Note sur l’Histoire de la Bibliothèque de Versailles pendant la guerre de 1870

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NOTE
Sur l’Histoire de la Bibliothèque de Versailles
pendant la Guerre de 1870.


Les souvenirs de M. Le Roi fournissent sur la vie de la Bibliothèque de Versailles pendant la guerre de 1870 bien des détails précieux ; on peut les compléter à l’aide d’autres pièces tirées des archives administratives de la Bibliothèque, en particulier, une lettre de M. Le Roi au maire, M. Rameau, en date du 9 juin 1871, et surtout son rapport sur l’exercice 1870-1871. Ces documents rendent compte d’événements postérieurs au mois de décembre 1870, et même pour la période antérieure, apportent plus d’un fait nouveau. En outre, l’esprit en est quelque peu différent : à lire le journal de M. Le Roi, on pourrait croire que les visites de princes et de hauts personnages furent les seuls incidents à noter ; dans son rapport, M. Le Roi s’étend davantage sur les mesures de précaution que la prudence lui avait inspirées et sur les inquiétudes qu’il éprouva durant toute l’invasion.

La Bibliothèque resta ouverte comme à l’ordinaire ; mais, bien entendu, les lecteurs furent moins nombreux, les Versaillais du moins ; car, e plus du public habituel, la Bibliothèque reçut tous les jours des soldats, des officiers ou des fonctionnaires ennemis. En outre, l’Administration municipale ayant fait transporter à la Bibliothèque les archives et les bureaux de l’État-civil, il y eut toujours dans la grande galerie un certain va-et-vient de personnes venant faire leurs déclarations, et, comme le constate justement M. Le Roi, cette circonstance a été très favorable à la surveillance des Allemands travaillant dans les salles.

À partir de l’arrivée à Versailles du Roi de Prusse, du Grand État-Major et des différents princes, la tranquilité de M. Le Roi, à peu près complète jusque-là, prit fin. Le 20 octobre, le duc de Saxe-Cobourg-Gotha vint visiter la Bibliothèque, accompagné d’un aide de camp. « Tous deux parlaient parfaitement le français, dit M. Le Roi dans son rapport, et furent d’une extrême politesse. Le duc me parut très instruit et surtout très au courant de la littérature française. Il parcourut avec l’intérêt d’un amateur toute notre Bibliothèque, examina avec attention nos éditions rares et s’arrêta particulièrement aux livres de Marie-Antoinette et Mme du Barry. Pendant cette visite, qui dura plus de deux heures, j’étais fort inquiet, car, le voyant si amateur, je craignais toujours qu’il ne lui prit la fantaisie de s’en administrer quelques-uns, ce qui, heureusement, n’eut pas lieu. »

Le 31 octobre, ce fut le tour du prince Luitpold de Bavière, le futur régent, et de son fils, Louis, dernier roi de Bavière ; Luitpold s’intéressa surtout aux souvenirs de Louis xiv et, notamment, s’attarda à feuilleter les recueils de gravures représentant les grandes fêtes de Versailles. Enfin, le Prince Royal de Prusse, connu dans l’histoire sous le nom de Frédéric iii et père du Kaiser détrôné, vint à la Bibliothèque le 26 novembre, accompagné de nombreux généraux. « Le prince, — nous dit M. Le Roi, qui, relevant d’une grave maladie, était descendu de son appartement en robe de chambre, — le prince visita toutes les salles, examina nos recueils sur Versailles et fut d’une très grande amabilité, m’annonçant même que très probablement il enverrait à notre Bibliothèque quelques ouvrages sauvés, disait-il, de l’incendie de Saint-Cloud ; ce qui ne se réalisa pas. »

Une tradition qui m’a été transmise par mes prédécesseurs et que, du reste, M. Delerot a pris soin de noter dans son beau livre[1], veut que le Prince Royal soit monté sur une de nos grandes échelles roulantes, véritables monuments tenant de la chaire à prêcher et de la machine de guerre, pour voir de près la vue de Berlin par Van Blarenberghe qui surmonte, dans la grande galerie, la porte de la salle de Mesdames. Il put ainsi admirer à loisir la spirituelle image de sa capitale, et, au premier plan, bien en évidence aux portes de la ville, les tentes blanches d’un camp et le défilé de la garde prussienne, au pas de l’oie…..

