir soi-même, de s’offrir à soi-même en autodafé, qui acceptera qu’on en fasse une pure cruauté de bourreau ? Qu’un Spinoza, au point de vue de l’existence rationnelle, prétende que celui qui a péché est misérable et que celui qui se repent d’un repentir sensitif, au lieu de se transformer par la connaissance du vrai, n’est au fond que deux fois misérable, passe encore ; mais que celui qui éprouve du remords soit « méchant » envers soi et mû par le même sentiment de férocité qu’un Caligula, voilà qui pousse de nouveau le sophisme jusqu’aux confins du délire. « Toutes les religions, conclut Nietzsche, sont, en dernière analyse, des systèmes de cruauté.[37] » Au lieu d’abandonner à sa naturelle direction l’instinct de cruauté, qui est « un des instincts de la vie », le christianisme l’a tourné contre le moi et l’a fait servir à l’abâtardissement du bon animal sauvage qu’eût été l’homme.

Nietzsche n’admet pas la théorie, chère à l’école anglaise, qui fait sortir la justice de l’instinct de vengeance transformé ; mais c’est uniquement parce que, selon lui, l’instinct de vengeance n’est encore qu’une émotion « réactive », une réponse, une réplique, un choc en retour. Ce qu’il veut, lui, c’est le choc initial, l’agression et le sentiment spontané de la cruauté. La justice sociale n’est qu’un déclin de la force, une ressource des faibles, une ruse pour se défendre contre ceux à qui, par nature, appartient la domination.

II. — L’idée de justice et de droit enveloppe celle d’équité, qui elle-même enveloppe celle d’égalité, fondement de la démocratie ; l’équité a pour but de rétablir une certaine balance entre le fort et le faible au sein de la société humaine. La loi naturelle du triomphe des plus forts se trouve ainsi compensée par le principe rationnel et social de l’égalité des droits entre les faibles et les forts. — Le principe d’égalité ! Il n’y a pas pour Nietzsche « de poison plus empoisonné ».

Zarathoustra compare les prédicateurs de l’égalité aux tarentules qui veulent tout envelopper dans leurs pièges

    Regarde, voici le repaire de la tarentule ! Voici la toile qu’elle a tissée : touche cette toile, pour qu’elle se mette à trembler.
    C’est ainsi que je vous parle en parabole, vous qui faites tourner l’âme, prédicateurs de l’égalité ! Vous êtes pour moi des tarentules assoiffées de vengeances secrètes !
    C’est pourquoi je déchire votre toile pour que votre colère vous lasse sortir de votre caverne de mensonge, et que votre vengeance jaillisse derrière vos paroles de justice.
    Car, que l’homme soit sauvé de la vengeance : c’est pour moi le pont qui mène aux plus hauts espoirs. C’est un arc-en-ciel après de longs orages.
    Cependant les tarentules veulent qu’il en soit autrement… — Nous voulons, disent-elles, exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages.
    Et encore : — Volonté d’égalité, ceci même deviendra

    dorénavant le nom de la vertu ; et nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant.
    Vanité aiguë, envie contenue, peut-être la vanité et l’envie de vos pères, c’est de vous que sortent ces flammes et ces folies de vengeance.
    Ce que le père a tu, le fils le proclame ; et souvent j’ai trouvé révélé par le fils le secret du père.
    Nietzsche a peur d’être pris lui-même pour un de ces démocrates qui veulent reconstruire la société sur la base nouvelle de l’égalité humaine :
    Mes amis, je ne veux pas que l’on me mêle et que l’on me confonde.
    Il y en a qui prêchent ma doctrine de la vie ; mais ce sont en même temps des prédicateurs de l’égalité et des tarentules.
    C’est avec ces prédicateurs de l’égalité que je ne veux pas être môle et confondu. Car ainsi me parle la justice : — Les hommes ne sont pas égaux.
    Ils ne doivent pas non plus le devenir ! Que serait donc mon amour du Surhomme si je parlais autrement ?
    C’est sur mille ponts et sur mille chemins que les hommes doivent se hâter vers l’avenir, et il faudra mettre entre eux toujours plus de guerres et d’inégalités : c’est ainsi que me parle mon grand amour !



Zarathoustra compare ensuite magnifiquement la société humaine à un vieux temple dont il aperçoit les ruines et qui ne s’élève vers le ciel que grâce à la diversité de ses colonnes et aux forces contraires de ses arceaux.

    En vérité, celui qui dressa jadis ses pensées, édifices de pierre, vers les hauteurs, celui-là connut le secret de la vie, comme le plus sage d’entre tous !
    Que, dans la beauté même, il y ait encore de la lutte et de l’inégalité et une guerre de puissance et de suprématie, c’est ce qu’il nous enseigne ici dans le symbole le plus lumineux.
    Comme les voûtes et les arceaux se brisent ici divinement dans la lutte ! Comme la lumière et l’ombre se combattent en un divin effort.
    Ainsi, sûrs et beaux, soyons ennemis nous aussi, mes amis ! Efforçons-nous divinement les uns contre les autres[38] !


La doctrine égalitaire de la Révolution semble, dit Nietzsche, « être prêchée par la justice en personne, alors qu’elle est la mort de toute justice… Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, voilà comment parle la vraie justice, et elle ajoute logiquement : Ne jamais rendre égal ce qui est inégal »[39]. Ainsi raisonne Nietzsche, avec Renan et Taine. Et il ne voit pas que la doctrine qu’il croit opposer à la Déclaration des droits est celle même que contient cette Déclaration. Car il ne s’y est jamais agi que d’égalité de droits devant la loi. On y proclame que tous les citoyens doivent être traités « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». — Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, mais c’est le dogme même du droit démocratique, c’est la définition de la justice pour les Turgot et les Condorcet, tout comme pour Nietzsche ! Ne pas rendre égal ce qui est inégal, ni inégal ce qui est égal, mais c’est la condamnation même de l’inégalité devant la loi ! Si, à mérite égal ou à égal démérite, vous traitez le riche, le noble, « le maître » autrement que le pauvre, que l’homme du peuple, que « l’esclave », c’est alors que vous rendez artificiellement inégal ce qui est égal ! C’est alors que vous faussez les poids et mesures, en introduisant des inégalités factices et des castes forcées là où se valent les esprits, les cœurs, les volontés libres. Nietzsche a d’ailleurs raison d’opposer la justice au faux égalitarisme (qu’il confond à tort avec le vrai) ; mais alors, de son aveu même, il y a donc une « vérité » et une « justice », quoiqu’il nous ait répété sur tous les tons : « rien n’est vrai, tout, est permis » ; quoiqu’il ait placé le « vrai », le « juste » parmi les valeurs de décadence qui précipitent l’humanité en bas au lieu de la faire monter vers le Surhomme ! Il aime à intituler ses chapitres : « L’immoraliste parle » ; au haut de la page qu’on vient de lire, il eût pu mettre, par une heureuse contradiction : « Le moraliste parle ! »

Mais le moraliste ne parle pas longtemps, et Nietzsche revient à son idée favorite. L’Humanité entière avait jusqu’ici considéré la justice comme la condition la plus élémentaire de son existence et de son développement ; semblable au médecin de Molière, Nietzsche dit : nous avons changé tout cela. C’est, au contraire, l’injustice, l’inégalité, l’oppression qui font vivre la société ; c’est la justice qui tend à la faire mourir. Nietzsche n’a-t-il pas répété cent fois que la vie est essentiellement « infraction, violation, dépouillement et destruction » ? Elle est donc tout ce que nous appelons injustice. « Chaque instant dévore le précédent, chaque naissance est la mort d’êtres innombrables ; engendrer, vivre et assassiner ne font qu’un. Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la Culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés à son char. »

Quelque vérité qu’il y ait dans tout tableau des tristes conditions de la vie animale, nous ferons cependant remarquer que l’ « assassinat » est une métaphore pour les êtres sans intelligence, comme les plantes ou les animaux inférieurs. De plus, si la vie organique a pour base la nutrition au détriment d’autrui, la vie de relation se dégage de ces nécessités primitives : voir et entendre, ce n’est déjà plus dépouiller les autres ; penser et aimer, c’est encore moins assassiner. D’ailleurs, l’intelligence et la volonté ont été données à l’homme, sans doute, pour contrôler et diriger les instincts naturels de la vie, non pour les abandonner à leur libre cours. Le raisonnement de Nietzsche prouverait aussi bien en faveur de l’anthropophagie qu’en faveur de l’agression en général et de la guerre. Toute vie est nutrition : le sens de la vie, c’est de manger ; tout ce qui entrave ou affaiblit l’instinct de manger est une valeur de déclin et de décadence ; l’exaltation de cet instinct jusqu’à la férocité et à la cruauté est, au contraire, dans le sens de la vie : il y a donc quelque chose de grand, de « tropical » et de profondément vital dans une scène de cannibalisme. N’y voit-on pas l’homme, bête de proie, déchirer son semblable et affirmer la force de la vie par la destruction de ceux qui sont plus faibles ? Cette série de sophismes vaut celle de Nietzsche.

III. — Avec la persuasion que la justice est anti-vitale, Nietzsche ne pouvait manquer d’avoir en horreur tous les rêves de réorganisation selon la justice. On s’engoue maintenant partout, dit-il, « même sous le déguisement scientifique », pour un état futur de la société « auquel manquerait le caractère exploiteur ». — « Cela sonne à mon oreille comme si l’on promettait d’inventer une vie dépouillée de toutes fonctions organiques. » L’exploitation, encore un coup, n’est pas le simple résultat « d’une société corrompue, ou imparfaite et primitive », elle appartient à l’essence de la vie comme fonction organique fondamentale et est « une conséquence de la véritable volonté de puissance, qui est précisément la volonté de la vie ». Imaginez « une organisation juridique souveraine et générale », qui serait non pas « une arme dans la lutte des complexus de puissances », mais une arme « contre toute lutte générale », quelque chose enfin de conforme au « cliché communiste », une règle « qui ferait tenir toutes les volontés pour égales : » vous aurez « un principe ennemi de la vie, un agent de dissolution et de destruction pour l’humanité, un attentat à l’avenir de l’homme, un symptôme de lassitude, une voie détournée vers le néant[40] ».

Le sophisme, ici, côtoie comme toujours la vérité. L’organisation juridique ne doit pas, sans doute, empêcher toute rivalité juste, au sens de compétition et d’émulation ; mais elle peut et doit empêcher toute lutte violente et injuste, où ce serait le plus fort, le plus rusé, le moins scrupuleux et le plus méchant qui l’emporterait. La règle sociale doit tenir toutes les volontés pour « égales » en droits et en devoirs, mais non pas pour égales sous les autres rapports ; et Nietzsche commet encore ici la confusion banale de la vraie et de la fausse égalité. C’est par l’égalité même des droits qu’on assure la manifestation des inégalités naturelles ou acquises d’intelligence, de travail, de mérite, etc. La justice travaille donc, non à l’opposé de la vie, mais dans le sens de la vie même, en assurant le triomphe des meilleurs intellectuellement et moralement, non des plus forts matériellement.

M. Gumplowicz, avant Nietzsche, avait déjà poussé le darwinisme social jusqu’à l’absurde : après avoir posé (que la sociologie a pour objet les mouvements des groupes humains et leurs influences réciproques, il avait prétendu conclure que le mouvement d’un groupe humain consiste à « s’assujettir d’autres groupes, afin d’améliorer par les services de ceux-ci son propre bien-être ». Tout se ramènerait, selon cette doctrine, aux actions et réactions des groupes conquérants et conquis, que M. Gumplowicz appelle abusivement du nom de races. Il était difficile d’imaginer un système plus unilatéral et, en dernière analyse, plus faux, puisqu’il méconnaissait tous les phénomènes d’attraction et de coopération entre les hommes pour ne voir que la conquête et la réduction en servitude. Nietzsche s’est empressé de reproduire ces théories.

