Nono/07

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Éd. Monnier et Cie (p. 236-278).

CHAPITRE VII



Monsieur le duc Edmond de Pluncey n’était pas un homme fort, loin de là. Tant qu’il séduisait, il jouissait de tous ses moyens, lesquels n’étaient pas toujours irréprochablement honnêtes, mais quand on l’avait séduit, il allait de fondrières en fondrières sans pouvoir assurer sa marche et n’osant même pas s’avouer qu’il se trouvait sur un terrain mouvant. Il possédait de plus la mauvaise habitude de croire que tout ce qui devait lui arriver était fatal, c’est-à-dire fait exprès pour lui.

Ennuyé dès le berceau, l’amour seul l’avait désennuyé… presque dès le berceau !

Sa vraie nature était un spleen nerveux. Selon lui, rien ne valait la peine de se déranger ; seulement, à l’approche d’une jupe élégante, il se serait tenu une journée entière sous la pluie, pour lui prêter son landau, et comme il était extrême en tout, allant souvent jusqu’à l’impertinence vis-à-vis des hommes, il ne serait, pour un empire, monté auprès de cette jupe, de peur de la froisser.

Depuis sa première équipée d’écolier, le duc cherchait son inconnue, faisant du plaisir un culte ; emporté dans ses désirs et tenant les pères, les maris, les frères, pour autant de zéros.

Son inconnue, ne pouvait être, fatalement, qu’une femme qui ne l’aimerait pas ; et il se désespérait de savoir à l’avance qu’elle ne l’aimerait pas, tout en étant bien sûr que cette condition était nécessaire à son propre amour.

Héritier d’un beau nom, d’une belle fortune, il fut à Paris le but de toutes les ambitions féminines. Il mangea du demi-monde, goûta aux artistes, dévora des ingénues (s’il en est à Paris).

Il aima sincèrement une créature charmante qui le trompait mais lui donnait l’occasion de la battre dans ses accès d’humeur.

« Frapper une femme, c’est être manchot, pour moi, disait-il ; car je ne ferais jamais l’honneur d’un duel à un gentilhomme capable d’une telle action. Il est digne d’être infirme. »

Et presque tous les éventails de Milla furent brisés sur les épaules de Milla. Effet de spleen !

Il aima follement une pianiste célèbre, qui portait toujours une robe violette dans les concerts… N’eût été cette robe, il l’aurait peut-être trop aimée.

« Les pianistes ont un tempérament de fer… comme leur doigts, » ajoutait-il avec une moue.

Cependant elle avait aussi du cœur, et le fils qu’elle eut de lui, elle le fit reconnaître par un monsieur Podjon, qu’elle épousa une fois rétablie.

Puis, le duc avait enlevé une jeune fille ; une jeune fille à peine sortie du couvent et à peine entrée dans le monde. Il valsa avec elle deux fois. Le lendemain, il la revit dans une petite maison meublée. Elle était venue là, par hasard, entre deux courses, laissant sa gouvernante dans un magasin de confection. Ils échangèrent de solennels serments sur l’étroit divan d’une chambre numérotée. Elle était ravissante ; un peu pâle, mais les mains déjà soignées.

Seulement, le duc s’apercevant qu’elle ne s’étonnait pas assez de la pendule sous globe, des papiers fanés, des chaises boiteuses, en ressentit un écœurement inexplicable.

« Ce que je reproche aux ingénues, se plaisait-il souvent à répéter, c’est de ne pas savoir l’être avec art. » Et quand une pensionnaire l’attirait encore, il revoyait à l’instant la Terpsychore de cuivre doré, sautant, lyre en bas, sur la cheminée de carton pâte, car il avait remarqué, pour l’ingénue, ces insanités du goût.

Ils allèrent à Nice, en Allemagne, puis en Suède et toujours la Terpsychore suivait avec sa lyre, sa cheminée de carton… c’était intolérable ! Leurs amours n’avaient pas le parfum suave d’un début jeune.

L’enfant devint mère et rentra au couvent. Le duc n’eut pas de remords parce que le souvenir de Terpsychore persistait seul !…

Il prit, tour à tour, pour maîtresses, des Anglaises, des Belges, des Suédoises, des Portugaises ; par exemple, jamais d’Italiennes, son horreur du convenu lui faisait dire qu’une Italienne est une femme arrivée à tout le monde !

Il fit même un voyage au Bosphore et eut une aventure bizarre chez un padischah quelconque.

La confiture du sérail jouait un rôle dans cette aventure et le duc, qui n’était pas menteur, comme tous les gens de fine race, disait que ces houris sont souvent la terre promise, on y aspire beaucoup, mais on n’y… Bref, au demeurant, le meilleur fils du monde : très libertin, très naïf, très roué.

La femme mariée n’existait pas pour lui, et, au courant de son existence, on n’en eût pas relevé une seule. Cela tenait toujours à son horreur de l’homme.

Délicatement élevé, il ne craignait point le mal dont il ignorait l’existence. Sauf quelques égratignures d’épées novices, il ne se rappelait aucune souffrance à la surface de sa peau. Mais il se plaignait sans cesse. À l’entendre, on le tuait chaque fois qu’on fermait une porte, lui qui avait été témoin, lors de son excursion au Bosphore, du supplice de la plante des pieds sans qu’un de ses sourcils déviât d’une ligne. Que voulez-vous, il était ainsi fait ! Dans ses accès de spleen, il aurait pris pour cible le sein d’une belle fille, et, s’il ne l’avait pas déjà fait, c’est que par politesse il ne pouvait l’exhiber décolletée en face de ses gens qui accourraient infailliblement au bruit de la détonation.

Il avait vraiment le respect de la femme comme on l’avait au temps de la chevalerie, et il eût donné la moitié de son blason pour en rencontrer une bien inconnue, qu’il ne chercherait pas du tout à connaître et respecterait à en perdre la raison.

La fatalité veillait !

M. de Pluncey, élevé par un père royaliste et une mère pieuse, possédait des convictions royalistes et pieuses en dehors de son fatalisme, un fatalisme pouvant d’ailleurs passer pour de la politesse affirmative vis-à-vis de la Providence. Il croyait à Dieu, il le sentait dans ses nerfs à l’approche d’un orage et, poète par tempérament, il le voyait dans les pauvres, hommes ou femmes, qu’il secourait volontiers quand ils n’étaient pas trop sales.

Il se serait marié, mais il craignait certains commandements de l’église qui sont formels. Fort instruit, plus que ne l’est, ordinairement, un descendant de preux, il essayait souvent de concilier les miracles de jadis avec les découvertes modernes.

Il avait ce principe en philosophie que l’éducation peut empêcher les émeutes, manquerait-on de pain dans les masses. Après tout, il aimait le peuple, recrutant le plus de domestiques qu’il pouvait dans les classes incultes.

Il ne prenait pas la politique au sérieux, bien qu’il fût arrivé à Montpellier persuadé que cela l’amuserait énormément. D’abord, il aimait le travail comme tous les vrais grands seigneurs ; ensuite, lutter contre un homme était déjà agréable, à son point de vue.

Il se levait tard, mais se mettait tout de suite à son bureau, dépouillant lui-même sa correspondance. Et, tout en fumant, il pensait à autre chose, se disant que c’était dur d’être obligé de se désennuyer pour devenir quelqu’un. Il aimait la lecture, se montrant difficile sur le choix du livre, n’admettant que les auteurs approuvés par la censure et ne lisant jamais que… les autres ! Il suivait les fugaces héroïnes avec intérêt et se les représentait par un couteau à papier assorti à leur caractère : telle hétaïre aux passions fougueuses avait un manche de corail foncé gouttelé de rubis sanglant. Telle abandonnée, frêle et poitrinaire, possédait un manche de lapis lazuli avec une turquoise entourée de perles fines. Telle petite bourgeoise capable de tromper son mari s’incarnait dans un manche d’ivoire jaune orné de cornaline brune.

