Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 71-84).
LES RESTAURANTS
TROIS TYPES DE GARÇONS

Il y a beaucoup de restaurants à New-York et à Philadelphie.

A New-York on mange très-bien chez Brunswick, qui est Français, moins bien chez Delmonico, qui est Suisse, et assez bien chez Hoffmann, qui est Allemand. Il y a encore Morelli qui est Italien et Frascati qui est Espagnol et chez qui l’on dîne à prix fixe à raison d’un dollar par tête. J’ai vu beaucoup d’autres restaurants où il m’a semblé qu’on mangeait énormément, mais je ne saurais vous dire si l’on y mange bien. L’avantage de Brunswick sur Delmonico, c’est que le premier a un immense salon comme on n’en trouve pas à Paris.

A Philadelphie, les restaurants les plus en vogue sont le restaurant français de Pétry et la maison italienne de Finelli. Je ne parle pas de Verdier qui n’est là que provisoirement et dont la salle à manger est à deux heures de la ville, c’est-à-dire dans l’exposition même.

Par ce qui précède on a déjà pu se rendre compte qu’il n’y a pas de restaurants américains proprement dits. C’est une chose assez curieuse à signaler. Les Américains tiennent des hôtels ; mais la cuisine semble être le privilège exclusif des étrangers. Rien n’est plus facile que de faire un repas à la française, à l’italienne, à l’espagnole ou à l’allemande. Rien n’est plus difficile pour un étranger que de faire un repas américain en Amérique.

J’allais oublier de parler du plus intéressant de tous les restaurants, du restaurant où l’on mange pour rien.

Il ne viendrait certainement à aucun de nos hôteliers français l’idée d’ouvrir une table gratuite. Malgré l’axiome de Calino qui prétend qu’on peut encore s’enrichir en perdant un peu sur chaque chose parce qu’on se rattrape sur la quantité, ni Bignon, ni Brébant, ni le café Riche n’ont encore fait une tentative semblable. Il faut aller dans les pays de progrès pour voir cela.

A New-York, plusieurs restaurateurs connus donnent cependant à manger pour rien — à la seule condition qu’on prenne une boisson quelconque, quand bien même elle ne coûterait pas plus de dix cents. Les dimanches où, grâce à une défense de la police, les restaurants ne peuvent servir à boire, c’est tant. mieux pour le consommateur. Le lunch est servi tout de même. Je puis affirmer cela, l’ayant vu pratiquer chez Brunswick. Et on dit que la vie est chère en Amérique ! Il ne faut pas croire que le repas gratuit est composé de choses frivoles. En voici le menu, tel que je l’ai copié sur place.

Un jambon,
Un énorme morceau de bœuf rôti,
Lard aux haricots,
Salade de pommes de terre,
Olives, cornichons, etc.,
Fromages,
Gâteaux secs.

Nourriture saine et abondante, comme on voit. Dans ce menu, le plat de résistance est en somme le bœuf rôti. Les consommateurs ont le droit de couper eux-mêmes les tranches qui leur conviennent.

A côté du buffet où sont placés les mets du lunch gratuit, il y a une forte pile d’assiettes, et un monceau de fourchettes et de couteaux ; mais généralement ces messieurs préfèrent prendre avec leurs doigts ces plats succulents. Il y en a même quelques-uns d’entre eux qui puisent à pleines mains dans le saladier ! j’en frémis encore.

Comme j’exprimais mon étonnement et mon horreur, le maître d’hôtel crut devoir me tranquilliser.

— Cela nous choque moins que vous. Times is money. Et ces messieurs sont si pressés.

Que ce soit à l’hôtel ou au restaurant, les garçons qui vous servent sont souvent des types à part.

Ainsi, comme je l’ai déjà fait remarquer ailleurs, vous arrivez dans la salle commune et vous vous mettez à la table que le maître d’hôtel vous désigne, un garçon vous apporte un grand verre rempli d’eau glacée. Vous pourriez rester là des heures entières en tête-à-tête avec votre glace sans que personne vînt vous déranger. Il faut appeler un autre garçon. Celui-ci vous présente le menu. Mais vous mourez de soif et vous voulez boire autre chose que de l’eau. Le garçon préposé au menu s’en va lentement chercher un troisième garçon qui vous apporte enfin la boisson demandée. Vous vous croyez sauvé. Erreur. Celui qui porte la bouteille n’a pas le droit de la déboucher et c’est un quatrième garçon — du moins c’était ainsi à l’hôtel Brunswick — qui a le monopole du tire-bouchon. Cette petite mise en scène fort agaçante s’étant renouvelée plusieurs fois, je déclarai un beau jour que je ne remettrais plus les pieds dans la maison si l’on ne modifiait un état de choses aussi ridicule.

Le lendemain, lorsque j’arrivai pour déjeuner, je trouvai les vingt ou trente garçons du restaurant formant la haie sur mon passage et portant tous gravement le tire-bouchon au poing.

Depuis cette époque, on n’attend plus chez Brunswick. Le premier soir de mon arrivée, je dînai à l’hôtel de la cinquième avenue, dans mon appartement, en compagnie de quelques amis. On venait de servir le potage, lorsque j’entendis tout à coup une espèce de sifflotement. Étonné, je regarde autour de moi, me demandant qui pouvait se permettre de siffler en mangeant. Bien entendu, ce n’était aucun de mes convives : c’était le garçon.

Ma première pensée fut de le faire taire en le mettant à la porte. Je me levais déjà, quand mes amis, qui avaient remarqué le même phénomène, me firent signe de ne rien dire. Nous continuâmes de dîner. Quant au musicien, timide d’abord, il s’enhardit peu à peu. Il risqua bientôt des petites roulades et peu à peu aborda les plus grands airs. Tantôt, pris d’une soudaine tristesse, il se complaisait dans les motifs sombres. Puis tout à coup, sans qu’on pût en deviner la raison, les mélodies les plus vives et les plus gaies s’envolaient de ses lèvres.