Il prétend, avec Gumplowicz, qu’il y aura toujours lutte entre les hommes et avec subordination des faibles aux forts, parce qu’il y aura toujours entre eux diversité et qu’ils seront toujours autant de « volontés de puissance » distinctes, irréductibles. — Mais, peut-on répondre, la diversité n’est pas nécessairement et ne sera pas toujours l’hostilité Elle est même un moyen de répartir les biens et les trésors, d’empêcher que tous veuillent à la fois la même chose et se la disputent par la force. Nietzsche parle toujours comme si le seul point d’application possible de la puissance était les autres hommes, tandis qu’il est aussi les choses et avant tout nous-mêmes. Nous avons de quoi exercer notre puissance à l’intérieur de nous ; nous avons à lutter contre des penchants qui, quoi que Nietzsche prétende (sauf à dire ensuite le contraire), ont besoin d’être tantôt refrénés, tantôt dirigés et ordonnés. Se vaincre soi-même, il y a longtemps qu’on y a vu la plus belle et la plus difficile des victoires. Que les nietzschéens et darwinistes se rassurent donc : les hommes peuvent être en paix les uns avec les autres, ils auront encore de quoi lutter, soit avec la nature, soit avec eux-mêmes. La guerre intérieure de l’idée contre la passion se substitue de plus en plus à la guerre extérieure ; n’y a-t-il pas là un élément de lutte suffisant ? Les partisans du conflit universel n’ont-ils pas là de quoi se satisfaire plus qu’à un choc de forces brutales ?

Nietzsche a beau dire que, dans les rapports des hommes entre eux, il faut prendre « les penchants haine, envie, cupidité, esprit de domination pour des tendances essentielles à la vie, pour quelque chose qui, dans l’économie générale de la vie, doit exister profondément, essentiellement[41] » ; il confond par là deux choses qu’on fait distinguer à tout élève de philosophie : les penchants naturels et les passions qui les poussent à l’outrance.

— Qu’est-ce que l’indestructible et utile ambition, demandent les partisans de Nietzsche, sinon une forme de la volonté de puissance et de lutte ? — De la volonté de puissance, soit, mais de lutte, il faut s’entendre. — L’ambition ne suppose-t-elle pas « un obstacle à renverser, un adversaire à combattre » ? — Un obstacle, oui ; un adversaire, pas toujours ni nécessairement. L’ambition d’être un grand poète, un grand philosophe, un grand savant, un homme juste et utile à tous, n’entraîne pas d’adversaires à anéantir.

L’évolution des sociétés, ajoutent les nietzschéens, — M. Simmel, M. Palante, — ne nous montre nullement une diminution d’égoïsme et d’antagonisme dans les rapports humains ; au contraire, la caractéristique de notre époque semble être une extrême intensification des égoïsmes collectifs, égoïsmes de races, de classes, de partis, de corporations, etc., qui sont des volontés collectives de puissance. « Qu’on médite l’exemple fourni par l’égoïsme anglais dans la guerre sud-africaine. Nous voyons que les égoïsmes de groupes n’ont jamais été plus armés qu’aujourd’hui. En admettant que les consciences individuelles se soient affinées au cours de révolution et soient devenues accessibles à des sentiments plus délicats et plus humains que ceux de l’humanité primitive, la conscience sociale reste aussi égoïste, aussi ambitieuse et cupide, à l’occasion, aussi tyrannique et oppressive que jamais »[42]. Il est possible, répondrons-nous, que les égoïsmes collectifs s’intensifient à notre époque, et encore la chose est contestable. L’ancien égoïsme anglais à l’égard de l’Irlande fut-il moindre que l’égoïsme actuel à l’égard du Transvaal ? Les égoïsmes de classes, de partis, de corporations, n’aboutissent plus aussi souvent que jadis à la lutte armée. Si les États se battent encore entre eux, les provinces ne se battent plus. Il y a donc progrès.

On répliquera que, si la solidarité augmente dans chaque groupe, la rivalité et l’hostilité augmentent pari passu de groupe à groupe. — La rivalité, soit, l’hostilité, pas toujours. Encore la rivalité n’a-t-elle lieu que pour les objets où il y a rencontre de prétentions semblables et non différentes.

Il est fort juste, de dire avec Nietzsche que l’état de rivalité entre les groupes est favorable à la liberté de l’individu : trouvant en face de lui plusieurs groupes en lutte, il peut trouver dans un de ces groupes « un recours contre l’autre ». Les influences de groupe étant souvent oppressives de l’individu, ce dernier a intérêt à voir les groupes en conflit : Il peut ainsi les dominer ou du moins leur échapper. La vieille formule : Divide ut imperes, pourrait être transformée en celle-ci : Divide ut liber sis[43]. Nous accordons donc volontiers que la multiplicité et la rivalité des divers cercles sociaux auxquels un individu peut appartenir sont, pour l’individu même, un moyen d’affranchissement. L’ouvrier qui, jadis, était pris tout entier par sa corporation, n’avait pas la liberté de l’homme moderne, qui peut appartenir à vingt sociétés ou associations différentes, sans être absorbé par aucune. Mais, si cette diversité et cet équilibre des forces sont utiles, faut-il en conclure que l’élément de lutte proprement dite, surtout de lutte plus ou moins violente, soit lui-même à jamais nécessaire ? Cet élément ne va-t-il pas en diminuant, de manière à remplacer l’hostilité par l’émulation, la guerre par le concours ? Il y a là une loi sociologique qu’on peut admettre sans tomber pour cela dans le socialisme, que Nietzsche avait en horreur et où il voyait par excellence la doctrine de troupeau.



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CHAPITRE V

morale des maîtres et morale des esclaves

idées sociales de nietzsche

démocratie. — socialisme. —anarchisme.

I


Le système de Nietzsche revient à l’antique doctrine des « deux morales », l’une pour les forts, l’autre pour les faibles, l’une pour les maîtres, l’autre pour les esclaves. À la démocratie, qui s’inspire des idées chrétiennes d’égalité et de fraternité, Nietzsche oppose, par réaction, une aristocratie païenne fondée sur le despotisme et la dureté. Il veut qu’on travaille à l’élaboration d’une espèce humaine supérieure qui naîtra des hommes supérieurs ; pour arriver à ce but, ceux-ci doivent fouler aux pieds tout ce qui leur peut faire obstacle, à commencer par les hommes inférieurs ou simplement ordinaires. Les héros de la pensée renieront la morale chrétienne, qui protège les humbles ou les petits et proclame tous les hommes égaux ; ils renieront même toute morale, chrétienne ou non, et s’élanceront par delà le bien et le mal, sur le vaste océan de la vie. La morale, comme la religion, n’est bonne que pour le peuple ; nous autres grands hommes, nous sommes au-dessus. Zarathoustra professe le plus souverain mépris pour ce qu’il appelle la canaille :

    La vie est une source de joie, mais, partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées.

    J’aime tout ce qui est propre ; mais je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs. Ils ont jeté leur regard au fond du puits ; maintenant leur sourire odieux se reflète au
fond du puits et me regarde.
    La flamme s’indigne lorsqu’ils mettent au feu leurs cœurs humides ; l’esprit lui-même bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.
    Le fruit devient douceâtre et blet dans leurs mains, leur regard évente et dessèche l’arbre fruitier.
    Et plus d’un, qui se retira dans le désert pour y souffrir la soif avec les bêtes sauvages, voulait seulement ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.


Nietzsche oublie que la « canaille » est précisément le vaste champ de sélection où s’opère le triage, tandis que toute caste étroite et fermée est vouée à l’abâtardissement final. Tout ce faux darwinisme aristocratique, tout ce renanisme exaspéré et sans « nuances » mériterait à peine une mention sans le rayonnement de poésie qui, dans la tête ardente de Nietzsche, transfigure les idées les plus banales. Si l’esprit de troupeau existe dans les démocraties, n’existe-t-il donc point aussi dans les aristocraties ? La caste n’est-elle pas elle-même un troupeau ? Le mépris de la démocratie, c’est le mépris du peuple ; le mépris du peuple, c’est le mépris de l’humanité ! Et j’ajoute que le mépris de l’humanité, c’est le mépris de soi-même.

Dans notre temps, selon Nietzsche, domine une aversion pour tout ce qui commande et veut commander. Nous assistons à une espèce l’idiosyncrasie des démocrates, « le misarchisme moderne » (à chose barbare, nom barbare) s’est spiritualisé peu à peu jusqu’à s’infiltrer goutte à goutte jusque dans les sciences les plus exactes et, en apparence, les plus objectives ; il semble qu’il se soit déjà rendu maître de toute la physiologie et de la biologie, et cela à leur détriment, est-il besoin de le dire ? en ce sens qu’on en a banni un concept qui, pour elles, est fondamental : celui d’activité.

Voyez plutôt les Darwin et les Spencer Ils ont introduit, en quelque sorte, l’esprit démocratique dans la science naturelle, puisqu’ils en ont chassé toute initiative véritable, toute action propre, pour ne voir partout que des réactions, toute adaptation du milieu à soi pour ne voir partout que l’adaptation de soi au milieu, la dépendance servile par rapport à l’entourage ; ils ont généralisé dans l’univers la morale des esclaves ; ils ont détint la vie même une adaptation et un asservissement, au lieu d’y voir l’inextinguible soif de commandement, de domination et de toute-puissance. Telle conception de l’univers, telle conception de la société et de l’homme. Adaptez-vous, nous dit-on sans cesse, pliez-vous, réagissez proportionnellement à l’action du dehors, disparaissez an profit du milieu, absorbez-vous dans le tout, voilà la leçon de passivité et de lâcheté que, selon Nietzsche, l’école anglaise nous donne. De la lutte même, de ce combat Héraclite proclamait le père de toutes choses, on fait une simple lutte pour l’existence, alors que les êtres luttent, en vérité, pour la puissance, pour la supériorité, pour la domination, non pas pour l’être, pas même pour le mieux-être, mais pour le plus-être, pour être tout et avons tout ! Pas plus dans la nature que dans l’humanité le véritable idéal n’est démocratie, il est aristocratie, il est même monarchie, il est tyrannie : chacun voudrait dire : L’univers, c’est moi ! — Voulez-vous le vrai type de l’homme, animal de rapine et de proie, ce n’est pas même Louis XIV, c’est ce prodigieux mélange d’inhumain et de surhumain qui fut Napoléon.

De nos jours, on jouit ou on veut jouir d’une liberté dont la seule idée est déjà un symptôme de décadence. Personne ne réfléchit que les peuples qui ont acquis une valeur quelconque ne l’ont jamais acquise par le moyen d’institutions libérales.