Ces jeux innocents peignaient bien le cœur du pauvre duc sans cesse épris d’une image dont il cherchait le corps en tous lieux.

Lorsqu’il devint l’amant de Mlle Renée Fayor, Edmond de Pluncey eut une amère déception. « J’ai passé à côté ? » se dit-il. Ses réflexions terminées sur la faute commise, il attendit les événements en lisant un nouveau livre qu’il coupa par hasard, avec un poignard à manche d’acier uni.

Le lendemain, il s’attendait aux désespoirs accoutumés sur papier havane ou azur, parfumé de benjoin ou de mousseline, selon son éternelle prévision des détails.

Mais la faute fut suivie d’un silence de mort.

Alors, il écrivit… même silence ! Il demanda une entrevue, il fit prendre des informations, toujours… rien… rien !…

Elle n’avait donc pas été commise volontairement cette faute, puisqu’on lui épargnait la plainte traditionnelle ? On ne l’aimait donc pas, puisqu’on avait une vraie honte ?…

Étrange ! Étrange !

Il avait aussi une douce manie, innocente comme ses manches de couteau. Quand il connaissait assez une femme pour s’en avouer épris, il l’emmenait, autant que possible, dans un lieu solitaire, et, lui serrant respectueusement les mains, il lui murmurait en la regardant à travers ses paupières mi closes : « Si vous vous épreniez de moi, soit caprice, soit réalité… il faudrait me le dire… je fuirais. » Cela réussissait en ce sens que la femme surprise pensait à l’aimer.

Dès lors, il se reprocha de ne pas avoir prévenu la malheureuse fille du général.

Le cinquième jour, le duc s’aperçut que le dessous de son téton gauche remuait avec un bruit de montre neuve. « J’ai quarante ans ! » se dit-il un peu ému.

Une influence fatale s’était sans doute étendue jusqu’à cette place nerveuse et du sang, du vrai sang, tout un flux gonflait la moitié de sa poitrine.

Il s’occupa de plus en plus de l’élection. Le jour, il fit des heureux de tous les pauvres rencontrés ; la nuit, il absorba une quantité effrayante de volumes en vogue. Le matin le trouvait pâle, les yeux cernés. Il fuma et crut qu’on s’était trompé de marque tant le cigare lui parut mauvais. Son cheval lui sembla changer d’allures.

Largess fut tancé. Le déjeuner manqua de saveurs, la promenade de sites, la forêt d’ombre et, par extraordinaire, il trouva de l’esprit à son garde champêtre !…

Enfin, il s’aperçut que la seconde moitié de sa poitrine se gonflait comme la première. Il est certain qu’il ne pouvait pas avoir deux cœurs… malgré ses nerfs !

On était à la sixième journée. Après son repas du soir, il sortit dans le parc pour émietter du pain aux nouvelles carpes de la mare et caresser ses chiens braques. Devant la mare profonde, il remarqua une chose très brillante miroitant dans un remous plein d’ajoncs : c’était une étoile !

« N’ai-je donc jamais vu une étoile ? » se demanda-t-il étonné. Saisi d’une rêverie douce, quoique pénible, il resta devant l’astre sans songer que les soirées devenaient très fraîches, lui qui craignait le froid à l’égal d’un homme d’Asie. Ce rayon le fascinait.

Tout d’un coup, il se redressa épouvanté.

« Mais je suis amoureux ! » rugit-t-il.

Amoureux, pourquoi ? Amoureux, comment ?

Le septième jour, il imita l’Éternel et se reposa. Désormais, il avait créé son monde, peuplé sa terre, soufflé son souffle. Mollement, il demeura désœuvré le long du sofa d’Orient, fumant et trouvant la fumée supportable. Largess était un groom d’élite. Il ne vendrait pas son cheval. Quelles excellentes bêtes, ces chiens braques !… Comme ces royalistes étaient simples, bons, naïfs, dans leur sottise provinciale !

Quel pays splendide, le Midi ! quels paysans intelligents ! Quant aux Combasses on pouvait en faire une divine résidence.

Il frappa sur le timbre.

— Largess…

— Monsieur le duc désire ?…

— Un architecte d’abord, une salle de bain ensuite, je ne veux plus que ma baignoire soit ovale, fais-la enlever de mon cabinet.

— Et arrondir ? demanda Largess ne manifestant qu’une stupeur de bon aloi.

— Précisément, je pense que tu es à la hauteur de la situation, Largess !

__ ?…

— Et tu feras construire une coupole de cristal, là bas, près de l’étang.

— Mais puis-je faire observer à monsieur le duc que le cristal est transparent ?

— Aussi, ce sera du cristal violet, Largess ; des torchères de bronze, des draperies de velours noir, un tapis de Java bleuté, deux nuances qui font paraître noir sans qu’on le soit.

— Monsieur le duc veut probablement s’adresser aux constructeurs de caveaux funéraires pour le travail ? objecta Largess impassible.

— Non, je veux me baigner ! »

Largess se retira aussi confondu que le lui permettait son flegme, et se garda bien de divulguer le secret de la folie ducale.

Le lendemain, comme rien n’était commencé, le duc poussa un cri de joie féroce.

« Ah ! c’est cela !… c’est cela ! je suis réellement, sincèrement, absolument amoureux, puisque mes gens se moquent de moi !… »

Il jeta dix louis à Largess qui, ma foi, déposa le reste de son flegme afin d’être abasourdi tout à son aise !…

Et l’on sait que plus tard M. Edmond de Pluncey s’arma d’un Lefaucheux pour aller chasser du côté des jardins de Tourtoiranne.

Après la scène monstrueuse des fiançailles, scène que l’amour du duc n’avait pas prévue, il y eut une explication entre les fiancés, assis l’un en face de l’autre dans le grand salon de Tourtoiranne.

Renée avait derrière elle le portrait de son père, le sabre au poing.

Un froid glacial descendait sur leurs épaules paraissant descendre de ce sabre.

— Mademoiselle, commença Edmond de Pluncey, auriez-vous l’obligeance de m’apprendre quand cessera cette amusante mystification ?

— Vous la trouvez amusante ?… j’en étais sûr ! fit Renée d’un accent fort tranquille, mais ses yeux scintillaient semblables au reflet de l’étoile des Combasses !

— Mademoiselle, reprit le duc sérieux et digne, je n’ai jamais donné un démenti à une femme. Dussé-je me laisser arracher les ongles, je ne vous démentirai pas en présence de votre père. Pourtant je vous préviens que je chercherai une raison polie !

— Duc, vous chercherez toutes les raisons que vous voudrez, je suis vengée, je vous tiens quitte !

— Alors, daignez expliquer vos motifs à M. Fayor et cela assez promptement pour que je puisse rassurer mes électeurs.

— Justement, duc, je n’en ferai rien…, ma conduite, vous le savez, n’est pas de celles qu’on explique. Les femmes ne se déshonorent pas elles-mêmes !

— C’est assez fâcheux pour ceux qui les déshonorent ! » riposta le duc s’animant, lui si calme, tandis qu’elle, si impérieuse, gardait une placidité énervante.

Il fut énervé.

— Ah ! continua-t-il, pour vous venger !

» Un homme s’est trouvé qui avait l’âme impressionnable, vous l’avez impressionné. Vous lui avez presque dit je vous aime. Il est devenu amoureux et, se jouant de lui, vous avez été odieuse jusqu’à faire vibrer les fibres les plus mystérieuses de son être par un calcul bas de vengeance, une préméditation sans circonstances atténuantes, comme disait le juge d’instruction de tout à l’heure. Vous pouvez vous plaindre, vous désoler, vous tuer, être femme comme une femme. Vous n’avez rien dit, il n’a rien su et a passé par toutes les conjectures de la passion. Sur un refus désespérant, il est venu, il a consenti à une petite ignominie quand il aurait préféré un grand crime. Pour l’en récompenser, vous le trahissez et le forcez à jouer un rôle infernal, être fiancé pour ne pas épouser.

