Notes historiques sur la colonie canadienne de Détroit

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. Titre-68).


NOTES HISTORIQUES


sur la


COLONIE CANADIENNE
de
DÉTROIT


Lecture prononcée par Mr. Rameau à Windsor sur le Détroit,
comté d’Essex, C. W. le lundi 1er avril 1861.

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MONTRÉAL
J. B. Rolland & Fils, Libraires-Éditeurs,
No 8, Rue Saint Vincent

1861.
NOTES HISTORIQUES
SUR LA
COLONIE CANADIENNE
DE
DÉTROIT


Lecture prononcée par Mr. Rameau à Windsor sur le Détroit, comté d’Essex, C. W. le lundi 1er avril 1861.


Je me propose de vous dire, ce soir, quelques mots sur l’origine et le développement de cette colonie ; quelques-uns de ces détails sont probablement ignorés, quelques autres peuvent vous être connus ; mais c’est toujours un sentiment pieux et utile, que le plaisir que l’on éprouve à entendre parler de ses ancêtres, de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils ont souffert, de leurs vertus et de leurs travaux. Ce témoignage rendu à leur mémoire, n’est qu’une juste reconnaissance, car ce sont eux qui nous ont fait ce que nous sommes, eux qui ont préparé le peu d’aisance que chacun de nous peut posséder. Ce sont eux qui ont fondé la société où nous vivons, jusque dans leurs malheurs et dans leurs fautes ils nous ont été utiles, par l’enseignement et l’expérience qu’ils nous ont fourni à leurs dépens ; chaque jour, à chaque instant ainsi, nous vivons par eux et des fruits de leur existence passée ; sachons donc leur payer de temps en temps un juste tribut de souvenir, de regret et d’affection.

Ce fut en 1700, c’est-à-dire il y a 160 ans à peu près, que fut fondé la colonie de Détroit, par M. de La Mothe Cadillac, officier Français d’une certaine distinction, qui avait déjà servi en Acadie et dont on trouve encore aux archives en France des mémoires fort intéressants sur l’état des colonies anglaises à cette époque, colonies que probablement il avait été chargé de reconnaître par le Gouvernement Français.

La Mothe Cadillac obtint alors, de concert avec une compagnie de négociants de Québec, la concession : « 1o. du Poste de Détroit avec le droit exclusif du commerce des Fourrures et autres marchandises qui pourraient se trafiquer en ces quartiers ; 2o. le titre seigneurial d’une quantité considérable de terrains autour du dit Poste. »

Lorsque La Mothe Cadillac arriva à Détroit, le pays avait déjà été découvert, et parcouru souvent depuis plusieurs années, par les aventuriers français qui se livraient au commerce des fourrures, il est probable même que les premiers Français qui passèrent le Détroit, y vinrent assez peu de temps après l’établissement de Champlain au Canada, dans le même temps ou on découvrait Michillimakinac, entre 1630 et 1650. Il n’est même pas impossible que Champlain lui-même ait visité ces parages, car il est certain que non seulement il a eu connaissance des grands lacs intérieurs, mais qu’ils les a vus et qu’il a pénétré parmi les indiens qui habitaient autour.

Quoiqu’il en soit il est positif que dès 1686, on avait établi sur le détroit un fort palissadé en bois destiné à appuyer les opérations des chasseurs et traitants de fourrures, et à leur servir de dépôt de marchandises et de retraite en cas de besoin ; ce fort s’appelait le Fort Ponchartrain. Comme tous les postes du commerce des fourrures il n’avait pas de garnison permanente, mais les traitants avec leurs voyageurs s’y rassemblaient, en faisaient le centre de leurs opérations, et souvent y laissaient plus ou moins longtemps des hommes de garde sous le commandement de l’un d’entre eux. Dulu, ou Duluth, un des plus remarquables de ces aventuriers commerçants, commandait à Détroit en 1687 ; il réunit plusieurs centaines de courreurs de bois avec les guerriers des tribus indiennes, et opéra une diversion terrible et fructueuse sur les derrières des Iroquois, pendant la guerre que ceux-ci soutinrent alors contre les Français du Canada.

Quelques-uns de ces coureurs de bois se fixèrent sans doute dans le pays, car lorsque Cadillac vint prendre possession du vieux fort et de son domaine, il nous parait certain que déjà plusieurs Français étaient établis sur le Détroit, entre autres Pierre Roy et François Pelletier. Cadillac amena avec lui une garnison, plusieurs artisans et quelques familles de colons tirés du Canada. Voici les noms de quelques-uns de ceux qui vinrent ainsi dès le principe avec lui :

François Faffard dit Delorme, (interprète) ; Jean Faffard dit Maconce ; Louis Normand dit LaBruguière, (Taillandier) ; Joseph Parent, (Forgeron).

Plusieurs des soldats de la garnison étaient mariés et amenèrent avec eux leurs femmes et leurs enfants, Cadillac leur donna des terres, puis leur congé, et un grand nombre s’établirent ainsi à Détroit, où ils sont devenus la souche de quelques-unes des plus anciennes familles. En 1709, on comptait ainsi 29 soldats congédiées établis dans le pays ; je vous citerai, par exemple, Jacob Marsac, Sieur de Lombtrou dit Durocher, qui était sergent ; Jean Gouriou, aussi sergent ; Antoine Vessière dit LaFerté, Antoine Dupuis dit Beauregard, Pierre Stebve dit Lajeunesse, Jean Casse dit St. Aubin, André Bombardier, etc., etc. Toutes ces familles, vous le savez, existent encore aujourd’hui parmi vous, portant honorablement les noms et la tradition de ces braves et respectables soldats de l’armée française.

On rétablit de suite un fort nouveau plus grand et plus solide que l’ébauche de fortification qui existait avant lui. Une chapelle et un magasin y furent construits en pièces sur pièces ainsi que le constatent les vieux titres. Les autres logements n’étaient que de vastes cabanes en pieux plantés debout dont les interstices étaient remplis avec de la terre, et elles étaient couvertes d’écorces et de gazons. Celle du commandant n’était pas différente des autres.

Cadillac fit bâtir un moulin, dont il avait fait venir à grands frais les matériaux par des canots, était ce moulin ? sans doute sur quelqu’une des petites rivières aujourd’huy presque taries qui coulaient autour du nouvel établissement, il y en avait une ou est aujourd’huy le petit ruisseau que coupe le chemin de fer central Michigan à peu de distance de la gare, il s’appelait le ruisseau aux Hurons, il séparait les terrains des Français d’un village de Hurons établis de l’autre bord, puis il tirait vers le nord en passant derrière le fort ; il est à remarquer que les Français dans les premiers temps ne s’étendirent point de ce côté du Détroit, leurs établissements et leurs cultures se firent tous alors en remontant le Détroit vers la Grosse Pointe ; il y avait encore dans cette direction, a deux mille environ du fort, la Rivière à Parent ; qui est aujourd’huy le faible ruisseau appellé Bloody River. J’ai tiré ces détails de vieux plans existant aux archives en France.

Les concessions d’emplacements dans le fort, et des terres à cultiver se faisaient à rente comme au Canada, les emplacements se payaient 2 sols de rente par pied de front, et les terres 50 sols de rente par arpent de front sur 20 arpents de profondeur. Presque tous les soldats mariés prirent de suite des terres, et ceux qui n’avaient pas leur famille avec eux la firent venir du Canada ; mais la plupart des émigrants civils venus du Canada dans les premiers temps, se proposaient surtout la traite des fourrures, ou les industries qui pouvaient être immédiatement utiles à ce commerce ; par exemple dans ces pays éloignés de toute communication et de toutes ressources artificielles, les objets de première nécessité étaient les armes pour se défendre et les outils avec lesquels on put utiliser les ressources naturelles du pays ; le moindre accident en ces matières était une affaire grave, car il était difficile de remplacer les ustensiles perdus ; aussi partout dans ces colonies, les premiers artisans qui s’établissent sont-ils les ouvriers en fer, armuriers, taillandiers, forgerons.

La chasse et la pêche fournissaient au moins autant que la culture, à la subsistance de la petite population ; et quand les traiteurs de pelleteries arrivaient chaque année du Canada avec leur convois de canots chargés de marchandises d’Europe, on les payait avec les pelleteries, ou en se mettant à leur service pour le commerce avec les sauvages, ou enfin au moyen des denrées que le pays pouvait fournir au dessus de sa consommation. Lamothe-Cadillac prélevait des droits assez considérables sur ces marchandises importées, il exigeait en outre un droit de licence des habitants du lieu qui voulaient commercer pour leur compte, enfin il faisait lui-même le commerce des fourrures ; tout ceci joint au produit des rentes foncières, formait le revenu de sa seigneurie, mais il était obligé de défrayer la garnison à son compte.

Il est douteux que ces arrangements dussent être très profitables au moment même, ils étaient plus riches de promesses et d’avenir que de bénéfices actuels. Ceci nous amène à signaler un caractère remarquable et commun a presque toutes les colonies que les Français établissaient en Amérique ; la plupart de ces fondations impliquent plus de calculs sur l’avenir que sur le présent, la plupart des gentilshommes Français qui formèrent ces établissements, s’attachaient surtout à cette idée d’installer fortement leur famille dans une sorte de manoir, centre de leur seigneurie, dont le développement ultérieur devait marcher de front avec l’avenir et la grandeur de leur propre famille.

Quoiqu’on puisse dire et quoiqu’on ait pu critiquer, dans ce que nous avons déjà écrit sur ce sujet, on ne nous a pas convaincu que ce plan ne fut pas infiniment supérieur comme grandeur et comme solidité, à la colonisation aventurière qui a prévalu dans les colonies Anglaises, non pas dans les premiers temps tant s’en faut, mais vers le milieu du 18ème siècle. Il y avait réellement dans ces colonies Françaises le germe d’une société en formation régulière et rationelle, propre à se mûrir, à se bien ordonner et à acquérir ce caractère de stabilité honnête, nécessaire à une vraie civilisation. Nulle part vous ne trouverez une société sérieuse, originale dans son existence et son développement, qui n’ait commencé sous une forme quelconque par le patriarchat ; celui-ci agglomère et digère en quelque sorte les divers petits groupes qui doivent former le grand ensemble, et la société finit par acquérir dans une proportion bien équilibrée, la force d’attaque, celle de résistance, et aussi la force en réserve, qui sont partout aujourd’huy reconnues nécessaires pour la constitution de tout corps organisé.