Une des manifestations de l’esprit démocratique, s’il faut en croire Nietzsche, c’est le culte pour la science. Ce culte vient de ce que la science apparaît et comme vérité, c’est-à-dire, au fond, comme religion du vrai, et comme utilité, c’est-à-dire industrie en vue du bonheur du plus grand nombre. Ce résultat de la science, comme de tout ce qui est démocratique, c’est « l’appauvrissement de l’énergie ». Dans la république des savants comme dans celle des socialistes, chacun n’est qu’un manœuvre, un fonctionnaire, un ouvrier à la tâche, un maçon qui apporte sa pierre, petite ou grosse, à un édifice qui ne portera pas son nom. Le savant semble à Nietzsche tout le contraire du poète ou du philosophe, c’est-à-dire du créateur. Voyez, dit-il, dans l’évolution d’un peuple, les époques où le savant passe au premier plan ; ce sont les époques de fatigue, souvent de crépuscule, de déclin. « C’en est fait de l’exubérance d’énergie, de la certitude de vie, de la certitude d’avenir. La suprématie du mandarin ne signifie jamais rien de bon ; tout aussi peu que l’avènement de la démocratie, que les tribunaux d’arbitrage remplaçant les guerres, que l’émancipation des femmes, la religion de la souffrance humaine et autres symptômes d’une énergie vitale qui décline. » Les adversaires scientifiques des religions ne sont eux-mêmes que des « rachitiques de l’esprit ». Et ces fameuses victoires de l’homme de science ! « Est-ce que la tendance de l’homme à se rapetisser, sa volonté de se faire petit, n’est pas, depuis Copernic, en un continuel progrès ? Hélas c’en est fait de sa foi en sa dignité, en sa valeur unique, incomparable dans l’échelle des êtres ; il est devenu un animal, sans métaphore, sans restriction ni réserve, lui qui, selon sa foi de jadis, était presque un Dieu (enfant de Dieu, Dieu fait homme). Depuis Copernic, il semble que l’homme soit sur une pente qui descend… Toute science (et pas seulement l’astronomie, sur l’influence humiliante et déprimante de laquelle Kant nous a laissé ce remarquable aveu : « Elle anéantit mon importance… »), toute science naturelle ou contre nature, j’appelle ainsi la critique de la raison par elle-même, travaille aujourd’hui à détruire en l’homme l’antique respect de soi, comme si ce respect n’avait jamais été autre chose qu’un bizarre produit de la vanité humaine.[44] »

L’État est pour Nietzsche « un chien hypocrite », un chien de feu qui lance flamme et fumée, et qui parle en hurlements, « pour faire croire qu’il parle des entrailles des choses »[45] . L’État contractuel, surtout, semble à Nietzsche une chimère :

    La société humaine est une tentative, voilà ce que j’enseigne, une longue recherche ; mais elle cherche celui qui commande.
    Une tentative, mes frères, et non un contrat ! Brise,
brise-moi de telles paroles des cœurs lâches et des demi-mesures[46] !


L’Allemagne ayant divinisé l’idée de l’État, comment s’étonner que les Stirner et les Nietzsche, se dressant contre Hegel et contre son État-Dieu, aient voulu renverser la « nouvelle idole » ? Il y a encore quelque part dans le monde, dit Zarathoustra, des peuples et des troupeaux, avec des chefs et des conducteurs de peuples ; mais chez nous, dans notre Europe, il n’y a plus que des États, qui ont pris la place des peuples eux-mêmes et qui ont substitué à la vie réelle la tyrannie des abstractions.

    État ? Qu’est-ce, cela ? Allons, ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
    L’État, c’est le plus froid des monstres froids. Il ment aussi froidement, et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : — Moi, l’État, je suis le peuple.
    C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus d’eux une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie. —
    Ce sont des destructeurs, ceux qui placent des pièges pour le grand nombre et qui appellent cela un État : Ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits[47].


Pour Nietzsche, l’État est une dérogation aux vieilles « coutumes » qui régnaient parmi les peuples. Chaque peuple avait « sa langue du bien et du mal », qu’il s’était inventée à l’usage de ses coutumes et de ses lois propres. Son voisin ne comprenait pas cette langue, parce qu’elle était vraiment celle d’un peuple. L’État, au contraire, prétend reposer sur des lois universelles, abstraites, humaines, non plus allemandes ou françaises. Il ment « dans toutes ses langues du bien et du mal ; et dans tout ce qu’il dit, il ment, et tout ce qu’il a, il l’a volé. Tout en lui est faux : il mord avec des dents volées, le hargneux ! Fausses sont même ses entrailles ». Zarathoustra songe sans doute aux principes du libéralisme anglais ou aux principes de 1789, que tous les États ont empruntés, que l’Allemagne même a introduits dans son sein. C’est « la confusion des langues du bien et du mal ». L’État n’est que la subordination forcée du peuple, dans l’intérêt des « superflus », des parasites, des faibles et ratés, qui devraient disparaître si l’État ne les protégeait de ses lois et ne leur communiquait une vie artificielle.

    Beaucoup trop d’hommes sont mis au monde : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus !
    Voyez donc comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace, comme il les mâche et les remâche.
    « Sur la terre, il n’y a rien de plus grand que moi : je suis le doigt ordonnateur de Dieu » ; ainsi hurle le monstre. Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont de longues oreilles et des yeux courts qui tombent à genoux.


Les grandes âmes elles-mêmes se laissent prendre aux sombres mensonges ; les cœurs riches se donnent à la nouvelle idole ; elle place autour d’elle des hommes honorables et des héros ; elle achète, au prix des honneurs et des dignités, l’éclat de leur vertu et le fier regard de leurs yeux. Grâce à cette escorte, elle attire à elle la foule des superflus, des médiocres et des vulgaires, la populace, en un mot, qui finit par se faire adorer elle-même sous le nom de l’État.

    Voyez donc ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des sages ; ils appellent leur vol civilisation, et tout leur devient maladie et revers !
    Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et ils appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.
    Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et tout d’abord le levier de la puissance, beaucoup d’argent, ces impuissants !
    Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns sur les autres et s’attirent ainsi dans la boue et l’abîme.
    Ils veulent tous s’approcher du trône : c’est leur folie, comme si le bonheur était sur le trône ! Souvent la boue est sur le trône, et souvent aussi le trône est dans la boue.


L’État n’est plus la vraie patrie des âmes supérieures. Heureusement, il y a encore dans le monde des places libres pour les âmes libres. Pour les grandes âmes, pour les âmes solitaires, il y a encore des déserts où souffle l’odeur des mers silencieuses.

    Là bas, où finit l’État, commence seulement l’homme qui n’est
pas superflu ; là commence le chant de ceux qui sont nécessaires,
la mélodie unique et indispensable.
    Là bas, où finit l’État, regardez donc, mes frères ! Ne
voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont du Surhomme ?
    Ainsi parlait Zarathoustra[48].


Le Surhomme, lui, avec ses pareils, redeviendra un jour le pasteur des peuples ; il n’y aura plus d’État, il y aura des troupeaux conduits par un chef, comme au temps des Moïse ou des Agamemnon, ou plutôt comme au temps des castes hindoues.

Aujourd’hui, au contraire, la démocratie est l’obstacle à tout progrès vers le Surhomme.

    Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : il tourne invisiblement. Mais, autour des comédiens, se tournent le peuple et la gloire : ainsi va le monde.


« Les mouches de la place publique », tel est le nom que Zarathoustra donne aux démocrates et démagogues, à tous les hommes politiques qui exploitent la crédulité du peuple et des « superflus », et qui font prendre leurs bourdonnements pour une mélodie prophétique.

    Le comédien a de l’esprit… Il croit toujours à ce par quoi il fait croire le plus fortement : — croire en lui-même !
    Demain il a une foi nouvelle, et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a les sens rapides comme le peuple, et des températures variables.
    Renverser, — c’est ce qu’il appelle démontrer. Rendre fou, — c’est ce qu’il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments[49].
    Fuis, mon ami, dans ta solitude, et là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches[50].


La patrie, selon Nietzsche, est un préjugé pour ceux qui ont en eux le germe du Surhomme (non qu’ils soient cosmopolites et humanitaires, ils ont horreur de ces fadaises), mais parce qu’ils portent leur patrie en eux et aussi dans l’avenir de l’homme[51].

Parmi les « Européens d’aujourd’hui », Nietzsche réclame une place pour lui-même entre ceux qui se donnent le titre, à ses yeux « distinctif et honorifique », de « sans-patrie ». À ceux-là, tout particulièrement, il dédie sa secrète sagesse et sa « gaie science » — « Comment nous y prendrions-nous pour être chez nous dans le présent d’aujourd’hui… La glace qui aujourd’hui tient encore est déjà devenue très mince, un vent tiède souffle, et nous autres sans-patrie nous sommes quelque chose qui brise la glace et autres réalités par trop minces… Nous ne conservons rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes rien moins que des libéraux, nous ne travaillons pas pour le progrès ; nous n’avons pas besoin de nous boucher les oreilles pour être sourds aux promesses d’avenir des sirènes de la place publique. Ce qu’elles chantent : « Égalité, Liberté, ni maîtres ni valets », ne nous séduit pas. Nous ne tenons nullement pour objet de désir que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (ce serait le règne de la plus abjecte médiocrité et de la pire chinoiserie) ; mais nous aimons tous ceux qui ont comme nous le goût du danger, de la guerre et des aventures, qui n’acceptent ni compromis ni accommodement, qui ne se laissent ni retenir captifs ni rogner les ailes ; nous nous rangeons nous-mêmes parmi les conquérants[52]. Nous méditons sur la nécessité d’un nouvel ordre de choses, d’un nouvel esclavage aussi — car toute amélioration du type « homme » en force ou en bonheur se paie au prix d’un nouveau genre d’esclavage. Dans ces conditions — n’est-il pas vrai ? — nous nous sentons mal à l’aise à une époque qui se plaît à revendiquer l’honneur d’être la plus humaine, la plus miséricordieuse, la plus juste qu’il y ait eu sous le soleil. Il est bien fâcheux que ces belles paroles éveillent précisément en nous les arrière-pensées les plus déplaisantes ; que nous y voyions uniquement l’expression — et aussi le masque — d’un profond affaiblissement, de la fatigue, de la vieillesse, du déclin des forces Que nous importent vraiment les oripeaux dont un malade décore sa faiblesse ? Qu’il en fasse parade et la nomme sa vertu, soit : — il n’y a pas de doute, en effet, la faiblesse rend doux, oh ! combien doux, combien équitable, inoffensif, combien « humain » La « religion de la pitié » à laquelle on voudrait nous convertir — ah ! nous connaissons trop les hystériques — petits hommes et petites femmes — qui à l’heure présente ont besoin tout juste de cette religion comme de voile et de parure ! Nous ne sommes pas des humanitaires ; jamais nous ne nous permettrions de parler de notre amour pour l’humanité. Nous ne sommes pas assez comédiens pour cela ! Ni assez saintsimoniens, assez français. Il faut être affligé d’un excès véritablement « gaulois » d’ardeur érotique et d’amoureuse impatience pour pouvoir approcher l’Humanité elle-même en amant sincèrement épris… L’Humanité ! Fut-il jamais, entre toutes les vieilles, une vieille plus horrible (si ce n’est peut-être la « Vérité » : un problème à l’usage des philosophes) ? Non, nous n’aimons pas l’Humanité. Mais, d’autre part, nous sommes loin aussi d’être assez « allemands » — au sens où le mot « allemand » est courant aujourd’hui — pour nous faire les porte-parole du nationalisme et de la haine de races, pour trouver plaisir à cet empoisonnement du sang, à cette urticaire nationaliste, qui fait qu’en Europe un peuple se protège et se barricade contre l’autre en s’entourant comme d’un rempart de quarantaines. Nous sommes trop libres de préjugés pour cela, trop pervers, trop dégoûtés, nous avons trop vu, trop voyagé ; nous préférons de beaucoup vivre dans les montagnes, à l’écart, inactuels, dans les siècles passés ou futurs, ne fût-ce que pour nous épargner la rage silencieuse à laquelle nous condamnerait le spectacle d’une politique qui rend l’esprit allemand stérile en le rendant vaniteux, et qui, en outre, est une petite politique ; n’est-elle pas contrainte, pour soutenir sa propre création et l’empêcher de s’écrouler sitôt édifiée, de l’étayer entre deux naines mortelles ? n’est-elle pas obligée de vouloir l’éternisation du système des petits États en Europe ?… Nous autres sans-patrie, nous sommes trop divers, trop mêlés de race et d’origine pour faire des hommes modernes ; partant, aussi, nous sommes peu tentés de participer à cet orgueil de race mensonger, à cette impudente admiration de soi qu’on arbore aujourd’hui en Allemagne en guise de cocarde du loyalisme germanique, et qui semble doublement faux et indécent chez le peuple du sens historique. »

La nouveauté sociale que prêche Zarathoustra, et qu’il oppose à la démocratie moderne, c’est le retour aux vieilles castes de l’Inde. La première caste sera la foule des travailleurs, auxquels on enseignera la morale des esclaves, c’est-à-dire résignation, soumission, humilité, travail et abnégation. La morale et la religion sont bonnes pour le peuple, surtout la morale du devoir, qui commande aux gens faits pour obéir, et la religion chrétienne, qui console les affligés et qui guérit les malades avec le baume de l’illusion. Quand on ne peut pas « contraindre des étoiles à tourner autour de soi », il faut se contenter du rang modeste de petit satellite ou d’aérolithe et tourner soi-même autour d’une étoile, jusqu’à ce qu’on se dissipe en fumée. Mais, au-dessus des travailleurs s’élèvent les guerriers, qui sont les intermédiaires entre les maîtres et les esclaves, entre les surhommes et les simples hommes :

    Si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Ce sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté…
    La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, c’est votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.
    … la révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! Que votre commandement lui-même soit de l’obéissance !
    Un bon guerrier préfère tu dois à je veux, et vous devez vous faire commander tout ce que vous aimez[53].


