Nord contre sud/Première partie/6

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J. Hetzel (p. 63-78).

VI

jacksonville


« Oui, Zermah, oui, vous avez été créée et mise au monde pour être esclave ! reprit le régisseur, réenfourchant son dada favori. Oui ! esclave, et nullement pour être une créature libre.

— Ce n’est pas mon avis, répondit Zermah d’un ton calme, sans y mettre aucune animation, tant elle était faite à ces discussions avec le régisseur de Camdless-Bay.

— C’est possible, Zermah ! Quoi qu’il en soit, vous finirez par vous ranger à cette opinion qu’il n’y a aucune égalité qui puisse raisonnablement s’établir entre les blancs et les noirs.

— Elle est tout établie, monsieur Perry, et elle l’a toujours été par la nature même.

— Vous vous trompez, Zermah, et la preuve, c’est que les blancs sont dix fois, vingt fois, que dis-je ? cent fois plus nombreux que les noirs à la surface de la terre !

— Et c’est pour cela qu’ils les ont réduits en esclavage, répondit Zermah. Ils avaient la force, ils en ont abusé. Mais si les noirs eussent été en majorité dans ce monde, ce seraient les blancs dont ils auraient fait leurs esclaves !… Ou plutôt non ! Ils eussent certainement montré plus de justice et surtout moins de cruauté ! »

Il ne faudrait pas se figurer que cette conversation, parfaitement oiseuse,
Ils traversaient obliquement le fleuve.
empêchât Zermah et le régisseur de vivre en bon accord. En ce moment, d’ailleurs, ils n’avaient pas autre chose à faire que de causer. Seulement, il est permis de croire qu’ils auraient pu traiter un sujet plus utile, et il en eût été ainsi, sans doute, sans la manie du régisseur à toujours discuter la question de l’esclavage.

Tous deux étaient assis à l’arrière de l’une des embarcations de Camdless-Bay, manœuvrée par quatre mariniers de la plantation. Ils traversaient obliquement le fleuve, en profitant de la marée descendante, et se rendaient à Jacksonville. Le régisseur avait quelques affaires à traiter pour le compte de James Burbank, et Zermah allait acheter divers objets de toilette pour la petite Dy.

On était au 10 février. Depuis trois jours, James Burbank était revenu à Castle-House, et Texar à la Crique-Noire, après l’affaire de Saint-Augustine.

Il va de soi que, le lendemain même, M. Stannard et sa fille avaient reçu un petit mot envoyé de Camdless-Bay, qui leur faisait sommairement connaître ce que marquait la dernière lettre de Gilbert. Ces nouvelles n’arrivaient pas trop tôt pour rassurer miss Alice, dont la vie se passait dans une continuelle inquiétude depuis le début de cette lutte acharnée entre le Sud et le Nord des États-Unis.

L’embarcation, gréée d’une voile latine, filait rapidement. Avant un quart d’heure, elle serait au port de Jacksonville. Le régisseur n’avait donc plus que peu de temps pour finir de développer sa thèse favorite, et il ne s’en fit pas faute.

« Non, Zermah, reprit-il, non ! La majorité, assurée aux noirs, n’eût rien changé à l’état des choses. Et, je dis plus, quels que soient les résultats de la guerre, on en reviendra toujours à l’esclavage, parce qu’il faut des esclaves pour le service des plantations.

— Ce n’est pas le sentiment de monsieur Burbank, vous le savez bien, répondit Zermah.

— Je le sais, mais j’ose dire que monsieur Burbank se trompe, sauf le respect que j’ai pour lui. Un noir doit faire partie du domaine au même titre que les animaux ou les instruments de culture. Si un cheval pouvait s’en aller lorsqu’il lui plaît, si une charrue avait le droit de se mettre, quand il lui convient, en d’autres mains que celles de son propriétaire, il n’y aurait plus d’exploitation possible. Que monsieur Burbank affranchisse ses esclaves, et il verra ce que deviendra Camdless-Bay !

