Aller au contenu

Nos travers/Les enfants gâtés

La bibliothèque libre.
C.O. Beauchemin & Fils (p. 182-188).

LES ENFANTS GÂTÉS

♣ ♣ ♣ ♣



La condescendance outrée envers nos « chers petits » vient du plus pur égoïsme.

Pourquoi bourre-t-on un malheureux marmot de pâtisseries, de bonbons et de fruits au détriment de la tranquillité de son sommeil, du frais coloris de ses joues duvetées et de l’éclat nacré de ses quenottes ? Pourquoi comble-t-on, devance-t-on même ses moindres désirs, ses plus extravagantes fantaisies ?

Uniquement pour se donner à soi-même une jouissance ; pour s’offrir le spectacle de cette joie enfantine, intense et complète, si délicieuse à la vérité, si bonne à voir.

Mais ces petites lâchetés sont payées trop cher à la fin. Elles rendent d’avance toute règle impuissante, font des exigeants, des égoïstes et enlèvent à la jeunesse le sens pratique de la vie.

Une discipline, une règle, un système, voilà le nerf de toute éducation sérieuse. On ne pourrait sans injustice reprocher aux mères canadiennes de manquer de bonne volonté, car elles sont des modèles d’abnégation, ne comptant pas leurs peines et se tuant souvent dans l’ardeur de leur zèle à assurer le bonheur de leurs enfants. Quel dommage qu’un si beau dévouement se trompe quelquefois de chemin ! Voit-on tout le bien que pourraient produire d’aussi courageux efforts inspirés seulement par un principe supérieur. Celui qui guide leur conduite généreuse est trop souvent erroné en ce qu’il tend à éviter tout sacrifice à leurs petits élèves et à ne leur refuser aucune jouissance n’offrant pas de dangers immédiats, quand, au contraire, elles devraient ne manquer aucune occasion de les familiariser avec la nécessité du renoncement, et prendre bien partie de ne leur laisser contracter la démoralisante habitude des satisfactions faciles. La vie, qui n’a pas que des roses, punit sans les corriger, ceux qu’on a accoutumés à ne rechercher exclusivement que le plaisir. On en a la preuve dans le fait que les enfants élevés de cette façon ne sont pas plus heureux que les autres ; on pourrait même dire avec vérité qu’ils le sont moins.

Ces sacrifices nécessaires pour la formation d’un caractère bien trempé, on n’est pas à la peine de les inventer. Ils s’imposent de bonne heure. La santé, la conservation de leur bébé, font aux parents une obligation de le contrarier, de lui interdire tel jeu ou tel plaisir. Ce sont ces devoirs impérieux, proportionnés à chaque âge, et qui vont se multipliant à mesure que l’on grandit, qu’il faut faire accepter aux enfants sans faiblesse.

À leur épargner les petites misères de l’enfance, à exciter en les satisfaisant toutes leurs exigences, on n’arrive qu’à appesantir le fardeau qui, un jour, retombera sur leurs épaules, et qu’à rendre lâches devant la vie les victimes de notre inintelligente dévotion.

A-t-on remarqué que les hommes sérieux et qui réussissent dans le monde comme les femmes les plus accomplies sont souvent les membres de familles nombreuses où cette sollicitude passionnée et exclusive des parents est inconnue ? La discipline indispensable au bon ordre d’une grande maisonnée, les concessions qu’on est forcé de se faire entre frères et sœurs assouplissent le caractère et rendent fort devant les difficultés de la vie.

Les mères canadiennes, il faut le répéter, ne sont pas des Cornélie, aussi leurs fils sont-ils bien rarement des Gracques. Combien, cependant, seraient stupéfaites si on osait leur dire qu’elles n’aiment pas ou qu’elles aiment bien mal les pauvres petits. En les gâtant, elles obéissent non pas à un sentiment louable, mais tout simplement à un instinct.

Cet instinct maternel, en lui-même, est admirable sans doute, mais il a besoin d’être régi par la raison.