Outre ces visiteurs de marque, la Bibliothèque reçut presque quotidiennement des officiers de tout grade que M. Le Roi, se souvenant, nous dit-il, du pillage des bibliothèques de Saint-Cloud et de Saint-Cyr, fit toujours accompagner avec grand soin par des employés.

À vrai dire, M. Le Roi avait pris d’autres précautions : le meilleur moyen de n’être pas volé, c’est de ne pas tenter les voleurs ; aussi, avant même l’arrivée des Allemands, tous les objets précieux : crosses des abbesses de Maubuisson, monnaies d’or et d’argent de la collection Angelot, furent enfermés dans des cachettes pratiquement introuvables. Les livres rares furent laissés en place, M. Le Roi estimant, non sans raison, qu’ils seraient comme perdus dans la masse des autres. Une seule exception fut faite pour le magnifique recueil des gouaches du Carrousel qui, lui aussi, fut caché aux regards ; cette précaution manqua d’être illusoire, n’eût été la présence d’esprit de mon prédécesseur.

Après avoir déjoué la curiosité des visiteurs, M. Le Roi allait, en effet, connaître d’autres inquiétudes : au mois de novembre, un nommé Louis Schneider, lecteur du Roi de Prusse, vint demander, au nom de son maître, un certain nombre d’ouvrages à gravures qu’il se proposait d’exposer dans le grand salon de la Préfecture, à l’heure du thé ; les invités du Roi devaient y trouver leur plaisir. De telles prières sont des ordres et il fallut bien s’y conformer. Mais parmi les livres demandés se trouvait le fameux Carrousel, que, sans doute, quelque Allemand avait admiré avant la guerre et n’avait pas oublié. Faudait-il tirer de sa cachette le très précieux volume ? Heureusement, M. Le Roi s’avisa qu’outre notre magnifique exemlaire peint à la gouache pour Louis xiv, nous en possédions un autre où les gravures de Silvestre étaient restées en noir : c’est ce second exemplaire que, feignant l’ignorance, mon prédécesseur communiqua au Roi, qui voulut bien s’en montrer satisfait. À plusieurs reprises, des livres furent ainsi prêtés à Guillaume Ier ; et il est à remarquer que, grâce aux conseils du bibliothécaire, les choix du lecteur du Roi se portèrent sur des ouvrages de moins en moins rares ; il finit par se contenter de quelques tomes du Tour du Monde ; à l’en croire, c’était du reste tout ce qu’il fallait. M. Delerot cite à ce sujet un mot de ce Schneider qui laisse à penser : « C’est pour des princes, aurait-il déclaré à M. Le Roi ; il ne faut pas du tout d’ouvrages savants ! Qu’il y ait de belles gravures, ce sera très bien[2] ! »

D’autres demandes de livres furent, au cours de la guerre, faites par des administrations allemandes, des officiers, des princes ; mais, grâce au zèle de M. Le Roi, qui n’hésitait pas à faire rechercher au domicile des emprunteurs les ouvrages sortis depuis trop longtemps, tout fut rendu ou à peu près.

Somme toute, si Versailles eut beaucoup à souffrir des exigences du vainqueur, fut pressuré sans merci et soumis à une tyrannie qui prit toutes les formes, les plus brutales comme les plus grotesques, la Bibliothèque sortit indemne de la guerre, grâce, il faut le dire, à la prudence de son conservateur et, pour une bonne part aussi, à l’ascendant que lui donnaient son âge et la réputation européenne de ses travaux.

Ch. Hirschauer,
Conservateur de la Bibliothèque de Versailles.

Rapport de M. Le Roi à M. Rameau.

(Archives de la Bibliothèque, registre des rapports, année 1871)
La Bibliothèque pendant l’occupation prussienne.

Le désastre de Sedan venait d’avoir lieu et tout annonçait que nous ne tarderions pas à avoir les armées étrangères devant Paris. Dans la prévision d’une occupation de notre ville qui ne pouvait tarder à arriver, je pris les précautions nécessaires pour mettre en sûreté les objets précieux que renferme notre Bibliothèque. Nos magnifiques crosses d’abbesses du xve siècle, ceintures, médailles d’or et d’argent, monnaies de même métal de la belle collection de M. Angelot, armes de prix des pays orientaux, furent soustraits à la vue et enfermés et cachés de manière qu’il aurait fallu la destruction de la Bibliothèque pour les trouver.