Le gentilhomme qui avait fondé le Détroit était entièrement placé dans ce milieu d’idées, commun à tous ses contemporains, et il était entré résolument dans son application, il avait amené avec lui, dans ce lieu désert, sa femme et ses enfants. Les régistres de Détroit nous montrent que quatre de ses enfants naquirent en ce lieu, il y avait fait venir un de ses neveux, il s’était en un mot voué à ce pays corps et âme, lui et les siens, et y avait attaché sans réserve sa fortune et celle de sa famille. Il n’y a point lieu de s’étonner alors de l’activité incessante qu’il déploya pour la formation et l’accroissement de la principauté qu’il rêvait sans doute de former pour ses descendants. Chaque année dans les documents l’augmentation est sensible, on sent le pays croître sous sa main, les naissances parvinrent rapidement à la huitième année au chiffre de 19 par an, les noms des familles françaises se multiplient dans les actes ; à ceux que nous avons déjà cités il faut joindre ceux de Langlois, Mallet, Massé, Turpin, Marquet, Robert, Michel Campeau Jacques Desmoulins dit Philis, Jacques Campeau, François Charlu dit Chanteloup, Jacques Hubert dit Lacroix, Bizaillon, tous mariés et établis, la plupart d’entre eux comptent aujourd’huy de nombreux rejetons sur les deux rives du Détroit. Gastineau, Desprez, Chêne, Saintonge avaient laissé leurs femmes au Canada. Dès cette époque un M. Babie, négociant à Trois-Rivières, avait en 1703 visité le Détroit ou plus tard devait s’établir une branche de sa famille qui compte déjà plusieurs rameaux.

En 1708, on commençait déjà a établir des maisons en dehors du fort, on trouvait dans sa banlieue un moulin à blé et plus loin une maison et une grange. Il y avait alors en tout 203 arpents de terre de défrichés, 10 bêtes à cornes et un cheval ; sur les défrichements 157 arpents avaient été exécutés par Lamothe-Cadillac, et 46 par les habitants, ceux d’entre eux qui s’occupaient ainsi de culture étaient au nombre de 19, une grande partie de ces petites cultures semble avoir été exécutée à la main. Le blé se vendait fort cher aux traitants de fourrure, mais plusieurs habitants commençaient à récolter une partie de leur consommation, la chasse suppléait au surplus.

Les premières naissances inscrites sur les régistres du Détroit sont de 1704, savoir : Marie Thérèse de Cadillac, Marguerite Roy, Joseph Bienvenu dit Delille, ils furent baptisés par le Père Constantin Delhalle, moine Récollet, premier missionnaire du Détroit, qui fut malheureusement tué en 1706 par les Sauvages dans l’exercice de ses fonctions apostoliques. En 1707, on comptait 14 naissances, 13 en 1708, et 19 en 1709, mouvement qui suppose une population établie d’aumoins 200 âmes.

Il est donc évident que le gouverneur-seigneur de Détroit s’employait activement au progrès de sa colonie, soldats licenciés, voyageurs canadiens qu’il s’efforçait d’attirer et de fixer en ce pays, artisans et même émigrants qu’il faisait venir du Canada avec leur famille, il n’épargnait ni soins ni démarches ; il fit dans ces neuf ans plusieurs fois le voyage de Québec, ramenant de nouvelles familles et des recrues pour remplacer les soldats établis, il donnait lui-même l’exemple et l’élan pour les travaux de la culture, et l’activité fructueuse qu’il y déploya est incontestable aujourd’huy.

Malheureusement il avait peu d’élévation dans l’intelligence, il était gascon et il avait le cœur sec, pour racheter la modicité des produits que donnait cet établissement encore tout naissant, il fut âpre et cupide, ne comprenant pas qu’il allait par la même contre le sentiment dominant de sa création, qui était toute d’avenir ; de plus il était hâbleur et vindicatif, spirituel mais sans tact et ne sachant pas retenir une plaisanterie mordante ; il se fit beaucoup d’ennemis, et dans l’établissement même il suscita beaucoup de plaintes contre lui. Ses ennemis le firent arrêter dans un voyage qu’il fit à Québec en 1709, son procès le ruina et il fut obligé d’abandonner aux mains du gouvernement royal tout ce qu’il avait fait à Détroit.

Nous le retrouvons peu d’années après gouverneur de la Louisiane, ou il resta audessous du médiocre, il avait perdu son activité juvénile, le chagrin et les revers avaient émoussé cette ardeur gascone, et il ne lui restait plus que ses défauts et son esprit de saillie, qui en firent le plus détestable administrateur qu’on ait jamais envoyé dans les colonies Françaises.

Mais on ne saurait trop répéter, à cause des récriminations passionnées que ses adversaires élevèrent alors contre lui, que malgré ses défauts il contribua puissamment au bon établissement et à l’avancement du Détroit, eu égard aux circonstances ou il se trouvait, et au peu de ressources dont il disposait. Sans doute il ne fit pas ce qu’on aurait pu faire, sans doute il eut été très avantageux pour le pays, qu’il se fut abstenu des exactions qu’il faisait peser sur ceux qui venaient s’établir au Détroit. — Mais encore faut-il reconnaître qu’il prit beaucoup de peine pour y amener du monde, pour y faciliter leur établissement, et qu’il réussit dans cet effort. — 45 à 50 familles à établir, dans un pays complètement désert au milieu des sauvages, sans autre ressources ni provisions que celles que l’on apportait avec soi, ou que l’on pouvait créer sur les lieux ; à plus de 200 lieues de toute endroit habité et civilisé, ou on put trouver secours et appuis ; ce n’était pas une entreprise vulgaire ni facile.

On n’avait point d’autre recours que Montréal qui alors n’était guère plus considérable que n’est Sandwich aujourd’hui ; pour s’y rendre on n’avait pas d’autre moyen de communication que les canots d’écorce qui ne pouvaient guères circuler que la moitié de l’année. Aujourd’hui même ou nous disposons de ressources de toute espèce, bateaux à vapeur, capitaux immenses, outillage puissant, aujourd’hui que nous nous appuyons sur une société nombreuse et riche sur ce continent même ; s’il s’agissait d’aller fonder une colonie dans l’intérieur à 200 lieues de tous endroit habité, on regarderait cela comme une opération difficile et audacieuse. Qu’était-ce donc alors ?

On a fait un héros de Daniel Boone le pionnier du Kentucky ; mais ses travaux n’était qu’une plaisanterie à côté de ceux de Cadillac, il agissait à 2 ou 3 jours de marche de la Virginie, lequel pays à son époque possédait vingt fois la population et les ressources du Canada de 1700.

L’entreprise des Mormons allant fonder leur colonie au milieu du désert, a été regardée comme une entreprise de désespérés — cependant ce n’était rien, auprès de la fondation du Détroit — ils étaient cent fois plus nombreux et beaucoup mieux fournis de tout ; et tandis que Cadillac ne pouvait demander de secours que dans un pays presque aussi faible et aussi dénué qu’il l’était lui même, ils avaient derrière eux, un pays riche, puissant, abondant en ressources, et capable d’écraser les tribus indiennes. D’ailleurs ce qui survint après la chute de Cadillac fut la meilleure démonstration de l’utilité dont il avait été pour la colonie, et prouva clairement que s’il n’avait pas eu la meilleure administration possible, on aurait encore eu à se louer d’être administré par lui. — Mais tel est l’esprit humain, d’autant plus difficile a satisfaire que sa condition parait plus supportable en apparence, raffinant sans cesse dans la recherche du mieux, pour tomber presque toujours dans le pire.

Après le délaissement de Cadillac le gouvernement Français, ayant aussi traité avec la compagnie commerciale qui avait soutenu cette entreprise, la colonie de Détroit se trouva entièrement placée sous l’autorité immédiate du Pouvoir Royal ; ceci se passa en 1709, l’administration de Cadillac avait ainsi duré à peine neuf ans.

Les rapports faits sur la colonie de Détroit par les adversaires de ce gentilhomme aventurier, rapports que l’on trouve encore dans les Archives Françaises, et dans lesquels nous pouvons découvrir aujoud’hui beaucoup d’inexactitude et d’erreurs, ces rapports étaient peu faits pour encourager le Gouvernement Français, à s’occuper du développement de Détroit, aussi, envoya-t-on les ordres les plus exprès pour réduire les dépenses au strict minimum ; on y maintint un seul capitaine M. de la Foret avec sa compagnie, a charge par lui de défrayer les dépenses des soldats, au moyen des droits levés sur les commerçants de fourrures et dont on lui donna la perception. — Encore fut-il même question un instant de délaisser entièrement Détroit et de tout abandonner, afin de concentrer tout le commerce des Pelleteries à Michillimakinak, dont les traiteurs intriguèrent fortement près de l’administration pour la faire renoncer à Détroit.

Ce dernier établissement fut donc maintenu, ou au moins toléré, mais il est facile de concevoir que ces tergiversations du Gouvernement Français, cette incertitude ou l’on fut pendant longtemps sur ses intentions, n’étaient point faites pour encourager, ni soutenir les colons. — Le retrait ou le maintien de la garnison et du Poste était en effet pour eux une question de vie ou de mort — non pas tant à cause de l’état d’isolement ou cela les eut laissé sans défense, au milieu des nations sauvages — que par la cessation de presque tout le commerce des Pelleteries qu’on aurait dirige sur Michillimakinak, et par l’interruption des convois administratifs sur lesquels reposaient les principales communications entre Détroit et le Canada, seul pays par lequel on put se lier ici à la vie civilisée, et subvenir à ses besoins.