Qui donc commandera aux guerriers eux-mêmes et, par eux, au peuple ? Les sages, les prêtres nouveaux, les surhommes, qui, en ce monde où rien n’a de valeur intrinsèque, sauront eux-mêmes créer des valeurs et les imposer à autrui. Mais ce ne sera pas, comme dans les rêves de Renan, une caste de savants ; ce sera plutôt une caste de poètes, au sens le plus exact du mot, poètes de la vie donnant seuls un sens à la vie, qui par elle-même n’en a pas, un sens et un but au monde, qui par lui-même n’est qu’un jeu de dés aveugle sur la table du hasard. Les poètes seront aussi des prêtres, les seuls vrais prêtres : ce seront les brahmanes. Nous voilà revenus sur les bords du Gange.


II


Nietzsche a en aversion le socialisme, parce que ce système s’oppose à la loi universelle d’exploitation. Dans le corps vivant, qu’arriverait-il si la tête cessait d’exploiter le reste du corps ? Toute fonction organique étant asservissement et incorporation, le collectivisme s’insurge en vain contre la loi qui assujettit les faibles aux forts.

De nos jours, dit Nietzsche, on espère « administrer l’humanité » d’une manière plus économique, moins ruineuse, plus uniforme et plus systématique, quand il n’y aura plus autre chose que de « vastes organismes collectifs et leurs membres ». On tient pour bon et juste tout ce qui, en quelque manière, se rapporte à cet « instinct » de centralisation et d’incorporation ; et c’est là ce qui constitue le grand courant moral de notre âge, aux dépens de toute activité, de toute initiative, de toute originalité individuelle. « On aboutit à la « totale dégénérescence de l’homme », dont ne savent pas s’écarter « les têtes sottement superficielles des socialistes », car elles ont pour idéal « l’abâtardissement et l’assombrissement de l’homme », égalisé en droits, égalisé par la vie commune dans la corporation collective, par les moyens communs d’atteindre les fins sociales. Le socialisme n’a d’autre but que de satisfaire et d’aduler « les plus sublimes aspirations de la bête de troupeau ». Le mouvement socialiste, comme le mouvement démocratique, n’est qu’une conséquence du mouvement chrétien qui a fondé la morale sur les notions de justice et de charité ! Et quel en est le

(1) Aurore, p. 128. résultat ? Partout se développe une angoisse qui s’empare de l’esprit des impatients, des « êtres maladifs et avides ».

Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au bourreau sans croire au pape. De Joseph de Maistre, il a l’amour de la tradition séculaire, universelle, vraiment catholique, de l’autorité en opposition à la liberté, de l’institution stable, royale et héréditaire, en opposition à l’institution contractuelle, populaire, changeante. « Pour qu’il y ait des institutions, dit-il, il faut qu’il existe une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium romanum, ou comme la Russie, la seule personne qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose ; la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique[54] » Nietzsche ne manque jamais l’occasion de railler l’Empire allemand, qui lui semble un recul, un accès de fièvre démocratique et libérale, une œuvre de décadence où tout est subordonné à un vain militarisme. Ce qui est étrange, c’est que cet admirateur des grandes institutions stables ne voit pas dans la morale même la plus stable des institutions, le roc immuable sur lequel s’élève tout le reste, la première des « autorités », des « traditions », des « responsabilités », des « solidarités », l’imperium humanum supérieur à l’imperium romanum. Il flagelle d’ailleurs avec une juste sévérité la fausse indépendance qui fait le fond de la fausse démocratie : « Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté ; on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot autorité se fait seulement entendre[55] ». Rien de plus autoritaire, on le voit, que ce prétendit libertaire qui fut Nietzsche.

Le dernier degré de ce que Nietzsche appellerait volontiers avec Rabelais l’Antinature, l’Antiphysis, c’est l’égalité que les démocrates et les socialistes veulent établir entre l’homme et la femme. Ils veulent faire, ces utopistes, ce que, selon un mot célèbre, le Parlement anglais, qui peut tout, ne peut cependant pas faire : changer la femme en homme. Les deux fonctions des deux sexes sont cependant aussi différentes que les sexes eux-mêmes : l’homme doit produire des œuvres de toute sorte ; pour la femme, en dehors de l’amour et de l’enfant, il n’y a rien. « Tout dans la vie de la femme est énigme, dit Zarathoustra, et tout dans la femme a une solution, qui a nom enfantement. » Et Zarathoustra ajoute : « Le bonheur de l’homme a nom : Je veux. Le bonheur de la femme a nom : Il veut. » Zarathoustra conclut que « l’homme doit être élevé pour la guerre, la femme pour le délassement du guerrier, tout le reste est folie ».

Nietzsche s’élève contre le « mariage moderne », — comme contre tout ce qui est moderne, — mariage sentimental, libéral, où on s’occupe des affections de chacun et des droits de chacun. Nietzsche voit là le renoncement à la raison profonde du mariage. Cette raison résidait, dit-il, dans « la responsabilité juridique exclusive de l’homme » : de cette façon le mariage avait un élément prépondérant, tandis qu’aujourd’hui « il boite sur deux jambes ». La raison du mariage résidait encore dans le principe de son indissolubilité, « cela lui donnait un accent qui, en face du hasard des sentiments et des passions, des impulsions du moment, savait se faire écouter ». Nietzsche ne se demande pas si la certitude d’une tyrannie inviolable n’avait pas de plus graves inconvénients.

La raison du mariage résidait aussi, ajoute-t-il, dans « la responsabilité des familles, quant au choix des époux ». Aujourd’hui, « avec cette indulgence croissante pour le mariage d’amour, on a éliminé les bases mêmes du mariage, tout ce qui en faisait une institution ». Jamais, au grand jamais, on ne fonde une institution sur une « idiosyncrasie » ; « on ne fonde pas le mariage sur l’amour » ; on le fonde sur « l’instinct de l’espèce », sur « l’instinct de propriété (la femme et les enfants étant des propriétés) » ; on le fonde « sur l’instinct de domination, qui sans cesse s’organise dans la famille en petite souveraineté, qui a besoin des enfants et des héritiers pour maintenir, physiologiquement aussi, la mesure acquise de puissance, d’influence, de richesse, pour préparer de longues tâches, une solidarité d’instinct entre les siècles ». Le mariage, en tant qu’institution, comprend donc l’affirmation de la forme d’organisation la plus grande et la plus durable : « Si la société, prise comme un tout, ne peut porter caution d’elle-même jusque dans les générations les plus éloignées, le mariage est complètement dépourvu de sens. Le mariage moderne a perdu sa signification ; par conséquent, on le supprime[56] . » Ni, en France, de Maistre et de Bonald, ni, en Allemagne, Savigny, Mommsen et Ihering ne se sont montrés plus conservateurs et plus traditionalistes que le révolutionnaire Zarathoustra. Pour ce dernier, les individus et leurs droits n’existent pas, le bonheur des individus est, encore plus que la justice, une quantité négligeable. Que devient le fameux sermon de Zarathoustra sur les trois vertus cardinales du nouvel évangile : « volupté, orgueil et instinct de domination » ? Zarathoustra prétendait avoir brisé toutes les anciennes tables de valeurs, et le voilà qui élève au-dessus des deux époux, dans le mariage, la table hébraïque de Moïse, les douze tables romaines, enfin les tables chrétiennes. Il n’y a pas de juriste plus attaché à la loi que cet iconoclaste de toute loi.

Ici comme presque partout, Nietzsche a pris soin de se rectifier lui-même. Dans son chant sur l’enfant et le mariage, Zarathoustra nous donne la plus haute idée de l’union entre l’homme et la femme :

    J’ai une question pour toi seul, mon frère : je jette cette question comme une sonde dans ton âme, afin que je connaisse sa profondeur.
    Tu es jeune et tu désires enfant et mariage. Mais je te demande : Es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ?
    Es-tu le victorieux, le vainqueur de toi-même, le souverain des sens, le maître de tes vertus ? C’est ce que je te demande.
    Ou bien la bête et la nécessité parlent-elles de ton désir ? Ou bien l’isolement ? Ou bien la discorde avec toi-même ?
    Je veux que ta victoire et ta liberté aient le désir d’un enfant. Tu dois construire des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance.
    Tu dois construire plus haut que toi. Mais il faut d’abord que tu sois construit toi-même, rectangulaire de corps et d’âme.
    Tu ne dois pas seulement te reproduire et te transplanter, tu dois aussi te planter plus haut. Que le jardin du mariage te serve à cela.
    Tu dois créer un corps supérieur, un premier mouvement, une roue qui tourne sur elle-même, tu dois créer un créateur.
    Mariage, c’est ainsi que j’appelle la volonté à deux de créer l’unique qui est plus que ceux qui l’ont créé. Respect réciproque, c’est là le mariage, respect de ceux qui veulent d’une telle volonté.


Ainsi la femme n’est plus le simple jouet, le simple délassement du guerrier. Elle est un être digne du grand respect, et aussi, sans doute, du grand amour, non moins nécessaire que l’homme même pour créer le surhumain, pour conduire l’humanité à un but qui la dépasse. Que devient alors cette loi rigide, à la romaine, qui fait de la femme une propriété, une esclave, qui la lie irrévocablement à son époux, sans que les mauvais traitements de celui-ci lui donnent le droit d’échapper à la servitude ? Nietzsche fait des faux et mauvais mariages une satire sanglante : comment veut-il donc en faire des « institutions indissolubles » sans espoir de réparer une erreur qui est devenue un malheur ? Nul mieux que lui n’a flagellé même certaines unions prétendues heureuses.

    Hélas ! cette pauvreté de l’âme à deux ! Hélas ! ce misérable contentement à deux !
    Mariage, c’est ainsi qu’ils appellent tout cela ; et ils disent que leurs unions sont contractées au ciel !…
    Ne riez pas de pareils mariages ! quel est l’enfant qui n’aurait pas raison de pleurer sur ses parents ?
    Cet homme me semblait respectable et mûr pour le sens de la terre ; mais lorsque je vis sa femme, la terre me sembla une demeure pour les insensés.


Zarathoustra voudrait que la terre entrât en convulsions lorsqu’un saint s’accouple à une oie. Voyez ce héros qui part en chasse de vérités ; il ne capture « qu’un petit mensonge paré » ; et il appelle cela son mariage !

Cet autre était calme et froid dans ses relations ; il choisissait ses amis avec discernement. D’un seul coup il a gâté sa société pour toujours ; et il appelle cela son mariage. Beaucoup de courtes folies, c’est ce qu’on nomme de l’amour. Et le mariage met fin à beaucoup de folies, pour en faire une longue bêtise. Le flambeau de Zarathoustra éclaire des chemins supérieurs, que les hommes doivent suivre.