— Il l’aurait déjà fait, répondit Zermah, si les circonstances le lui eussent permis, vous ne l’ignorez pas, monsieur Perry. Et voulez-vous savoir ce qui serait arrivé si l’affranchissement des esclaves avait été proclamé à Camdless-Bay ? Pas un seul noir n’eût quitté la plantation, et rien n’aurait été changé, si ce n’est le droit de les traiter comme des bêtes de somme. Or, comme vous n’avez jamais usé de ce droit-là, après l’émancipation, Camdless-Bay serait restée ce qu’elle était avant.

— Croyez-vous, par hasard, m’avoir converti à vos idées, Zermah ? demanda le régisseur.

— En aucune façon, monsieur. D’ailleurs, ce serait inutile et pour une raison bien simple.

— Laquelle ?

— C’est qu’au fond, vous pensez là-dessus exactement comme monsieur Burbank, monsieur Carrol, monsieur Stannard, comme tous ceux qui ont le cœur généreux et l’esprit juste.

— Jamais, Zermah, jamais ! Et je prétends même que ce que j’en dis, c’est dans l’intérêt des noirs ! Si on les livre à leur seule volonté, ils dépériront, et la race en sera bientôt perdue.

— Je n’en crois rien, monsieur Perry, quoique vous puissiez dire. En tout cas, mieux vaut que la race périsse que d’être vouée à la perpétuelle dégradation de l’esclavage ! »

Le régisseur eût bien voulu répondre, et on se doute qu’il n’était point à bout d’arguments. Mais la voile venait d’être amenée, et l’embarcation se rangea près de l’estacade de bois. Là, elle devait attendre le retour de Zermah et du régisseur. Tous deux débarquèrent aussitôt pour aller chacun à ses affaires.

Jacksonville est située sur la rive gauche du Saint-John, à la limite d’une vaste plaine assez basse, entourée d’un horizon de magnifiques forêts, qui lui font un cadre toujours verdoyant. Des champs de maïs et de cannes à sucre, des rizières, plus particulièrement à la limite du fleuve, occupent une partie de ce territoire.

Il y avait une dizaine d’années, Jacksonville n’était encore qu’un gros village, avec un faubourg, dont les cases de torchis ou de roseaux ne servaient qu’au logement de la population noire. À l’époque actuelle, le village commençait à se faire ville, autant par ses maisons plus confortables, ses rues mieux tracées et mieux entretenues, que par le nombre de ses habitants, qui avait doublé. L’année suivante, ce chef-lieu du comté de Duval allait gagner encore, en se reliant par un chemin de fer à Tallahassee, la capitale de la Floride.

Déjà, le régisseur et Zermah avaient pu le remarquer, une assez grande animation régnait dans la ville. Quelques centaines d’habitants, les uns, sudistes d’origine américaine, les autres, des mulâtres et des métis d’origine espagnole, attendaient l’arrivée d’un steam-boat, dont la fumée apparaissait, en aval du fleuve, au-dessus d’une pointe basse du Saint-John. Quelques-uns même, afin d’entrer plus rapidement en communication avec ce vapeur, s’étaient jetés dans les chaloupes du port, tandis que d’autres avaient pris place sur ces grands dogres à un mât, qui fréquentent habituellement les eaux de Jacksonville.

En effet, depuis la veille, il était venu de graves nouvelles du théâtre de la guerre. Les projets d’opérations, indiqués dans la lettre de Gilbert Burbank, étaient en partie connus. On n’ignorait pas que la flottille du commodore Dupont devait très prochainement appareiller, et que le général Sherman se proposait de l’accompagner avec des troupes de débarquement. De quel côté se dirigerait cette expédition ? on ne le savait pas d’une façon positive, bien que tout donnât à penser qu’elle avait le Saint-John et le littoral floridien pour objectif. Après la Géorgie, la Floride était donc directement menacée d’une invasion de l’armée fédérale.

Lorsque le steam-boat, qui venait de Fernandina, eut accosté l’estacade de Jacksonville, ses passagers ne purent que confirmer ces nouvelles. Ils ajoutèrent même que, très vraisemblablement, ce serait dans la baie de Saint-Andrews que le commodore Dupont viendrait mouiller, en attendant un moment favorable pour forcer les passes de l’île Amélia et l’estuaire du Saint-John.