Aussi se montre-t-il de suite combien cet état de choses fut préjudiciable à la jeune colonie, plusieurs familles la quittèrent, (cela se voit par la disparition subite de leur noms dans les régistres) de 1710 à 1720 le nombre des naissances qui précédemment avait monté à 12 et 15 par an, va toujours en diminuant jusqu’à ne présenter qu’une où deux naissances en certaines années. Évidemment l’administration de Cadillac, toute imparfaite qu’elle était, avait été moins funeste au pays que l’état de choses qui lui succédait — et il était arrivé comme il arrive souvent, que pour tuer quelques abus, on avait presque tué le sujet, ainsi qu’il advint de cet ours de la Fable, qui pour chasser une mouche écrasa son maître.

D’ailleurs les difficultés suscitées par l’âpre cupidité du premier gouverneur furent peut-être plus lourdes encore sous ses successeurs qui faisaient payer aux traiteurs un droit de 400 livres par chaque canot chargé de marchandises qui montait à Détroit — la garnison était réduite une compagnie de 30 hommes dont le capitaine M. de la Foret, commandait le poste.

Le commerce et les cultures dépérirent comme la population — Cadillac s’était activement occupé d’attirer et d’établir du monde à Détroit en distribuant des concessions de terre, je vous ai montré tout à l’heure qu’un grand nombre de soldats congédiés et plusieurs familles venues du Canada, avaient répondu à cet appel ; personne désormais ne prenait plus aucun souci à ce sujet, et telle fut la négligence que de 1710 à 1734 — pas un colon ne put obtenir de titres réguliers de concession ; le peu de gens qui s’établirent le firent comme par une manière de tolérance, sans avoir aucune assurance réelle de leur situation. C’était la conséquence naturelle du changement de régime survenu à Détroit. Cadillac était autrefois non seulement commandant, mais seigneur du pays, et il avait un intérêt considérable à activer son peuplement, tandis que désormais le commandant du Poste n’accordait plus qu’une attention médiocre, au développement d’un établissement qui avait même été déprécié aux yeux de l’administration.

Un événement fâcheux, survint en outre à cette époque qui dut nuire beaucoup à la jeune colonie, ce fut l’apparition d’une tribu errante et pillarde nommée les Outagamis, plus sauvage que les autres sauvages, repoussée et redoutée en même temps par toutes les autres ; ils faillirent en 1712 détruire le Détroit qui ne fut sauvé que par l’énergie et l’habilité de M. Dubuisson commandant provisoire du fort, soutenu par le courage des habitants et d’une petite garnison de 30 hommes.

Ces Outagamis restèrent à roder dans le pays de Détroit pendant plusieurs années, maintenant toujours dans les environs une sourde inquiétude ; ce ne fut qu’en 1717 qu’une petite expédition de soldats réguliers, soutenus par tous les coureurs de bois et commandée par M. de Louvigny, parvint à en débarasser la colonie en les exterminant presque tous.

Toutes ces causes non seulement arrêtèrent le développement du Détroit, mais le firent même en quelque sorte rétrograder, et nous ne pensons pas qu’en 1720, il y resta beaucoup plus de la moitié de la population qui s’y trouvait du temps de Cadillac.

M. de Tonti devint commandant du Poste après l’expédition de M. de Louvigny en 1718. C’était un des plus illustre aventuriers Français de l’Ouest, il avait été le lieutenant de l’illustre Lasalle lors de la découverte du Mississipi, et il avait créé et commandé pendant longtemps le poste des Illinois.

Soit par la force des choses, soit par un peu plus de sollicitude de la part du commandant, la population commença à reprendre quelqu’accroissement. En 1719-1720-1721, nous trouvons 6 à 8 naissances par an. En 1722 on rebâtit une nouvelle Église pour remplacer l’ancienne chapelle détruite lors de l’invasion des Outagamis, cette Église dura jusqu’en 1755 et celle de 1755 jusqu’à l’incendie de 1805.

Quelques familles nouvelles étaient venues remplacer celles qui étaient parties. Nous voyons s’établir alors à Détroit les familles : Cardinal, Perthuis, Buteau, Goguet, Chapoton, Godefroi, Barrois, Goyeau, Verger dit Desjardins, Séguin dit Ladéroute, Picard et Bineau. La population se retrouva alors être à peu près la même qu’en 1710, savoir 150 à 200. Plusieurs habitants entre autre Picard, Bineau, Lajeunesse et Sanspeur s’étaient établis avec la permision de M. de Tonti, vers l’embouchure de la Rivière à Parent, à 2 milles à peu près du Fort, entre ce Fort et la Grosse Pointe.

Depuis lors en 1727, M. St. Ours-Deschaillons nouveau commandant du Poste avait délivré de nouveaux permis de cultiver entre les dits lots et le Fort, mais tout cela ne constituait que des établissements précaires et sans régularité. Depuis M. de Cadillac, il n’avait point été donné de titre complet et parfait de concession. Les habitants s’en plaignaient, plusieurs étaient arrêtés dans leur dessein d’établir des cultures. Enfin M. de Boishebert qui commandait le Fort en 1730, transmit leurs réclamations au gouverneur général de Québec et le 16 juin 1734, il régularisa les titres de propriété des divers occupants et accorda plusieurs concession nouvelles.

Nous voyons apparaître à Détroit à ce moment quelques noms nouveaux, Belleperche qui était armurier du Fort, Douaire de Bondy, Desnoyers, Chauvin, Beaupré, Catin, Deslauriers, Dufournel. Les naissances s’élevaient alors en 1730 de 10 à 12 par an, et la population devait passer 200 âmes. D’année en année quelque soldat congédié, ou quelque voyageur venu du Canada, y prenaient des terres et y restaient ; parmi les familles primitivement fixées commençaient à se trouver des jeunes filles qu’ils épousaient, ce qui facilitait et souvent décidait leur établissement.

La population même se serait accrue bien plus rapidement sans la mortalité considérable qui paraît avoir affecté les enfants dans les premiers temps de la colonie, et cela pendant 40 ou 50 ans. En certaines années il périssait la moitié ou les deux tiers des enfants qui naissaient, il y eut aussi à diverses reprises de sévères épidémies notamment des petite-véroles, qui décimèrent ce petit noyau d’habitants. Néanmoins à partir de 1730, Détroit suivit quoique lentement, une progression constante. — 20 ans après en 1750 — un recensement officiel et nominal nous y montre 483 âmes ayant feu et lieu à Détroit et dans la campagne environnante. Si nous y joignons la petite population demi flottante, demi résidente qu’y entretenait le commerce des fourrures, nous pouvons hardiment affirmer que l’on comptait alors à Détroit au moins 550 habitants sans compter la garnison qui était alors de 100 hommes ; la moyenne des naissances était alors de 22 à 25 par an — en 20 ans la population s’était donc presque triplée.

On y comptait à cette époque 1070 arpents de terre en valeur, 160 chevaux, 682 bêtes à cornes, etc. ; on indique jusqu’au nombre des volailles, 2187. Il est donc visible que la culture avait pris au Détroit une importance notable, qui commençait à balancer au moins celle du commerce des fourrures.

Cette date de 1750, est une des époques notables de l’histoire du Détroit et mérite d’arrêter notre attention. En 1746, le Canada eut pour gouverneur un homme fort distingué, M. de la Galissonnière — le même qui détruisit la flotte Anglaise quelques années après dans les eaux de Minorque.

Cet homme remarquable qui malheureusement demeura trop peu de temps au Canada, comprit de suite la haute importance du poste de Détroit — importance plus considérable peut-être même alors qu’aujourd’hui — il adressa au gouvernement Français, les rapports les plus nets et les plus concluants, sur la nécessité de s’occuper activement de fortifier cet établissement, surtout en accroissant notablement sa population ; il proposait d’envoyer ici et dans la vallée du Mississipi en un petit nombre d’années quelques milliers de cultivateurs Français afin de dominer au moins les colonies Anglaises par la supériorité de la situation si on ne pouvait les dominer par le nombre.

Il lui fut impossible de rien obtenir, de ce gouvernement insouciant livré au plaisir et déjà paralysé par la corruption. Mais il était si pénétré de la juste importance de son plan qu’il se rejeta alors sur le Canada, bien que ce pays fut lui même alors trop peu peuplé. Il établit une sorte d’organisation de manière a pouvoir faire passer chaque année un certain nombre de familles du Canada à Détroit : le 24 mai 1749 il fit publier dans les paroisses du Canada la proclamation suivante : « Chaque homme qui ira s’établir au Détroit recevra gratuitement, une pioche, une hache, un soc de charrue, une grosse et petite tarière. On leur fera l’avance des autres outils pour être payés dans deux ans seulement. Il leur sera délivré une vache qu’ils rendront sur le croit ; de même une truie. On leur avancera la semence de la première année à rendre à la troisième récolte. Les femmes et les enfants seront nourris pendant un an. Seront privés des libéralités du Roi ceux qui au lieu de cultiver se livreront à la traite. »

Malgré tous ces avantages la population était si clair semée au Canada, il était si facile de s’y faire un établissement dans la riche vallée du St. Laurent, et le Détroit était un pays si éloigné, que l’on ne put trouver personne dans les gouvernements de Québec et de Trois-Rivières, qui n’avaient aucune relation avec ce pays ; le gouvernement de Montréal seul avec lequel se traitaient les faibles relations commerciales du Détroit, fournit un petit contingent de 9 ou 10 familles formant 46 personnes.

Les années suivantes on accrut encore les avantages accordés aux colons et on expédia en 1750 un second convoi de 57 personnes — on donna cette année là 17 nouvelles concessions de terres, en 1751 nouvel envoi d’émigrants et 23 concession de terres.

Non seulement cette sollicitude portait ses fruits par l’effet des colons ainsi expédiés et établis aux frais de l’État, mais en outre cette immigration artificielle attira l’attention sur ce pays, et comme il arrive toujours en pareille circonstance elle détermina un courant naturel et spontané d’immigration vers le Détroit.

