Nos pionniers en Afrique

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Nos pionniers en Afrique
Revue pédagogique, premier semestre 1887 (p. 481-512).

Nouvelle série. Tome X.
15 Juin 1887.
N° 6.

REVUE PÉDAGOGIQUE

NOS PIONNIERS EN AFRIQUE



Il se poursuit depuis quelques années, bien loin de nous, deux belles expériences à la fois scolaires et sociales, plus sociales encore que scolaires, qui méritent bien d’exciter le plus vif intérêt : c’est le double essai tenté parallèlement en Algérie et en Tunisie en vue d’instruire les indigènes.

La Revue pédagogique en a déjà entretenu ses lecteurs à mainte reprise[1], et tout récemment encore elle publiait le récit du voyage de MM. Pressard et Lenient en Kabylie[2] et de leurs visites aux établissements naissants.

Ce n’est pas un nouveau récit de voyages, ce n’est même pas un rapport d’inspection que nous voudrions à notre tour offrir aux lecteurs, mais seulement quelques notes prises sur place à leur intention, avec le désir de leur faire entrevoir à distance ces écoles, ces maîtres, ces élèves si différents de ce qu’ils connaissent. Nous voudrions que plus d’un instituteur, en nous lisant, se représentât la situation, se rendit compte des difficultés à vaincre, des efforts que font pour les vaincre ses collègues et compatriotes d’outre-mer, et que, de ces quelques instants passés auprès d’eux en imagination, il lui restât au moins un peu de cette sympathie dont on est pénétré quand on vient de voir à l’œuvre ces vaillants pionniers.

Pour donner plus de prise et plus de relief à nos observations, nous les présenterons le plus souvent sous la forme d’une comparaison entre l’Algérie et la Tunisie. Peut-être par là exagèrerons-nous un peu les différences, qui deviendront presque des contrastes. Mais il n’y a pas grand inconvénient, et l’avantage sera d’accentuer par quelques traits la physionomie propre des deux pays et des deux mouvements scolaires.

I

D’abord, qu’entend-on par ce mot générique « indigènes » ? Quelles étaient, dans les deux pays que nous voulons comparer, les populations indigènes à instruire ?

Il faut essayer de se les représenter avant d’apprécier si et comment elles peuvent recevoir l’instruction.

En Algérie comme en Tunisie, la première population indigène qui frappe les regards du voyageur est celle des grandes villes du littoral. Il se demande ce que sont ces hommes d’un type sémitique voisin du plus pur type caucasien, aux traits réguliers, de belle prestance tant qu’ils ne sont pas appesantis par l’embonpoint, coiffés d’un turban de riche étoffe, vêtus de deux gilets brodés en or et en soie, et d’une large culotte en forme de jupe, chaussés de babouches jaunes ou oranges. Quoiqu’ils parlent arabe, ce ne sont pas des Arabes proprement dits, ce sont des « a Maures ». Sont-ce les descendants des Maures d’Espagne refoulés sur les côtes barbaresques, les débris d’une antique race locale ou d’une première invasion arabe ? N’est-ce pas plutôt le produit fort mélangé de toutes les invasions, et, comme le dit Fromentin, « n’y aurait-il pas, dans les veines de ce peuple aux traits charmants mais indécis, un composé de sang barbare et de sang gréco-romain[3] ? » Quoi qu’il en soit de leur origine, les Maures des villes se reconnaissent aisément : ils forment ce petit peuple d’artisans, de boutiquiers, de rentiers, et de scribes qui fourmille dans les soukhs de Tunis comme dans les rues d’Alger. Leur physionomie est douce et fine, elle l’est trop : elle trahit la mollesse et l’indolence, comme leur teint d’ambre pâle semble annoncer je ne sais quelle langueur. Leur costume aux couleurs élégantes et aux formes lâches les habille, mais ne les drape pas ; ils passent leur vie assis à la turque, à l’ombre et au fond de petites boutiques où ils font de petits travaux réservés ailleurs à des doigts de femme : qu’ils manient l’aiguille et le dévidoir, la plume de roseau du notaire ou le trébuchet des compteurs d’argent, ils confondent tour à tour par leur merveilleuse rapidité de main et puis par l’impassibilité nonchalante de l’attitude, du regard, de l’être tout entier qui semble vivre dans un rêve.

Les Maures sont en général intelligents, dociles, et souvent, dans l’enfance, remarquablement doués. Tous ceux qui les ont observés déclarent sans hésiter qu’il y a là un premier élément de population qu’il est possible, qu’il est facile d’instruire, et ce premier élément représente à lui seul quelques centaines de mille habitants dans les deux pays[4].

Le second type que l’on distingue au premier coup d’œil, bien qu’il soit aujourd’hui partout mêlé aux autres, c’est le Juif. On sait qu’en Algérie et en Tunisie, les Juifs, quoique n’étant plus astreints par la loi à porter un costume particulier, l’ont conservé : les hommes, vêtus à peu près comme les Maures, s’en distinguent par des couleurs plus sombres, par la coiffure et par quelques détails d’accoutrement. Quant aux femmes, vêtues à la mauresque en Algérie, elles sont affublées en Tunisie d’un étrange costume qui leur a sans doute été jadis imposé par la haine des Musulmans ; on sait aussi que les Juives sont les seules femmes non européennes que l’on rencontre dans les rues et dans les boutiques. Ajoutons que par conséquent ce sont les seules filles pour lesquelles il y ait à prévoir des écoles : il ne saurait en être question, sauf des exceptions rarissimes, pour les filles arabes : la femme musulmane passe sa vie entière sans franchir le seuil de la maison.

Eo Algérie, les Juifs ont une situation particulière depuis le fameux décret de M. Crémieux qui d’un trait de plume les a affranchis et les a en bloc naturalisés Français, au nombre de 30,000, tandis que les Arabes, jusque-là leurs maîtres, restaient à l’état de sujets. En Tunisie ils sont aussi sous la protection française, mais on ne songe pas à leur conférer le même privilège qu’en Algérie.

Dans les deux pays, ils ont eu jusqu’à ces dernières années et ils ont encore à Tunis leurs écoles distinctes, où s’entasse une population d’aspect pauvre et médiocrement propre, mais d’une merveilleuse intelligence.

Si des villes nous passons aux campagnes, le mélange des races va diminuant : nous nous trouvons en présence de groupes de populations très bien déterminés.

Tous nos lecteurs sont familiarisés avec la grande distinction des indigènes en Arabes et Kabyles. C’est sur cette distinction, peut-être quelque peu exagérée, qu’on a fondé dans ces derniers temps bien des hypothèses historiques, bien des théories sur l’avenir de l’Algérie. En nous restreignant au seul objet qui nous intéresse ici, et sans aborder d’inextricables problèmes d’ethnographie, nous remarquerons trois grandes divisions parmi les populations que nos écoles peuvent se flatter d’atteindre dans un temps plus ou moins long : 1° les Kabyles, 2° les Arabes relativement sédentaires et 3° les Arabes nomades.

Les Kabyles sont les représentants de ce type berbère, qui est peut-être celui des habitants primitifs du nord de l’Afrique, On évalue à un chiffre qui varie, suivant les auteurs, entre un million et deux millions la population kabyle de l’Algérie. Mais ils forment surtout un groupe compact de quelque six cent mille âmes dans cet admirable massif montagneux du Djurjura, cette sorte de Suisse algérienne qu’on est convenu d’appeler la « grande Kabylie ».

« Les Kabyles du Djurjura, dit Élisée Reclus, ont le crâne et le visage moins ovales que les Arabes, la face plus large et plus pleine, le front plus régulier et moins fuyant, les sourcils moins arqués ; le nez est rarement aquilin et souvent gros et court, le menton est énergique, la bouche assez grande et bordée de fortes lèvres. L’ensemble de la physionomie a rarement la finesse que l’on remarque chez les Arabes, mais l’expression est plus franche, l’œil plus vif. Les muscles sont très solidement attachés ; si le corps n’a pas la même souplesse que chez l’Arabe, il est plus fort… En moyenne, les Kabyles ne diffèrent que peu des Européens du midi, et parmi eux on rencontre des milliers d’individus qui en changeant de costume pourraient être confondus avec des Auvergnats, des Cadurques, des Limousins. » L’impression que traduit ici l’illustre géographe est si bien celle de tous les voyageurs que plus d’un touriste avoue franchement sa déception : au burnous près et sauf la langue, il retrouve en pleine Kabylie nos montagnards agriculteurs du centre et du midi. Même âpreté au travail, même lutte patiente, acharnée avec le sol, mêmes efforts infatigables et mêmes grimpées à perte d’haleine dans la montagne pour cultiver un pauvre petit coin de terre, recueillir l’olive, décortiquer le chêne-liège ou simplement faire paître quelques chèvres. Rude et robuste, le Kabyle se fait ouvrier aussi bien que cultivateur ; il y a des villages de forgerons, où l’on fabrique avec des moyens incroyablement rudimentaires des bijoux en fer, des armes ciselées, des épingles, des broches pour la toilette des femmes, et tous les ustensiles que réclament les besoins de l’agriculture et de l’industrie locale.