J’aurais aussi voulu pouvoir soustraire aux regards tous nos ouvrages rares et curieux, mais j’avais l’espoir qu’ils resteraient inaperçus au milieu de la masse de nos livres.

Il y en eut cependant un qui, par son volume, la beauté de ses peintures, la richesse de son enveloppe, pouvait attirer les regards des curieux étrangers et peut-être donner l’envie de l’enlever comme un trophée de victoire ; c’est le magnifique volume du Carrousel de 1662, peint par Bailly, le grand-père du maire de Paris, pour le roi Louis xiv, exemplaire unique, qui traversa avec peine la Révolution et échappa aux invasions de 1814 et de 1815.

Au moment où je me préparais ainsi à recevoir les ennemis, vous faisiez transporter dans nos salles les registres les plus précieux des archives de la Mairie, ainsi que ceux de l’État-civil, et vous y établissiez ce bureau ; nous recevions aussi les manuscrits et les livres des bibliothèques des mess de l’artillerie et des voltigeurs de l’ex-garde impériale.

Par suite de l’établissement du bureau de l’État-civil dans nos salles, la Bibliothèque resta tous les jours ouverte pendant tout le temps de l’occupation prussienne, et j’en profitai pour recevoir les travailleurs qui ne cessèrent pas un seul jour de la fréquenter.

Je dois ajouter que la présence continuelle des employés de l’État civil, de ceux de la Bibliothèque, des lecteurs rangés autour des tables, et du mouvement des allants et venants qui se succédaient pour diverses déclarations de naissances et de morts, n’ont sans doute pas peu contribué à tenir en respect les visiteurs des armées étrangères.

Les premières semaines de l’occupation se passèrent fort calmes et nous ne reçûmes aucune visite allemande ; mais elles commencèrent lorsque le Roi fut arrivé à Versailles et que tout son état-major de princes et de nobles de toute sorte se fût établi dans les divers quartiers de la ville.

La première visite que je reçus fut celle du duc régent de Saxe-Cobourg-Gotha. Il vint à la Bibliothèque, accompagné d’un aide de camp ; tous deux parlaient parfaitement le français et furent d’une extrême politesse. Le duc me parut très instruit et surtout très au courant de la littérature française. Il parcourut avec l’intérêt d’un amateur toute notre bibliothèque, examina avec attention nos éditions rares et s’arrêta particulièrement aux livres de Marie-Antoinette et surtout de Madame du Barry. Pendant cette visite, qui dura plus de deux heures, j’étais fort inquiet, car, le voyant si amateur, je craignais toujours qu’il ne lui prît fantaisie de s’en administrer quelques-uns, ce qui heureusement n’eut point lieu.

Quelques jours après, ce fut le tour du prince Luitpold de Bavière et de ses aides de camp. Ce que désirait surtout voir le prince, c’était tout ce qui concernait Versailles et Louis xiv.

Puis, un peu plus tard, le Prince Royal, accompagné de généraux. Le Prince visita toutes les salles, examina nos recueils sur Versailles, et fut d’une très grande amabilité, m’annonçant même que, très probablement, il enverrait à notre bibliothèque quelques ouvrages sauvés, disait-il, de l’incendie de Saint-Cloud ; ce qui ne se réalisa pas.

À ces visites de grands personnages en succédèrent d’autres moins importantes. Tous les jours, des officiers de tous grades vinrent nous visiter et j’avais le plus grand soin qu’ils fussent toujours accompagnés, de crainte de quelque soustraction.

Jusqu’ici, je n’avais eu que des visites ; bientôt, ce furent des demandes de livres à emporter qui se succédèrent. Je fis d’abord quelques difficultés, mais, menacé de les emporter par ordre, je dus céder devant la force : cependant, je ne les laissai sortir que sur reçu, ce qui fut exécuté sans difficulté.

Le premier de ces emprunteurs fut le roi de Prusse lui-même. Un M. Schneider, conseiller intime du Roi, se présenta de la part du Roi, demanda qu’on lui confiât plusieurs ouvrages et surtout des livres de gravures pour mettre dans les salons, et enfin, pour le Roi lui-même, le livre du Carrousel de 1662.