Les secours du Roi ne s’adressaient qu’aux hommes mariés suivis de leur familles, mais il advint qu’un grand nombre de jeunes gens accompagnèrent ou suivirent ces convois, proprio motu, et en 1751 et 1752 il en était venu une telle quantité se fixer dans la colonie que le commandant M. de Céloron écrivait au Canada, que ce qui manquait le plus à Détroit maintenant c’étaient des filles que pussent épouser les nouveaux venus ; or il fallait pour cela qu’il fut arrivé un bien grand nombre de jeunes gens, car il y avait à ce moment même à Détroit ainsi que le constate le recensement de 1750 — dans les familles déjà établies d’ancienne date à Détroit 33 filles au-dessus de 15 ans, et 95 au-dessous de cette âge.

Malheureusement à partir de 1752, une mauvaise récolte qui réduisit beaucoup les approvisionnements de Détroit, et surtout les pronostics menaçants d’une guerre prochaine, obligèrent de suspendre ces envois administratifs de colons. Mais ce courant naturel d’immigration qui s’était si fort accru pendant ce temps, persista et s’augmenta encore, la garnison qui avait été augmentée donna aussi la facilité d’y établir un bien plus grand nombre de soldats congédiés ; bref en 1754 on atteignait une moyenne de 30 naissances et de 7 à 8 mariages par an. En dépit de la guerre et des circonstances difficiles qu’elle créa bientôt dans toute la colonie du Canada, cette progression se maintint, et en 1760 la moyenne annuelle des naissances dépassait 40, la population devait être alors de 1400 âmes environ, (j’entends parler ici seulement des gens établis à demeure dans le pays) elle avait ainsi augmenté de 150 pour 100 en dix ans. Dans ce chiffre je comprends les habitants des deux côtés du Détroit car dès lors il y avait des habitants établis de ce côté au sud de la rivière.

Il est visible par la suite de ces détails, que si cet état de choses se fut continué paisiblement avec la domination Française, le nombre des habitants se serait certainement élevé en 1780 — vingt ans après à 7 ou 8000 âmes — et aurait dépassé 20,000 en 1800, lors même que le gouvernement Français fut demeuré dans la plus complète incurie. Or, en 1800, il ne s’y trouva pas 6000 âmes, ce qui montre combien la conquête Anglaise, fut nuisible au développement de l’ouest Américain, bien loin de lui avoir été utile.

Ce fut alors en effet que les Anglais s’emparèrent du Canada, la cession de Détroit fut la conséquence de cette conquête, et en 1762, le Major Rogers parvint non sans peine avec une petite armée à venir prendre possession du pays. En 1763, éclata la guerre de Pontiac, qui eut d’assez fâcheux résultats pour la population française de Détroit, qui se trouva réduite par l’émigration de plusieurs familles à Vincennes et aux Illinois.

Mais cet effet ne se ressentit guères que dans la ville de Détroit et ses environs, le contre coup en fut peu sensible de ce côté de l’eau qui continua à se développer.

Il y avait déjà plusieurs années en effet qu’un certain nombre de familles s’étaient établies au sud de la rivière, et à partir de 1760, leur agglomération commença à former une paroisse distincte. Nous allons donc maintenant quitter l’histoire de Détroit, qui ne vous intéresse plus aussi directement, pour nous occuper d’une manière particulière de la portion de la colonie établie sur la rive canadienne.

— En 1731, il ne s’y trouvait encore aucun établissement que l’église, desservie par les Pères Jésuites pour la mission des Hurons ; une vieille carte de cette époque, qui existe aux archives, indique en cet endroit même (Windsor) un village d’Outaouais, le village des Hurons était à Sandwich, C’est en 1752 que nous trouvons le premier indice de colons établis sur cette rive, un rapport conservé aux archives mentionne qu’il y avait alors 20 habitants établis sur le côté sud de la rivière.

Les terres qui y sont plus fertiles y attiraient sans doute les colons, tandis que la présence des missionnaire Jésuites facilitait beaucoup leur établissement ; les premiers se groupèrent en effet autour de l’église et de la maison du missionnaire, qui était alors le Père Potier, ce fut lui qui leur vendit les premières terres, a prendre sur un grand lot, que les sauvages avaient laissé à sa disposition. Néanmoins ces colons dépendaient toujours de Ste. Anne de Détroit, ce n’est qu’en 1761 que les habitants européens établis sur cette rive furent rattachés à la paroisse qui desservait les Hurons. C’est à cette époque que leurs actes commencèrent a y être tenus, il devait déjà s’y trouver un assez grand nombre d’habitants, car on y voit de suite une moyenne de 15 à 16 baptêmes par an, ce qui suppose au moins 3 ou 400 âmes de population.

Nous ne connaissont pas exactement tous les noms de famille de ces premiers pionniers fondateurs de la paroisse, mais voici ceux qui nous ont été conservés par les Actes de cette époque :

Campeau, Chêne, Drouillard, Janis, Goyeau, Meloche, Pilette, Villers, Robert, Babie, Godet dit Marentette, Navarre, Lebeau, Tremblay, Reveau, Lafeuillade, Bourdeau, Bouron ou Bonron, Bonvouloir, Boësmier, Bergeron, Cloutier, Clermont, Comparé, Caron, Desnoyers, Dusaux, Derouin, Dupuis, Deshetres, Dubreuil, Dubois, Jadot, Grenon, LeGrand, Lacoste, Langlois, Pajot, Prat, Petit, Rochelot dit L’Espérance, Ravalet, Thiriot. Les 16 premiers de ces noms appartiennent aux anciennes familles de Détroit, les autres proviennent des émigrants canadiens ou des soldats congédiés qui s’étaient établis depuis les douze dernières années. Les actes montrent en effet que les gouverneurs congédiaient et établissaient presque chaque année un certain nombre de soldats.

Ce canton, vous le voyez, se peupla assez rapidement, en 12 ou 15 ans il s’y était installé 400 personnes, l’accroissement continua à s’y produire sur une assez forte échelle. Quelques-unes des terres furent vendues, nous l’avons vu, par le Père Potier, qui les tenait des indiens ; des concessions furent aussi faites sous l’autorité du gouvernement ainsi que l’indique la correspondance des commandants du Détroit, enfin il est probable que plusieurs acquisitions furent faites directement des indiens.

Après la conquête, ce développement continua sous la favorable influence de la fertilité du sol et d’une tranquillité, qui ne fut troublée un instant que par la guerre de Pontiac, dont les fâcheux effets furent plutôt sensibles sur le côté nord qu’ici même. Quinze ans après, lors de la révolution Américaine, la moyenne des naissances qui était parvenue à 35 par an nous indique une population d’environ 800 âmes, c’est-à-dire qu’elle s’était plus que doublée en 15 ans. Trente ans après, la moyenne annuelle des naissances était de 75 à 80, avec une population d’aumoins 1600 âmes ; je ne parle ici que de la population française. Il y avait déjà en effet un certain nombre d’habitants Anglais, la révolution de 1784 en faisant passer Détroit sous le régime Américain, avait rejeté de ce côté un certain nombre de familles loyalistes, qui ne voulurent pas accepter le nouvel état de choses ; ce fut alors aussi que l’on commença à fortifier Amherstburgh et a y placer garnison, telle a été l’origine des premiers Anglais établis dans ce pays.

Cependant la grande extension que prenait la population, la forçait constamment à former de nouveaux établissements.

L’embouchure de la Trenche et Malden étaient déjà occupés, — il devenait difficile qu’une seule église suffit, on ne tarda pas à subdiviser le pays en 3 circonscriptions ecclésiastiques : L’Assomption de Sandwich, St. Pierre de la Trenche et St. Jean de Malden.

Une visite épiscopale faite en 1816 par l’évêque de Québec et dont nous avons relevé les chiffres à l’évêché de Québec, nous permet d’évaluer la population catholique alors exclusivement française de la manière suivante : à Sandwich 2,000, à St. Pierre de la Trenche 300, à Malden 300. La population française était donc alors de 2,600 âmes dans ce pays.

Comme vous le voyez à mesure que leur nombre s’accroissait, vos ancêtres étendaient leurs établissements et leurs cultures. Peu nombreux et ne recevant qu’un petit nombre d’émigrants du Canada pour s’accroître, ils avaient néanmoins successivement occupé à peu près toute la paroisse de Sandwich, et ils commençaient alors tout en s’étendant à gauche sur la rivière aux Canards et à droite sur la Belle-Rivière, ils commençaient dis-je, à former eux-même des colonies de l’embouchure de la Trenche, à l’entrée du Lac Érié à Malden.

Nous les louerons certes de ce sage esprit d’extension et d’entreprise, qui leur assurait, à eux et à leurs descendants une large part dans la possession du pays, et cependant il faut encore regretter qu’ils n’aient pas poussé plus loin leur hardiesse et leur occupation du territoire. Rien n’eut été plus facile alors à chaque père de famille que de s’assurer plusieurs milliers d’acres de terre, pris en différents lots, pour établir chacun de ses enfants, qui eux-même auraient pu s’assurer de nouvelles terres en bois debout pour les partager entre leurs enfants après eux. De la sorte chacune de vos familles aujourd’huy, au lieu d’être restreinte sur des fermes de 100, et 200 acres, parfois même sur de simples lots de 40 acres, chacune de vos familles aurait de larges possessions de 1000 à 2000 acres.

Le résultat de cet état de choses vous aurait été doublement favorable : d’une part vous auriez tous une aisance plus grande, et un avenir plus facile assuré pour plusieurs générations après vous. D’autre part en attribuant ainsi à chaque famille une part beaucoup plus large dans les terres alors vacantes, les Canadiens se seraient assuré la possession exclusive du pays, les étrangers n’auraient point trouvé place sur ces terres entièrement occupées par vous, et aujourd’huy dans tout le comté d’Essex et dans la moitié du comté de Kent, vous seriez les maîtres, vous feriez vos affaires vous-même et à votre guise ; c’est à peine si l’on y compterait un millier d’Anglais, tandis qu’ils y forment la majorité de la population.