Entre le pur Kabyle et le pur Arabe se place, aujourd’hui surtout, comme une longue transition, toute une série de populations d’origine arabe, mais singulièrement mêlées. Quand on va d’Alger à Tunis en chemin de fer, on voit dans certaines parties du trajet se succéder à des intervalles très rapprochés, à droite et à gauche de la voie, de petites agglomérations de huttes noires, qu’on prendrait de loin tantôt pour de gros tas de terreau, tantôt pour ces meules à charbon qu’on voit dans nos forêts. C’est un groupe de gourbis ou de tentes : c’est dans de tels gîtes que vivent, sous un lacis de branchages grossièrement assemblés, à l’abri d’une grosse toile faite de poils de chameau et revêtue d’une espèce d’enduit goudronné, des milliers et des milliers d’êtres humains. Autour des gourbis paissent les troupeaux. Sous le gourbi ou devant la fente qui sert d’entrée on entrevoit des femmes, des enfants, des animaux domestiques : c’est une installation qui ne se peut comparer qu’aux plus misérables campements de bohémiens comme on en voit aller dans nos campagnes de foire en foire. Inutile d’essayer de décrire une telle vie, sa misère, son épouvantable rusticité, sa saleté, sa vermine. Et pourtant, vienne le jour du marché, quand vous verrez les hommes du douar réunis sur la colline ou sur la grande place, debout immobiles et impassibles dans leurs burnous, ou le soir accroupis au café maure, groupés en cercle pour écouter un concert arabe ou nègre, jamais vous ne croiriez que de si graves, de si fiers, de si majestueux personnages sortent de ces taupinières et y retournent. Pour qui fait un premier voyage en Algérie, rien n’est plus saisissant que de voir partout pour ainsi dire côte à côte la vie arabe et la vie européenne, se touchant toujours, et ne se pénétrant jamais, le village français avec ses boutiques, son inévitable café, l’auberge au Lion d’Or ou au Cheval Blanc, la ferme et sa basse-cour et ses ustensiles qui nous font tout de suite revoir un coin de campagne bien connu, le potager avec les haricots et les choux apportés de France, et puis, à quelques pas de là, en plein champ, dans la boue, entouré d’une ceinture d’immondices et de détritus, l’autre village, celui des indigènes, des anciens propriétaires du sol, aujourd’hui misérables pâtres ou cultivateurs mercenaires au compte des Européens, et dont l’existence toute entière s’écoulera sans qu’ils connaissent d’autre demeure que ces cabanes mobiles, d’autre résidence que la banlieue de nos villes et de nos villages, d’autre propriété que cet éternel droit de campement et de pacage dans des plaines immenses.

Il resterait à parler du dernier groupe de population, l’Arabe véritablement nomade, l’Arabe des grandes tentes, du Sahara, l’Arabe des fantasias, le héros de tant de légendes militaires et poétiques, celui qui est le brillant soldat de la France dès qu’il n’est plus son insaisissable ennemi. Mais celui-là il faut l’aller chercher bien loin d’Alger et même de Tunis. Et avant qu’il soit sérieusement question d’assimiler par l’école ces tribus guerrières et nomades qui nous servent d’avant-garde aux confins du désert, combien s’écoulera-t-il d’années ou combien de générations ?

Pour achever cette division par grandes masses de la population indigène soit des villes, soit des campagnes, il reste à mentionner un dernier groupe important en Algérie et plus encore en Tunisie. C’est la réunion de tous les éléments européens non français, qui s’élèvent sur la côte de la Méditerranée à plusieurs centaines de mille habitants : les Italiens, beaucoup plus nombreux que nous en Tunisie et même dans certaines parties du département de Constantine, les Espagnols, nombreux surtout dans l’Oranais, de petits groupes de Grecs, de Suisses, d’Arméniens, et enfin et surtout une population très répandue sur toute la côte et qui est particulièrement intéressante comme une sorte de transition vivante entre les deux mondes. Ce sont les Maltais, sujets anglais, il est vrai, mais parlant un dialecte arabe, avec force mélange d’italien, d’espagnol, de français, et d’anglais. Le Maltais, nerveux, robuste et sobre, peut seul parmi les Européens rivaliser avec l’Arabe, avec le Biskri, avec le Mzabite, avec le Marocain même pour tous les plus rudes métiers à la ville et aux champs, sur terre et sur mer. Il est batelier, porteur d’eau, chevrier, boucher, portefaix, manœuvre. Il parle arabe et il est fervent catholique. Il envoie volontiers ses enfants, filles et garçons, à l’école. Il va de soi que dans tout ce groupe de population européenne l’école ne rencontre ni difficulté ni antipathie particulière. Il n’y a qu’un peu de paresse à vaincre, des habitudes à créer, des locaux à ouvrir et peut-être, en Algérie au moins, une obligation à édicter.

Tels sont, en dehors de la population française proprement dite, les divers éléments dont se compose ce qu’on appelle sommairement la population indigène :

Dans les villes : des Maures, des Juifs, des Maltais et un nombre variable d’Européens, sujets, mais non citoyens français ;

Dans les campagnes : d’une part des Kabyles groupés dans quelques parties montagneuses, dispersés dans d’autres, mais partout cultivateurs ou ouvriers sédentaires : d’autre part des Arabes qui ne sont nomades que dans des limites assez restreintes et qui ne s’éloignent pas assez pour échapper à l’instruction, pourvu que l’instruction consente à se rapprocher d’eux.

II

Si les populations à instruire sont sensiblement les mêmes en Tunisie qu’en Algérie, au contraire les circonstances dans lesquelles nos instituteurs les ont abordées, les dispositions où ils les ont trouvées diffèrent absolument de l’un à l’autre pays.

Nous nous sommes établis en Algérie par la conquête, ou plus exactement par une suite de conquêtes chèrement achetées. Nous nous y sommes maintenus pendant un demi-siècle par un régime exclusivement militaire. Était-ce un bien, un mal, ou tout simplement une nécessité ? Du moins on ne doit pas s’étonner que les bureaux arabes n’aient pas précisément fait bénir la France. Cinquante ans d’état de siège ne rapprochent pas beaucoup du vainqueur l’esprit du vaincu. Encore si tout avait été fini le jour où cessait la lutte à main armée ; mais c’est de ce jour au contraire que naissaient les plus graves difficultés : l’Arabe dépossédé ne haïssait pas seulement le Français comme envahisseur de son pays, mais comme spoliateur de sa petite fortune. En réalité il n’y avait pas spoliation au sens propre, mais le moyen d’expliquer aux Arabes toutes les complications résultant de la substitution de notre mode de propriété à l’ancien ?

De là une situation toujours tendue : constamment sous la menace d’un soulèvement, le Français traitait durement l’indigène, et l’indigène n’était que plus porté au soulèvement. L’insurrection éclatait un jour ici ou là, formidable, sauvage ; elle était réprimée, il le fallait, par des moyens non moins terribles, et parfois elle consommait la ruine de toute une population. Telle a été en particulier l’histoire de la Kabylie ; peut-on oublier que c’est seulement depuis 1871 qu’elle est véritablement à nous ? Dans cette lutte suprême elle a perdu ses chefs, elle a vu périr l’élite de sa population, elle a dû rendre 80,000 fusils, payer une indemnité de guerre de 30 millions et subir le séquestre, c’est-à-dire la confiscation de ses meilleures terres.

Sans doute il ne faudrait pas juger par ce tragique épisode de la situation de toute l’Algérie ; mais enfin ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’il n’y a pas encore dix ans que l’Algérie est administrée par un gouverneur général civil.

Dans de telles conditions, au milieu des préventions, des méfiances, des haines, l’œuvre pacifique de l’école devait rencontrer des deux parts peu d’enthousiasme, et nous allons voir, en effet, qu’elle s’est péniblement développée pendant ce demi-siècle.

Tout autre a été dès le début la situation de la Tunisie. Nous n’y sommes ni des conquérants ni des spoliateurs. Nous n’avons pas rencontré de résistance et nous n’en pouvions rencontrer. Le sentiment de l’indépendance nationale, le plus farouche et le plus noble des sentiments virils, s’il ne fait pas défaut au peuple tunisien, a pris chez lui par la force du temps et par la lente pression de l’histoire une forme particulière. Le Tunisien est habitué à voir son pays sous une suzeraineté plus ou moins lointaine et nominale. Le patriotisme tunisien n’est pas plus blessé de cette idée de vassalité que ne l’est celui du Suisse ou du Belge de l’idée que son pays est un petit pays neutre. Notre protectorat n’était pas une invention de circonstance, ce n’était pas même une fiction, c’était l’expression juste d’une situation, et il pouvait d’autant moins choquer qu’il venait en aide à un magnifique pays et à un peuple laborieux réduit à la misère, à la banqueroute par les vices séculaires d’une administration dont nous ne pouvons pas en France nous faire une idée. Il faut avoir lu le beau livre technique que M. de Lanessan vient de publier sur la Tunisie[5] pour commencer à comprendre un tel état de société ; et dès qu’on l’a entrevu on peut s’étonner que la Tunisie subsiste encore, mais non pas que les Français prétendent y être accueillis comme des libérateurs : ce serait le contraire qu’on aurait peine à s’expliquer.

On voit dès lors sous quels auspices plus favorables a pu débuter l’œuvre scolaire en Tunisie : les écoles y faisaient dès la première heure partie du plan de réformes conçu sous notre inspiration. Rien ne s’y opposait par avance, non plus qu’à aucune des entreprises d’amélioration administrative et sociale dont nous étions les promoteurs. Là du moins nous pouvions apporter le progrès sans être aussitôt soupçonnés, comme en Algérie, de venir imposer aux vaincus nos mœurs, nos lois, notre langue et notre religion.