Conserver, entretenir la vie des êtres que Dieu lui a confiés au péril de la sienne ; ne rien épargner pour leur avancement moral ; sauver leur âme à tout prix, telle est la redoutable tâche départie à la mère de famille. La plupart, cependant, l’assument sans trembler, et quelques-unes subissent avec une espèce d’inconscience ce rôle dont elles ne comprendront jamais toute la dignité.

Ce ne sont pas toutes les mères qui pénétrées de la gravité de leur responsabilité, se préoccupent de trouver les meilleurs moyens de s’acquitter de leur difficile mission.

Bien peu, doutant de leurs propres lumières, demandent à des esprits éclairés, aux auteurs compétents qui ont traité de l’éducation, la ligne de conduite qu’elles doivent suivre. Les livres qui les instruiraient sur leurs devoirs et les guideraient dans les situations délicates manquent presque totalement dans leur bibliothèque. Une bibliothèque, du reste, est une chose de première nécessité qui, aux yeux du plus grand nombre, passe pour un luxe superflu.

On croit avoir tout fait en envoyant pour quelques années ses filles et ses garçons dans des maisons d’éducation. Que peuvent faire cependant les maîtres les plus zélés de cerveaux incultes que rien n’a jamais réveillé de leur assoupissement et qui sont faits déjà à leur inertie ? Quel pouvoir a leur autorité sur des tempéraments lymphatiques ne trouvant d’énergie que pour se révolter contre la règle, pour rechercher avec avidité les plaisirs du jeu et de la gourmandise qui les ont façonnés dès l’âge le plus tendre à une sensualité dominant tout en eux.

La plupart des « malheurs de famille » doivent être attribués à l’absence de système qui caractérise l’éducation en ce pays. Les facultés morales comme les forces du corps ont besoin d’un entraînement journalier pour se développer normalement. La charité, la probité, la générosité, le courage, l’amour de l’ordre et du travail, etc., doivent être mis en exercice dès l’éveil de la raison. Différer de cultiver chez l’enfant ces qualités est aussi déraisonnable que si l’on attendait l’époque où il ira à l’école pour lui apprendre à marcher. On trouve facilement, si l’on veut s’y appliquer, les occasions d’éclairer son intelligence et de former son cœur. Les petits incidents de chaque jour nous les fournissent. Dans le règlement des différends qui s’élèvent au milieu des jeux, dans les défenses que la prudence nous oblige de leur faire, dans la morale des histoires qu’on leur raconte, on peut placer autant de leçons sur la justice, la magnanimité, les avantages de la sobriété, ceux de la vertu. Le défaut d’un principe fixe inspirant tous nos actes nous entraîne dans l’erreur d’agir tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, suivant les dispositions du moment. Ces tergiversations funestes déroutent les jeunes consciences et faussent à jamais le jugement de leurs naïfs témoins.

Cette étrange insouciance des parents à l’endroit de l’éducation morale de leur progéniture persiste encore quand vient pour cette dernière l’âge décisif de l’adolescence.

Les facultés étant alors dans toutes leurs forces et tout leur épanouissement demandent plus que jamais à être dirigées. Voici pourtant la conduite tenue par la majorité des pères instruits quand leurs filles sortent du couvent :

S’ils constatent dans une première épreuve que leur « graduée » ne saurait dire, sans hésiter, sous quel régime de gouvernement nous vivons, ni répondre à quelques questions sur l’histoire contemporaine de son pays, ni donner une idée même approximative du chiffre de la population de sa ville natale, ils laissent tomber leurs bras, s’abandonnent avec éclat à un accès d’indignation et prennent bien vite leur parti d’une ignorance aussi profonde — ou, si l’on veut, d’une science aussi peu pratique. Faire comprendre à la jeune fille que — pour le cas où elle a profité de ses premières années d’études — elle ne possède que les bases d’une instruction solide ; lui indiquer les livres qu’il faut lire, lui imposer certains travaux intellectuels, et tenir la main à ce qu’elle les exécute, ils ne l’essaient même pas. Leur sacrifice est fait, et pas à demi. Cette gentille personne qu’ils se flattaient de voir un jour briller parmi les plus habiles et faire honneur à leur nom, ils se résignent en un instant à la laisser devenir une de ces poupées mondaines, insignifiantes et frivoles, un objet de luxe dont ils ornent — à grands frais — leur salon. Ils ne songeront plus à lui choisir une société intelligente, à attirer chez eux, à inviter à leur table des esprits cultivés dont la compagnie lui serait profitable. Bien au contraire.