Que ces réflexions sur le passé, soient donc pour vous un enseignement salutaire — et en songeant aux travaux de vos aïeux et à l’héritage qu’ils vous ont légué, sachez suivre les exemples qu’ils vous ont donnés — que serait-il arrivé si alors au lieu de se porter sur des terres neuves on n’eut jamais songé qu’à se partager les vieilles terres défrichées jusqu’à ce qu’elle fussent réduites à des lambeaux de 80 ou 90 arpents ? Il en serait résulté que devenant à la fin impartageables, les héritages auraient été vendus, et qu’un grand nombre d’entre vous, seraient aujourd’huy réduits, à la condition de louer des terres à des étrangers ou à gagner au jour le jour un salaire incertain qu’il faudrait aller solliciter de toutes parts. Or que de motifs n’avez-vous pas aujourd’huy pour chercher à vous étendre comme vos ancêtres ont fait ; vous en avez bien plus qu’eux, car en agissant ainsi ils ne faisaient que suivre les impulsions, de leur bon naturel et d’une sagesse instinctive. Mais vous vous êtes éclairés par l’expérience, et vous voyez avec évidence combien même il eut été avantageux qu’ils fissent plus encore et qu’ils s’assurassent à tout prix toutes les terres du pays.

Sans doute il n’est pas aussi facile maintenant de les acquérir, il en coûte plus et elles sont plus enfoncées dans l’intérieur. Cependant croyez moi, quelque soit le prix auquel les terres en bois debout soient parvenues, il n’en est pas moins avantageux et même urgent pour vous d’en acheter, toutes les fois que vous le pourrez et même de vous gêner pour les acquérir, — : car plus vous irez plus elles monteront de prix, plus elles deviendront rares.

Aujourd’huy encore quand on achète une terre en bois debout, on peut couvrir une partie du prix avec la vente du bois qui s’y trouve, et après cette exploitation il est bien rare que le terrain revienne à plus de 4 ou 5 piastres l’acre. Dans ce moment-ci surtout où nous subissons une crise qui a fortement affecté les transactions et altéré le prix des immeubles, il est plus facile de les obtenir à bon compte qu’il ne l’a été précédemment.

C’est donc une occasion à saisir, car une fois cette crise passée, les choses reprendront leur cours et avec le mouvement ascendant de la population, la terre ira toujours croissant de valeur. Que chacun dans la limite de ses forces, s’emploie donc à s’assurer les terres non cultivées pendant qu’il y en a encore ; sinon vos enfants ou petits enfants diront aussi un jour, quand on ne voudra plus leur vendre de terres que dépouillées de toute valeur en bois, et à un prix double ou triple de celui qu’on demande maintenant, ils diront à leur tour : Ah combien nos pères ont été malavisés, de ne point acheter toutes ces terres, quand elles étaient toutes boisées et à si bon compte ! Il faut donc aujourd’huy faire non seulement le possible, mais en quelque sorte l’impossible pour vous assurer ce qui en reste, et chaque père de famille devrait tenir à honneur, en se privant s’il le faut, d’établir de son vivant chacun de ses garçons sur une terre nouvelle, en laissant à l’aîné, intact et sans morcellement, l’ancien patrimoine de la famille.

Toutes ces considérations nous ont un peu écarté de la suite de nos études sur le développement de la population française du pays. Nous l’avons laissé en 1816 forte de 2600 âmes et déjà divisée en trois paroisses. En 1823 il fut fait un recencement officiel duquel il résulte qu’il y avait dans tous le comté d’Essex 4700 à 4800 habitants, dont 15 à 1600 étaient Anglais. Depuis 25 à 30 ans en effet il commençait à arriver peu à peu dans ce pays une immigration étrangère de plus en plus considérable. Elle avait commencé par quelque familles Anglaises loyalistes venues du Détroit, et de plusieurs autres parties des États-Unis ; puis s’étaient établis quelques soldats licenciés de la garnison d’Amherstbourg ; enfin elle commençait à arriver plus nombreuse et envahissante.

Néanmoins de 1823 à 1830 il ne paraît pas qu’elle ait été fort active, c’est à peine même s’il y eut une immigration sensible, car la population du District Western qui était de 6952 en 1823 n’est que de 8332 en 1829, ce qui ne fait en 6 ans que 1380 âmes d’augmentation, laquelle ne représente guère que l’accroissement naturel par les naissances. De telle façon qu’on peut établir qu’avant 1830 il y avait encore si peu d’Anglais dans ces cantons que la population franco-canadienne, y existait seule presque sans mélange et entièrement abandonnée à elle-même et à ses habitudes. Ceci était d’autant plus sensible que la rive américaine était de même de son côté très peu peuplée, et que la population française y était encore au moins égale en nombre aux Yankees. En 1820 en effet la population de tout l’état du Michigan n’était que de 8,896, dont plus de 3 quarts étaient Français.

Telle était donc la situation vers 1820 des deux côtés du Détroit, la population d’origine étrangère était encore extrêmement peu nombreuse, même du côté américain. Les paroisses rurales étaient à peu près pures de tout mélange et les quelques Anglais loyalistes qui s’étaient réfugiés du côté sud, appartenaient généralement à de respectables familles, presque toutes alliées aux habitants du pays, et qui durant leur long séjour au milieu d’eux, s’étaient tellement mêlées à toutes les habitudes de leur vie, qu’elle pouvaient être considérées comme faisant partie de la communauté elle-même ; si bien que quelques-unes de ces familles sont encore aujourd’huy réputées plutôt canadiennes qu’anglaises.

Quels étaient alors vos pères ? plusieurs d’entre vous ont pu les connaître, car cette époque est encore si récente que le souvenir en est encore comme vivant au milieu de vous. On a beaucoup cherché depuis lors à rabaisser leur mémoire, combien de fois n’avez vous pas entendu, des gens intéressés à humilier ce passé respectable, s’efforcer de vous en imposer, en s’arrogeant une supériorité prétendue ; combien de fois ne les avez vous pas entendu dire que c’étaient de braves gens, mais ignorants, incapables, arriérés ; cependant les documents, la tradition, les souvenirs écrits et parlés ne tiennent point le même langage.

Sans doute ils ignoraient beaucoup de procédés qui ont été imaginés, ou simplement importés, depuis eux, sans doute il est bon et même nécessaire aujourd’huy, d’ajouter et même de changer bien des choses aux usages qui leur étaient familiers ; avec la population qui croit, il est indispensable de s’appliquer à accroître aussi les produits de la terre et de l’industrie de l’homme. Mais pour leur époque et pour leur situation ils valaient bien ceux qui les critiquent et sous plus d’un rapport il valaient mieux.

Ils n’étaient ni aussi dénués, ni aussi ignorants qu’on veux bien le dire, dès longtemps avant la venue des Américains en ce pays, alors que ceux-ci n’auraient même point osé passer les Monts Alleghanys, tous les corps d’état se trouvaient représentés à Détroit — charpentiers, charrons, forgerons, armuriers ; il y avait une tannerie, une distillerie, plusieurs moulins à scie et à farine, et même un brasseur — les sœurs de la Congrégation tenaient une école pour les filles, et le sieur J. B. Rocoux tenait l’école des garçons.

À croire certaines gens aujourd’huy, il semblerait vraiment que l’art d’écrire soit une innovation merveilleuse que l’invasion anglaise aurait importé en ce pays ; — mais avant cette époque un grand nombre de vos aïeux lisaient et écrivaient fort bien, et je dois dire qu’en parcourant les vieux papiers, j’ai été même étonné, vu le peu de ressources dont on disposait, et les difficultés de toute nature qu’on devait éprouver à instruire les enfants dans ce lieu si reculé, j’ai été étonné souvent de trouver dans l’ancienne population du Détroit une si forte proportion de personnes sachant lire et écrire.

Or ne croyez point que cette écriture, fut écriture d’apprentis, bégayant sur le papier des lettres grossières et mal assemblées, — souvent elle est fort belle ; combien de fois en compulsant les vieux actes, ai-je cherché à deviner dans les formes capricieuses de ces lignes séculaires, l’empreinte du caractère et des pensées de ceux qui les avaient tracés.

On ne voit point alors de ces écritures couchées, hâtives, toutes semblables, d’une régularité fade, laides dans leur monotonie comme le produit d’une fabrique à vapeur, et trop souvent illisibles. Ces signatures sont larges et caractérisées, variées mais toujours gravées d’une main ferme, elle sont fortement assises et distinctes, indice d’une pensée calme et sure d’elle même, bien établie dans sa vie, qui sait d’où elle vient et ou elle va ; leur contexture n’a point de précipitation, c’est l’expression d’un homme qui réfléchit à ce qu’il fait, sans avoir cependant une préoccupation trop fiévreuse des affaires et du gain ; il y pense mais sans en être absorbé, c’est une personne raisonnable, et non pas une machine à gagner de l’argent ; il est rare que l’une ressemble à l’autre, parce que n’étant point précipités, chacun y laissait la trace de son caractère comme il convient à un être humain et intelligent.

Aujourd’huy chacun y laisse la trace commune et monotone des inquiétudes de son esprit — quand on parcourt une page de signatures aux États-Unis on se demande, si cela a passé sous la main des hommes, ou sous l’empreinte d’une machine à écrire ; — Est-ce à dire que les caractères humains sont atténués, amoindris, moulés dans une assimilation déplorable ? ou bien les méthodes d’instruction y sont-elles tellement inférieures, qu’elles oblitèrent l’action de la volonté et de l’intelligence sur les organes ; la main ne serait plus alors l’expression de la pensée mais un instrument automatique qui toute la vie, continue à copier le modèle commun proposé à l’école. — Ayant tous eu le même modèle, ils auront tous alors la même écriture ; leur pensée n’a plus assez de nerf pour aller se répercuter dans les inflexions de la main.