De là vient que dès la première année du protectorat en Tunisie On a pu, en matière d’école, se proposer nettement un but et le poursuivre ouvertement, tandis qu’en Algérie, après cinquante ans de tâtonnements, on arrive à peine à un plan définitif. Ce n’est pas qu’on n’ait vu en Algérie même dès les premières années ce qu’il y avait à faire. Ce qui frappe au contraire quand on relit la solide et lumineuse étude de M. Foncin sur l’histoire de l’enseignement des indigènes en Algérie, c’est que le premier mouvement avait été le bon : nos généraux à peine établis dans les villes avaient songé à l’instruction des enfants indigènes comme à une des premières mesures de pacification ; ils avaient même eu l’illusion généreuse de croire la chose si simple qu’elle se ferait presque toute seule.

On avait très judicieusement commencé par songer à la population des villes, d’Alger d’abord. Dès 1836 il y avait une école maure-française qui débuta bien, mais déclina très vite. Quoi de plus docile pourtant que cette population mauresque ? Et comment en sommes-nous encore, après cinquante ans de vie côte à côte, à lui apprendre les premiers éléments du français ? C’est là, osons le dire, un des étonnements des étrangers, c’est une de ces questions indiscrètes qu’ils nous posent avec un air d’indifférence et qui blessent peut-être plus encore qu’elles n’embarrassent.

A la dénomination d’école maure-française le maréchal Randon substitua celle d’école arabe-française et de collège arabe-français.

I ! y eut un moment d’élan, peut-être plus apparent que réel. peut-être un peu officiellement, c’est-à-dire artificiellement entretenu. Ce n’en est pas moins un vrai service que l’on doit au régime militaire d’avoir pendant quelques années tenu la main à l’établissement des écoles. A partir de 1863, à mesure que s’étendit l’organisation communale et que le budget de ces écoles dépendit des municipalités, le déclin fut rapide.

Il faut avoir le courage de le dire, ce n’est pas aux indigènes, c’est surtout aux Français qu’est imputable la disparition graduelle des écoles arabes-françaises.

L’enseignement étant une charge exclusivement communale, il suffit que le zèle des municipalités se refroidit pour que l’école tombât. Une école qui ne prospère pas est presque aussitôt une école qui périclite. Les Français témoignèrent grande répugnance à mettre leurs enfants en contact avec ceux des indigènes, et cette répugnance n’était pas sans de justes motifs. On aurait pu, à force de soins, d’ordre, d’affection, de patience, triompher de bien des préjugés, atténuer bien des haines, préparer le rapprochement des deux races dans l’école en attendant qu’il fût possible ailleurs. C’est ce que firent avec autant de succès qu’ils y mettaient de dévouement quelques instituteurs au cœur généreux, dont le nom restera longtemps cher aux générations qu’ils ont élevées : quand le voyageur rencontre aux portes du désert, dans l’oasis de Biskra, un Arabe, jeune ou vieux, qui lui adresse la parole en bon français avec un sourire, il ne peut réprimer un mouvement de surprise, il demande l’explication, et c’est avec un accent d’émotion et de respect que l’Arabe lui parle de « Monsieur Colombo » comme d’un bienfaiteur du pays que tout le monde doit connaître. Cet ancien sergent devenu maître d’école et resté vingt-cinq ans à son poste est le type de ces missionnaires de l’enseignement, ouvriers de la première heure et conquérants à leur manière : ils avaient, à force de bon sens et de bon cœur, résolu le problème que tant d’autres prétendent insoluble. Mais quand au nom de Colombo nous aurons ajouté ceux de M. Destrées à Mostaganem, de M. Delord à Oran, de M. Depeille à Alger, de M. Décieux à Tlemcen, et peut-être une demi-douzaine d’autres, nous serons bien obligés de convenir qu’en dehors de ces efforts individuels l’école arabe-française avait disparu en Algérie au moment où la nouvelle législation scolaire fut promulguée en France.

Cette législation, appliquée à l’Algérie par le décret du 13 février 1883, en déchargeant les communes de la plus grande partie de la dépense scolaire, la faisait passer à la charge de l’État, et par là même lui donnait le droit d’intervenir. Il en usa pour sauver le peu qui subsistait encore des écoles arabes-françaises.

Le conseil municipal d’Alger venait, par des raisons que nous n’avons pas à rechercher, de voter la suppression de la seule école ouverte aux indigènes dans la ville d’Alger, oui, la seule pour une population arabe que le recensement officiel évalue à plus de 17,000 âmes. L’ancien directeur, M. Depeille, étant mort, un jeune sous-maître indigène, M. Fatah, mulâtre, restait seul avec un ou deux moniteurs indigènes. On leur signifia la décision municipale, la suppression de leur traitement. Ils n’eurent pas le courage de s’en aller, laissant là les quelques centaines de petits enfants qui s’obstinaient à venir en classe, et quelle classe ! un vrai taudis au haut d’un escalier sombre, dans une maison délabrée.

Il y avait trois mois que durait ce tour de force quand l’État intervint, et, prenant à sa charge la totalité des frais de cette pauvre école, en empêcha la suppression. Je l’ai revue cette année, toujours dans le même local, avec les marches plus usées, les carreaux de briques plus disjoints, les vitres qui se cassent suppléées par du papier, mais M. Fatah est heureux au milieu de cette fourmilière d’enfants. Il a deux jeunes adjoints français, et un taleb pour enseigner le Coran. Il a 171 élèves (dont l’énumération mérite d’être donnée : 10 Français, 12 Espagnols, 5 Koulouglis, 18 Kabyles, 2 Marocains, 30 Arabes, 73 Maures et 1 Juif) ; il en aurait le double aisément dans les quarante-huit heures s’il savait où les loger. Hélas ! il n’en a déjà que trop.

On est partagé entre la pitié, l’inquiétude et l’admiration quand on voit ces malheureux petits enfants, les tout petits surtout, entassés à la lettre, serrés coude à coude, étouffant à trente ou quarante dans un espace où chez nous le moins vigilant des comités de salubrité publique ne permettrait pas d’en mettre dix. On constate pourtant quelque perfectionnement dans le local, il y a eu quelques réparations dans le mobilier et une cloison construite pour séparer deux classes. Ces frais ont été supportés, le lecteur le devinerait-il ? par l’Alliance française pour la propagation de notre langue dans les pays étrangers.

Le conseil municipal de la première ville française d’Afrique accepte cette libéralité.

C’est dans ce misérable local que j’ai entendu chanter la Marseillaise et d’autres chants français avec le plus de cœur et le plus d’élan ; j’y ai entendu expliquer et commenter avec chaleur, par de jeunes indigènes munis du certificat d’études, la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, les bienfaits de la civilisation et la grandeur de la France. L’avouerai-je ?

En les écoutant et en rapprochant leurs paroles de tout ce qui m’entourait, je souffrais du contraste, et il me semblait entendre plus haut que ces fraîches voix d’enfants criant Vive la France ! une voix accusatrice nous dire : « Est-ce ainsi que vous remplissez votre devoir envers les vaincus ? Qu’avez-vous fait de votre victoire ? Êtes-vous bien sûrs de n’avoir rien à vous reprocher, et croyez-vous avoir droit aux éloges, aux remerciements de ces pauvres petits ? »

La vérité est que nous n’avons jusqu’à ces dernières années rien fait pour instruire la masse des indigènes. Nous n’avons pas su, ou n’avons pas voulu, ou n’avons pas daigné leur donner l’instruction française, et nous leur avons enlevé même leur instruction musulmane. Il est vrai que la suppression des écoles musulmanes avait été une mesure de précaution et de sécurité dont nous ne pouvions nous dispenser. Ce qu’on appelait en Algérie une « zaouïa » était à la fois une chapelle, un collège, une forteresse et un caravansérail ; il faut par la pensée essayer de nous représenter ce que pouvaient être chez nous les couvents militaires du xe siècle pour entrevoir par analogie ce qu’’étaient, en 1830, les zaouïa d’Algérie, et l’on comprend qu’il ait fallu fermer ces foyers de fanatisme, ces « écoles préparatoires d’insurrection ». Il est vrai encore que l’enseignement qu’y recevaient la jeunesse et l’enfance se bornait le plus souvent à la lecture machinale et à la copie du Coran. Mais toujours est-il, comme le dit fermement M. Foncin, que nous n’avons ni réformé, ni remplacé l’ancien système d’instruction des indigènes.

Heureusement ce sentiment de notre responsabilité vis-à-vis de la population dont nous sommes les tuteurs, a pris depuis quelques années dans toute l’Algérie une force toute nouvelle ; il a parlé assez haut pour faire taire les menues objections qui ne font jamais défaut, les bons prétextes que trouvent toujours les mauvaises volontés. Le temps est déjà loin où M. Cam. Sabatier, alors administrateur à Fort-National, passait pour un utopiste quand il réclamait l’instruction pour les Kabyles ; où le directeur de l’École des lettres, M. Masqueray, était obligé d’aller lui-même de tribu en tribu recueillir leurs adhésions pour prouver que la chose était possible.

Le décret du 13 février 1883 a posé le principe qu’il y aurait un enseignement des indigènes. L’opinion publique a fait un progrès décisif à cet égard. Les controverses mêmes engagées à ce sujet dans la presse algérienne ont tourné à l’instruction de tous. Les députés et les sénateurs, il faut leur en savoir particulièrement gré, n’ont pas hésité à éclairer leurs électeurs et à soutenir la proposition de M. Thomson en faveur de l’enseignement indigène. En somme, l’instinct de bienveillance et de générosité qui nous est inné, et que de tragiques événements ont pu momentanément étouffer, a décidément repris le dessus, et beaucoup de braves colons algériens qui ne voudraient pour rien au monde être traités « d’arabophiles » ne tardent pas à vous laisser voir, quand on cause un peu plus familièrement, qu’eux aussi ils veulent du bien aux Arabes, et le premier bien de tous, l’instruction.