» Certainement je peux aller déclarer le contraire au général…, mais cela…, c’est une autre ignominie ; j’aime mieux me brûler la cervelle.

» Oh ! vingt duels plutôt qu’une situation ridicule. »

Ce disant, le duc se leva et arpenta le salon à pas précipités, le rouge aux joues.

Mlle Fayor respirait la rose qu’elle avait à la main.

— Cherchez une raison polie, Monsieur, je ne saurais vous en empêcher, dit-elle d’un air nonchalant ; en réalité elle paraissait très fatiguée.

Que pouvait ce mariage pour Bruno qu’une idée folle avait fait fuir ? Bien peu ! Il fallait la vérité pour le défendre et elle rêvait, les paupières fermées, sans s’apercevoir que le duc rageait devant elle.

— Mademoiselle Fayor ? dit-il furieux, se contenant à peine.

» Renée !… ajouta-t-il plus violemment.

— Quoi, monsieur ? Nous nous sommes trompés… n’est-ce pas… j’en conviens ! nous nous détestons, après ?…

— Vous êtes infâme, vous êtes atroce, vous êtes une odieuse créature !… dit le duc hors de lui.

— Et puis… je suis adorable, je le sais, monsieur !

— Mais vous êtes le diable !…

— Vous croyez-vous un ange ?

— Mais vous me rendez fou !…

— Vous aviez des dispositions !…

— Mais je vais vous manquer de respect, mademoiselle.

— Ce ne sera pas la première fois, monsieur !

— Cessons cette discussion, nous sommes indignes de nous-mêmes ! murmura Edmond de Pluncey en s’affaissant dans son fauteuil.

» Quand je pense que je vous ai aimée !…

— Que vous m’aimez encore !… duc. »

Il la regarda une seconde, pâle, les lèvres tremblantes.

— C’est vrai ! bégaya-t-il naïvement, et vous êtes à moi !

Elle éclata d’un rire strident qui sembla fuser du sabre clair du général.

— À vous ! à vous !… elle se leva à son tour. Du sombre nuage de ses dentelles noires, son buste cuirassé de satin parut se hausser comme un buste de fer, le ressort se détendit sous le velours, et la féline montra tout ce qu’il y avait de panthère dans son corps de chatte.

— Moi, dit-elle, je suis libre, car je n’ai jamais cédé à l’amour. »

Elle disait vrai. L’amour, elle avait eu le courage de le repousser avec Bruno, elle avait eu le courage de ne point se trouver digne de lui.

— Avez-vous touché mon cœur, durant votre ivresse, vous ? reprit-elle sèchement. Avez-vous senti mon rêve se réaliser sous votre étreinte ? Que pensait ma pensée ? Vous donnez-vous la peine, vous, le viveur dépravé, le blasé curieux de saisir autre chose qu’une sensation dans un cri ? Je suis belle, voilà à votre avis ce qui doit me rendre amoureuse de vous ! Il suffit ! Je dois faire jouir pour jouir ! Je dois donner pour recevoir ! et quand, en échange, je ne reçois rien… il faut peut-être que je vous remercie ? Que pourrais-je aimer en vous ? Votre façon de profiter d’une faiblesse physique ? Vos cris de mépris pour l’avenir, ou bien vos conquêtes anciennes, votre savoir des choses perverses ?

» Vous m’avez plu ! faut-il pour cela que je me précipite du haut de ma fenêtre ?…

» Votre fantaisie est passée, la mienne aussi, j’ai été fausse, je deviens franche : duc, je ne vous aime pas, je ne peux pas vous aimer ! »

Il s’avança frémissant.

— Un autre ?… » fit-il.

Elle répondit : « Non ! » parce qu’elle espérait encore se sauver et sauver Bruno, sans cela elle eut crié : « Oui ! » avec la même brutalité.

— Alors… déclara M. de Pluncey avec un éclair dans ses prunelles très bleues… il faudra que vous m’aimiez… sinon… je te tue !…

— Vous oubliez le juge qui n’est pas encore parti ! » eut le cynisme de répliquer l’assassin de Victorien Barthelme.

Après cette étrange explication, Edmond de Pluncey eut le délire du cerveau. L’inconnue devenait sphinx. C’était plus qu’il n’en avait espéré ! Il professait à l’égard des jeunes filles vierges de singulières théories et prétendait qu’on peut douter de tout à leur égard !

Maintenant, il doutait presque d’avoir possédé Renée… il doutait qu’elle ait eu jamais d’autre amant !…

Il était bien certain que l’indépendance de Mlle Fayor avait encore toute la virginité désirable !

On la connaissait à vingt lieues à la ronde… la fille du Sabreur… qui donc eût osé douter d’elle ?… Personne.

Et le duc fit l’immense faute de laisser répandre le bruit de son mariage avant d’avoir trouvé une raison polie. Le lendemain, les gens des deux maisons commentaient la chose. Il y eut une dispute au sujet de la corbeille entre Félix le palefrenier et le maître d’hôtel… tous les domestiques des Combasses donnèrent raison au maître d’hôtel de sorte que Félix, un peu chatouilleux de sa nature, fit son paquet, et partit, sans réclamer ses gages, imitant dans sa fuite le secrétaire du général.

Le duc eût bientôt tracé un plan fort simple : elle l’aimerait, coûte que coûte, puis il romprait avec éclat au dernier moment.

Il mit en pratique ses meilleures théories Don Juanesques : froideur hautaine, esprit d’opposition, persiflage mordant, désinvolture insouciante, méchancetés calculées. Mais, malgré tout, perçait l’amour, l’amour impitoyable qui dosait d’une tendresse navrée chaque artifice obtenu à grand renfort de nerfs. Renée redevint pour lui ce qu’elle était pour tous : capricieuse, dure, emportée, glaciale, en un mot désespérante.

Cependant Bruno n’était pas de retour. Sa mère et la petite sœurette étaient arrivées tout en larmes, pour demander au général ce que signifiait cette descente de police faite chez elles, vers trois heures du matin.

Elles furent reçues, comme on peut penser, avec des mille millions de tonnerres contre le misérable clampin qu’on accusait « presque », disait le maire de Gana, « tout à fait » précisait le Sabreur, d’assassinat mystérieux. La mère s’évanouit et elle fut jetée dehors en cet état, sa petite encore pendue à ses jupes. Pourtant, le général permit qu’on lui donnât de l’eau à travers la grille d’honneur. Il n’était pas complètement mauvais, le général, il regrettait toujours son premier mouvement, mais trop tard, et la dignité militaire ne permet pas les effets rétroactifs.

Durant l’exécution, Mademoiselle Renée bataillait contre le duc.

— Pauvre famille ! murmurait Edmond tandis que sa fiancée disait durement :

— Allons donc ! »

Puis Renée exaspérée de sa magnanimité pour des parias, sortit haussant les épaules.

Alors, une fois dans l’antichambre, elle n’hésita pas. Elle jeta une capeline de satin sur sa tête, descendit par le petit escalier dérobé, ramena ses vêtements autour d’elle pour les empêcher de claquer dans le vent et s’élança à travers les allées.

Derrière la salle de bain, on se souvient qu’il y avait un étroit passage. Renée bondit entre les ronces. La mère de Nono, venue à pied, avait dû se servir du chemin le moins poudreux, c’est-à-dire des sentiers longeant les champs. En effet, elle l’aperçut qui marchait, très lente, sous les arbres en emportant l’enfant. Un âpre vent d’octobre lançait à poignées des feuilles sèches contre les réprouvées aux humbles robes noires. Renée abandonna la sienne au vent, ce tapage de drapeau secoué força la mère à se retourner. Sa pâleur était affreuse, la petite pleurait.