A la fin du dîner, je fis remarquer au garçon l’inconvenance qu’il avait commise en nous donnant de la musique à table sans en être prié.

— Ah ! voilà, monsieur, j’aime la musique et je m’en sers pour exprimer mes impressions. Quand un plat me déplaît, je siffle des airs tristes. Quand un plat me convient, je siffle des airs gais. Mais quand j’adore un plat...

— Comme la bombe glacée de tout à l’heure ? interrompis-je.

— Monsieur l’a remarqué ? Alors je siffle mes airs les plus gais.

— Vous trouvez ça gai l’air de la Grande-Duchesse, que vous siffliez tout à l’heure ?

— Un air de monsieur, c’est si amusant !

Comme je n’aime pas beaucoup entendre siffler ma musique, je priai le maître d’hôtel, lorsqu’il m’arriverait de dîner dans mon appartement, de ne plus m’envoyer un garçon siffleur.
Seconde silhouette de garçon.

Elle est assez curieuse aussi.

C’est à Philadelphie que j’eus le plaisir de faire la connaissance de cet original. J’étais arrivé dans cette ville à neuf heures et demie du soir ; mes amis et moi, nous mourions littéralement de faim. A peine débarqués, nous nous précipitons sur un indigène :

— Un bon restaurant, s’il vous plaît ?

— Pétry.

— Allons chez Pétry.

Aussitôt dit, aussitôt fait, et nous voilà attablés. Sans perdre un instant nous faisons notre menu.

— Garçon ?

— Messieurs.

— Donnez-nous d’abord une bonne julienne. Le garçon fait la grimace. — Oh ! je ne vous conseille pas d’en prendre ; les légumes sont bien durs ici.

— Bien... nous nous passerons de potage. Vous avez du saumon ?

— Oh ! le saumon ! certainement nous en avons ; nous l’avons même depuis longtemps. Il n’est peut-être pas de la première, ni de la dernière fraîcheur.

— Alors un chateaubriand bien saignant.

— Le cuisinier les fait très-mal.

— Des fraises.

— Elles sont gâtées.

— Du fromage.

— Je vais le prier de monter. Je le connais. Il viendra tout seul.

— Dites donc, garçon, vous ne devez pas rapporter grand’chose à votre patron ?

— Je tiens surtout à ne pas mécontenter mes clients. — Si j’étais M. Pétry, je vous flanquerais à la porte.

— M. Pétry n’a pas attendu vos conseils. Je sers ce soir pour la dernière fois.

Sur ces mots, il nous salua très-profondément et.... nous soupâmes admirablement.

Troisième variété.

Un type tout à fait exceptionnel, c’est le garçon ou plutôt ce sont les garçons qui servent chez le restaurateur Delmonico.

Un directeur nous donna un soir un souper auquel il avait invité les principaux artistes de son théâtre. Le repas fut charmant. Comme toutes les bonnes choses, il eut une fin. L’heure des cigares et de la causerie vint et nous restâmes dans notre salon à fumer en buvant des boissons glacées... Nous n’avions plus alors besoin de la présence des serviteurs de la maison, aussi remarquai-je avec surprise que le garçon qui nous avait servi revenait à des intervalles très-rapprochés, et restait à écouter ce que nous disions. N’étant pas l’amphytrion, je ne crus devoir me permettre aucune observation. Quant aux personnes qui se trouvaient là, aucune d’elles n’avait remarqué cet étrange manége.

A la fin du souper et avant de nous séparer, je priai à mon tour le directeur et ceux de ses artistes qui avaient assisté à la première réunion de vouloir bien venir souper avec moi dans le même restaurant.

Après le souper, le même fait se reproduisit. Le garçon vint nous rendre visite après le café. Je l’observai alors avec plus d’attention et je vis qu’il faisait le tour de la table en regardant fixement chacune des personnes présentes. Quand sa revue fut passée, il sortit ; mais ce fut pour revenir quelques minutes après et recommencer son examen et sa promenade. Il allait de nouveau se retirer, quand je l’interpellai.

Garçon, voilà plusieurs fois que vous entrez sans être appelé ; que cela ne vous arrive plus.

— Désolé, monsieur, me répondit-il, mais c’est par ordre de M. Delmonico que nous entrons dans les salons et dans les cabinets particuliers toutes les cinq minutes.

— M. Delmonico est donc de la police, pour vous envoyer entendre ce que disent ses clients ?

— Je n’en sais rien, monsieur. Ce que je sais, c’est que M. Delmonico me mettrait à la porte si je n’exécutais pas à la lettre ses instructions.

— M. Delmonico pense-t-il que nous allons lui enlever ses nappes et ses couverts, ou que nous sommes capables d’oublier un seul instant dans son fameux restaurant qu’une tenue décente est de rigueur ? Eh bien, je vous préviens d’une chose, mon pauvre garçon. Il est une heure et demie du matin. Nous allons rester ici jusqu’à sept heures. Si vous voulez vous conformer aux ordres de votre patron, vous avez encore soixante-six visites à nous rendre.

— Monsieur, je les ferai.

Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’après avoir donné ainsi un libre cours à notre indignation, nous n’exécutâmes pas notre projet. Nous partîmes, jurant un peu tard — il était près de deux heures — que l’on ne nous y reprendrait plus.

Les New-Yorkais qui ne tiennent pas à ce que toute la ville sache le lendemain comment ils ont passé leur soirée la veille, feront bien de se défier des garçons qui exécutent si ponctuellement les ordres du restaurateur Delmonico.