    Un jour vous devrez aimer au-dessus de vous ! Apprenez donc’d’abord à aimer C’est pourquoi il vous fallut boire l’amer calice de votre amour.
    Il y a de l’amertume dans le calice, même dans le calice du
meilleur amour. C’est ainsi qu’il se fait désirer le surhumain, c’est ainsi qu’il se fait voir à toi, le créateur !
    Soif du créateur, flèche et désir du surhumain : dis-moi, mon frère, est-ce là ta volonté de mariage ?
    Je sanctifie une telle volonté et un tel mariage.
    Ainsi parlait Zarathoustra.


Isaïe n’eût pas parlé mieux. On ne voit pas, ici encore, ce que Zarathoustra apporte de vraiment nouveau à la terre, mais on ne peut qu’admirer le liant idéal d’union qu’il propose entre l’homme et la femme.

La question sociale, la « question ouvrière », ce mot fait sortir Nietzsche de son assiette. Chez M. de Bismarck lui-même, qui admettait une question ouvrière, chez le nouvel empereur d’Allemagne, qui essaya de la résoudre, Nietzsche voyait des démocrates de la pire espèce, des décadents de la politique, des socialistes égarés sur le trône ou sur les marches du trône. « C’est la bêtise, dit-il, ou plutôt c’est la dégénérescence de l’instinct (que l’on retrouve au fond de toutes les bêtises), qui fait qu’il y ait une question ouvrière. Il y a certaines choses sur lesquelles on ne pose pas de question : premier impératif de l’instinct. » Nietzsche se demande ce qu’on veut faire de l’ouvrier européen après avoir fait de lui « une question ». C’est là se précipiter soi-même volontairement dans un gouffre d’où on ne pourra plus sortir. « L’ouvrier se trouve en beaucoup trop bonne posture pour ne point questionner toujours davantage, et toujours avec plus d’outrecuidance. » D’ailleurs, en fin de compte, « il a le nombre pour lui ». Nietzsche se plaint de ce qu’il faut complètement renoncer à l’espoir de voir se développer une espèce d’hommes modeste et frugale, une classe ouvrière qui répondrait au type du Chinois. « Cela eût été raisonnable, dit-il, et aurait simplement répondu à une nécessité. » Qu’a-t-on fait ? Tout pour anéantir en son germe la condition d’un pareil état de choses. « Avec une impardonnable étourderie, on a détruit dans leurs germes les instincts qui rendent les travailleurs possibles comme classe, qui leur feraient admettre à eux-mêmes cette possibilité. » On a rendu l’ouvrier « apte au service militaire » ; on lui a donné « le droit de coalition, le droit de vote politique ». Quoi d’étonnant si son existence lui apparaît aujourd’hui déjà « comme une calamité (ou, pour parler la langue de la morale, comme une injustice) » ? Mais que veut-on donc ? demande Nietzsche. « Si l’on veut atteindre un but, on doit en vouloir aussi les moyens ; si l’on veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des maîtres[57] ! »

Tous les préjugés conservateurs de l’Allemagne piétiste reparaissent les uns après les autres chez l’impie Zarathoustra. Les hommes d’État les plus attachés au passé étaient moins rétrogrades que ce prophète des temps à venir. Et pourtant, quelques pages plus loin, il intitule un paragraphe : « Pour dire à l’oreille des conservateurs. » Que leur glisse-t-il donc ? « Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir, c’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible. C’est du moins ce que nous savons, nous autres physiologistes… Il y a des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons, à la manière des écrevisses. Mais personne n’est libre d’être écrevisse ». Nietzsche conclut qu’il n’y a pas de remède aux maux de la démocratie, du socialisme, de l’anarchisme. « On n’y peut rien : il faut aller de l’avant, je veux dire s’avancer pas à pas plus avant dans la décadence (c’est là ma définition du progrès moderne)[58] . »

Le socialisme et l’égalitarisme tendent à transformer le monde en un. vaste lazaret où la vie finira par ressembler à une morne épidémie, jusqu’à ce que viennent les derniers jours de l’humanité avilie et abêtie.

    Voyez ! je vous montre le dernier homme.
    « Qu’est-ce que l’amour ? la création ? le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? » — Ainsi demande le dernier homme, et il clignote.
    La terre est devenue petite et sur elle sautille le dernier homme qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme le puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
    « Nous avons découvert le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignotent.
    Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement : car on a

besoin de chaleur. On aime aussi le voisin et l’on se frotte contre lui : car on a besoin de chaleur.
    Tomber malade et être défiant est pour eux un péché : on marche avec précautions. Bien fou qui trébuche sur les pierres ou sur les gens.
    Un peu de poison de temps à autre : cela procure de beaux rêves. Et beaucoup de poison pour finir, afin de mourir agréablement.
    On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort.
    On ne veut plus ni pauvreté ni richesse : l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéir ? L’un et l’autre donnent trop de souci.
    Pas de berger et un seul troupeau Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement, entre volontairement à l’asile d’aliénés…
    « Nous avons découvert le bonheur, » disent les derniers hommes, et ils clignotent[59].



III



Quoique ayant posé par son immoralisme le principe même de l’anarchisme, Nietzsche a la plus profonde horreur pour les anarchistes égalitaires et humanitaires.

Zarathoustra dit aux révolutionnaires :

    Vous savez hurler, et obscurcir avec des cendres Vous êtes les meilleures gueules, et vous avez suffisamment appris l’art de faire bouillir de la fange…
    Liberté !c’est votre cri préféré ; mais j’ai désappris la foi aux grands événements, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d’eux[60].


Chez tous les misérables, dit Nietzsche, on voit de nos jours s’insinuer et s’amplifier « les hurlements toujours plus furieux, les grincements de dents toujours plus féroces des chiens anarchistes, qui rôdent sur toutes les routes de la civilisation européenne ». En face des démocrates qui crient : « Du pain et du travail », les anarchistes ne sont qu’en une contradiction apparente ; apparente aussi est leur contradiction « avec ces idéologues de la Révolution, avec ces niais philosophastres sentimentaux de la fraternité universelle qui s’appellent socialistes et veulent la société libre ». Ils ont beau hurler les uns contre les autres, socialistes et anarchistes sont en plein accord pour haïr toute forme sociale autre que « la domination du troupeau autonome » ; ils prêchent également un collectivisme qui s’impose dès qu’on veut abolir « patrons et ouvriers, maîtres et esclaves ». Ils ont « la même prévention tenace contre tout droit et privilège de l’individu isolé » ; et cela équivaut, pour Nietzsche, à une opposition contre tout droit en général, car, « quand tous les droite seront égaux, tous les droits deviendront inutiles »[61] .

Un des traits communs entre socialistes et anarchistes, selon Nietzsche, c’est « la religion de la pitié pour tout. ce qui sent, vit, souffre, en bas jusqu’à la brute, en haut jusqu’à Dieu… » ; bien plus, c’est « le cri de protestation, l’impatience de compassion, la haine mortelle pour toute souffrance en général, l’incapacité quasi féminine de supporter la vue d’une souffrance et de permettre que l’on souffre ; c’est l’involontaire obscurcissement et l’efféminisation par lesquels l’Europe gît menacée d’un nouveau bouddhisme ; c’est la foi dans une morale de compassion réciproque, comme si c’était là la morale par excellence, la sommité, la cime atteinte par l’homme, l’unique espérance de l’avenir, la consolation du présent, la grande rédemption de la faute du passé ». En un mot, la foi qu’on retrouve chez toutes les sectes, c’est « la foi à la communauté rédemptrice, au troupeau, donc à eux-mêmes »[62] .

Démocratie, socialisme, anarchie sont eux-mêmes, selon Nietzsche, un reflet, un écho lointain du mensonge religieux qui a détruit l’empire romain. Tout cela est, à ses yeux, un même « mensonge ». Le mensonge, d’ailleurs, peut être une bonne chose, mais, dit-il, il faut considérer pour quel but on ment : « il est bien différent si c’est pour conserver ou pour détruire. Or, on peut mettre complètement en parallèle le chrétien et l’anarchiste : leurs buts, leurs instincts ne sont que destructeurs. L’histoire démontre cette affirmation avec une précision épouvantable. Ce qui existait aere perennius, l’Empire romain, la plus grandiose forme d’organisation, sous des conditions difficiles, qui ait jamais été atteinte, tellement grandiose que, comparé à elle, tout ce qui l’a précédée et tout ce qui l’a suivie n’a été que dilettantisme, chose imparfaite et gâchée, — ces saints anarchistes se sont fait une pitié de détruire le monde, c’est-à-dire l’Empire romain, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre, — jusqu’à ce que les Germains mêmes et d’autres lourdauds aient pu s’en rendre maîtres… Le chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui promet de l’avenir à la vie… Le christianisme a été le vampire de l’Empire romain, — il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. — Ne comprend-on toujours pas ? L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement ; son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire, une égale mesure, sub specie æterni ! — Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Épicure a fait la guerre ; ce n’était point le paganisme, mais le « christianisme », je veux dire la corruption de l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit les cultes souterrains, tout le christianisme latent : — en ce temps-là nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien ; alors parut saint Paul, saint Paul, la haine de Tchândâla contre Rome, contre le « monde » devenu chair, devenu génie, saint Paul le juif, le juif errant par excellence[63]. Ce qu’il devina, c’était la façon d’allumer un incendie universel avec l’aide du petit mouvement sectaire des chrétiens, à l’écart du judaïsme ; comment, à l’aide du symbole « Dieu sur la Croix » on pourrait réunir en une puissance énorme tout ce qui était bas et secrètement insurgé, tout l’héritage des menées anarchistes de l’Empire : Le salut vient par les Juifs. Faire du christianisme une formule pour surenchérir les cultes souterrains de toutes les espèces, ceux d’Osiris, de la grande Mère, de Mithras par exemple — une formule pour les résumer, — cette pénétration fait le génie de saint Paul. Son instinct y était si sûr qu’avec un despotisme sans ménagement pour la vérité il mit dans la bouche de ce « sauveur » de son invention les représentations dont se servaient, pour fasciner, ces religions de Tchândâla, et non seulement dans la bouche : — Il fit de son sauveur quelque chose qu’un prêtre de Mithras, lui aussi, pouvait comprendre… Ceci fut son chemin de Damas : il comprit qu’il avait besoin de la foi en l’immortalité pour déprécier « le monde », que l’idée d’ « enfer » pouvait devenir maîtresse de Rome, — qu’avec l’au-delà on tue la vie. — Nihiliste et chrétien : les deux choses s’accordent…[64] »