— Madame ! appela Renée d’une voix étrangement douce que le duc n’eut pas reconnue.

— Mon fils ? Vous savez où est mon fils ? s’écria Mme Maldas comme folle.

— Où est Nono ? ajouta la petite.

— Je l’ignore ; approchez vite !

La longue traîne de soie enveloppa le groupe, semblable à une aile ténébreuse, elles furent fouettées au visage par les cheveux échappés de la capeline.

— Prenez cela, madame, fit Renée d’un accent saccadé, prenez ! Il y a deux mille francs, dépensez-les pour retrouver votre fils, car il le faut, et fuyez bien loin, le plus loin possible. Que jamais, jamais on ne puisse vous découvrir. Il est innocent. Allez, et le jour où vous serez tous en sûreté, écrivez-moi ici, une fortune entière vous appartient. Retenez mes paroles. Qui sait si je n’irai pas vous rejoindre moi même !

La fière Renée emportée par un mouvement passionné saisit les mains plébéiennes de la mère de Nono qu’elle serra avec fougue.

… Quand la traîne de soie eut disparu, Mme Maldas leva les bras.

— Sainte Vierge ! balbutia-t-elle, la fiancée du duc de Pluncey aime mon fils… ou c’est elle qui l’a perdu ! Elle avait deviné, car toutes les femmes sont femmes avant même d’être les épouses de misérables jardiniers.

Où était allé Bruno ? Mon Dieu, droit devant lui. Il avait laissé ses hardes dans la mansarde de Tourtoiranne comme des livrées désormais inutiles. Quelques livres, un peu d’argent, des mouchoirs propres comprenaient tout son bagage. Bagage qu’il portait sur son dos robuste. Nono voulait s’anéantir au fond d’un oubli complet. Un abîme dont il ne reviendrait plus, un trou qu’il creuserait en se voûtant perpétuellement afin de ne pas revoir le ciel qui s’appelait Renée.

Il marcha sans manger pendant près de deux jours, avançant d’une façon machinale. Il arriva à Lodève, ignorant le chemin parcouru et le nom de l’endroit.

Il ne connaissait pas cette ville n’ayant jamais quitté Montpellier que pour aller à Paris. Cela n’apprend pas grand’chose les voyages en locomotive. Il s’épousseta les souliers avant de gagner les rues, se secoua, mit le paquet sous son bras et se fit donner l’adresse d’un collège par un passant. Il possédait son diplôme cousu entre la doublure et son vêtement. Plus un certificat de moralité. Cela suffirait, pensait-il pour vivre.

Au collège de Lodève la classe des petits manquait précisément de férule. Il ne dit ni d’où il venait, ni pourquoi il avait l’air pauvre et on l’installa, sans pompe, sur une chaire de bois blanc tachée d’encre, pendant que les petits psalmodiaient leur arithmétique d’un ton nasillard. Nono les aima tout de suite, ces enfants. Il n’était pas de ceux qui ont le malheur égoïste, aussi fût-il, au bout d’une semaine, le plus pitoyable des professeurs.

Les appointements s’élevaient à la somme de 50 fr. par mois, moins les retenues…, un train de prince !… On daigna même lui avancer dix francs, ce qui lui permit de faire une ample provision de guimauve pour les plus morveux qu’il mouchait avec ses mouchoirs propres. Et ce fut un repos d’une tristesse calme, douce, bête… L’un des quinze garçonnets avait des yeux rappelant ceux de Renée, l’autre avait ses cheveux souples, un troisième sa peau transparente. Ceux-là n’arrivaient jamais à être punis. Nono les regardait longtemps, le coude appuyé sur sa chaise, rêvant dans l’assourdissement de la classe bambine. Parfois, il lui semblait entendre un cliquetis de mors et de brides lui rappelant le damné Mélibar et il finissait par voir un tas de gamins à quatre pattes, jouant au cheval avec des rênes en ficelles.

Tantôt, c’étaient des parties de cache-cache terminées dans ses jambes et dont les cris aigus ne le distrayaient pas ; ou des encriers de plomb lancés à toute volée, comètes à sombres queues, qui lui heurtaient le front.

M. le Principal se fâchait, ses collègues se moquaient de lui. Nono continuait ses leçons en famille, de sorte qu’il n’y avait guère que lui qui fût sage, parmi ses élèves !…

— Ce garçon manque de poigne ! » répétait le principal, ne se doutant pas qu’il hébergeait un homme soupçonné d’assassinat.

Un matin, à la fin d’octobre, Nono se leva rêveur :

— Elle doit être sa femme depuis hier, je le sens !… » À quoi le sentait-il ? Bruno n’eût pu se l’avouer. Le vague parfum du bouquet d’oranger avait-il traversé les vallons et les bois ?

Sa tête pesait, une douleur lancinante tenaillait sa poitrine. Il ne mangea rien et chaque fois, ce jour-là, que ses petits élèves éclatèrent de rire, ses grands yeux bruns s’emplirent de larmes. L’avant-veille, il avait écrit à sa mère, lui faisant l’aveu de son amour maudit, et il avait ajouté quarante francs, se réservant dix francs pour les sucres d’orges.

Oui, la matinée lui paraissait plus sombre, plus lourde, il ne pouvait se détacher de son idée fixe. Il suivait le cortège sur les jonchées d’herbes odorantes et les feux de joie éclataient, la nue grise s’éclairait de rose, la mariée était éblouissante dans sa robe blanche. Les gens des deux maisons formaient une haie respectueuse. L’humble chapelle de Gana était tendue de mousseline.

Que de bouquets ! Que de cierges !…

Le duc, voici le duc !…

Tout d’un coup, un des petits le tire par le bras : — Monsieur…, une lettre pour vous ! » Bruno se pencha et reconnut la grosse écriture tremblée de sa mère. Dès les premiers mots, il poussa un cri sourd. C’est que dès le début sa mère lui racontait l’horrible histoire des 2, 000 francs donnés pour lui éviter une accusation effrayante.

— Moi, moi !… assassin !… » hurla Bruno Maldas froissant la lettre dans ses mains égarées, et, brusquement, comme si une clarté intense l’avait aveuglé, il tomba évanoui du haut de la chaire…

Réellement, Mlle Fayor avait épousé le duc de Pluncey. Les élections étaient finies et, selon la coutume, un candidat inattendu avait réussi, c’était le républicain obscur. Ni le duc, ni le général !… Alors les deux antagonistes n’entretenaient plus le pays que du bruit de leur union, scellée par un mariage splendide. Cela fit tapage à Tourtoiranne, et Montpellier même en fut remué.

Le général avait résolu de se venger par une orgie de folles dépenses. D’ailleurs, il n’en voulait plus à son duc, il acceptait ses boutades de grand seigneur qui lui permettaient de répliquer en sacrant comme un païen, et il affectait de le mener tambour battant.

Non seulement le duc n’avait pas trouvé de raison polie, mais encore il était devenu amoureux dans toutes les règles que tolère la bonne société ! Un mois avait suffi pour le jeter pantelant aux pieds de la farouche fille du Sabreur.

Un soir, il s’était glissé jusqu’à la chambre bleu-pâle en forçant presque la porte. On avait pris simplement le petit poignard connu et on l’avait tourné contre un sein si pur de forme que le duc s’était retiré, se voilant la face pour ne pas en voir davantage.