III

Essayons maintenant de comparer les procédés pédagogiques que les deux pays ont mis en œuvre et de faire connaître en quelque sorte leur plan de campagne.

Instruire une population indigène, c’est avant tout lui apprendre notre langue. Mais comment apprendre le français collectivement à des classes entières toutes composées d’enfants qui n’en savent pas le premier mot ? Là est le problème. On a cru le résoudre d’abord en rapprochant sur les mêmes bancs les enfants indigènes et les nôtres. C’est le séduisant système des écoles arabes-françaises, un plan d’études commun pour les deux groupes d’élèves, une sorte de classe bilingue où les Arabes apprendraient le français et les Français l’arabe par la pratique, dans la classe et plus encore dans la récréation.

Ce serait en principe une excellente organisation si cela pouvait être une organisation. Malheureusement il est presque impossible de l’espérer. En entreprenant de mener parallèlement cette double éducation, on perdait de vue l’extrême différence du point de départ entre l’enfant dont le français est la langue maternelle et celui qui l’ignore. Malgré des prodiges d’ingéniosité, plusieurs de ces écoles aboutissaient à l’impuissance, et plus d’un maître a fini par désespérer d’instruire convenablement soit les Français soit les Arabes dans un tel chaos. Tant qu’il s’agissait d’apprendre mécaniquement les rudiments de la lecture, l’enfant arabe, qui est naturellement attentif, docile, presque grave, triomphait de toutes les difficultés du tableau et épelait, syllabait, lisait, écrivait de manière à faire illusion. Mais aussitôt que son camarade français arrivait à un livre de lecture si enfantin qu’il fût, il ne pouvait plus suivre. Tout au plus gardait-il sou rang pour le calcul, exercice auquel il est particulièrement porté et qui ne demande de connaître que le vocabulaire des noms de nombre. Mais toute autre étude commune devenait vite impossible ou illusoire. Quelques élèves français d’une intelligence prompte et souple pouvaient bien saisir les éléments de l’arabe usuel et profiter ainsi du contact. Mais les Arabes en général ne tardaient pas à se dégoûter et à déserter une école qui, sauf de très rares exceptions, n’était plus à leur usage ni à leur portée.

Il a donc fallu songer à faire des écoles indigènes expressément conçues et organisées en vue de l’enfant indigène.

C’est en fait le système qui a prévalu dans ces dernières années en Algérie. Mais ici difficulté nouvelle : voilà un groupe de cent à cent cinquante enfants qui composent une école indigène, les voilà entre eux sans aucun camarade parlant français. Ils n’ont plus ce secours si important de la conversation entre enfants ; ils apprennent le français, pour ainsi dire, comme une langue morte. Et il faut que le maître à lui seul se dépense sans cesse pour arriver à leur faire retenir et imiter les sons, apprendre les noms de quelques objets, comprendre quelques phrases plus que simples. Tous ceux qui savent ce qu’est qu’enseigner se représenteront la fatigue, l’épuisement d’un maître voué à pareille besogne six heures par jour, dix mois par an. Et quelle lenteur ! Quelle pauvreté de résultats ! Combien d’indigènes sortiront de l’école baragouinant vingt-cinq ou trente mots de français et ne sachant, au vrai, rien du tout !

Et pourtant il n’y a pas de troisième solution à chercher. Il n’y en a même plus deux, car l’école mixte entre les deux races n’existe plus en fait qu’à titre d’exception de plus en plus rare. Il n’y avait donc qu’à perfectionner l’organisation de l’école indigène. On s’y est mis résolument : D’une part on a recouru au système qui jadis chez nous a eu son heure de popularité, le fameux mode mutuel : l’Algérie forme aujourd’hui et commence à employer très heureusement des moniteurs indigènes, qui sont de véritables moniteurs, de jeunes sous-maîtres ou élèves-maîtres arabes ou kabyles pourvus du simple certificat d’études, parlant et écrivant très suffisamment le français et formant entre l’instituteur et la masse de l’école un précieux trait d’union. C’est la pépinière du futur corps enseignant indigène.

En même temps un autre secours est apporté à nos instituteurs : on leur a fait, on leur prépare encore de petits livres scolaires expressément écrits à leur intention et à la portée de leurs élèves. Sans doute un bon maître peut, il doit même se faire à lui-même sa méthode, ses procédés. Mais que de temps gagné s’il a par exemple une bonne méthode de lecture graduée, un recueil d’exercices de langage ou de leçons de choses, j’entends un recueil approprié à ses besoins tout spéciaux.

Les bons livres élémentaires ne manquent pas en France, mais il faut les avoir vus transportés dans ces écoles d’Afrique pour savoir à quel point un livre excellent ici peut être détestable là-bas. Il faut avoir essayé de les ouvrir au hasard à une page quelconque, non pas dans son cabinet, à tête reposée, mais en classe, ayant devant soi tout ce petit peuple qui vous écoute et ne demande qu’à comprendre. On est arrêté à chaque instant par un mot, une tournure, par une allusion à des faits, à des coutumes, à des mœurs, à des idées tout à fait familières chez nous, et que le petit Arabe ne soupçonne pas. Il vous regarde avec ses yeux grands ouverts et pétillants d’intelligence, et vous sentez avec désespoir qu’il n’y a pas moyen, qu’il faut y renoncer. N n’y a pas d’impression plus pénible. Il est étonnant qu’on ne se soit pas avisé plus tôt de la nécessité d’avoir pour de telles écoles une littérature toute spéciale. Elle commence à se faire en Algérie. On emploie notamment depuis deux ou trois ans dans les écoles kabyles un excellent livret pour commençants qui facilite singulièrement la tâche des maîtres et le progrès des élèves : c’est la Méthode de lecture-écriture de MM. Scheer et Mailhes. Il suffit d’y jeter les veux pour comprendre que ce livre-là ne serait presque pas intelligible et pas du tout intéressant pour de petits Parisiens ; aussi l’est-il absolument pour de petits Kabyles, ne fût-ce que par le choix des mots : « Mouloud porte du couscous à Amina sur sa mule. — La caravane a vu des gourbis sur la route du Djurjura. — Fatima a préparé la natte pour le cadi, » etc.

La Tunisie n’a pas connu ces longs tâtonnements. La direction de l’enseignement y a été confiée dès 1883 à un homme qui avait autant de méthode que d’énergie et qui savait que le défaut de plan peut être aussi funeste que le défaut d’initiative. M. Machuel, fils d’un des plus anciens directeurs d’école franco-arabe d’Algérie, élevé par son père en contact avec les indigènes, avait même suivi concurremment avec l’école paternelle les écoles coraniques aussi assidûment que beaucoup de jeunes Musulmans. Il trouva dans ses souvenirs d’enfance plus d’une indication précieuse. Il vit clairement le but et non moins clairement les moyens dans leur ordre progressif. Le but, c’est d’assimiler, de franciser autant que possible l’indigène tunisien, et cela dans son intérêt autant que dans le nôtre, ce pays n’ayant rien à perdre et tout à gagner à ce rapprochement. Le moyen, c’est de faire de la langue française le véhicule des idées et des institutions françaises. Apprendre aux enfants à lire, à écrire et à parler couramment le français, telle doit être la première pensée, au début même la seule ambition de l’école. Tant que ces enfants ne seront pas en état de nous comprendre, de converser avec nous et avec nos enfants, les résultats en apparence les plus satisfaisants ne seront que superficiels, et nous aurions tort d’en être dupes.

Pénétré de cette conviction, M. Machuel a tout subordonné à l’enseignement du français, dans ses programmes d’études, dans ses instructions, dans ses petits livres de classe. Sa Méthode de lecture et de langage (cette dernière partie du titre est tout à fait significative) a été composée en quelque sorte ligne à ligne en vue des besoins de la population indigène ; c’est en son genre un chef-d’œuvre d’ordre, de patience et d’appropriation. En y apportant les changements nécessaires, c’est-à-dire en suivant l’esprit de l’ouvrage et son plan sans en garder peut-être une seule page. on en pourrait faire un manuel fort utile pour l’enseignement du français en pays breton, en pays basque, en pays flamand.

Est-ce à dire que M. Machuel imagine voir son œuvre finie quand l’élève sera arrivé au terme de ces deux petits livrets ? elle est à peine commencée, il le sait mieux que personne ; mais du moins ce qui est fait est bien fait, et l’on peut bâtir désormais sur des fondations solides, ce qui a le plus manqué jusqu’ici. Il est temps que le second volume de M. Machuel paraisse ; mais le jour où il paraîtra, il trouvera des élèves tout prêts à s’en servir. On n’aura pas perdu un instant en voulant aller trop vite.

IV

Après ces considérations un peu générales, nos lecteurs prendraient-ils plaisir à suivre en inspection soit M. Machuel en Tunisie, soit M. le recteur Jeanmaire en Algérie ? Un coup d’œil même rapide jeté dans une classe en apprend quelquefois plus long que le meilleur exposé de méthodes. C’est ainsi qu’en a jugé naguère M. le ministre de l’instruction publique, qui n’a pas cru inutile d’aller lui-même passer quelques instants dans les écoles indigènes les plus éloignées des grands centres[6].