Nietzsche a pourtant lui-même, comme les nihilistes et anarchistes, supprimé toute morale, tout impératif catégorique, toute loi intérieure autre que la volonté même de puissance. — Oui, répondra-t-il, mais on ne supprime pas pour cela toute autorité, « toute tyrannie contre la nature et même contre la raison, « si ce n’est que l’on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites ». Ces anarchistes « qui se prétendent libres, libres penseurs même », reprend Nietzsche avec ironie, veulent rejeter la « soumission à des lois arbitraires » ; et ils ne voient pas que, pour n’être nullement morales, les lois et la contrainte n’en sont pas moins tout l’opposé d’arbitraires. « C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a, ou tout ce qu’il y avait, sur terre, de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, ou dans la façon de gouverner, dans la manière de dire ou de persuader, dans les arts comme dans les mœurs, ne s’est développé que grâce à la tyrannie de ces lois arbitraires ; et, sérieusement, il est très probable que c’est précisément cela qui est nature et naturel, — et nullement ce laisser-aller ![65] » Nietzsche avait dit plus haut le contraire dans ses déclamations contre le christianisme ; mais n’importe. En artiste qu’il est, il prend un exemple dans l’art : il examine comment on y arrive au naturel. Tout artiste, dit-il, sait que son naturel ou, si vous voulez, son état naturel se trouve bien loin du sentiment de laisser-aller, de négligence et, pourrait-on dire, d’anarchie intellectuelle, — « ce naturel qui consiste à ordonner, à placer, à disposer, à former librement, dans les moments d’inspiration ; et c’est alors qu’il obéit sévèrement et avec finesse à des lois multiples, qui se refusent à toute réduction en formule par des notions, à cause de leur dureté et de leur précision mêmes (à côté d’elles, les notions les plus solides ont quelque chose de flottant, de multiple et d’équivoque). » Nous voilà bien loin de l’anarchie ! « Le principal au ciel et sur la terre, conclut Nietzsche comme un vulgaire chrétien, c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction : il en résulte toujours à la longue quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de bon et de divin. » — La vertu ! dit Nietzsche, — cette vertu qu’ailleurs il a représentée comme une négation insensée de la nature, il y voit maintenant la vraie nature ou, tout au moins, la meilleure nature. « Considérez toute morale sous cet aspect, c’est la nature en elle qui enseigne à haïr le laisser-aller, la trop grande liberté, et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches à la portée, — qui enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la bêtise, comme condition de vie et de croissance. — Tu dois obéir à n’importe qui, et longtemps ; autrement, tu iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même ; — cela me semble être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni catégorique, contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet « autrement » ), ni adressé à l’individu ( « qu’importe l’individu à la nature, ) » mais à des peuples, des races, des époques, des castes, — avant tout à l’animal homme tout entier, à l’humanité »[66]. — Voilà la morale vengée des injures de Nietzsche par Nietzsche lui-même : tout à l’heure, la morale était contraire à la vie et à la nature ; maintenant, elle est selon la nature et essentielle à la vie, car vivre, Zarathoustra nous l’a dit, « c’est obéir et commander ». Si on se commande à soi-même au nom de sa propre raison, on s’obéit aussi à soi-même ; on vit donc la vie supérieure. Mais Nietzsche ne l’entend pas de cette manière. De la raison, il se moque ; la puissance seule l’intéresse, et c’est pour être plus puissant qu’il faut savoir obéir, afin de pouvoir aussi commander ; la vertu est une condition de vie plus forte, de santé débordante, de progrès au lieu de ruine. — Soit, mais s’il en est ainsi, pourquoi renverser l’antique table des valeurs, stoïcienne ou chrétienne, où la vertu était au premier rang ? pourquoi vouloir terrasser « le dragon aux mille écailles » qui porte écrite sur elles la loi, — une loi d’obéissance et de commandement à soi-même. Nietzsche a réfuté admirablement les anarchistes, mais ne se réfute-t-il point encore mieux ? Après avoir posé le principe de tout anarchisme, a-t-il bien le droit d’en refuser la conséquence : licence absolue ?

Selon Nietzsche, l’anarchiste n’est que le porte-parole des couches sociales en décadence. « Lorsque l’anarchiste réclame, dans une belle indignation, le droit, la justice, les droits égaux, il se trouve sous la pression de sa propre inculture, qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, en quoi il est pauvre, c’est-à-dire en oie. Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner ; il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise »[67]. Ainsi, à en croire Nietzsche, c’est absolument la faute de l’ouvrier anarchiste (ou socialiste) s’il est dans une condition misérable qui l’excite à accuser la société entière et à réclamer des lois de répartition meilleure. Le pauvre n’est pauvre qu’en vie ! À qui Nietzsche fera-t-il admettre un tel paradoxe ? Lui qui accuse tant la société quand c’est au nom de son propre individualisme, comment peut-il trouver tout injuste dans les accusations des misérables contre la société ?

Au fond, Nietzsche a beau dire ; il est lui-même un anarchiste antilibertaire, antiégalitaire, un anarchiste pour qui, toute loi morale étant abolie, le mieux est qu’un bon tyran fasse la loi. Les anarchistes démocrates, après avoir renversé toute morale, s’imaginaient qu’ils n’allaient plus obéir ; mais, avec Thrasymaque et Calliclès, l’aristocratique Nietzsche leur dit : — C’est plus que jamais le moment d’obéir : il y aura toujours des esclaves et il y aura toujours des maîtres, voilà la vraie loi de nature ; si vous ne pouvez pas (ce que je crains) faire partie des maîtres qui commandent, résignez-vous à faire partie des esclaves qui obéissent.

On a justement donné, le nom d’anarchie passive au système de Tolstoï : non-résistance au mal ; le système dit Nietzsche est l’anarchie active aboutissant au despotisme, des prétendus « maîtres » et à l’asservissement des « esclaves ».

Quoique Nietzsche n’ait voulu admettre ni bien ni mal véritable, ni moralité ni immoralité, ni obligation ni sanction, il devient cependant, au point de vue social, un partisan résolu de la punition, pourvu que ce soient les maîtres qui l’infligent aux esclaves. Il se plaint, à ce sujet, de nos sensibleries à l’égard des criminels. « Il vient un moment dans la vie des peuples, dit-il, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punit lui paraît contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir ?… punir est si pénible[68] ! ». Nietzsche, lui, ne connaît pas ces lâches apitoiement ». Il châtie l’homme comme on châtie son chien, et si l’homme souffre, tant pis, ou tant mieux ! Ne faut-il pas que celui qui a la puissance supérieure la déploie aux dépens et, finalement, au profit des puissances inférieures ?

Après avoir ainsi reproché à notre temps de démocratie et de socialisme son indulgence pour les coupables, Nietzsche n’en est pas moins tout le premier à prêcher éloquemment la compassion envers les criminels :

    Vous ne voulez point tuer, juges et sacrificateurs, avant que
la bête n’ait hoché la tête ? Voyez ! le pâle criminel a hoché la
tête : de ses yeux parle le grand mépris…
    Votre homicide, ô juges, doit être compassion, et non
vengeance. Et en tuant, regardez à justifier la vie même !
    Il ne suffit pas de tous réconcilier avec celui que vous tuez.
Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme, ainsi vous
justifiez votre survie.
    Dites « ennemi » et non pas « scélérat » ; dites « malade » et
non pas « gredin » ; dites « insensé » et non pas « pécheur ».
    Et toi, juge rouge, si tu disais |à haute voix ce que tu as fait
déjà en pensées, chacun crierait : Ôtez ces immondices et ce ver
empoisonné !
    Mais autre chose est la pensée, autre chose l’action, autre
chose l’image de l’action. La roue de la causalité ne roule pas
entre elles…
    Qu’est cet homme ? Un monceau de maladies, qui, par l’esprit,
percent hors du monde : c’est là qu’elles veulent faire leur butin.
    Qu’est cet homme ? Un amas de serpents sauvages, qui
rarement sont tranquilles ensemble ; alors Ils s’en vont, chacun de
son côté, chercher du butin par le monde.
    Voyez ce pauvre corps ! ce qu’il souffrit et ce qu’il désira,
cette pauvre âme essaya de le comprendre ; elle l’interpréta
comme la joie et l’envie criminelles vers le bonheur du couteau.
    Celui qui tombe malade maintenant est surpris par le mal qui
est mal maintenant ; il veut faire mal avec ce qui lui fait mal.
Mais il y eut d’autres temps, un autre bien, et un autre mal…
    Mais ceci ne veut pas entrer dans vos oreilles. Cela nuit à
ceux d’entre vous qui sont bons, dites-vous. Mais que
m’importent vos bons ?
    Chez vos bons, bien des choses me dégoûtent, et ce n’est
vraiment pas leur mal. Je voudrais qu’Ils aient une folie qui les
fasse périr, pareils à ce pâle criminel !

    Vraiment je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité,
ou justice ; mais ils ont leur « vertu » pour vivre longtemps
dans un misérable contentement de soi.
    Je suis un garde-fou au bord du fleuve : que celui qui peut
me saisir me saisisse !
    Ainsi parla Zarathoustra[69].
    Voici cependant le conseil que je vous donne, mes amis :
méfiez-vous de tous ceux dont l’instinct de punir est puissant !
    C’est une mauvaise engeance et une mauvaise race : ils ont
sur leur visage les traits du bourreau et du ratier.
    Méfiez-vous de tous ceux qui parlent beaucoup de leur
justice ! En vérité, ce n’est pas seulement le miel qui manque à
leurs âmes.
    Et s’ils s’appellent eux-mêmes les bons et les justes, n’oubliez
pas qu’il ne leur manque que la puissance pour être des pharisiens.
    Ainsi parla Zarathoustra[70] .



Mais Zarathoustra ne parle-t-il point précisément comme les socialistes, les anarchistes elles démocrates ?

    Je n’aime pas votre froide justice ; dans les yeux de vos juges
passe toujours le regard du bourreau et son couperet glacé.
    Dites-moi où se trouve la justice qui est l’amour avec des
yeux clairvoyants ?
    Inventez-moi donc l’amour qui porte non seulement toutes
les punitions, mais aussi toutes les fautes !
    Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, sauf celui
qui juge !
    Mais comment saurais-je être juste au fond de l’âme ? Comment
pourrais-je donner à chacun le sien ? Que ceci me suffise ;
je donne à chacun le mien ![71]



IV



Nietzsche a quelque part appelé Renan le « demi-prêtre, demi-satyre » ; il est cependant tout plein de ses idées ou plutôt de ses fantaisies. Si Renan dit que le vrai penseur se reconnaît à ce qu’il est le premier à rire de ses pensées, Zarathoustra répétera que le sage doit, au-dessus de tout ce qu’il dit et fait, élever « le rire, le bon rire ». L’auteur de Caliban et des Dialogues philosophiques, ce merveilleux sceptique mêlé de croyant, ce grand ironiste en philosophie et en religion, qui riait volontiers de ses propres pensées, était un de ces « danseurs » dont Zarathoustra fait l’éloge, habiles à maintenir en équilibre, aux hauteurs les plus vertigineuses, le balancier du pour et du contre. On se rappelle cette étonnante fantaisie où Renan nous montre sa caste de savants maîtresse du globe et se faisant obéir de la masse ignorante sous la menace de faire sauter la terre : obéissance ou mort « Je rêve », écrit Nietzsche, « d’une association d’hommes qui seraient entiers et absolus, qui ne garderaient aucun ménagement et se donneraient à eux-mêmes le nom de destructeurs ; ils soumettraient tout à leur critique et se sacrifieraient à la vérité » ; — à cette vérité qui, selon le même Nietzsche, n’existe pas Le rêve dont Renan voulait amuser ses lecteurs et s’amuser soi-même, le penseur allemand le prend au sérieux. Cette menace hyperbolique de destruction dont le doux Renan armait son aristocratie scientifique, Nietzsche la remplace par une destruction véritable : il veut que ses hommes d’élite, terrifiant à la fois socialistes et anarchistes, les révoltés de toutes sortes, passent sur la terre comme des dévastateurs. Il professe l’amour de la destruction autant qu’un adorateur du vieil Odin. Dans la pièce de vers intitulée Dernière Volonté, il se rappelle un de ses amis qui, combattant avec lui contre la France en 1870, exultait de vaincre même en mourant :

À l’heure de la mort il ordonnait,
Et il ordonna la destruction.

À ce souvenir, Nietzsche fait un retour sur lui-même et nous crie son dernier vœu :

Mourir ainsi
Que jadis je le vis mourir :
Vainqueur, destructeur…

Dans une autre page, Nietzsche veut que l’homme supérieur et héroïque éprouve, par delà la terreur et la pitié, la joie du devenir éternel, « qui comprend aussi la joie de la destruction ». Combien le prétendu « Slave » se montre ici « Germain » ! La destruction érigée en œuvre sainte, en accomplissement de l’éternelle destinée, en moment de l’éternel devenir, en condition de l’éternel retour Si les Vandales avaient fait de la métaphysique hégélienne, ils n’auraient pas parlé autrement. M. de Moltke et M. de Bismarck se sont contentés de mettre à la place du Destin ou de l’Absolu la Providence, et ils ont entonné, avant Nietzsche, le vieil hymne à la guerre, à la sainte Dévastation.