La corbeille de noces faisait parler l’arrondissement entier, elle contenait, disait-on, un certain cachemire brodé sur azur qui se pliait aisément dans un coffret à gants. La couronne ducale était ornée d’une émeraude de la grosseur d’une noisette et il y avait une robe de point d’Angleterre digne d’une reine. On renonçait à évaluer les diamants offerts. Chaque aurore, enfin, apportait sa gerbe de fleurs de Nice embaumant tous les appartements.

Tout compte fait, Mme de Pluncey aurait, au moins, trois millions de fortune. Le général ne dérageait pas, tant il était heureux.

On prépara la solennité d’une manière effroyable. Un canon, pointé sur les Combasses, en face de Tourtoiranne ébranla de ses détonations les échos du château. Il va sans dire que Fayor, à la tête de tous les officiers de son ancien état-major, invités depuis la veille, se livre à l’exercice du pointage avec une volupté non dissimulée.

Renée n’eut pas à s’éveiller, car elle n’avait pas dormi ; elle sortit de son lit, très sombre, en murmurant un nom que le duc eût été bien étonné d’entendre sortir de cette bouche. Puis elle sonna la femme de chambre.

— Emportez ces fleurs ! » dit-elle froidement.

À son chevet s’épanouissait un bouquet d’oranger très singulier de forme. Ce bouquet était en branches, comme une verge à fouetter. Le duc trouvait que c’était là la seule méchanceté digne d’un galant homme. Renée eut un sourire terrible.

La toilette fut longue. Il y avait des couturières parisiennes très énervées et d’autres de Montpellier fort énervantes. Entre le bruit de deux coups de canon, elles échangeaient deux coups d’épingles. Renée finit par leur faire offrir du malaga et termina elle-même l’opération. De la croisée ouverte, elle regardait l’état-major s’éparpiller sur les pelouses du jardin et cela lui faisait l’effet de larges taches de sang répandues le long des verdures. Tout au fond, émergeait des buissons le rocher rouge comme du sang encore, mais comme du sang séché depuis des mois… Renée, cependant, n’avait plus de remords, plus de vertige. Une nouvelle fureur la possédait et les anciens ferments du crime remontaient à son cerveau. Un grand désordre régnait dans sa chambre de jeune fille. La corbeille avait déjà répandu sur les meubles tous ses trésors resplendissants.

Posée devant le petit trophée d’armes, on apercevait la couronne ducale sortie de perles, un peu fantaisiste, un peu féminine, avec son énorme émeraude dont le regard phosphorescent paraissait suivre les gestes de la fiancée. Plus loin, c’était le cachemire aux nuances harmonieuses, aux dessins exquis et ténus, une copie savante des fleurs de l’Inde aussi incompréhensibles que jolies.

La traîne de la robe de noces, allait en balayant le plancher, de l’une à l’autre de ces richesses selon le caprice nerveux de celle qui la portait. Toute la pièce était emplie d’un frou-frou colère qui eût fait damner le duc de Pluncey. En face de la psyché, Renée essaya la couronne.

— C’est assez léger ! » dit-elle en relevant la tête d’un mouvement de mépris. Puis elle murmura : combien plus lourde m’est celle-ci ! et elle ôta les pierreries pour se mettre les fleurs d’oranger. Deux fois ses bras retombèrent. La toilette terminée, les femmes de chambre n’eurent plus qu’à déployer dans toute sa longueur, la queue de moire blanche et immense. Après avoir soulevé son voile, on lui jeta, sur l’épaule, une mante d’hermine agrafée par une perle merveilleuse.

Le visage de Renée, dans ce cadre de neige, ressortait aussi pur qu’un lis et ses yeux cerclés de noir semblaient s’agrandir encore.

La future duchesse était certainement mieux qu’une simple mortelle ; c’était déjà une duchesse ! Une duchesse telle qu’aucune cour d’Europe n’en possédait.

Les coups de canon cessèrent. On entendit le galop de l’état-major qui revenait. Puis, un landau arriva, un tapage se fit dehors parmi les vassaux annonçant le fiancé. « Allons ! il faut !… » songea Renée avec un sourire plus terrible que le premier. La porte s’ouvrit, le général entra, couvert de poudre. Le père fut intimidé, malgré l’habitude des champs de bataille !… c’est que ce manteau d’hermine était bien fait pour intimider un homme qui veut dominer son gendre.

— Hum ! fit-il, je crois que voici désormais le vrai duc !

Renée tendit ses doigts gantés et descendit lentement.

Le salon était plein d’invités en tenue de rigueur ; peu de femmes, mais des femmes qui avaient mis dans leurs costumes la dépouille de cinq ou six vieilles maisons provinciales. Un respectueux silence planait.

Les officiers étaient rigides, sentant l’approche du Sabreur. Edmond de Pluncey, debout près du chambranle de la porte et retenant la portière de soie affectait une austère indifférence. Un murmure d’admiration courut dès que Renée eut posé, sur le tapis de roses, son petit pied victorieux. Elle salua, gardant la tête droite, avec un regard aigu à l’adresse du duc.

Le juge d’instruction, invité naturellement, dit à son voisin de gauche.

— Vous rappelez-vous ce portrait de Catherine de Médicis débarquant en France, que possède notre musée ?…

— Oui, répondit le voisin émerveillé, c’est frappant… sauf que la future a les cheveux blonds, les yeux bleus, la taille plus mince…

— En effet » ajouta le juge de plus en plus enthousiasmé.

On partit après les félicitations d’usage.

Durant la cérémonie religieuse, les deux époux, d’un commun accord, ne s’envisagèrent pas une seconde. Le duc était fort préoccupé d’un nimbe tracé derrière une vierge peinte en vert. La mariée étudiait les combinaisons lumineuses des rosaces du chœur. Elle prononça un oui sonore, presque dur. Lui répondit un oui discret, presque un souffle. Ceux qui tinrent le poêle les virent rougir, mais ce pouvait être un reflet du vitrail. Tout était fini… duchesse de Pluncey à jamais !…

Le bal commença vers sept heures et demie pour les vassaux, dans la cour d’honneur illuminée, et vers dix heures pour les invités.

L’aspect du château était féerique. Les vieux paysans, émus, arrivaient appuyés sur le bras de leurs enfants afin de bénir tout le monde, les larmes aux yeux.

Du côté du duc, on avait fait « largesse au peuple ». Du côté du général cela s’était appelé « fraterniser avec la troupe ! » Et le pauvre curé de Gana devait compter encore dans sa petite sacristie, toute chaude d’encens, des poignées de pièces d’or. Une joie sans nuage régnait partout. Les cochers des Combasses prenaient le menton des fermières de Tourtoiranne, et les fermières des Combasses caquetaient en compagnie des ordonnances du château.

Les nouveaux époux se trouvaient près des grands balcons de pierre qu’on avait vitrés pour en faire une serre fleurie. Le parquet du salon frémissait derrière eux sous les ébranlements d’une valse. Les officiers passaient et repassaient, unis aux jupes de tulle comme des météores enveloppés d’une légère vapeur…

— Renée ! ma femme », disait le duc penché sur la jeune duchesse qui respirait son bouquet. Renée avait enlevé son voile, et, en cache-peigne, d’une manière distraite, elle avait posé la couronne conquise.

Et ses cheveux nuageaient, tout autour, impalpables, souples, pareils à un rayon de soleil filé.

Un groom venait d’apporter le manteau d’hermine. Le duc le lui avait attaché pour qu’elle ne sentît pas la fraîcheur des arbustes entassés auprès d’elle. Une tendresse soumise se lisait au fond des yeux d’Edmond de Pluncey, de ses yeux déjà fatigués de lumière et qui rêvaient la voluptueuse obscurité de leur chambre nuptiale.

— Oui, bientôt, murmura Renée avec un frisson.

— Plus tôt que vous ne le désirez, je comprends, reprit douloureusement le duc. Sera-ce donc toujours la même froideur dans votre corps de marbre ? Le même glaçon dans votre sein neigeux ?… et le même poignard dans ma plaie ?