Cette demande me surprit. On avait donc dit au Roi que nous possédions cet ouvrage ! Je craignis d’être obligé de tirer de sa cachette notre précieux livre. Fort heureusement, il existe à la Bibliothèque un exemplaire de ce Carrousel en gravure noire, avec texte latin, que Louis xiv fit faire pour donner aux cours étrangères. Je donnai cet exemplaire et il satisfit le Roi, car, huit jours après, nous reçûmes la lettre suivante de M. Kranzki, autre conseiller du Roi :

Kœnigliches
Hof-Marschall-Amt.

« Veuillze, Messieurs, avoir la bonté de donner en échange des dix livres qui sont apportés avec cette lettre d’aussi instructifs et, si possible, dans le même genre, comme ceux qui rentrent maintenant en votre possession. Sa Majesté le Roi désire surtout la continuation des vues d’Espagne.

Les deux volumes Festiva ad capita et Plan…, etc., de Versailles, je les garderai encore quelques jours.

Versailles, le 15 novembre 1870.

Signé : Kranzki. »

Pendant plus d’un mois, ces livres que nous ne donnions que sur reçu furent successivement changés et rapportés avec exactitude. Nous prêtâmes aussi, toujours sur reçu, des livres au Prince Royal, au prince Adalbert de Prusse, à M. de Bismarck, etc., et à beaucoup d’autres : mais, grâce au soin que j’avais de les envoyer chercher, aucun livre n’a été égaré pendant le trop long séjour des Allemands.


Extrait d’une lettre de M. Le Roi à M. Rameau,
maire de Versailles, en date du 9 juin 1871.

….. Dès les premiers jours de la marche des Prussiens sur Paris, je dus penser à soustraire à leur avidité les objets les plus précieux de notre Bibliothèque. Livres curieux et uniques, objets d’art, nos magnifiques crosses, ceintures, etc., tout fut soustrait aux yeux des curieux et placé dans des cachettes presque introuvables. Bientôt l’Administration, craignant pour la sûreté de la Mairie, fit transporter à la Bibliothèque partie des archives et tous les registres de l’État-civil, que l’on plaça de manière à ne pas attirer sur eux la vue des étrangers. En même temps, la Bibliothèque donna asile aux employés de l’État-civil et devint par ce fait même une annexe de la Mairie.

Au moment de l’entrée de l’ennemi dans la ville, nous nous sommes empressés de soustraire au pillage les manuscrits et les plans de l’artillerie de la Garde placés aux Grandes-Écuries, et quatre mille volumes formant la bibliothèque de la mess (sic) des voltigeurs de la Garde, laissés au Contrôle général. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous parvînmes à exécuter ce travail sans appeler l’attention des Prussiens qui occupaient déjà notre ville.

La présence du bureau de l’État-civil nous força de tenir la Bibliothèque ouverte pendant tout le temps de l’occupation, et le service des employés fut ainsi doublé. Ce qui surtout augmenta ce service et me donna de grands soucis, ce fut la visite quotidienne, dans nos salles, des officiers allemands ; car, en général, les officiers qui venaient ainsi nous visiter étaient généralement fort instruits, grands amateurs de livres et de curiosités bibliographiques et, par cela même, très redoutables, ainsi que l’a bien prouvé l’enlèvement de la bibliothèque de Saint-Cloud[3] et celle de l’école de Saint-Cyr. Aussi, nous ne les quittions par instant, et, lorsque, sur la demande du Roi, du Prince Royal et des autres princes réunis à Verasilles, nous fûmes obligés de leur prêter des livres, nous leur faisions donner des reçus et j’avais le soin d’envoyer à leur domicile chercher ces livres lorsqu’un certain nombre de jours était écoulé.

Grâce à ces précautions….. aucun livre n’a été égaré et nous avons passé ce moment critique sans aucune perte.




  1. E. Delerot, Versailles pendant l’Occupation, édit. de 1900. p. 314, note 1.
  2. Delerot, op. ci., p. 314.
  3. Sur le pillage de la Bibliothèque de Saint-Cloud, cf. Delerot, op. ci., p. 197.