Nous voici en Kabylie dans un de ces villages perchés suivant l’usage fort haut dans la montagne, juste sur la crête, comme un nid d’aigles dominant la plaine. On n’y arrive que par un sentier de mulet, et pendant plusieurs mois de l’année le voyage est à peu près impraticable pour tout autre qu’un Kabylie, un gendarme ou M. Scheer. Il est impossible de parler de la Kabylie sans parler de M. Scheer qui, simple instituteur il y a quelques années, s’est mis résolument à étudier le kabyle et l’arabe et est aujourd’hui l’inspecteur primaire spécialement attaché et dévoué à l’enseignement des indigènes de l’Algérie.

Dans le village où nous sommes. — parmi ce groupe serré de maisons qu’on appellerait des cabanes si leurs murs épais en pierres solides et grossières, à peine percés de quelques petites ouvertures. leurs portes basses et massives ne les faisaient ressembler à quelque repaire de brigands fortifié, — une maison se détache, bâtie de ces mêmes matériaux et de cette même lourde 4 maçonnerie, mais plus grande que les autres, plus ouverte, avec des fenêtres à l’européenne, entourée d’espace et d’air : c’est l’école, le « palais scolaire » si l’on en croit certains journalistes qui ne se résigneraient pas à y vivre même avec de gros appointements. L’instituteur y vit, lui, avec un mince traitement, seul Français et souvent seul Européen à plusieurs lieues à la ronde. Il a généralement sa femme pour adjointe chargée de la petite classe ; et rien n’est plus précieux pour l’établissement de bonnes relations avec les familles kabyles. Il y a quelques mois, un de ces instituteurs quittait avec sa femme le village où il avait créé la première école française, l’école du gouvernement comme ou l’appelait, il s’en allait en fonder une autre dans une autre partie de la montagne : « Ce jour-là, Monsieur, » me disait un vieux chef kabyle, « nous avons eu un grand chagrin, toutes nos femmes pleuraient. Elles avaient d’abord eu peur de la Française. Mais la Française était devenue leur amie ; nous étions toujours heureux de la voir arriver. Si l’enfant avait manqué en classe, elle venait voir pourquoi ; s’il avait mal travaillé, elle venait donner un bon conseil à la mère ; s’il était malade, elle apportait des remèdes ; elle disait à nos femmes des paroles qui pénétraient dans leur cœur. C’est un malheur pour notre village qu’ils soient partis[7]. »

Nous entrons dans la classe. Voici trente, quarante, cinquante élèves au burnous blanc, sali par la terre, en étoffe grossière, tous pieds nus. Ce sont de rudes physionomies de montagnards, au teint hâlé, mais au regard intelligent et droit, au front large et haut, que grandit encore l’habitude d’avoir la tête absolument rasée, aux traits presque toujours réguliers et souvent beaux. Il y a un grand mélange d’âges dans ces classes. Il s’y trouve des jeunes gens de quinze à dix-huit ans à côté d’enfants de neuf ans. Quoiqu’on les groupe d’après leur degré de savoir, il y a dans la classe bien des inégalités. Quelques élèves, mais c’est une bien faible exception, sont déjà parvenus au certificat d’études primaires. D’autres l’obtiendront à la fin de l’année. Le reste suit de plus ou moins loin, fait des copies, des problèmes, des cartes, des dictées surtout, — hélas ! c’est là qu’on souffre et que l’on comprend Sarcey déplorant les chinoiseries de l’orthographe. Mais qu’y faire ? On ne peut pourtant pas inventer une orthographe française à l’usage des pauvres Kabyles, et ils se résignent à apprendre la nôtre. Au bout de trois à quatre ans de fréquentation régulière, ils parlent convenablement le français, et s’ils n’arrivent pas comme leurs jeunes compatriotes des grandes écoles de Tlemcen, de Mostaganem, d’Oran, de Biskra, à rivaliser avec la moyenne des classes françaises, il faut convenir que la plupart parlent plus correctement que les petits paysans de beaucoup de nos provinces[8].

Transportons-nous maintenant bien loin des montagnes. Cherchez sur une carte d’Algérie par-delà le Tell, par-delà les Hauts-Plateaux, sur la limite du Sahara un de nos postes les plus avancés, Ghardaïa, la capitale du M’zab, à plus de 650 kilomètres d’Alger. Un voyageur coiffé d’un medol, c’est-à-dire d’un de ces immenses chapeaux de jonc ou d’alfa plus larges que des ombrelles, s’engage, accompagné d’un cavalier que le colonel a mis à sa disposition, dans la vaste plaine sablonneuse qui s’étend jusqu’à Laghouat. Il se dirige sur un village aux environs duquel doit stationner en ce moment la tribu des Maâmera, de la confédération des Larbâa, une des plus vieilles et des plus fidèles alliées de la France. Le voyageur, c’est M. Scheer en tournée d’inspection ; il va voir l’école. Malheureusement les Maiméra sont partis avec leurs troupeaux et leur école, ils sont à 50 ou 60 kilomètres plus loin. On remonte à cheval, on chemine par une chaleur de 40 degrés, et le soir on arrive auprès du vaste lit de l’’Oued-Chef, un de ces torrents desséchés l’été qui donnent à cette terre d’Afrique un aspect si étrange et si désolé. C’est dans cet abri naturel que sont établies les tentes en cercle. À peu près au centre, une de ces tentes en feldja (bandes de laine et de poils de chameau), supportée au milieu par deux fortes perches de 2,50 de haut et sur les côtés par quatre autres plus petites, avec seize piquets pour fixer au sol les extrémités de la toile, c’est l’école.

La nuit vient, la nezla (fraction de tribu) se rassemble. On se groupe autour de l’inspecteur et, sous le ciel plein d’étoiles, à la fraîcheur de la nuit, on cause. Cette fois ce n’est pas le conteur arabe que l’on écoute, c’est cet inspecteur qui leur raconte (en arabe bien entendu) des histoires tout aussi merveilleuses : il leur parle des chemins de fer, des télégraphes et même des téléphones. Incrédulité générale, puis quand on s’aperçoit qu’il parle sérieusement — car on le connaît et on a confiance en lui, — on admire, on s’étonne, on lui redemande mille détails. Lui ne se lasse pas. Maintenant il leur parle d’une bien autre merveille, Pasteur et la guérison de la rage ; on parle aussi de troupeaux et d’agriculture, et puis, comment en serait-il autrement avec ces Arabes ? on en vient au sujet favori, la guerre, les razzias, les expéditions contre les pillards, le souvenir de Bou-Amema ; et ce n’est que bien tard que chacun se retire sous sa tente. Le lendemain dès l’aube, inspection.

J’ai sous les yeux le rapport de M. Scheer. « Vingt-trois élèves présents. Ils sont assis en rond sur des nattes, les jambes croisées, tenant sur leurs genoux un tableau de lecture et un cahier. Six élèves de la première division, garçons de quatorze à dix-neuf ans, font un devoir de français pris dans la grammaire de Larive et Fleury ; la seconde division calcule ; les petits épellent, ils déchiffrent déjà des mots de plusieurs syllabes et connaissent tes plus usuels. Le maître, Belkassem-ben-Ahmed, est un jeune homme de vingt et un ans qui a fait ses études au lycée d’Alger ; il possède le certificat d’eptitude. Il reçoit un traitement fixe de 500 francs, plus 1 franc par mois et par élève. Il y a un moniteur nourri par l’agha, qui lui donne encore à l’époque des grandes fêtes un burnous et un haïck, etc. »

Pendant qu’il examine les deux petits groupes, M. Scheer donne aux plus avancés un devoir de rédaction à faire en sa présence : ils supposeront qu’ils écrivent au commandant le récit de sa visite et de son inspection. Et quel n’est pas son étonnement de s’apercevoir que plusieurs de ces élèves étaient hier soir dans le groupe réuni autour de lui et qu’ils n’ont rien perdu de la conversation.

Nos lecteurs ne trouveront pas mauvais que nous leur donnions une copie exacte d’un de ces devoirs, en y ajoutant la ponctuation, mais en respectant l’orthographe :

ÉCOLE NOMADE
des
MAMRA LARBAA
Kouiba de l’Oued-Chef
14 mai

Monsieur le colonel, commandant supérieur du cercle de Laghouat.

Mon colonel,

Je vous informe que nous avons reçu Monsieur l’inspecteur des écoles. Il est arrivé de Nili à cheval, avec lui un cavali[er]. Il fesai[t] bien chaud se jour. Il paressai[t] très fatigué. Tout le monde bien content à voir Monsieur l’inspecteur, bien atendu par la nezla. La nuit il couche à la tente, Le matin regarda l’école : 1re division : lire Le Voyageur en Kabylie, une dicté[e], les 4 règles. — 2e division : lire, icrir dans les ardouaz, les parti[es] du cor[ps] de l’[h]omme ; — 3e division, lire, écrir, conti jusqu’à 50. Voila notre inspection.

Le soir nous avons parlé sur les bal[l]ons, les bato[9], la rage du chien, de monsieur Pasteur savant fransès, sur les écoliers de Maamra qui espère[nt] alli à Paris s’instruir[e] pour faire des vétérinair[es] et revenir apri dans la tribu.

Resevez, mon colonel, mes sentiment{[s] respectue[ux] de votre dévoué serviteur.

Yahia ben Lakdhah.