» Renée, la couronne qui brille sur votre tête ne m’appartient plus à partir d’aujourd’hui ; mais je vais, en échange, dérouler vos cheveux…, ce soir !

» Me suis-je appelé le duc de Pluncey ?… peut-être ! En retour je vous nommerai simplement Renée… cela chaque jour, chaque nuit !…

» Ai-je été un homme honorable, un partisan des bonnes causes, un duelliste heureux, un amant aimé ?… Je l’ignore. Mais, je vais être votre mari, celui qui a le droit de draper un manteau sur votre gorge délicate, celui qui a le droit d’effleurer votre peau satinée…

» Me suis-je senti vivre ? je ne le sais plus, puisque je deviens celui qui meurt à mesure que les minutes lentes s’égrènent !…

» Renée, tâchez de comprendre !… Le cœur que vous vous acharnez à broyer vient de se métamorphoser en une chose qui porte notre nom ! Je suis à vous, Renée… à toi… je me donne, je m’offre, je m’incline… ma Reine… Il est onze heures !… »

Renée n’écoutait pas. À travers la vitre, elle regardait un groupe de paysans entrés par la grille ouverte. Ces gens paraissaient fous de joie à en juger par leurs mouvements désordonnés. Ils tourbillonnaient éperdus, haletants.

Il n’y avait pas de femme à ce que put voir Renée pendant la clarté d’un feu de Bengale. On ne dansait pas, alors on devait se battre et le bal semblait s’émouvoir. On criait de-ci, de-là, un gendarme se frayait un chemin. Malheureusement, ils avaient bus, du côté de la troupe et du côté du peuple, de sorte que leurs jambes s’empêtraient. Soudain, un cri, fait de mille cris, retentit avec les notes suraiguës des filles s’évanouissant.

— À l’assassin ! » est répété en patois jusqu’au delà des murs du château. D’un geste instinctif, le duc entoura la taille de Renée.

— Retirez-vous, dit-il, ces gens sont ivres. Pas de visions troublantes !… le soir des noces est sacré !… »

Mais à ce mot : l’assassin, la duchesse fit, au contraire, un pas en avant. Elle ouvrit le vitrage et se pencha.

— C’est lui, hurlait-on, à l’aide ! C’est un diable déchaîné !… Il nous secoue comme des pailles. À l’aide ! Nous le tenons ! »

C’était, évidemment, une supériorité d’homme à jeun qu’avait ce diable. Les gendarmes dégainèrent. Mais par un prodigieux effort des reins, celui qui les secouait comme des pailles bondit sur le perron, renversa le buffet champêtre, terrassa les valets, s’engouffra dans l’escalier plein de roses, et ce fut le secrétaire du général, Bruno Maldas, qui apparut en personne au regard épouvanté des danseurs.

L’orchestre se tut. La valse s’arrêta. Les jupes de tulle cessèrent d’auréoler leurs météores. Des exclamations de stupeur partirent de toutes les bouches. Lui, Bruno, s’était arrêté en chancelant. Ses habits couverts de poussière se déchiraient par place et pendaient tachés d’une longue traînée de sang qui coulait de sa joue gauche. Ses cheveux, hérissés comme une crinière de fauve, avaient des maculatures de boue. Ses prunelles dilatées étaient fixes comme des prunelles de bête poursuivie, et ses mains tordues, effrayantes, se tendaient encore pour se défendre. Un son rauque sortait de sa bouche où les dents éblouissaient prêtes à mordre. Bruno avait l’aspect d’un chien enragé.

— Je suis innocent, rugit-il pris d’une colère hideuse, je suis innocent ! »

Il tira un couteau, parce qu’il était à bout de force maintenant et qu’il devinait une autre lutte, plus dangereuse à soutenir.

Il venait de Lodève. En descendant du train, il avait gagné Tourtoiranne et on l’avait reconnu. Chacun savait qu’il appartenait à la justice. Malgré le défaut de preuves, chacun voulut faire son devoir, et prêter main-forte aux gendarmes exerçant en rase campagne. Bruno traqué de pelouses en pelouses, de murailles en murailles, était tombé dans le bal des paysans d’abord, dans le bal des grands seigneurs ensuite.

Que lui importait ? Il était innocent. Ce fut une scène indescriptible. Les officiers commandés par le général chargèrent, rangés en bataille. Le juge d’instruction fit tirer l’écharpe du maire. Bruno se redressa l’œil en feu.

— Eh bien, soit ! je vais tuer puisqu’il faut que je sois un assassin ! Oui, je vais tuer !

Le général connaissait la main de son secrétaire, il obliqua vers la droite, les officiers suivirent.

Il y avait des danseuses montées sur les divans, des danseurs accrochés aux tentures, tout le monde parlait à la fois.

— Qu’on me laisse libre », supplia Bruno se sentant perdu et prêt, en effet, à commettre un crime. Alors, du fond de la serre, écartant les verdures fraîches, toute livide dans ses draperies blanches, sortit la duchesse. Renée étendit les fleurs qu’elle tenait.

— Mon père, dit-elle d’une voix vibrante, il ne faut pas qu’on arrête cet homme ici. On ne l’a même pas interrogé. On ne sait même pas ce qu’il a fait. Notre joie serait infâme si elle était impuissante à protéger un malheureux ! »

Énergiquement, elle fit un geste de refus quand le duc, voulant intervenir aussi, lui offrit le bras,

— De quoi accuse-t-on M. Maldas ? demanda-t-elle en s’avançant du côté du juge d’instruction.

Celui-ci balbutia :

— Mais, madame, un mandat d’amener a été lancé lorsqu’il a fui. Les preuves n’existent pas, c’est vrai, et la police a eu tort quand elle a permis… Les paysans sont vifs… Vous comprenez, madame ! Et comme on fouille l’arrondissement sans succès depuis un mois, l’opinion est exaspérée. »

Un murmure vint approuver les paroles du juge. Ce ne pouvait être qu’un assassin qui troublait ainsi les plaisirs de Tourtoiranne.

Les dames âgées eurent des crises de nerfs, les plus jeunes s’évanouirent absolument.

— Et l’opinion fait du zèle ! » dit la duchesse dont la voix devint sardonique. Personne ne se serait douté que madame de Pluncey pût, un soir de noce, prendre la défense d’un petit secrétaire sans valeur, d’un vagabond imbécile, d’un Bruno enfin.

Son père suffoquait.

— Ma fille, tu es folle ! Ta générosité t’égare. Ce chenapan a fui de chez moi… il a fui, c’est incontestable !

Nono se mit à genoux. Le couteau tomba. Un torrent de larmes ruissela de ses yeux et, du milieu de ce cercle d’uniformes tracé autour de lui, il balbutia :

— Oui…, j’ai fui !… »

Il se mourait de désespoir et de honte devant cette femme couronnée qu’il avait aimé jusqu’à oser se sauver.

— J’ai fui ! »

Sa tête se courba sur sa poitrine. On aperçut son front, blessé plus horriblement encore que sa joue, En franchissant une haie, un pieu l’avait meurtri et son sang pourpré coulait de ses deux blessures.

— On l’arrête parce qu’il est parti de notre demeure en oubliant de nous prévenir ? » reprit la duchesse dont le regard éblouit le pauvre juge.

— Non, Madame, parce qu’il est soupçonné…

— D’avoir assassiné un Victorien Barthelme inconnu dans le pays et dont rien ne peut révéler la mort. Un Barthelme qui, jamais, mon père et moi nous l’affirmons, n’a habité une nuit sous notre toit. La culpabilité de M. Maldas n’est pas prouvée, je vous le répète… et regardez dans quel état votre police met ceux qu’elle doit ramener sains et saufs !…

— Ma police !… celle du procureur de la République ! » fit le juge d’instruction abasourdi.