Aussitôt les groupes se répandirent dans la ville, faisant bruyamment envoler nombre de ces gros urubus, qui sont uniquement chargés du nettoyage des rues. On criait, on se démenait. « Résistance aux nordistes ! Mort aux nordistes ! » Tels étaient les excitations féroces que des meneurs, à la dévotion de Texar, jetaient à la population déjà très animée. Il y eut des démonstrations sur la grande place, devant Court-House, la maison de justice, et jusque dans l’église épiscopale. Les autorités allaient avoir quelque peine à calmer cette effervescence, bien que les habitants de Jacksonville, on l’a déjà fait remarquer, fussent divisés du moins sur la question de l’esclavage. Mais, en ces temps de trouble, les plus bruyants comme les plus emportés font toujours la loi, et les modérés finissent inévitablement par subir leur domination.

Ce fut, bien entendu, dans les cabarets, dans les tiendas, que les gosiers, sous l’influence de liqueurs fortes, hurlèrent avec le plus de violence. Les manœuvriers en chambre y développèrent leurs plans pour opposer une invincible résistance à l’invasion.

« Il faut diriger les milices sur Fernandina ! disait l’un.

— Il faut couler des navires dans les passes du Saint-John ! répondait l’autre.

— Il faut construire des fortifications en terre autour de la ville et les armer de bouches à feu !

— Il faut demander du secours par la voie du chemin de fer de Fernandina à Keys !

— Il faut éteindre le feu du phare de Pablo, pour empêcher la flottille d’entrer de nuit dans les bouches !

— Il faut semer des torpilles au milieu du fleuve ! »

Cet engin, presque nouveau dans la guerre de sécession, on en avait entendu parler, et, sans trop savoir comment il fonctionnait, il convenait évidemment d’en faire usage.

« Avant tout, dit un des plus enragés orateurs de la tienda de Torillo, il faut mettre en prison tous les nordistes de la ville, et tous ceux des sudistes qui pensent comme eux ! »

Il aurait été bien étonnant que personne n’eût songé à émettre cette proposition, l’ultima ratio des sectaires en tous pays. Aussi fut-elle couverte de hurrahs. Heureusement pour les honnêtes gens de Jacksonville, les magistrats devaient hésiter quelque temps encore avant de se rendre à ce vœu populaire.

En courant les rues, Zermah avait observé tout ce qui se passait, afin d’en informer son maître, directement menacé par ce mouvement. Si on arrivait à des mesures de violence, ces mesures ne s’arrêteraient pas à la ville. Elles s’étendraient au delà, jusqu’aux plantations du comté. Certainement, Camdless-Bay serait visée une des premières. C’est pourquoi la métisse, voulant se procurer des renseignements plus précis, se rendit à la maison que M. Stannard occupait en dehors du faubourg.

C’était une charmante et confortable habitation, agréablement située dans une sorte d’oasis de verdure que la hache des défricheurs avait réservée en ce coin de la plaine. Par les soins de miss Alice, à l’intérieur comme à l’extérieur, la maison était tenue d’une manière irréprochable. On sentait déjà une intelligente et dévouée ménagère dans cette jeune fille, que la mort de sa mère avait appelée de bonne heure à diriger le personnel de Walter Stannard.

Zermah fut reçue avec grand empressement par la jeune fille. Miss Alice lui parla tout d’abord de la lettre de Gilbert. Zermah put lui en redire les termes presque exacts.

« Oui ! il n’est plus loin, maintenant ! dit miss Alice. Mais dans quelles conditions va-t-il revenir en Floride ? Et quels dangers peuvent encore le menacer jusqu’à la fin de cette expédition ?

— Des dangers, Alice, répondit M. Stannard. Rassure-toi ! Gilbert en a affronté de plus grands pendant la croisière sur les côtes de Géorgie, et principalement dans l’affaire de Port-Royal. J’imagine, moi, que la résistance des Floridiens ne sera ni terrible ni de longue durée. Que peuvent-ils faire avec ce Saint-John, qui va permettre aux canonnières de remonter jusqu’au cœur des comtés ? Toute défense me paraît devoir être malaisée sinon impossible.

— Puissiez-vous dire vrai, mon père, dit Alice, et fasse le Ciel que cette sanglante guerre se termine enfin !