Mais en quelque sujet que ce soit, la similitude et la monotonie sont un signe profond de dégénérescence dans l’espèce humaine ; cette société si vantée, et trop fortement éprise de la mécanique et de la vapeur, aurait-elle donc déjà passé l’esprit humain au cylindre, broyé ses formes, usé ses aspérités, et roulé le tout en atomes homogènes et insipides, déjà fort ennuyeux et bientôt impuissants ? Je ne sais, mais combien je préfère, à cette écriture d’automates la large et pittoresque empreinte de la pensée de vos aïeux, chacun s’y peint tel qu’il est, il semble qu’on y voie leur franchise ouverte et pleine de bonhomie, la quiétude de leur esprit, la hardiesse et la fermeté de leur caractère, la courtoisie et la cordialité de leur salutation. — Ces honnêtes signatures sont comme la figure d’un hôte franc et hospitalier, qui vous convie du seuil de sa porte à dépouiller toute cérémonie, vous met à l’aise avec lui même et se fait de suite un de vos amis.

En effet ils étaient réputés pour leur grand cœur, leur hospitalité, leur politesse, et pour la grandeur de courtoisie qui s’était perpétuée parmi eux — les premiers Anglais qui vinrent dans le pays, bien qu’ils fussent les vainqueurs, et malgré la forte dose de suffisance vaniteuse, dont la nature les a doté, se sentirent plus d’une fois troublés devant la dignité native et respectable de ces hommes simples et retirés, mais qui avait pour eux le bénéfice de la tradition et de la race.

Plusieurs d’entre-eux descendaient des gentilshommes français, officiers dans les garnisons successives qui vinrent dans ce poste ; tous sortaient de ces fiers aventuriers, que la passion des entreprises et des voyages hazardeux poussait alors vers l’Ouest, bien plus que le désir du gain — j’ai pu éclairer l’origine de quelques unes de ces familles : les Marsac Durocher, les Dequindre — les Chabert-Joncaire — les Navarre — les Legrand — les Dagneau-Douville — de MorasDouaire de Bondy — appartenaient à des familles de gentilshommes. Un grand nombre ont eu pour ancêtres les anciens militaires de la garnison qui se fixèrent dans ce pays ; je citerai : Dupuys dit Beauregard — Steve dit Lajeunesse — Bombardier dit La Bombarde — Vessière dit La Ferté — Casse dit St. Aubin — Barthe dit Belœil — Bienvenu dit Delille — Poirier dit La Fleur — Villers dit St. Louis — Bontrond ou Bonrond dit Major — Gilbert dit Sanspeur — Lotman dit Barrois — Gendron — Renaud — Durand dit Montmirel — Vallé dit Versailles — Tavernier dit St. Martin — Borde dit St. Surin — Bernard — Jadot — Billou — Duberger dit Sanschagrain.

Les Babie — les Godefroy — les Campeau — les St. Cosme ôtaient des négociants de Trois-Rivières et de Montréal, que le commerce des fourrures fixa dans ce pays. — Les Chapoton descendent d’un des premiers chirurgiens de la garnison de Détroit qui s’y fixa vers 1720 — il était natif du diocèse d’Uzez dans le Languedoc.

Non seulement les Canadiens avaient conservé la courtoisie et la noblesse de manières que leur avait transmis la tradition de leurs familles, mais aussi l’esprit d’entreprise et de hardiesse qui avait caractérisé ces premiers pionniers de l’Ouest, dont nous venons de parcourir rapidement les difficiles et laborieux progrès.

C’est une mode anjourd’huy de prétendre que les Américains ont amené ici le commerce, l’industrie et l’esprit d’entreprise ! — Le fait est que l’on y faisait avant eux, ce qui était dans la mesure du possible pour l’époque. Il est facile d’être entreprenant, et de faire de grandes affaires, lorsqu’on a derrière soi une population de 30 millions d’âmes, qui vous entoure et à laquelle on est étroitement lié par les chemins de fer, la navigation à vapeur, et des relations morales et matérielles de toute sorte !

Quand les Américains commencèrent à prendre quelque développement dans ce pays après 1820, la population compacte qui se poussait peu à peu de la côte vers l’ouest, arrivait presque jusqu’à Détroit, l’Ohio se peuplait rapidement ; et en comptait déjà de nombreuses stations commerciales sur les Lacs Érié et Ontario.

Mais la situation était bien différente quand vos pères vinrent s’établir ici, il y a cent cinquante ans, ou seulement même il y a 80 ans quand ils y étaient encore seuls et loin de tout établissement européen. Alors on n’avait ni steamer ni chemin de fer pour transporter ses marchandises, aucun outillage, aucun objet fabriqué, sauf ce que l’on savait faire soi-même : point de capital, à peine les provisions suffisantes pour courir d’une année à l’autre ; point d’appui, point de secours en cas d’accident ou de détresse ; et tout autour, les nations indiennes, sauvages, guerrières, vingt fois plus nombreuse, et dont l’amitié douteuse et chancelante, variait au gré de leurs convoitises grossières et de leurs divisions incessantes. Le premier groupe d’Européens sur lequel on eut pu s’appuyer était à Montréal, à 200 lieues. Et encore pendant six mois de l’hiver, était il impossible de communiquer ; on était séparé du reste du monde.

C’est alors qu’il fallait avoir du cœur et de la tête, pour songer à réaliser ici des travaux et du commerce ; il est plus facile aujourd’huy d’y édifier un steamer, qu’il ne l’était à cette époque d’y construire une barque. C’est alors qu’il fallait une singulière hardiesse pour songer à s’établir dans le Détroit, au milieu de quelques centaines d’hommes qui ne pouvaient compter que sur eux même, c’est alors que le courage et l’industrie de chacun était mis à une sérieuse et rude épreuve. Un peu de bonheur dans le commerce, de l’aplomb ou de l’adresse dans les transactions n’auraient point suffit à ce moment, pour résoudre les sauvages et urgentes exigences de la situation. La nécessité ne se paie pas de mots, d’apparence ni d’effronterie, on ne la satisfait qu’avec la réalité du travail et des résultats.

Cependant les vieux colons français affrontèrent ces difficultés gaiment et sans sourciller, il semblait que ce fut pour eux, non pas une pénible aventure, mais un plaisir et j’ose dire qu’ils surent s’y créer une existence heureuse dans sa simplicité et plus enviable peut être que le mélange de faste et de misère qui s’y rencontre aujourd’huy. Mais il y a un siècle on ne voyait guères de luxe dans l’Ouest, pas plus qu’on n’y rencontrait d’Anglais, ni d’Américains, ils se tenaient chaudement dans leurs demeures sur les rives de l’Atlantique à l’abri de leurs grosses cités commerçantes, — ils n’avancèrent que peu à peu et ce n’est que lorsqu’ils se sentirent appuyés par des établissements nombreux et proches qu’ils se hasardèrent franchement à venir dans ces pays éloignés, recueillir la récolte que vos pères y avaient préparé avec tant de danger et de travail ; récolte qui commençait à être mûre quand il fallut la partager avec les ouvriers de la onzième heure.

Ces anciens pionniers n’étaient donc ni si timides, ni si malavisés qu’on veux bien le dire, et s’ils ont été à la longue débordés et primés par les envahisseurs, c’est que ceux-ci plus nombreux, et plus riches, étaient soutenus par une société puissante et toute proche, par une immigration incessante tandis que la modeste colonie française était abandonnée à sa propre faiblesse, et séparée de la mère-patrie.

Doués d’une impertinente effronterie qui ignore toute modestie et toute réserve, les nouveaux venus surent dès le principe en imposer à ces esprits simples et bons qui avaient toujours vécu dans la solitude, et qui ne savaient point ce que c’était que de se surfaire au-dessus de leur valeur. Se laissant trop souvent éblouir par cette importance d’emprunt, vos pères acceptèrent trop facilement les prétentions arrogantes avec lesquelles on cherchait à les étourdir, et c’est ainsi qu’en plus d’un endroit à mesure que le nombre des étrangers augmenta, ils se trouvèrent disloqués, ahuris et sans force de résistance, contre ce mouvement nouveau qui les surprenait, et les entourait en jetant dans leurs esprits un trouble inconnu ; c’est ainsi que le laissez aller, le découragement, l’acceptation d’une suprématie sans titre, ont conduit certaines paroisses de l’autre côté du Détroit, dans une situation fâcheuse et humiliée dont il serait utile et juste de les voir sortir.

À partir de 1830, en effet, l’immigration prit des proportions formidables qui ne tardèrent pas à altérer la proportion des éléments qui composaient la population du pays. Le District Western, composé des comtés actuels d’Essex, de Kent et de Lambton, reçut dans la seule année 1830 environ 1300 immigrants ; de 1832 à 1835 près de 3000 en 3 ans ; dans la seule année 1836 plus de 2000, de 1836 à 1851, en 19 ans 18 à 20,000. Il est vrai que la portion du district qui forme le comté d’Essex, ne reçut qu’une partie de cette immigration, et même une faible partie ; mais cela suffit pour changer la proportion des populations, et en 1851 l’élément étranger formait dans le comté d’Essex les deux tiers des habitants, 11,393 sur 16,817.

Depuis cette époque les choses se sont modifiées et en votre faveur, le mouvement de l’immigration étrangère s’est arrêté, bien plus la population anglaise paraît s’être accrue moins vite que la vôtre. Les Franco-Canadiens ont continué à croître par le mouvement des naissances à raison de 60 pour cent en 10 ans, et ils sont environ 8500 dans le comté — la population anglaise n’a pas augmenté de plus de 44 pour 100, étant montée de 11,393 à 16,500.

Dans cette période décennale la population anglaise dans ce comté à donc relativement reculé, son accroissement a été beaucoup moindre que le vôtre, et encore faut il observer que, sauf la ville de Windsor, cet accroissement est tout à fait circonscrit dans les deux townships de Gosfield et de Mersea.

Ce changement dans la relation respective des deux populations, se fait sentir en ce moment partout où se trouvent des populations canadiennes, et en voici la raison. L’envahissement de l’émigration anglo-saxonne, qui vous a tellement pressé et foulé il y a 19 ou 20 ans, est aujourd’huy à peu près cessé, et il n’est pas probable qu’elle reprenne cours désormais, précisément parce que les terres qui restent encore incultes ont acquis un prix un peu élevé. L’émigrant quitte bien l’Europe pour trouver des terres à très bon marché, mais il ne se déciderait pas volontiers à changer de pays pour prendre des terres chargées d’un prix onéreux.