Victime de l’illusion aristocratique, Nietzsche se persuade que les privilégiés de l’ordre social et politique seront aussi, par cela même, les meilleurs de nature ou de volonté. Autre pourtant est l’aristocratie de caractère rêvée par Nietzsche et Renan, qui comprendrait les énergiques et les forts, les grands esprits et même les grands cœurs, autre est l’aristocratie de naissance ou de privilège. Qui assure Nietzsche que l’une coïncidera avec l’autre, surtout dans une. société où la justice ne sera plus la règle et où les plus forts auront seuls pour eux le droit ?

Nietzsche fonde son espérance sur la sélection même des plus forts, qui finira par en faire les plus intelligents. Avec Flaubert, avec Renan, avec presque tous les romantiques, il admet qu’un peuple n’est qu’un détour pris par la nature pour produire une douzaine de grands hommes, y compris lui-même ; et il pose en principe que : « l’humanité doit toujours travailler à mettre au monde des individus de génie ; — c’est là sa mission, elle n’en a point d’autre ». — Soit. Admettons-le, malgré la contradiction qu’il y a à dire que l’humanité est faite pour Renan, Flaubert et Nietzsche, alors que les grands hommes, à leur tour, n’ont de valeur que par les services qu’ils peuvent rendre à l’humanité en l’amenant à un niveau surhumain. Toujours est-il qu’une question se présente : — Comment vous y prendrez-vous pour faire surgir vos grands hommes ? — Nous aurons soin désormais, répond Nietzsche, de ne plus laisser au seul hasard le soin de faire surgir l’individu de génie, le vrai maître, du milieu de la masse des médiocres et des esclaves ; nous nous efforcerons, en pleine connaissance de cause, de faire naître par la sélection, par une éducation appropriée, une race de héros. « Il est possible, affirme Nietzsche, d’obtenir, par d’heureuses inventions, des types de grands hommes tout autres et plus puissants que ceux qui, jusqu’à présent, ont été façonnés par des circonstances fortuites. La culture rationnelle de l’homme supérieur, c’est là une perspective pleine de promesses. » Ainsi serait substituée la sélection artificielle à la sélection naturelle, dont le jeu n’est pas assez sûr. Quant aux moyens de produire artificiellement des hommes dignes du rang de maîtres, Nietzsche les laisse dans l’indétermination, et pour cause. Nous doutons qu’on puisse, par aucun artifice, procréer des héros comme on obtient des races de chevaux supérieurs. Ni la sélection naturelle ni la sélection artificielle ne nous assurent donc que nous aurons les grands hommes destinés à devenir nos despotes. Les eussions-nous, qu’il faudrait toujours des signes pour reconnaître leur supériorité. Si on leur laisse à eux-mêmes le soin de s’imposer, rien ne nous dit que de faux grands hommes ne réussiront pas à être les plus forts ou les plus rusés. N’est-il donc pas plus simple de maintenir les règles de la justice commune et du droit commun, en laissant aux supériorités le pouvoir de naître et de se faire accepter librement ? Telle n’est pas la réponse de Nietzsche ; il veut de vrais « maîtres » et, du même coup, des « esclaves ». La production de toute aristocratie, dit-il, nécessite une armée d’esclaves. «  L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être encore augmentée pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de produire les grandes œuvres d’art ». Le progrès de la culture n’a pas pour effet de soulager les humbles : les ouvriers du XIXe siècle ne sont pas plus heureux que les esclaves de l’époque de Périclès. Nietzsche reproduit ainsi, sans les critiquer, toutes les idées courantes depuis Schlegel, Hegel, Cousin et Renan. Mais l’exemple même qu’il donne de nos ouvriers comparés aux esclaves antiques est la meilleure réfutation de sa thèse : il suffit de lire, dans les auteurs grecs, la manière dont les Spartiates, dont les Athéniens eux-mêmes, dont les Romains traitaient leurs esclaves, pour réduire à sa valeur le paradoxe de ceux qui croient à l’éternelle équivalence des conditions humaines. Prétendra-t-on également que les famines sont aujourd’hui aussi nombreuses et aussi meurtrières qu’au moyen âge ? Quoi qu’en puisse dire Nietzsche, le servage fut un adoucissement de l’esclavage, le salariat a été un adoucissement du servage, et nous tendons aujourd’hui à la suppression du salariat lui-même au profit de la coopération et de l’association ; c’est-à-dire que nous tendons à une plus grande justice parmi les hommes et à une plus grande égalité de droits, qui produira une plus grande égalité de jouissances. Un contemporain de Karl Marx aurait pu concevoir, sur ce sujet, des idées un peu moins arriérées que celles qui ont séduit Nietzsche.

Continuant de développer les doctrines que Renan, après Victor Cousin, avait empruntées à Hegel, — et qui devaient finir par se retourner contre la France, — Nietzsche soutient que l’importance d’un progrès se mesure à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être faits. La fin justifie les moyens : « L’humanité, en tant que masse, sacrifiée à la prospérité d’une seule espèce d’hommes plus forts, voilà qui serait un progrès[72] ».

Cette théorie du droit des plus forts repose sur l’idée vague de force, qui, scientifiquement, n’offre aucun sens, puisqu’elle peut désigner la force physique, la force cérébrale, la force de la volonté, la force de l’intelligence, la force même de l’amour, — car l’amour, lui aussi, est une force. Quels sont donc enfin ces forts auxquels il faudrait sacrifier l’humanité ? Sont-ce de simples hercules de foire, ou des hercules de la pensée, ou des hercules du cœur ? Ces derniers repousseront le sacrifice d’autrui, ils se sacrifieront plutôt à autrui. Est-ce donc simplement au succès et à la victoire que se mesurera la force ? À ce compte, assurément, les Anglais sont plus forts que les Boers ; je vois bien que leur triomphe est celui des gros bataillons et des gros sacs d’argent sur les petits, mais est-il sûr qu’il soit celui des « héros » sur la « canaille » ? Si les Anglais « dominent » les Boers par certains côtés, peut-être les Boers les dominent-ils par d’autres, qui ont plus de grandeur.

Le triomphe prétendu assuré des meilleurs, la formation d’une aristocratie par la lutte pour l’existence ou pour la puissance est un résultat contesté aujourd’hui par tous les sociologues et même par tous les biologistes. Supposez, a dit M. Vaccaro dans son livre sur la Lutte pour l’existence, qu’un lion très puissant, après avoir disputé à un tigre un cheval tué par ce dernier, soit sur le point de le manger, lorsque survient un autre lion moins fort que lui, mais qui a dormi toute la journée ; le plus dispos pourra l’emporter sur le plus las et le plus affamé. Ce n’est sans doute là qu’un cas accidentel ; mais les accidents de tous genres remplissent l’histoire animale comme l’histoire humaine. Par cela même que les « meilleurs » ont une organisation plus délicate, ils sont plus exposés à toutes les mésaventures ; un chronomètre de précision se dérangera plus en tombant qu’une montre ordinaire. C’est parfois un défaut qui décide d’un succès ; une organisation plus fruste et plus grossière pourra, comme l’ont remarqué les physiologistes, supporter mieux une intoxication microbienne qu’un organisme délicat et à système nerveux très développé.

Au reste, Nietzsche lui-même a reconnu que la sélection n’a pas toujours pour résultat le triomphe des meilleurs ; il se plaint de ce que, là où la lutte pour la vie existe, « elle se termine malheureusement d’une façon contraire à celle que désirerait l’école de Darwin, à celle que l’on oserait peut-être désirer avec elle : je veux dire au détriment des privilégiés, des forts, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point dans la perfection : les faibles s’unissent toujours pour se rendre maîtres des forts »[73].

On sait que, d’après le comte de Gobineau, M. Vacher de Lapouge, O. Ammon, la décadence et la chute des peuples ne seraient dues qu’à l’épuisement des éléments ethniques supérieurs. Grand admirateur de Gobineau, Nietzsche adopte ces vues : « Dans toute l’Europe, dit-il, la race asservie a repris finalement le dessus, quant à la couleur, quant à la brachycéphalie, peut-être même quant aux instincts intellectuels et sociaux. Qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme plus moderne encore, et notamment cette tendance au Communisme, à la forme sociale primitive, commune aujourd’hui à tous les socialistes européens, ne sont pas, dans l’ensemble, des cas de monstrueuse réversion ? La race des maîtres et des conquérants est en décadence même au sens physiologique[74]… » Ailleurs, Nietzsche s’exprime avec plus de précision encore : « On peut présumer que de temps à autre, à certains points du globe, un sentiment de dépression, d’origine physiologique, doit nécessairement se rendre maître des masses profondes… Un tel sentiment de dépression peut être d’origine extrêmement multiple ; il peut naître d’un croisement de races trop hétérogènes (ou de classes, — les classes indiquant toujours des différences de naissance et de race : le spleen européen, le pessimisme du XIXe siècle sont essentiellement la conséquence d’un mélange de castes et de rangs, mélange qui s’est opéré avec une rapidité folle) ; il peut provenir encore des suites d’une émigration malheureuse, une race s’étant fourvoyée dans un climat pour lequel son adaptabilité ne suffisait pas (le cas des Indiens aux Indes), ou bien il peut être dû à un sang vicié, malaria, syphilis, etc. (la dépression allemande après la guerre de Trente ans, qui couvrit de maladies contagieuses la moitié de l’Allemagne, préparant ainsi le terrain à la sénilité et à la pusillanimité allemandes)…[75]»

Nietzsche rejette donc l’optimisme exagéré de certains évolutionnistes, qui croient que, dans la sélection, les victoires sont des triomphes du plus parfait ; mais c’est pour tomber à son tour dans un pessimisme non moins exagéré, en croyant que la lutte pour la vie aboutit au triomphe des plus faibles ou des plus dégénérés. De plus, il se met ainsi en contradiction avec son système d’aristocratie, qui présupposait la sélection des plus énergiques. Les faibles, dit-il maintenant, ont « le grand nombre » ; ils sont aussi plus rusés. « Darwin a oublié l’esprit. Cela est bien anglais ! Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit ; on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin. Celui qui a de la force se défait de l’esprit.[76]» Rien de plus vrai, mais comment Nietzsche n’en conclut-il pas que son homme de proie, son homme fort, risque d’être tout simplement ce qu’on appelle une brute ? Nietzsche, il est vrai, ne veut ici désigner par « esprit » que « la circonspection, la patience, la ruse, la dissimulation, le grand empire sur soi-même et tout ce qui est mimicry » ; une grande partie de ce qu’on appelle vertu, ajoute-t-il, appartient à cette dernière[77]. Toutes ces boutades peuvent être elles-mêmes de « l’esprit » ; il n’en reste pas moins que, de l’aveu de Nietzsche, l’intelligence demeure une force plus forte que la force.

Au milieu d’un tel conflit d’idées et en l’absence de tout critérium, comment Nietzsche, ce grand partisan de la hiérarchie, établira-t-il les degrés de son échelle sociale, maîtres et esclaves ? Point de véritable idéal régulateur, puisque « rien n’est vrai, tout est permis ». Est-ce donc par le fait seul que s’établira la hiérarchie, par la force effective ? Mais les aristocraties, aujourd’hui, sont moins fortes que le peuple, et Nietzsche en gémit ; elles sont donc inférieures au peuple ? — Non, car les élites sont plus savantes et meilleures. — Il y a donc, de nouveau, une science et une vérité scientifique, il y a une bonté quelconque, qui se reconnaît à certains signes ! Dès lors, tout n’est plus permis. Après avoir voulu nous envoler au delà du bien et du mal, nous revenons en deçà. Les ailes de Zarathoustra sont les ailes d’Icare.



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CHAPITRE VI


condamnation de la pitié.