En m’envoyant cette copie, M. Scheer n’ajoute qu’un mot, mais que tous nos lecteurs comprendront :

« Au moment de mon départ, dit-il, presque tous les chefs de famille se trouvaient là. On échangea de bonnes poignées de main, et l’un d’eux, s’’avançant, me dit : « Ne nous oublie pas et souviens-toi de ces paroles de Sidi-el-Aïssa, le grand marabout de Laghouat : « Malheur à celui qui n’a pas planté sa tente dans le Sahara et qui n’y a pas allumé du feu : il ignore ce que c’est que la vie libre ! »

Faisons un dernier et rapide voyage. Du désert et de la montagne nous revenons à la vie des villes et des grandes villes. Nous sommes à Tunis ou mieux encore à Kairouan.

La première chose qui nous frappe, venant d’Algérie, c’est qu’ici les Musulmans sont chez eux et ils ont l’air de gens qui se sentent chez eux ; nous les dirigeons, nous les gouvernons, on pourrait presque dire nous les inspirons, mais rien n’affiche la sujétion, l’asservissement ; pas de colonisation officielle, pas de séquestres, pas de concessions de terres prises aux indigènes pour être données aux colons français ; les emplois publics sont occupés par des indigènes encadrés en quelque sorte par des Français. En matière d’école comme en toute autre, on n’a pas commencé par tout détruire pour avoir tout à reconstruire. « En Tunisie, écrivait il y a quelques mois dans la Revue des Deux-Mondes l’homme le mieux placé pour en bien parler, on n’a pas désespéré des indigènes, on leur a laissé le temps de se calmer, de revenir non plus en ennemis, mais en simples cultivateurs. » De même pour l’instruction, l’influence française s’est plutôt insinuée qu’imposée ; aussi est-elle non pas seulement subie, mais acceptée. Il y avait, il y a encore en Tunisie une aristocratie indigène, cultivée, polie, instruite à sa façon et susceptible de s’instruire à la nôtre par surcroît. Dans cette classe et même « chez le plus grand nombre dans toutes les classes, ni fanatisme, ni parti pris, ni rancune : il a suffi de trois ou quatre années d’observation de leur part et de prudence de la nôtre pour que la défiance ait fait place à un sentiment tout différent, je ne dirai pas le désir de nous être agréable, ni la reconnaissance, ni même la sympathie ; mais la sécurité, l’espoir de n’être plus indignement exploités, de voir le propriétaire semer sans crainte et récolter son orge, vendre ses moutons, payer ses ouvriers, s’enrichir enfin et enrichir ses semblables sans cesser d’être musulman[10]. »

La conséquence de cette situation, — et c’est le second trait caractéristique que l’on retrouve ici par contraste avec l’Algérie dans les choses scolaires autant qu’en tout le reste de l’administration, — c’est qu’il a fallu procéder sans rien brusquer, gagner du temps en sachant en perdre, avancer avec douceur et gravité, à l’orientale. Rien à faire de vive force.

L’écrivain que nous citions tout à l’heure, et qu’on nous saura gré de citer encore, explique par quelques détails ce qu’il a fallu de patience et de diplomatie pour établir les règlements les plus simples, pour rendre par exemple la circulation possible dans les rues de la ville : « La rue, appartenant à tout le monde, était devenue presque impraticable ; avant notre arrivée, chacun s’y installait à sa guise, y tuait son mouton, y faisait sa cuisine et s’y considérait comme en plein champ. On affichait bien des décrets du bey, un crieur public fendait la foule dans les bazars pour en donner lecture à tous : peine inutile ; on dressait des contraventions : vaine menace. Qui ne savait pas qu’à Tunis ce qui était défendu finissait toujours par être toléré ? L’un avait un parent ou un ami qui le protégeait, l’autre était riche et achèterait la complaisance d’un employé, un troisième, dénué de ressources, était sûr de l’impunité, puisqu’il n’avait pas de quoi nourrir son geôlier. Ce peuple a vécu trop longtemps sous le régime de la faveur et de l’exception pour pouvoir passer tout d’un coup, sans s’y heurter le front, sous le niveau de la discipline : il est essentiellement dilettante, ses maîtres en ont profité pour l’exploiter et l’affaiblir ; nous avons la besogne ingrate de lui imposer, dans son propre intérêt, des mœurs moins faciles. Y réussirons-nous jamais complètement ? Ce serait certainement une faute que d’apporter dans cette tentative une ambition trop absolue. Les règlements rigoureux ne sont facilement applicables que sous un climat froid, quand la nature est la première à soumettre l’homme à ses dures exigences, à lui apprendre à se contraindre et à prévoir ; mais, dans le Midi, quelle prise a l’autorité sur des hommes qui ne peuvent souhaiter de plus magnifique toiture que le ciel au dessus de leur tête, qui vivent pour ainsi dire de soleil, et n’ont d’autre besoin, s’ils sont tant bien que mal nourris. que de chanter, dormir, rêver ? Autant pourrions-nous essayer de discipliner les oiseaux ».

Que de fois ne nous est-il pas arrivé, en visitant les écoles, de nous rappeler cette fine et juste peinture et de la trouver, là en particulier, plus fine et plus juste encore ! Je revois de souvenir, dans une de ces belles maisons mauresques éblouissantes de blancheur, dont toutes les pièces donnent sur une cour intérieure entourée d’arcades qui font penser à nos vieux cloîtres de couvent, je revois ces beaux groupes d’enfants arabes et maures, à la physionomie attentive, au regard droit et fixe, avec quelque chose de doux et de bon, faisant visiblement effort pour apprendre et pour comprendre. Avant tout, c’est le français qu’ils veulent savoir, c’est la plus grande exigence des parents, la grande affaire des maîtres, et nous avons déjà dit avec quelle facilité de bon aloi ces enfants réussissent à s’approprier au moins les éléments de la langue. Ajoutons en général que dès À présent il se glisse dans leur esprit, avec les mots français, plus d’une idée française.

Un jour, — c’était au collège Sadiki, dans ce magnifique collège musulman fondé par le bey Tsadok, et aujourd’hui plus prospère que jamais sous notre patronage, — j’assistais à une leçon d’histoire faite en français. On avait lu dans un livre de M. Lavisse la révocation de l’Édit de Nantes. Les faits et les dates récités, je demande aux élèves leur sentiment personnel : Louis XIV a-t il bien fait ? — Non, répondent-ils sans hésiter. — Pourquoi ? — C’est, dit l’un, qu’il a fait perdre à la France beaucoup d’habitants. — C’est, dit l’autre, parce qu’il a fait périr ou exiler des innocents. — Un troisième : C’est qu’il a fait des persécutions. J’insiste : « Il ne faut donc pas persécuter ? » — La réponse est unanime. — Mais, dis-je encore, si un de vos princes musulmans, très puissant, très savant, très pieux, voulait obliger un chrétien, par exemple, ou un juif, à embrasser l’Islam, aurait-il tort ? — Oui. — Pourquoi ? — Un jeune homme se lève et me répond : « Parce qu’il n’a pas la clef de leur cœur. »

À côté des écoles publiques arabes-françaises, il serait injuste de ne pas mentionner avec toute la sympathie qu’elles méritent des grandes écoles de l’Alliance israélite de Tunis et de Sousse. Là aussi on apprend la langue française et les sentiments français. Là aussi la bonne volonté des populations est grande, et non moins grande celle des maîtres : ce ne sont pas les élèves qui manquent, c’est la place pour les loger, c’est l’argent pour leur donner des maîtres. En attendant, quand on voit par exemple M. Cazès, le directeur de l’école de Tunis, se débattre énergiquement contre le succès même qui le déborde, s’ingénier à remplacer les maîtres qui manquent par des sous-maîtres, les sous-maîtres par des moniteurs, et se multiplier lui-même pour faire face à tout, on est partagé entre un sentiment d’admiration pour l’homme et un sentiment peut-être plus poignant encore, c’est que là, comme en Algérie, il y a d’immenses besoins et une immense bonne volonté à laquelle la France ne peut pas ne pas répondre. Elle a déjà rempli une partie de sa dette en contribuant largement à l’entretien du collège Saint-Charles, créé à Tunis par le cardinal Lavigerie et qui donne à des enfants de toute nationalité et de tout culte l’enseignement secondaire : elle peut encore moins se désintéresser de l’enseignement plus modeste et plus indispensable des classes populaires.

V

Le point central, décisif, et comme le nœud de la question de l’enseignement des indigènes en Algérie aussi bien qu’en Tunisie, c’est l’établissement des cours normaux pour former un personnel indigène. La Tunisie a du premier coup porté son effort de ce côté. Son école normale, dite collège Alaoui (du nom d’Ali-Bey), a été la première et la plus chère pensée de M. Machuel. L’Algérie a ouvert à peu près à la même époque ses deux cours normaux indigènes comme annexe des écoles normales d’Alger et de Constantine. Des trois établissements, c’est probablement celui de Tunis qui à ce jour donne les résultats les plus frappants ; mais les rôles peuvent être renversés demain, il suffit qu’on prenne un peu plus à cœur en Algérie le recrutement des maîtres indigènes : c’est une campagne que M. le recteur d’Alger a entreprise et qu’il mène avec autant d’habileté que d’énergie.

On sera peut-être curieux de recueillir de la bouche des directeurs d’école normale quelques appréciations sur leurs élèves indigènes. Voici quelques lignes d’une lettre fort intéressante que veut bien m’écrire à ce sujet M. Follet, directeur de l’école normale de Constantine :

« Ces jeunes gens commencent trop tard à s’instruire ; il leur faut d’abord un an de séjour avec nous pour arriver à converser suffisamment. Ils font jusqu’à trente fautes dans la dictée d’admission, ils lisent péniblement et font quelques problèmes sur les quatre règles. Quelques-uns ont vingt ans et sont mariés ; ce n’est point un âge ni une situation favorable à l’étude.