Les choses ont donc recouvré à peu près leur cours naturel, — et nous trouvons, d’une part, vous, qui dans votre paisible et traditionnelle existence, croissez et multipliez avec vos nombreuses familles, — attachés au sol conquis par vos aïeux, et où depuis longues générations reposent leurs cendres ; vous, attachés au sol, et prêts au besoin à faire des sacrifices pour y rester. D’autre part, nous voyons l’Anglais ou l’Américain, dont les familles croissent moins vite que les vôtres, et qui avec leur esprit inquiet, cupide et moins affectionné au sol, sont toujours prêts à chercher du nouveau : Go ahead, comme ils disent, toujours prêts à courir après une nouvelle patrie pourvu qu’elle paraisse leur présager plus de profits. Aussi dès que le flot de l’immigration cesse de leur apporter des renforts, ils décroissent et ils décroîtront toujours relativement à vous. Si je suis aussi affirmatif sur ce point, c’est que depuis longtemps déjà, je l’ai observé au Canada.

C’est à vous de profiter de cette situation, afin de prendre le dessus par l’indomptable obstination du travail, de l’économie et du patriotisme. Ne vous en laissez point imposer par certains airs dédaigneux qu’affectent de prendre vis-à-vis de vous des gens qui, sous leurs beaux habits et leurs grandes prétentions, valent moins que vous dans votre honnête simplicité et votre cordiale bonhomie.

Si j’ai insisté à diverses reprises sur ce point, c’est que je voudrais entièrement prémunir vos esprits contre l’influence de ce préjugé d’une prétendue supériorité de la race anglaise et contre les manières d’être de la civilisation américaine. Non pas qu’au premier abord vous soyez peut-être fort disposés à subir cette influence. Mais il en est des idées fausses comme de la calomnie, a force de les répéter avec un aplomb et une effronterie qui trouble les consciences honnêtes et timides, on finirait, si elles n’étaient contredites, par faire circuler cette fausse monnaie comme du bon argent.

Pour moi je suis loin d’accepter sans contrôle de pareilles assertions, et l’examen des faits sur les lieux même, n’a fait qu’augmenter ma méfiance. Il y a un vieux proverbe qui dit : ce n’est point le tout de faire vite, encore faut-il faire bien ; que les Américains fassent très vite, je l’accorde, mais par compensation il faut convenir qu’ils font généralement très mal. Tout ce qui sort de leurs mains manque généralement de réel et de solidité ; il semblerait même qu’il y ait entre eux sur ce point émulation et point d’honneur, de telle sorte que leur civilisation semble s’être proposé ce problème : Éblouir l’homme par le plus d’apparence qu’il soit possible, afin de lui donner le moins de réalité serviable que faire se peut.

Les gens sages doivent se mettre en garde contre toute cette fantasmagorie d’illusions et de hâte ; on a beaucoup vanté la rapidité de ce développement, mais quand on examine de près, comment il s’est opéré et les résultats qu’il produit, on y trouve peut-être plus à déplorer encore qu’à admirer. L’histoire pourra dire un jour, si la substitution de la race anglaise à la race Française en ces pays a été un profit ou un malheur pour le continent Américain ; elle dira si notre civilisation plus lente, plus prudente, mais plus solide dans les fruits qu’elle mûrit, n’est pas d’un degré supérieur, à cette course hâtive, d’un progrès mal-ordonné, mal digéré, qui broyé précipitamment une société mal assise, et qui ne paraît rien avoir de ce qui est nécessaire pour affronter, en surmonter les crises difficiles que toute nation a tôt ou tard à essuyer.

Mais la discussion d’un tel sujet vous entraînerait tout à fait hors du cadre de cette lecture. Je me contenterai de vous recommander de savoir progresser par vous-même et dans votre bon sens, sans adopter légèrement les idées, les principes et les manières d’être de vos voisins du sud.

Mille déclamations ampoulées et banales circulent à ce sujet, n’écoutez jamais sans une grande réserve ces esprits superficiels, plus prompts à s’exalter qu’à réfléchir ; sachez contrôler leurs grandes phrases dans votre propre esprit et pénétrez-vous bien de ceci ; c’est qu’avec le simple sens commun, éclairé par la tradition et l’enseignement religieux, vous êtes plus aptes à vous faire une opinion juste et utile que tous ces bavards qui cherchent à vous en imposer par une emphase ronflante mais vide, qui n’appartient jamais qu’aux écervelés ou aux charlatans.

Chacun aujourd’huy par exemple ne parle que de faire d’immenses entreprises, de gros commerces, de promptes fortunes, nul ne veut agir qu’en grand, tous le monde méprise les petits profits et les existences médiocres. Cependant c’est la masse des petits profits et des existences médiocres qui fait la force des sociétés et la ressource commune des hommes. Se jetter violemment en dehors des voies où les circonstances naturelles nous ont placé, et dont les habitudes d’enfance et de familles nous ont appris les ressources et le bon usage, c’est véritablement mettre à la loterie et entrer dans une maison de jeu.

Pour tenter de vastes combinaisons, et mener à bonne fin les affaires difficiles et compliquées qu’elles entraînent, il faut en effet deux choses, deux choses toujours rares : une forte intelligence et un certain bonheur ; je sais bien que nous sommes tous fort portés à croire que nous sommes très intelligents, et à espérer beaucoup dans notre bonne chance, mais l’homme sage sait se méfier de pareils entraînements, car il suffit de regarder autour de nous : pour un qui réussit dans cette loterie de la fortune, combien succombent malheureusement et tombent dans la dernière misère, pour avoir voulu soulever un poids qui était au-dessus de leur force.

Cependant, à côté de ces périls, il est une route qui est ouverte à tous, accessible à tous, moins brillante sans doute, mais plus facile et plus sure, c’est celle du travail, du ménagement et d’une honnête industrie. Ce n’est pas la route d’une grande richesse, mais c’est celle d’une aisance tranquille et heureuse. Tout le monde peut y prétendre et y parvenir, car il n’est pas un homme qui ne puisse mettre de l’épargne et de l’ordre dans ses dépenses, les mesurer à ses ressources, plutôt au-dessous qu’en-dessus, de manière à avoir toujours du reste, si petit qu’il soit. Voilà la véritable source de la fortune, accessible à tout le monde ; car la masse de ces petits restes, de ces petites économies, amassées jour par jour, année par année, grossissent et mettent l’homme à portée d’accroître ses moyens d’action, en acquerrant des bestiaux, des outillages ou de nouvelles terres. L’accroissement de sa petite fortune lui permet alors d’accorder un peu plus à son bien-être, tout en continuant son système d’épargnes journalières.

Si vous considérez autour de vous, vous vous convaincrez facilement que la plupart des petites fortunes qui constituent l’aisance commune des familles viennent de cette origine. La modération dans la vie et dans les dépenses, l’assiduité au travail, l’industrie qui s’applique à perfectionner ses moyens de production : tels sont les véritables, les seuls moyens de progrès pour la majeure partie des hommes. Gardez-vous donc de ne point estimer à leur prix vos modestes fermes et vos humbles occupations agricoles. Il en est qui disent, cela ne paye pas, il vaut bien mieux prendre des occupations de ville ; — cela paraît payer peu, peut-être, mais aussi cela ne risque rien ; dans la ferme où vous êtes, vous mourrez paisible, après une existence tranquille et douce, qui n’a connu ni inquiétudes ni revers.

Combien en pourraient dire autant parmi ceux qui les ont quitté ? Pour un qui réussit, combien s’en trouve-il au milieu de leur carrière, perdus et souvent isolés comme des misérables au milieu des étrangers, après avoir dévoré dans les risques d’un commerce qu’ils ne connaissaient pas, la part d’héritage que leur avait laissé leurs parents. Ah ! lorsque vous voulez consacrer quelques ressources à l’avancement de vos enfants, lorsque vous avez réalisé quelques épargnes, — le meilleur don que vous puissiez leur faire pour assurer leur avenir, au lieu de les lancer dans des carrières coûteuses et hazardeuses, — c’est de leur acheter une ferme ou des terres neuves, où vous leur ménagerez ainsi un avenir heureux, dépourvu de hazards et de trouble. Là ils continueront l’existence patriarcale de vos familles, en bénissant votre mémoire, pour le peu de bien que vous leur aurez ménagé, et plus encore pour les bons exemples et les sages traditions que vous leur aurez laissé.

Telle est la route raisonnable de la fortune par l’économie, et aussi le meilleur emploi que vous puissiez faire de vos économies, en préparant le bonheur et l’avenir de vos familles. Il arrivera en outre, par là, cet autre résultat, c’est que, achetant toujours des terres nouvelles, vous arriverez aussi à vous assurer pour vous et pour vos enfants la prédominance dans le pays ; car ceux qui possèdent le sol, possèdent la force vive d’une contrée, et deviennent forcément les plus influents et les plus nombreux.

En agissant ainsi vous aurez rendu à la mémoire de vos pères le plus pieux et le plus sensible hommage qui puisse réjouir leur âme dans le monde où ils vous ont précédé ; — car vous ne pouvez rien faire de plus utile pour la conservation de votre religion et de votre nationalité, ces deux points essentiels auxquels ils portaient un attachement si sincère et si profond. C’est en effet en asseyant fortement votre importance territoriale dans ce pays, que vous forcerez vos voisins de race étrangère à les respecter et à vous accorder les justes droits qui vous sont dus.