— Elle ne peut se terminer que par l’écrasement du Sud, répliqua M. Stannard. Cela sera long, sans doute, et je crains bien que Jefferson Davis, ses généraux, Lee, Johnston, Beauregard, ne résistent longtemps encore dans les États du centre. Non ! Les troupes fédérales n’auront pas facilement raison des confédérés. Quant à la Floride, il ne leur sera pas difficile de s’en emparer. Malheureusement, ce n’est pas sa possession qui leur assurera la victoire définitive.

— Pourvu que Gilbert ne fasse pas d’imprudences ! dit miss Alice en joignant les mains. S’il cédait au désir de revoir sa famille pendant quelques heures, se sachant si près d’elle…

— D’elle et de vous, miss Alice, répondit Zermah, car n’êtes-vous pas déjà de la famille Burbank ?

— Oui, Zermah, par le cœur !

— Non, Alice, ne crains rien, dit M. Stannard. Gilbert est trop raisonnable pour s’exposer ainsi, surtout quand il suffira de quelques jours au commodore Dupont pour occuper la Floride. Ce serait une témérité sans excuses que de se hasarder dans ce pays, tant que les fédéraux n’en seront pas les maîtres…

— Surtout maintenant que les esprits sont plus portés que jamais à la violence ! répondit Zermah.

— En effet, ce matin, la ville est en effervescence, reprit M. Stannard. Je les ai vus, je les ai entendus, ces meneurs ! Texar ne les quitte pas depuis huit à dix jours. Il les pousse, il les excite, et ces malfaiteurs finiront par soulever la basse population, non seulement contre les magistrats, mais aussi contre ceux des habitants qui ne partagent pas leur manière de voir.

— Ne pensez-vous pas, monsieur Stannard, dit alors Zermah, que vous feriez bien de quitter Jacksonville, au moins pendant quelque temps ? Il serait prudent de n’y revenir qu’après l’arrivée des troupes fédérales en Floride. Monsieur Burbank m’a chargé de vous le répéter, il serait heureux de voir miss Alice et vous à Castle-House.

— Oui !… je sais… répondit M. Stannard. Je n’ai point oublié l’offre de Burbank… En réalité, Castle-House est-il plus sûr que Jacksonville ? Si ces aventuriers, ces gens sans aveu, ces enragés, deviennent les maîtres ici, ne se répandront-ils pas sur la campagne, et les plantations seront-elles à l’abri de leurs ravages ?

— Monsieur Stannard, fit observer Zermah, en cas de danger, il me semble préférable d’être réunis…

— Zermah a raison, mon père. Il vaudrait mieux être tous ensemble à Camdless-Bay.

— Sans doute, Alice, répondit M. Stannard. Je ne refuse pas la proposition de Burbank. Mais je ne crois pas que le danger soit si pressant. Zermah préviendra nos amis que j’ai besoin de quelques jours encore pour mettre ordre à mes affaires, et, alors, nous irons demander l’hospitalité à Castle-House…

— Et, lorsque monsieur Gilbert arrivera, dit Zermah, au moins trouvera-t-il là tous ceux qu’il aime ! »

Zermah prit congé de Walter Stannard et de sa fille. Puis, au milieu de l’agitation populaire qui ne cessait de s’accroître, elle regagna le quartier du port et les quais, où l’attendait le régisseur. Tous deux s’embarquèrent pour traverser le fleuve, et M. Perry reprit sa conversation habituelle au point précis où il l’avait laissée.

En disant que le danger n’était pas imminent, peut-être M. Stannard se trompait-il ? Les événements allaient se précipiter, et Jacksonville devait en ressentir promptement le contrecoup.