Nietzsche n’est pas moins hostile à la charité et à la pitié qu’à la justice ; il l’est même davantage. Loin d’être la suprême vertu, la charité est à ses yeux l’abomination de la désolation, le « commencement de la fin », le grand agent de dégénérescence vitale et de déclin. « Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : le christianisme[78]. — Périssent les faibles et les ratés ! Et qu’on les aide encore à disparaître ! »

Nietzsche confond indûment la charité avec la pitié et avec le sentimentalisme mis à la mode par Tolstoï et Dostoïevsky, par tous les adeptes de la religion de la souffrance humaine. Il y a aujourd’hui presque partout en Europe, dit-il (non sans raison), une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur, et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une « efféminisation qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique pour se donner plus d’éclat. Il y a un véritable culte de la douleur. Le manque de virilité de ce qui, dans ces milieux exaltés, est appelé compassion, saute aux yeux[79]». On peut reconnaître un côté vrai dans ces assertions de Nietzsche : c’est ce fait, d’ailleurs un peu trop évident, que la vertu, pour être virile, ne doit pas être efféminée. La sensiblerie est-elle la sensibilité de l’homme vraiment juste et même vraiment aimant ?

Spinoza avait déjà dit que « la pitié est, de soi, mauvaise et inutile », mais seulement « dans une âme qui vit conduite par la raison ». Et il entendait par pitié l’émotion sensitive et nerveuse, la passion de la compassion. Mais ce grand esprit avait soin d’ajouter : « Il est expressément entendu que je parle ici de l’homme qui vit selon la raison. Car, si un homme n’est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, avenir au secours d’autrui, il mérite assurément le nom d’inhumain, puisqu’il ne garde plus avec l’homme aucune ressemblance. » Spinoza réfutait ainsi Nietzsche. Le sage stoïque et spinoziste, qui n’est pas inhumain, mais humain par la raison et même surhumain, serait le véritable Surhomme. Mais Nietzsche a le plus profond dédain de ce qu’on appelle la raison, qui n’est pour lui qu’un instinct plus ou moins dévié. La seule chose qui le préoccupe, nous le savons, c’est la vie et la puissance inhérente à la vie ; c’est au déploiement de la vie qu’il mesure la valeur de toutes choses, — valeur naturelle et non morale, puisque les valeurs morales n’existent pas. De ce point de vue, la dureté et même la cruauté lui sont déjà apparues comme des moyens naturels de défense et de conservation qu’emploie la vie ; la pitié lui apparaît maintenant comme la grande tentatrice qui menace la vie, qui l’excite à prendre la route du nihilisme vital.

L’outrance est chère aux écrivains allemands ; ils aiment l’énorme et le disproportionné, qu’ils tendent à confondre avec le sublime. — « Soyez fermes » jusque dans la bonté, forts jusque dans la douceur, éclairés jusque dans la pitié, — voilà une idée absolument droite, personne n’y fera attention ; « soyez durs » : voilà une idée tortue et contrefaite, aussitôt on la remarque. Pour redresser cette idée, il suffit île faire observer que la pitié ou sympathie spontanée n’est ni la vraie charité des chrétiens, ni la bonté morale des philosophes. « On perd de la force quand on compatit, prétend Nietzsche. Par la pitié s’augmente et se multiplie la déperdition de force que la souffrance déjà apporte à la vie.[80] » Guyau avait répondu d’avance :

                           …La souffrance s’émousse
Lorsqu’elle unit les cœurs comme fait un aimant
Et les soulève tous d’un même battement ; Ainsi
que la pitié la douleur devient douce.


Nietzsche, s’inspirant de Darwin et de Spencer, qui étaient non moins à la mode de son temps que les psycho-physiologistes, voit dans la pitié un obstacle artificiel apporté aux bienfaits de la sélection naturelle, qui, sans elle, éliminerait les faibles et les mal conformés. « La pitié contrarie la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. Elle comprend ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des déshérités et des condamnés de la vie. Par le nombre et la variété des choses manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux. On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (dans toute morale noble elle passe pour une faiblesse) ; on est allé plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes les vertus. Mais il ne faut jamais oublier que c’était du point de vue d’une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait sur son bouclier la négation de la vie »[81]. — Qu’entend Nietzsche par les déshérités, les condamnés, les vaincus de la vie ? Il y a des déshérités qui le sont par le fait des seules circonstances sociales : faut-il les éliminer comme des bossus ou des culs-de-jatte ? Si un Byron boîte, faut-il le jeter pour cela au gouffre avant qu’il n’ait écrit Childe-Harold ? Nietzsche eût-il été sur lui-même d’échapper à une condamnation prématurée ? Ne fut-il pas aussi un vaincu la vie ? Pour vaincre les maux, d’ailleurs, il faut les connaître, il faut les étudier, il faut les soigner, il faut apprendre à les guérir : la science de la vie ne ferait aucun progrès sans la science des maux de la vie, qui elle-même suppose la compassion aboutissant à l’action.

Nietzsche ajoute, avec Spencer, que la philanthropie si large qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais même nuisible à la société. Nous avons examiné jadis ce problème dans un livre (La Science sociale contemporaine), que Nietzsche, parait-il, a couvert d’annotations marginales. Nous regrettons de ne pas connaître ses objections, mais elles devaient se ramener toutes au fameux : « Périssent les faibles et les ratés » Nous retrouverons plus loin des objections semblables de Nietzsche à Guyau. Reste à savoir ce qu’on entend par les faibles. Nietzsche était physiquement un faible, — à supprimer ; il devait même, par malheur, devenir plus qu’un raté, un dément. Et cependant il fut une preuve de l’utilité que peuvent avoir les faibles de corps et même les déséquilibrés d’esprit, qui ont parfois des facultés intellectuelles supérieures.

    « Pourquoi si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas intimement parents ? »
    Pourquoi si mous ? Ô mes frères, ainsi vous demandé-je, moi : n’êtes-vous donc pas — mes frères ?
    Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d’abnégation dans votre cœur si peu de destinée dans votre regard ?
Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?
    Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?
    Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle.
    Béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.
    Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle. : Devenez durs !


Il a manqué à l’infortuné Nietzsche ce que Socrate appelait la grande science, — celle de l’amour. Nietzsche a d’ailleurs ignoré une moitié de l’humanité, la femme. « Je n’ai pas trouvé chez lui, dit sa sœur, la moindre trace d’une passion amoureuse. Toute son activité était employée aux choses de l’esprit et, pour le reste, il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, parut souffrir beaucoup de n’avoir pu éprouver une passion d’amour. » Ce n’est pas seulement son cœur, selon nous, c’est son intelligence qui en souffrit, c’est sa philosophie tout entière, ignorante de l’éternel féminin, qui est aussi l’éternel charme, l’éternelle douceur et l’éternelle bonté. S’il avait aimé, s’il avait été aimé, ce nouveau Moïse ne serait pas descendu de la montagne avec cette table de la loi : « Soyez durs »



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  1. Nous sera-t-il permis de rappeler que, dans un livre intitulé Critique des systèmes de morale contemporains (1883), l’auteur avait essayé de démontrer tout au long que Kant n’a pas vraiment fait la critique de la raison pratique, bien qu’il l’eût annoncée, et qu’il a, au contraire, érigé l’idée de devoir en « fait » premier de la raison, en principe premier, sans examen suffisant ni véritable doute méthodique ? Mêmes objections, en ce même livre, étaient dirigées soit contre le criticisme de M. Renouvier, qui s’est encore plus dispensé que Kant de critiquer l’impératif, soit contre la philosophie inconséquente de Charles Secrétan, qui pose le devoir en « fait » expérimental !
  2. Le gai Savoir, 345.
  3. Ibid.
  4. Le gai Savoir. Ibid.
  5. Le Crépuscule des idoles, trad. fr., p. 156.
  6. Aurore, p. 103.
  7. Généalogie de la morale, pp. 15-20.
  8. Au fond, c’est une providence sous un autre nom et une paraphrase du felix culpa !. Voir Hartmann, Das sittliche Bewusstsein, p. 589.
  9. L’Antéchrist, § 6.
  10. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 18.
  11. L’Antéchrist, tr. fr., p. 273.
  12. Antéchrist, § 8.
  13. Par delà le Bien et le mal, § 195.
  14. Crépuscule des idoles : la morale en tant que manifestation contre la nature.
  15. Par delà le Bien et le Mal, § 225.
  16. Ibid., § 227.
  17. W. VII, 180 s. Traduit par M. Lichyenberger.
  18. Voir Alex. Tille, Von Darwin bis Nietzsche, p. 221.
  19. Crépuscule des idoles, § 14.
  20. Ibid.
  21. Ibid. § 44.
  22. La Généalogie de la morale, tr. fr., p. 126.
  23. L’Antéchrist, p. 117 ; trad. Albert.
  24. L’Antéchrist, p. 117.
  25. Voir plus loin, livre IV.
  26. Aurore, p. 310.
  27. Esquisse d’une morale, p. 148 de la 2e édition.
  28. Généalogie de la morale, IIIe dissertation, § 18. Page 237 de la trad. française.
  29. Crépuscule des idoles, tr. fr., p. 158.
  30. Also sprach Zarathustra, seite 67.
  31. Par delà le Bien et le Mal, trad. fr., p. 217.
  32. Généalogie de la morale, § 12.
  33. Der Wille zur Macht, Versuch einer Umwertung aller Werthe. Studien und Fragmente, herausgegeben von Peter Gast, Dr Ernst Horneffer und Dr August Horneffer, Archivaren am Nietzsche-Archiv zu Weimar (Leipzig, C.-G. Naumann), 1901, in-8.
  34. P. 243.
  35. Généalogie de la morale, trad. franç., p. 121.
  36. Par delà le Bien et le mal, § 228, trad. franç., p. 169.
  37. Généalogie de la morale, trad. franç., p. 85.
  38. Zarathoustra, trad. fr., 135-142.
  39. Ibid.
  40. Généalogie de la morale, 2e dissertation, § 11.
  41. Nietzsche, Par delà le Bien et le mal, § 23.
  42. M. Palante, Précis de sociologie, p. 123.
  43. G. Palante, Précis de sociologie, p. 124.
  44. Généalogie de la morale, p. 175.
  45. Zarathoustra, tr. fr., p. 300.
  46. Ibid.
  47. Ibid.
  48. P. 62 et suiv.
  49. Zarathoustra, trad. fr., p. 64.
  50. Pp. 65, 66.
  51. P. 185.
  52. Aurore, p. 200.
  53. Zarathoustra, p. 60.
  54. Crépuscule des idoles, § 39, tr. fr., p. 211.
  55. Crépuscule des idoles. Ibid.
  56. Crépuscule des idoles, tr. fr., p. 211, § 39.
  57. Crépuscule des idoles, § 40, tr. fr., p. 212.
  58. Ibid., § 43, p. 215.
  59. Traduit par M. Lichtenberger.
  60. Zarathoustra, tr. fr., p. 184.
  61. Ibid.
  62. Au delà du Bien et du Mal, p. 126.
  63. Par excellence : en français dans le texte.
  64. L’Antéchrist, p. 80.
  65. Par delà le Bien et le Mal, 189.
  66. Par delà le Bien et le Mal, § [?], tr. fr., pp. 105, 106.
  67. Crépuscule des idoles, § 34.
  68. Par delà le Bien et le mal, § 188.
  69. Tr. fr., p. 47.
  70. Zarathoustra, tr. fr., p. 137.
  71. Zarathoustra, tr. fr., p. 91.
  72. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 125.
  73. Crépuscule des idoles, p. 184.
  74. Généalogie de la morale, p. 210.
  75. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 240.
  76. Ibid, p. 246.
  77. Généalogie de la morale, p. 246.
  78. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 93.
  79. Par delà le Bien et le Mal, p. 248.
  80. L’Antéchrist, p. 248.
  81. Généalogie de la morale, p. 340.