Le duc de Pluncey murmura :

Renée, vous êtes grande ! Et il restait en arrière pour mieux la voir dans son attitude superbe, le manteau d’hermine rejeté sur l’épaule, belle à sauver même un assassin.

— Mon père, vous défendrez votre ancien secrétaire, les lois de l’hospitalité vous y obligent ! » s’écria Renée avançant toujours.

On rompit le cercle. Les officiers se disaient que, vraiment, elle descendait bien du Sabreur. Quelques femmes revenues de leurs syncopes s’enhardissaient.

— Comment, murmura-t-on, il n’en faut pas plus pour arrêter un homme !

— Où est donc le mandat d’amener ? qui peut le montrer ici ? interrogea le général perplexe.

— Les gendarmes, parbleu ! dit le maire de Gana qui aurait désiré en finir au plus vite.

— Qu’on fasse monter les gendarmes ! » lança quelqu’un voulant achever la valse commencée.

Mais la duchesse saisit le bras de son père et le serrant avec une frénésie communicative.

— Père, tu es chez toi, dit-elle. Ta force a toujours été acquise au plus faible. Un homme exténué, en sang, n’ayant que le souffle, est à tes pieds, tu ne peux pas lui reprocher la moindre faute. Il est pauvre, il est seul. Le livreras-tu, toi le général Fayor, l’un des héros de Gravelotte ?… »

Un frémissement sympathique parcourut l’assemblée ! Ah ! la merveilleuse fille et comme elle savait bien employer les inflexions voulues !… Le Sabreur devint cramoisi…

— Mille sabretaches de tonnerre ! Tu as raison ! On l’arrêtera au diable, mais pas chez moi ! C’est un fils du pays, après tout ! Eh bien, messieurs, je le protégerai, mille milliards de canons ! je le protège ! »

Cela tournait fort mal. Les officiers approuvèrent. D’abord ils n’étaient pas au courant et ensuite un assassin ce n’est pas un voleur. On peut le protéger sans trop se salir. Il avait si piteuse mine, ce pauvre garçon à genoux, soufflant son souffle de bête à l’hallali.

Les notables de Montpellier ayant lu, dans des articles publiés sous toutes réserves, des récits incomplets de ce ténébreux drame dans le journal de la localité, se demandaient comment le zèle de la police ne s’était pas manifesté plus tôt. Quant au duc, son fin sourcil s’était froncé. Sans qu’il se rendît compte de son impression, l’arrestation lui aurait fait plaisir.

Il savait que les caprices de Mlle Fayor étaient aveugles, mais Bruno l’était-il, lui ?

— Renée, calmez-vous, dit-il, on va lui apporter un verre de champagne et s’occuper de ses blessures je me charge de tout… seulement vous devriez vous retirer, ce spectacle est fatigant.

Elle ne se retourna même pas.

— Qu’on ferme les portes du salon à double tour ! ordonna-t-elle se rangeant du côté de son père.

— Bravo ! lieutenant… fit le général éclatant de rire, voici qui nous amusera !…

Les domestiques en livrée rabattirent les deux battants de la porte, et les gendarmes penauds qui montaient, entendirent le bruit de la clef tournant dans la serrure. Dehors, on faisait sentinelle en se contant des histoires fantastiques de petites filles criblées de coups de poignard.

— Excellente plaisanterie !… » décida un capitaine de hussards se précipitant sur les volets. Tous les officiers se promirent de faire pâmer les camarades une fois rentrés de congé, par le récit de leur résistance héroïque.

C’était presque rosser le guet !

À la fin d’un bon repas, fronder c’est faciliter la digestion.

Les demoiselles d’honneur se proposèrent pour les soins à donner au blessé. Le juge d’instruction, demeuré le plus embarrassé des hommes, essayait de maintenir l’ordre, le maire perdait la tête.

Nono se traîna jusqu’à la robe de la mariée.

— Je suis innocent ! répéta-t-il, secouant son sang sur la moire blanche. Vous ne me croyez pas coupable, n’est-ce pas, mademoiselle ?

Renée se pencha, la main tendue.

— Non, Bruno, l’erreur terrible qui pèse sur vous se dissipera. La victime est peut-être encore vivante, et quand vous expliquerez votre prétendue fuite, vous serez libre.

— À quoi me servira ma liberté ? » murmura le malheureux les yeux fixés sur le diadème étincelant de la duchesse.

Une jeune fille en bleu, avec des myosotis au corsage lui apporta du sirop et des biscuits.

Elle avait eu pour valseur le capitaine de hussards ; elle se sentait brave comme une lionne, cette jeune fille en bleu !

Une autre donna son mouchoir. Pendant ce temps, le général et le duc parlementaient. Tout à coup retentit l’ordre implacable : « Ouvrez au nom de la loi ! »

Renée se pencha davantage pour essuyer le sang de Nono.

— Il faut gagner du temps ! j’ai à te parler ! lui glissa-t-elle bien bas.

— Vous connaissez le coupable ? demanda-t-il fiévreusement.

— Oui, je le connais et ne peux le dénoncer.

— Ah ! parlez, parlez… sauvez-moi ! N’avez-vous pas dit à ma mère que vous m’aimiez ? » râla Nono pris de vertige en la contemplant tout près de lui, en sortant ce front couronné de pierres précieuses toucher son front souillé de boue.

— Je t’aime, je ne suis à personne ! je n’aurai ni amant ni époux, entends-tu. Toi seul, tu m’auras un jour à ta merci, je te le jure, je ne serai jamais sa femme !

Elle parlait doucement, sa mante d’hermine enveloppait le jeune homme, et les demoiselles d’honneur, se tenant à une respectueuse distance, admiraient les doigts d’albâtre de la duchesse maniant les compresses comme le plus habile des chirurgiens. Mais Renée, entraînée par la passion, n’avait pas vu le duc faire volte-face brusquement et attacher un regard inquiet sur elle. Renée avait eu une lueur rose dans la lividité de son visage, un tressaillement malgré son attitude hautaine, un moment d’oubli malgré son courage, et si rapide qu’eût été le regard du duc il avait compris que son honneur de mari était menacé par quelque chose d’odieux. Il alla remplir un verre de vin de champagne, le posa sur une assiette, et, à son tour, se fit l’échanson du pauvre Bruno.

— Du vin vaudra mieux que ce sirop, mesdames, dit-il avec une courtoisie exquise, car il faut plus que du sucre à ce rustre pour rappeler ses esprits. »

La chaleur sembla abandonner le corps de la duchesse qui fit un pas en arrière.

— Ouvrez, au nom de la loi ! répétait le gendarme se décidant à frapper la porte du pommeau de son sabre. Nono s’était levé, les poings crispés.

— Buvez, mon ami, ajouta le duc très doux, le sourire empreint de condescendance, je parie que vous vous rappelez encore l’histoire de mes bonbons ? Allez ! ne vous effrayez pas, on ne frappe pas plus les manants que les gentilshommes quand ils sont à terre.

Nono saisit le verre et l’envoya se briser en plein sur le gilet de satin blanc de M. de Pluncey puis il se croisa les bras, désormais content de son sort. Renée s’était voilé la figure, un cri de terreur folle éclata. Les jeunes filles, s’imaginant que l’assassin assassinait de nouveau, se sauvèrent.

— Jolie, la récompense !… » conclut un officier témoin de l’insulte.

Alors, la serrure craqua comme devait craquer une serrure de salon ; deux gendarmes, suant, grommelant firent irruption.

Le Sabreur voulut de nouveau s’interposer, mais Nono l’âme tranquille alla vers eux.