Cependant le gouvernement fédéral agissait toujours avec une certaine circonspection dans le but de ménager les intérêts du Sud. Il ne voulait procéder que par mesures successives. Deux ans après le début des hostilités, le prudent Abraham Lincoln n’avait pas encore décrété l’abolition de l’esclavage sur tout le territoire des États-Unis. Plusieurs mois devaient s’écouler encore, avant qu’un message du président proposât de résoudre la question par le rachat et l’émancipation graduelle des noirs, avant que l’abolition fût proclamée, avant, enfin, qu’eût été votée l’ouverture d’un crédit de cinq millions de francs, avec l’autorisation d’accorder, à titre d’indemnité, quinze cents francs par tête d’esclave affranchi. Si quelques-uns des généraux du Nord s’étaient cru autorisés à supprimer la servitude dans les pays envahis par leurs armées, ils avaient été désavoués jusqu’alors. C’est que l’opinion n’était pas unanime encore sur cette question, et l’on citait même certains chefs militaires des Unionistes qui ne trouvaient cette mesure ni logique ni opportune.

Entre-temps, des faits de guerre continuaient à se produire, et plus particulièrement au désavantage des confédérés. Le général Price, à la date du 12 février, avait dû évacuer l’Arkansas avec le contingent des milices missouriennes. On a vu que le fort Henry avait été pris et occupé par les fédéraux. Maintenant, ceux-ci s’attaquaient au fort Donelson, défendu par une artillerie puissante, et couvert par quatre kilomètres d’ouvrages extérieurs qui comprenaient la petite
Jacksonville.
ville de Dover. Cependant, malgré le froid et la neige, doublement menacé du côté de la terre par les quinze mille hommes du général Grant, du côté du fleuve par les canonnières du commodore Foot, ce fort tombait le 14 février au pouvoir des fédéraux avec toute une division sudiste, hommes et matériel.

C’était là un échec considérable pour les confédérés. L’effet produit par cette défaite fut immense. Comme conséquence immédiate, il allait amener la retraite du général Johnston, qui dut abandonner l’importante cité de Nashville sur le Cumberland. Les habitants, pris de panique, la quittèrent après lui, et, quelques jours après, ce fut aussi le sort de Columbus. Tout l’État du Kentucky était alors rentré sous la domination du gouvernement fédéral.

On imagine aisément avec quels sentiments de colère, avec quelles idées de vengeance, ces événements furent accueillis en Floride. Les autorités eussent été impuissantes à calmer le mouvement qui se propagea jusque dans les hameaux les plus lointains des comtés. Le péril grandissait, on peut le dire, d’heure en heure, pour quiconque ne partageait pas les opinions du Sud et ne s’associait pas à ses projets de résistance contre les armées fédérales. À Tallahassee, à Saint-Augustine, il y eut des troubles dont la répression ne laissa pas d’être difficile. Ce fut à Jacksonville, principalement, que le soulèvement de la populace menaça de dégénérer en actes de la plus inqualifiable violence.

Dans ces circonstances, on le comprend, la situation de Camdless-Bay allait devenir de plus en plus inquiétante. Cependant, avec son personnel qui lui était dévoué, James Burbank pourrait résister peut-être, du moins aux premières attaques qui seraient dirigées contre la plantation, bien qu’il fût très difficile, à cette époque, de se procurer des munitions et des armes en quantité suffisante. Mais, à Jacksonville, M. Stannard, directement menacé, avait lieu de craindre pour la sécurité de son habitation, pour sa fille, pour lui-même, pour tous les siens.

James Burbank, connaissant les dangers de cette situation, lui écrivit lettres sur lettres. Il lui envoya plusieurs messagers pour le prier de venir le rejoindre sans retard à Castle-House. Là, on serait relativement en sûreté, et s’il fallait chercher une autre retraite, s’il fallait s’enfoncer dans l’intérieur du pays jusqu’au moment où les fédéraux en auraient assuré la tranquillité par leur présence, il serait plus facile de le faire.

Ainsi sollicité, Walter Stannard résolut d’abandonner momentanément Jacksonville et de se réfugier à Camdless-Bay. Il partit dans la matinée du 23, aussi secrètement que possible, sans avoir rien laissé pressentir de ses projets. Une embarcation l’attendait au fond d’une petite crique du Saint-John, à un mille en amont. Miss Alice et lui s’y embarquèrent, traversèrent rapidement le fleuve, et arrivèrent au petit port, où ils trouvèrent la famille Burbank.