Nous avons les enfants de quelques employés : cavaliers d’administrateurs, spahis, secrétaire du cadi ; deux sont fils d’une Française (leurs camarades les appellent malicieusement des « croisés »). les autres appartiennent à de pauvres ouvriers ou cultivateurs ; ils sont à peine vêtus quand ils nous arrivent, leur propreté laisse quelque fois bien à désirer. Sept sont de Contantine même, deux de Biskra, un de Tuggurth et un de Tebessa ; six viennent de Kabylie : c’est sur ceux-ci que nous pouvons compter le plus ; ils se francisent aisément. Volontiers ils porteraient notre habillement ; quelques-uns se promettent d’épouser des Européennes ; mais ces desseins s’évanouissent quand ceux qui les forment rentrent dans leur société !

Nous tâchons le plus possible d’exciter Français et indigènes à se mêler dans les récréations, mais nous ne réussissons pas autant qu’il le faudrait, les deux camps se séparent, les indigènes aimant mieux malgré la défense converser plus librement entre eux dans leur langue. Le soir, ils se mettent à l’écart pour dire à mi-voix leurs chants monotones ; ou bien ils s’accroupissent en cercle pour entendre un conteur répéter leurs légendes. Souvent je m’approche du cercle et tâche de faire exprimer les récits en français ; mais la verve du narrateur s’éteint bientôt et le cercle tend à se séparer. Je les interroge alors sur leurs usages, sur leurs coutumes, mais ils sont peu communicatifs sur ce qui concerne eux et leurs familles ; ils s’intéressent plus volontiers à ce qu’on leur dit de la France, de ses villes, de Paris surtout dont le nom fait briller leurs yeux émerveillés.

Quelques indigènes travaillent énergiquement, mais la plupart sont indolents et médiocrement doués ; ils sont longtemps à profiter d’un enseignement qui leur est donné dans une langue à eux peu familière. Ils réussissent d’une façon assez satisfaisante dans l’étude du calcul, des éléments de la géométrie, des sciences physiques et naturelles et de la géographie. Ils sont d’une maladresse incroyable pour le dessin, mais ils se plaisent à la calligraphie et à l’enluminures des cartes. L’histoire ne s’adresse qu’à leur mémoire ; ils n’apprécient pas les faits avec nos idées ; par exemple ils ne comprennent pas que nous admirions Washington descendant du pouvoir après avoir sauvé son pays. Il aurait dû, d’après eux, garder le premier rang et mettre tous les siens en place autour de lui. L’intérêt, c’est leur règle ; leur admiration est pour ceux qui dominent et donnent une part de leur influence à leurs parents et à leurs amis ; ils admirent le courage militaire : pour leur faire estimer notre organisation sociale, il faudrait bien connaître leur condition avant la conquête, et leur montrer les avantages dont jouissent les Français. Ils s’intéressent beaucoup à ces questions : quelquefois des discussions s’élèvent sur la prééminence des Français et des Arabes et le débat s’échauffe jusqu’à la violence ; ils sont fiers de leurs alités militaires et vantent la bravoure des Turcos en 1870 et au Tonkin ; ils s’estiment très haut et s’imaginent que leur civilisation et leurs mœurs valent bien les nôtres. »

À Alger le cours normal reçoit depuis une année seulement, outre les leçons du personnel ordinaire de l’école, les soins d’un jeune maître délégué, M. R. Rey, qui donne des renseignements analogues. Il insiste cependant sur la différence entre l’Arabe et le Kabyle :

« Nous avons, dit-il, cinq Arabes et onze Kabyles ; et la rivalité, l’antipathie de race qui parfois éclate entre eux n’est pas la moindre difficulté dont nous ayons à tenir compte. À l’examen d’entrée les cinq Arabes ont eu les cinq premiers rangs. En général, les aptitudes intellectuelles de l’Arabe sont supérieures à celles du Kabyle. Il est moins laborieux, mais plus vif, plus ardent, plus curieux d’apprendre. Tandis que le Kabyle, au sortir de l’école, et s’il reste dans l’enseignement, retournera invariablement dans la montagne, l’Arabe ira facilement où on l’enverra. C’est un prosélyte précieux.

Mais pour tirer tout le profit désirable de leur séjour à l’école, il faudrait deux conditions. D’abord, que nos élèves entrassent un peu mieux préparés. Il nous arrivent dans un état voisin de l’ignorance et même pire a certains égards, car ces jeunes cervelles ne sont point en friche, mais cultivées à rebours et déjà remplies de superstitions et d’idées fausses : il y faut arracher autant que planter. Leurs années de séjour à l’école primaire n’ont pas été ce qu’elles auraient dû être. Au lieu de leur élargir l’esprit on s’est contenté d’y empiler par la méthode des rabâchages une foule de notions inutiles.

N’est-il pas absurde de voir ces enfants, encore tout imprégnés de leurs gourbis, réciter en perroquets les hauts faits de Charles-le-Chauve ou la liste des sous-préfectures du Morbihan, perdre le plus souvent deux heures par jour à des dictées et autres exercices orthographiques dont ils ne soupçonnent ni la signification ni l’utilité ?

Ensuite il faudrait que le cours normal pût être installé, les élèves logés, les cours appropriés et les programmes répartis de façon à ménager scrupuleusement le temps… »

Et faisant allusion à la déplorable installation matérielle de cet établissement, que M. Berthelot a constatée par lui-même, l’auteur de la lettre ajoute mélancoliquement : « Heureusement que nos élèves sont musulmans, car s’ils avaient lu l’Évangile, ils pourraient bien dire : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, et nous n’avons pas où reposer la tête. »

Il n’y a pas de cours normal analogue dans le département d’Oran, mais voici quelques lignes que je me reprocherais de ne pas mettre sous les yeux des lecteurs. Elles viennent du point extrême de notre frontière marocaine. Ce sont les Observations d’un indigène sur l’instruction des indigènes ; on va voir qu’elles ne sont pas sans piquant :

Le jour où la France a planté son drapeau sur le rivage africain, elle a pris l’engagement tacite de travailler à la civilisation et à l’émancipation du peuple qu’elle venait de conquérir ; sous peine de déchoir elle doit tenir parole, quelles que soient les difficultés qu’elle rencontre dans l’accomplissement de cette glorieuse tâche…

Si l’on veut s’éviter de cruels mécomptes, il faut d’abord se représenter qu’en l’état actuel l’Arabe de l’Algérie peut subir l’instruction, mais ne Ja demandera pas : il est même disposé, sauf quelques rares exceptions, à y voir une sorte de piège tendu à sa simplicité, en vue de lui ravir sa nationalité et sa religion. Il ne faut pas lui en vouloir pour cela (l’attachement aux mœurs et au culte des ancêtres a du bon, c’est très souvent un sentiment respectable} ; mais se contenter d’en faire son profit, et le traiter en conséquence, c’est-à-dire, suivant une expression aussi triviale que juste, comme l’enfant auquel on voudrait administrer une médecine répugnante.

En second lieu, prendre de jeunes Arabes dans leur douar, les tenir plusieurs années sur les bancs d’un établissement élevé à grands frais et pourvu d’un matériel et d’un personnel dispendieux, puis les renvoyer dans leurs tribus « gros-Jean comme devant » sans leur avoir tracé un but et les y avoir poussés, sans leur avoir fait une position et les avoir mis à même d’appliquer ce qu’ils viennent d’apprendre, c’est créer des déclassés et rien de plus.

Des déclasses ! combien en ai-je vu au lycée de ces jeunes gens pleins d’intelligence à qui l’avenir semblait sourire et que j’ai rencontrés plus tard sur le pavé, d’autant plus malheureux et à plaindre que l’instruction avait excité leur sensibilité, ouvert leur appétit et multiplié leurs besoins !

Que n’étaient-ils restés dans leurs montagnes à garder leurs troupeaux !

Certes je suis loin de prétendre que le gouvernement doit pensionner ou placer tous les indigènes qu’il a instruits. Mais ne devrait-il pas, après avoir prodigué son argent et sa peine pour élever leur moral et développer leur intelligence, s’inquiéter de ce qu’ils deviennent et essayer d’en tirer parti en leur accordant de préférence les emplois dont il dispose ? Il est certains petits emplois, modestes pour la plupart et néanmoins fort recherchés des indigènes : caïds, gardes champêtres, secrétaires, khodjas, agents de police ou autres, voire même chaouchs ou employés de bureaux ; pourquoi le gouverneur n’arrêterait-il pas qu’ils seraient donnés de préférence, pour ne pas dire exclusivement, aux indigènes parlant et écrivant le français ?

Je ne saurais assez insister sur ce point. Les Arabes, plus que personne au monde, sont sensibles à l’honneur de faire partie de l’administration à quelque titre que ce soit. Ouvrir cette carrière aux Arabes instruits, ce sera leur prouver que le gouvernement français tient pour un mérite de savoir lire et écrire le français. Et plusieurs s’y appliqueront que rebute aujourd’hui la perspective d’un labeur sans récompense…

D’autres encouragements encore seraient utiles pour stimuler l’assiduité des élèves et le zèle des parents. Nous n’en exclurons qu’un seul, les distributions d’argent. Outre que ce genre de récompense grèverait le trésor public, il serait fâcheux, selon nous, que le jeune élève devenu homme eût à rougir d’avoir accepté une espèce d’aumône que rien ne justifie ; mais nous verrions avec plaisir exempter le père de la garde que chaque indigène est tenu de fournir la nuit dans sa tribu, en été, aux postes vigies, et multiplier les primes et autres stimulants.