— Je ne veux plus rester ici, emmenez-moi si vous voulez ! dit-il » d’un ton calme, et il se rendit songeant que n’importe quelle prison valait mieux qu’un château habité par le duc de Pluncey.

Il était impossible, après une pareille aventure, de reprendre les danses désorganisées. Les hôtes de Tourtoiranne se sentaient mal à l’aise, et le juge d’instruction avait disparu.

Les officiers examinaient la contenance du général. Quant à la duchesse, elle avait été enlevée presque de force par le duc encore humide du champagne si vigoureusement lancé contre lui.

Peu à peu les couples s’éclipsèrent. En bas, chaque voiture était huée parce qu’on croyait y voir le prisonnier. M. Fayor resté seul avec son aide de camp ne trouva rien de mieux que de gagner la salle de tir où l’on s’escrima jusqu’au matin.

Les nouveaux époux rentrèrent aux Combasses à toute vitesse. Le duc avait dit à Largess de presser le cocher ; on allait bon train. Entre les stores baissés et les coussins de velours, aucune parole de circonstance ne s’échangea. La jeune femme paraissait à demi morte. Elle avait la tête renversée, le regard fixe, la bouche pâlie, les mains crispées dans la fourrure, les pieds raidis dans les fleurs. Un instant elle murmura :

« Je souffre trop ! » mais cette plainte demeura sans réponse.

Le duc fut obligé de l’emporter hors de la voiture.

Il la déposa sur une chaise longue, au milieu de la chambre nuptiale. Renée regarda autour d’elle, tout était capitonné de peluche bleue, et elle vit une prison, avec des murs nus, et des dalles froides.

Le plafond était teinté d’aurore, des amours y égrenaient des guirlandes et elle vit des barreaux de fer, et une voûte souillée de moisissure. Le lit d’ébène soutenu par des cariatides de bronze était au fond de la pièce, et derrière son dais de brocard à blasons constellés un grabat lui apparut où le corps de Nono grelottait par cette nuit glaciale.

— Ah ! laissez-moi, je vous hais ! » cria-t-elle avec angoisse quand son mari s’approcha d’elle. Elle fut une minute sans pouvoir articuler un son. Le duc attendait debout. On ne percevait que le bruit de leurs respirations sifflantes.

— Avant de m’abaisser à un soupçon ignominieux, dit enfin M. de Pluncey, je désire savoir, Renée, quelle est au juste l’accusation qui pèse sur ce Bruno Maldas. Victorien Barthelme est-il vraiment venu à Tourtoiranne, une nuit, il y a six mois !

— Oui, répondit Renée très bas, il y est venu.

— Ah ! »

Un second silence se fit.

Le duc s’appuya sur le dossier de la chaise.

— Je devine, ne parlez-pas, Renée. Victorien a été tué par ce garçon qui vous aimait. Est-ce tout ? j’ose le croire, mais j’ai résolu d’endurer toutes les hontes ! Vous avez eu un amant, des amants peut-être ; moi, votre mari, je vous pardonne !… »

Elle releva le front. En même temps que les mots tombaient lentement des lèvres du duc, une rougeur fugitive glissait sur ses tempes ; cet homme avait l’air d’agoniser dans les spasmes d’un désir furieux.

— Non, vous vous trompez, dit Renée en reculant.

— Il y a plus ! reprit le duc en frissonnant, vous avez peur que Bruno traîne notre nom aux Assises ? »

Il fit une pause.

— Ne craignez rien, ajouta-t-il sourdement, on peut le faire évader. Que savez-vous de l’assassinat ? Au moins répondez, puisque je dois aller plus loin sur le chemin de ce calvaire.

— Vous m’aimeriez jusqu’au pardon ?

— Je te désire jusqu’à me faire complice de tes infamies ! s’écria le duc ivre de rage en l’enlaçant éperdument. À peine eut-elle reçu le premier baiser de l’époux, qu’elle le repoussa, ses prunelles eurent des éclairs.

— Vous saurez tout, car, je le vois, la vérité seule peut vous éloigner de moi, dit-elle en rattachant son manteau. Vous ne voulez pas me laisser partir avant ? demanda-t-elle anxieuse.

— Partir ?

— Aller le rejoindre ! murmura-t-elle impitoyable.

— Qui ?

— Bruno.

— Vous l’aimez ? lui !… vous !… »

Et le duc sentit sa raison s’écrouler.

— Je l’aime atrocement et, pour le sauver, je n’ai pas besoin de le faire évader, je n’ai qu’à dénoncer le véritable assassin de Barthelme !

— Cet assassin… vous le connaissez ? »

Renée avait retiré sa couronne, elle la déposa sur la chaise longue.

— Oui, duc, je le connais, répondit-elle, et vous allez le connaître… regardez-le ! »

Elle se toucha le sein de l’index.

— J’ai tué, avoua-t-elle doucement, moi, Renée Fayor, aujourd’hui duchesse de Pluncey. »

Le duc bondit, secoué par une effroyable horreur. Sa femme… avait tué…

Il saisit ses poignets qu’il broya dans ses doigts. Un rire convulsif s’empara de lui.

— Ah ! ah !…ah !… la duchesse de Plun…cey !… un assa…ssin !… un assa…ssin !… »

Et il la dévisageait attentivement.

— Ce doit être…, je l’aimais trop… c’était fatal !… je lui aurais pardonné, je crois, de se prostituer aux secrétaires de son père !… Misérable… oh ! la misérable ! »

Renée ne bougeait plus. Elle attendait la fin de cette crise pour s’expliquer.

— Voulez-vous m’écouter, Edmond, dit-elle froidement, j’ai tué un amant parce qu’il était mon amant, voilà tout. Et, pour la même raison… je vous ai épousé. Je ne me suis pas prostituée aux secrétaires de mon père. J’aime Bruno d’un amour si pur que je ne me suis pas donnée à lui. »

Alors, la duchesse sans changer d’intonation, grave, presque digne comme l’accusé qui se justifie, dévoila le crime, n’omettant aucun détail et racontant la simple histoire de Nono telle qu’elle était.

Quand elle eut fini, elle s’aperçut que son mari sanglotait. M. de Pluncey, en l’écoutant, avait franchi ce pas redoutable, qui conduit le viveur épuisé, à la vieillesse du corps, sinon à celle du cerveau et il pleurait… sur ses espérances mortes pour toujours.

Renée, assassin ou non, ne l’aimerait jamais.

Il prit la couronne, la foula aux pieds.

— Je n’ai plus d’orgueil, fit-il, les mains tremblantes de ce tremblement qu’ont les vieux quand ils sont émus, il ne me restait plus que ce dernier sentiment, vous venez de me le voler ! »

Il demeura en face des débris comme idiotisé par le désespoir et balbutiant une phrase machinale : « Bruno ce rustre !… un vrai rustre ! »

Renée attira ce front courbé sur son sein tout parfumé de fleurs virginales.

— Edmond, dit-elle de la voix harmonieuse qu’elle savait si bien trouver quand elle allait trahir, Edmond, si on découvre le cadavre et que Bruno soit fatalement condamné, permettez-moi de le sauver, en retour, je vous appartiendrai de corps pour le reste de la vie.

— Fidèle ! toi ! râla-t-il cherchant ses mains et craignant d’y rencontrer le manche d’un poignard.

— Par reconnaissance…, je te le jure !

Il s’arracha de ce songe sanglant et sortit de cette chambre nuptiale où il avait laissé toute sa dignité d’homme.

Renée l’entendit descendre l’escalier, puis les Combasses rentrèrent dans un grand silence.

— Il va se brûler la cervelle et je n’aurai pas le temps de sauver Bruno ! » pensa-t-elle.

Elle aperçut, près des tentures sombres du lit, un long christ d’ivoire couché sur une croix d’ébène… elle s’agenouilla en murmurant une fervente prière pour le prisonnier.