Il est facile d’imaginer quel accueil leur fut fait. Déjà miss Alice n’était-elle pas une fille pour Mme Burbank ? Tous se trouvaient maintenant réunis. Ces mauvais jours, on les passerait ensemble, avec plus de sécurité et surtout avec de moindres angoisses.

En somme, il n’était que temps de quitter Jacksonville. Le lendemain, la maison de M. Stannard fut attaquée par une bande de malfaiteurs, qui abritaient leurs violences sous un prétendu patriotisme local. Les autorités eurent grand’peine à en empêcher le pillage, comme à préserver quelques autres habitations, qui appartenaient à d’honnêtes citoyens, opposés aux idées séparatistes. Évidemment, l’heure approchait où ces magistrats seraient débordés et remplacés par des chefs d’émeute. Ceux-ci, loin de réprimer les violences, les provoqueraient au contraire.

Et, en effet, ainsi que M. Stannard l’avait dit à Zermah, Texar s’était décidé, depuis quelques jours, à quitter sa retraite inconnue pour venir à Jacksonville. Là, il avait retrouvé ses compagnons habituels, recrutés parmi les plus détestables sectaires de la population floridienne, venus des diverses plantations situées sur les deux rives du fleuve. Ces forcenés prétendaient imposer leurs volontés dans les villes comme dans la campagne. Ils correspondaient avec la plupart de leurs adhérents des divers comtés de la Floride. En mettant en avant la question de l’esclavage, ils gagnaient chaque jour du terrain. Quelque temps encore, à Jacksonville comme à Saint-Augustine, où affluaient déjà tous les nomades, tous les aventuriers, tous les coureurs de bois, qui sont en grand nombre dans le pays, ils seraient les maîtres, ils disposeraient de l’autorité, ils concentreraient entre leurs mains les pouvoirs militaires et civils. Les milices, les troupes régulières, ne tarderaient pas à faire cause commune avec ces violents — ce qui arrive fatalement à ces époques de trouble où la violence est à l’ordre du jour.

James Burbank n’ignorait rien de ce qui se passait au-dehors. Plusieurs de ses affidés, dont il était sûr, le tenaient au courant des mouvements qui se préparaient à Jacksonville. Il savait que Texar y avait reparu, que sa détestable influence s’étendait sur la basse population, comme lui d’origine espagnole. Un pareil homme à la tête de la ville, c’était une menace directe contre Camdless-Bay. Aussi, James Burbank se préparait-il à tout événement, soit pour une résistance, si elle était possible, soit pour une retraite, s’il fallait abandonner Castle-House à l’incendie et au pillage. Avant tout, pourvoir à la sûreté de sa famille et de ses amis, c’était sa première, sa constante préoccupation.

Pendant ces quelques jours, Zermah montra un dévouement sans bornes. À toute heure, elle surveillait les abords de la plantation, principalement du côté du fleuve. Quelques esclaves, choisis par elles parmi les plus intelligents et les meilleurs, demeuraient jour et nuit aux postes qu’elle leur avait assignés. Toute tentative contre le domaine eût été signalée aussitôt. La famille Burbank ne pouvait être prise au dépourvu, sans avoir le temps de se réfugier à Castle-House.

Mais ce n’était pas par une attaque directe à main armée que James Burbank devait être inquiété tout d’abord. Tant que l’autorité ne serait pas aux mains de Texar et des siens, on devait y mettre plus de formes. C’est ainsi que, sous la pression de l’opinion publique, les magistrats furent amenés à prendre une mesure, qui allait donner une sorte de satisfaction aux partisans de l’esclavage, acharnés contre les gens du Nord.

James Burbank était le plus important des colons de la Floride, le plus riche aussi de tous ceux dont on ne connaissait que trop les opinions libérales. Ce fut donc lui que l’on visa tout d’abord, lui qui fut mis en demeure de s’expliquer sur ses idées personnelles d’affranchissement au milieu d’un territoire à esclaves.

Le 26, dans la soirée, un planton, expédié de Jacksonville, arriva à Camdless-Bay, et remit un pli à l’adresse de James Burbank.

Voici ce que contenait ce pli :

« Ordre à M. James Burbank de se présenter en personne demain, 27 février, à onze heures du matin, à Court-Justice, devant les autorités de Jacksonville. »

Rien de plus.