Pourquoi l’élève qui a fait certaines études ou satisfait à certains examens ne serait-il pas admis à l’électorat ? Nous voudrions qu’auprès de chaque école arabe-française il y eût une commission scolaire où les Arabes les plus éclairés de la région auraient largement accès, et qui encouragerait les parents, proposerait les réformes nécessaires, dresserait la liste des élèves les plus méritants, et les recommanderait au gouverneur…

Puissent ces quelques propositions trouver auprès des autorités compétentes l’accueil que méritent le bon vouloir et le dévouement qui les ont dictées !

Signé : Mohammed Ben Rahmal,
Ancien élève du lycée d’Alger, ex-caïd.

VI

Si ces notes devaient former un rapport, il serait temps de les clore par un ensemble de conclusions. Nous n’avons pas cette prétention. Nous n’avons voulu que faire un appel à l’attention, à la sympathie du public de cette Revue en faveur de nos écoles d’Afrique.

C’est une œuvre encore à ses débuts, mais pleine d’attrait et riche de promesses. Pour qu’elle grandisse et prospère, qu’y faut-il ? des hommes, et encore des hommes.

On a pas assez remarqué que déjà la plus grande des difficultés qui nous entravait naguère a disparu : tant que notre enseignement public était légalement confessionnel, que nos maîtres enseignaient le catéchisme, tant qu’Arabes et Kabyles n’ont guère vu venir à eux pour instruire leurs enfants que des religieux et des religieuses, ils ont rendu justice à leur dévouement, à leur bonté, à leur belle et admirable conduite, mais l’inquiétude est restée au fond de leur cœur de musulmans, et, comme le disait franchement un rapport adressé au ministre il ya quelques années, « ils se méfiaient toujours du marabout chrétien ».

J’ai vu bien des chefs arabes et kabyles au cours de ce voyage ; il en est peu qui ne m’aient dit, entre autres raisons, ou plutôt comme la première raison de l’accueil favorable fait depuis quelque temps aux écoles françaises : « Nous savons maintenant que vos écoles ne sont plus des écoles maraboutiques (congréganistes), que vous avez défendu à vos maîtres de mal parler du Coran, et que nous pouvons envoyer nos enfants apprendre le français sans craindre que vous les fassiez chrétiens ».

Si la laïcité n’existait pas en France, il aurait fallu l’inventer pour nos possessions africaines. Et, pour le dire en passant, quand on vient de séjourner quelques semaines en pays musulman, On a de la peine à comprendre une idée qui a cours ici : il faut, dit-on, laïciser en France, soit, mais en Tunisie, en Égypte, aux colonies, il convient d’employer des congréganistes comme premiers promoteurs de l’école et de la civilisation françaises. Étonnant paradoxe ! N’est-ce pas là au contraire qu’il faut nous appliquer à écarter toute passion religieuse ?

Les congréganistes le sentent si bien eux-mêmes que, par une très louable politique, la première chose qu’ils font dans ces pays c’est de pratiquer la laïcité, tant elle est la condition sine qua non de leur succès. Ils promettent, et je m’assure qu’ils pratiquent dans toute la mesure de leur pouvoir, le respect absolu des diverses croyances. Rien n’est plus sévèrement interdit, par exemple, au collège Saint-Charles que le prosélytisme religieux. Et ce n’est pas sans un vif sentiment de plaisir qu’invité à assister à la réunion générale des élèves qui clôt chaque semaine, j’ai entendu le très habile et très respectable ecclésiastique préposé à cet établissement leur lire lui-mème et leur expliquer un de ces manuels d’instruction civique et morale inscrits sur la liste de nos écoles primaires de France, celui de M. Ad. Franck.

La voie est donc bien tracée déjà, la méthode à suivre ne fait plus doute. Nous n’avons plus qu’à l’appliquer. Nous savons aujourd’hui comment il faut pénétrer dans le monde islamique : pénétrons-y résolument non plus avec le fer et le feu, non plus pour y porter une guerre de race ou une guerre de religion, mais pour y faire luire ces vérités éternelles qui brillent du même éclat dans tous les âges et sous tous les cieux, qui n’appartiennent en propre ni au juif, ni au chrétien, ni au musulman, parce qu’elles appartiennent à l’humanité : le droit, la raison, la justice, le travail, la liberté, et par surcroît cet idéal de paix et de bonne volonté mutuelle que longtemps avant toutes nos églises un païen avait’si bien nommé « Caritas generis humani » !


  1. Voir entre autres : L’instruction des indigènes en Algérie, par M. Maurice Wahl, numéro de janvier 1883, p. 22 ; l’analyse du décret du 13 février 1883, numéro de mars 1883, p. 270 ; L’organisation de l’instruction publique en Tunisie, par M. Machuel, numéro de juillet 1883, p. 35 ; L’instruction des indigènes algériens et le décret du 13 février 1883, par M. A. Bernard, numéro de février 1885, p. 193 ; L’enseignement public en Tunisie, numéro de juillet 1885, p. 46, À propos de quelques articles publiés sur l’instruction des indigènes en Algérie, numéro de juin 1886, p. 526. — On consultera en outre avec fruit l’excellent ouvrage de M. Gust. Benoist, De l’instruction des indigènes dans la province de Constantine, Paris, Hachette et Cie, 1886.
  2. En Algérie (notes de voyage), par A. Pressard, numéros d’août (p. 113) et de septembre (p. 2233) 1886.
  3. Une année dans le Sahel. p. 85.
  4. On peut rapprocher des Maures, sinon au point de vue ethnographique, du moins pour l’objet qui nous occupe, les Koulouglis, fils de Turcs et de femmes mauresques, et en général les diverses variétés de population de sang mêlé, de provenance mi-africaine, mi-européenne, qui se trouvent dans le peuple ouvrier des villes.
  5. La Revue pédagogique en a rendu compte dans son dernier numéro.
  6. Voir la Revue Pédagogique du 15 mai, le Temps du 5 mai et surtout le Bulletin universitaire de l’académie d’Alger, dont le premier numéro vient de paraître : il consacre plusieurs articles très intéressants au voyage de M. Berthelot et à l’instruction des indigènes.
  7. Parmi les noms des instituteurs français de la Kabylie déjà dignes d’être signalés et retenus, citons ceux de M. Dominique, longtemps instituteur à Tamazirt, aujourd’hui à la tête de la grande école indigène, déjà trop petite, du chef-lieu d’arrondissement Tizi-Ouzou ; M. et Mme Gordes, directeur et adjointe de l’école de Tamazirt, sur la route à Fort-National ; M. Verdi, directeur de l’école de Taourirt-Mimoun, dans la tribu des Beni-Yenni, qui envoie de bons élèves au cours normal ; M. et Mme Cazal, instituteur et institutrice à Aïn-El-Hammam ; M. Mailhes à Tizi-Rached ; Mme Borély, directrice d’une des plus charmantes écoles de la Kabylie, l’école enfantine d’Ait-Ichem, une des très rares écoles qui reçoivent des filles, heureuse particularité due à l’intelligence du caïd ou président, dont l’exemple a entraîné les meilleures familles du village ; Mme Malval, institutrice des plus distinguées et qui ne serait pas déplacée à la tête d’un grand établissement : elle s’est vouée à l’œuvre la plus obscure, la plus difficile et, à certains égards, la moins récompensée, en dirigeant le petit « orphelinat » de filles kabyles fondé près Fort-National à Thaddert-ou-Fella par M. Sabatier. Aux noms de ces deux institutrices ajoutons celui de Mme Saussotte, l’habile directrice de l’école de jeunes filles musulmanes à Constantine, que M. le ministre a visitée et où il a trouvé, entre autres travaux manuels, la broderie de Tunis en or sur soie et velours.
  8. Pendant que cet article s’imprimait, nous avons reçu une intéressante petite brochure : Une Mission en Kabylie (Alger, Jourdan, 30 avril 1887, in-8°, 71 pages), par M. Belkassem-ben-Sedira. Son nom est bien connu en Algérie. Enfant d’un pauvre Arabe des confins du désert, devenu à Biska l’élève de Colombo, qui n’avait pas encore d’école et réunissait les petits Biskris de bonne volonté au pied d’un palmier, distingué plus tard par le général Desvoux qui le fit envoyer au collège d’Alger, venu enfin en France et placé à l’école normale de Versailles sous la direction de M. Lenient, Belkassem s’est fait naturaliser Français. Il est professeur à l’École supérieure des lettres d’Alger, et il est au premier rang de ceux qui prouvent, par leur exemple, qu’il n’y a pas de ligne de démarcation entre l’indigène et le Français. Cette brochure, outre l’objet spécial de la mission au Guergour pour des études sur les dialectes kabyles, traite de la question de l’assimilation des Kabyles et contient, à propos du récent voyage ministériel et parlementaire, nombre d’observations, de renseignements et de propositions relatives à l’organisation scolaire qui méritent un examen sérieux. L’auteur insiste sur la nécessité d’un cours de travaux manuels, d’un cours d’arabe, etc.
  9. Bateaux à vapeur.
  10. Revue des Deux Mondes, mars 1887.