S’il leur survient un ami qui soit un homme sérieux, ou quelque visiteur distingué, il semble entendu qu’on épuise les banalités devant les dames et qu’on s’enferme ensuite, qu’on se dérobe derrière une fumée offensive pour échanger des idées dont elles auraient pu retirer quelqu’avantage. Si les papas dont nous parlons ont de la fortune ils tenteront peut-être maladroitement un dernier effort et feront voyager leur gracieuse ignare. Après l’entraînement qu’on a vu, cette tentative désespérée ramènera la jeune demoiselle mille fois plus élégante, proportionnellement prétentieuse avec en plus, des notions abracadabrantes et des plus comiques sur les beautés artistiques de l’Europe.

Les voyages pour des sujets mieux préparés produisent cependant les plus heureux effets.

Quelques parents disent :

— C’est singulier, nous ne refusons rien à nos enfants, nous ne sommes préoccupés que de leur bonheur ; les plus belles récompenses sont promises à leurs efforts et cependant jamais ils ne semblent pleinement satisfaits. Rien ne peut éveiller leur ambition ou stimuler leur nonchalance.

Et de fait, ces précoces blasés ne répondent à tous les égards qu’on leur prodigue que par une mine indifférente et des gestes lassés.

L’habitude de ne rien faire sans le secours d’autrui, l’incapacité de l’effort se traduit extérieurement chez eux par un affaissement du corps toujours replié, appuyé en entier, à demi couché, même en société.

En les regardant on ressent quelquefois un violent désir de redresser ces roseaux sans sève, de faire surgir ces volontés somnolentes, de tendre ces nerfs de laine, de galvaniser ces membres inertes au moyen de l’hygiénique friction dont ils ignorent les âpres bienfaits et qui s’appelle… « le fouet ». Oh ! la bonne résurrection et le réconfortant spectacle que celui d’un regard éteint s’animant soudain d’un éclair d’indignation, de volonté !…

Quelque désagréable que puisse être la douche, le patient lui-même ne pourrait manquer d’en ressentir les bons effets. Si l’on cédait à la tentation de fustiger les enfants gâtés, je suis sûre qu’ils nous seraient reconnaissants de leur avoir procuré une émotion, d’avoir mis leur sang en circulation, leur cerveau en ébullition, leurs muscles en activité, de leur avoir fait éprouver pour un moment, enfin, la saine plénitude de la vie.

Notre jeunesse apathique ne sait même plus se tenir debout. La tenue, c’est-à-dire l’art de régler ses gestes et de composer son maintien est chez la nouvelle génération, chose inconnue. On n’a qu’à l’observer dans un salon. Les jeunes gens s’étalent ou s’allongent sur les divans. Ils ne savent pas garder avec les dames la distance respectueuse, ils rapprochent d’elles leur siège jusqu’à les toucher ou s’asseyent sur le même sofa. Leurs mains sont dans leurs poches, sous les basques de leur habit, nouées derrière leur tête, appuyées sur le dossier de la chaise voisine. Ils laissent, d’ordinaire, leur chapeau dans l’antichambre. Ils sont plus libres ainsi pour fourrager le fond de leur poche, se frictionner les genoux, tourmenter leur moustache, voire même — oh horreur ! — pour caresser leur botte.

Les jeunes filles, elles, se croiseront les bras, sinon les jambes, laisseront tomber leur tête sur le dossier de leur chaise, se berceront à perdre haleine, s’enfonceront dans de larges fauteuils destinés aux personnes âgées, ou supporteront nonchalamment leur menton dans leur main.

Ce n’est plus de la tenue cela ; c’est un laisser-aller qui donne à notre société un cachet de rusticité.