L’amour de la religion et celui de la nationalité se tiennent de près, ne séparez jamais ces deux nobles sentiments. Partout, dans l’histoire du monde, nous les voyons se donner la main et se soutenir l’un-l’autre ; mais nulle part cette union touchante n’est plus frappante que dans l’histoire des Canadiens. Dans les occasions bien rares où des Canadiens ont renoncé à leur religion, ils ont toujours renoncé à leur nationalité ; vous ne les entendez plus parler français, et, s’ils le peuvent, ils changent leur nom. Ils semblent craindre que ce ne soit une enseigne qui les fasse reconnaître comme traîtres et comme apostats. De même quand ils renoncent à leur nationalité, quand ils perdent l’usage du français, et que leurs enfants apprennent à oublier qu’ils descendent de cette noble race, il est bien rare que l’amour de la religion ne soit pas aussi fortement ébranlé chez eux, et presque toujours après avoir perdu le sentiment de la patrie, ils finissent par oublier celui de la foi. Je viens de parcourir non-seulement le Canada, mais toutes les colonies françaises et canadiennes de l’Amérique, et c’est pour moi un fait avéré par l’expérience.

Conservez donc avec soin ces traditions pieuses de votre origine ; elles peuvent vous être doublement utiles ! et parce qu’elles vous aideront à mieux conserver la religion, cet élément fondamental, essentiel de l’existence et de l’avenir de l’homme ; et parce que en constituant un lien particulier entre vous, vous en deviendrez chacun individuellement plus fort. Voyez les Anglais, les Américains, les Allemands, comme ils se tiennent entre eux et comme ils s’entendent. Faites de même. On dit qu’ils ont entre eux des associations secrètes et une franc-maçonnerie qui les rendent très redoutables. Que la communauté d’origine constitue entre vous un lien et une association, toute naturelle, bien plus respectable et aussi forte. Préférez-vous entre vous à tous les autres, choisissez toujours les marchands qui parlent français, les artisans de votre origine, faites vos affaires entre vous autant que possible, soyez toujours unis et soutenez-vous toujours contre les autres ; vous ne sauriez croire ce que vous y trouverez de force et de respectabilité.

Honorez dans l’intérieur de la maison votre langue et vos souvenirs de famille. Durant mon voyage en Amérique, je me suis donné une règle que vous pourriez peut-être adopter, vous êtes assez nombreux ici pour cela, et la voici : Toutes les fois que j’ai besoin de quelqu’un, je tâche de mon mieux de lui parler sa langue, mais quand on a besoin de moi, j’exige également autant que possible qu’on me parle français. Et à ce sujet ne vous piquez point d’une vaine complaisance, car rappelez-vous encore ceci, c’est que généralement on ne gagne jamais rien à être complaisant avec les Anglais ; plus vous êtes complaisant, moins ils font cas de vous ; plus vous vous tenez roide avec eux, plus ils sont souples et pliants à votre égard. Or, je trouve scandaleux que, dans ce pays, où vous faites plus du tiers de la population, la plupart des marchands et des magistrats ignorent le français ; sachez que vous avez quand vous voudrez le pouvoir et le droit de les y forcer ; vous en avez le pouvoir par votre nombre, et le droit par les anciens traités, car ils sont les mêmes pour vous que pour le Bas-Canada, et vous avez tous les mêmes droits que les Canadiens de ce pays.

Je ne saurais vous dire combien j’ai été heureux de trouver si bien conservée parmi vous et l’amour du nom français, et l’usage de cette belle langue française, que le monde entier admire, et dont toutes les nations ont l’usage de se servir dans leurs actes solennels. J’en ai été heureux et je vous en remercie tant en mon nom personnel qu’au nom de cette grande nation française qui compte dans le monde, et à laquelle vous appartenez, aussi bien que moi même. Mais permettez moi de vous prier de veiller avec soin à ce que ces souvenirs se perpétuent parmi vos descendants, comme vous les avez reçus vous-même de vos devanciers.

Je vous suggérerai même à ce sujet une idée qui a été mise en œuvre dans le Bas-Canada avec un plein succès, — c’est celle de la société et de la fête de St. Jean-Baptiste. — St. Jean-Baptiste est le patron du Canada, et sa fête est un jour de réunion et de réjouissance pour les Canadiens, non seulement dans leur pays mais partout à l’étranger où ils se trouvent réunis en certain nombre, comme j’ai pu m’en convaincre en divers lieux aux États-Unis. L’idée et la pratique en sont fort simples comme pour toutes les idées utiles, vous pourriez dans chaque paroisse choisir 5 ou 6 personnes qui seraient chargées de veiller chaque année à la célébration de cette fête, et à en organiser convenablement les cérémonies et la procession — chacun contribue a apporter de la verdure et des fleurs, on se réunit à l’Église pour entendre la messe patronale, que l’on fait suivre d’une procession au dehors, pour le soir un repas commun, simple, mais animé par la gaiété française et l’entrain du patriotisme, réunit tous les membres de la société — chaque année de cette façon, tous viennent placer sous la protection de Dieu leur nationalité et l’amour de la patrie, réunissant dans leurs prières et sous la bénédiction divine ces deux idées essentielles de l’humanité, religion et patrie.

Vous y trouveriez en même temps l’occasion de quelques réunions utiles pour vos intérêts communs, des occasions de vous rapprocher et de vous entendre — chaque paroisse pourrait avoir ici ou à Sandwich un délégué, et ces délégués formant le comité central de la société de St. Jean-Baptiste, pourraient vous engager à vous réunir en cas de besoin, et donner dans chaque paroisse en bien des circonstances des avis utiles pour une action commune et la bonne entente de vos intérêts.

Cette société si elle était une fois fortement établie ici, pourrait se ramifier alors de l’autre côté de la rivière, si vous êtes des patriotes zélés, quelques uns d’entre vous pourraient aller dans ces paroisses françaises qui doivent vous être doublement chères, car non seulement ce sont des Canadiens Français, mais la plupart sortent des mêmes familles que vous, ces familles s’étant doublées de l’un et l’autre côté du Détroit ; et là en établissant la même société et les mêmes fêtes, ranimer parmi eux l’esprit et le sentiment national avec plus d’énergie et plus de ressort.

Quoi de plus facile, pour quelques-uns de vos jeunes gens, d’aller quelquefois passer un jour de fête dans les paroisses américaines ; là ils causeront avec les gens, les rassembleront, réveilleront chez eux la voix du sang et de la patrie ; ils pourront les amener à se réunir comme vous, à se grouper comme vous, à se serrer tous ensembles, de telle sorte que vous appuyant désormais les uns sur les autres, vous vous souteniez en toute circonstance pour vous conserver, pour vous étendre, et pour vous défendre contre tous ceux qui vous seront hostiles sur un bord ou sur l’autre du Détroit.

De cette façon vous doublerez votre force pour vous faire respecter, et vous faire rendre justice, surtout en vous tenant étroitement unis avec le Bas-Canada qui a le nombre et la force pour se faire écouter, et auquel de votre part vous pourrez être de quelque utilité par vos votes dans les élections. Lorsque vous aurez constitué parmi vous des sociétés de St. Jean-Baptiste, tachez de vous tenir en correspondance avec quelques-uns des hommes dévoués qui se préoccupent activement au Canada de leur nationalité ; vous pourrez vous abonner aussi à quelqu’un des journaux canadiens qui paraissent toutes les semaines, le prix n’en est point élevé il est de deux dollars par an, et on ferait circuler ces journaux entre tous les membres de la société dans les paroisses.

Travaillez ainsi hardiment et résolument au maintien de votre nationalité, travaillez-y avec persistance et bon espoir. Est-ce donc le moment de se décourager, lorsque évidemment vous croissez si rapidement en nombre, tandis que non loin de vous le Canada, ce pays dont sont sortis vos pères, grandit aussi, s’accroît et inquiète par cette croissance même, les étrangers vaniteux et présomptueux qui cherchent à peser sur vous. Le Canada grandit et grandit par lui même, sans recevoir le secours d’aucune immigration, sa population se double tous les 20 ans, les Franco-Canadiens n’étaient que 650 mille il y a 10 ans, ils comptent aujourd’huy 900 milles âmes.

Non seulement ils croissent en nombre mais aussi en influence et sans doute en habileté, car vos voisins les Anglais de ce pays se plaignent amèrement d’être gouvernés par eux, et prétendent qu’aujourd’hui les Français du Haut-Canada ont pris le haut bout du Pouvoir, et les oppriment. — On peut lire ces lamentations tous les jours dans le Globe de Toronto et même dans les discours du Parlement. — Cependant ils élisent un nombre égal de députés, et ils se prétendent plus riches plus instruits et plus habiles ; mais pour se défendre ils réclament le privilège d’avoir plus de députés que les Bas-Canadiens ; pour ne pas être victimes il faut qu’ils soient deux contre un ; tant que la partie sera égale homme contre homme, voix contre voix ils se reconnaissent d’avance comme battus ; — ils ne sont point de force à lutter disent-ils, et ils se posent en victimes !

Qu’est donc devenue alors cette prétendue supériorité dont ils se targuent, au moment de s’en servir on ne trouve plus rien ; l’habileté de la race supérieure n’était-elle qu’une bulle de savon ? Hélas toutes ces déclamations n’étaient que des humbugs ; le masque tombe, l’homme reste et le héros s’évanouit.

Une fois de plus il se prouve ainsi que toute l’intelligence humaine ne consiste pas à savoir aligner des chiffres, conduire une boutique, diriger une manufacture ; il ne suffit même pas d’avoir su améliorer les procédés au moyen desquels on devient riche par quelques banqueroutes habilement conduites. Cette finesse, et tout cet esprit de ruse perfectionnée, n’atteint qu’un assez médiocre degré de l’intelligence humaine ; moins expérimentée peut-être sur de pareils sujets, elle peut néanmoins être supérieure par d’autres côtés ; savoir diriger les intérêts élevés de l’humanité, n’a rien de commun en effet avec le maniement des barils de mélasse, ou le tripotage des faillites. Il faut avoir d’autres notions, que les Yankee’s notions, et avoir casé dans sa tête d’autres réflexions et une instruction plus solide, que la bouillie abondante mais fade que l’on débite dans les school’s boards anglais. C’est en partie en effet à l’instruction sérieuse, sévère, et plus élevée que l’ancienne tradition française, a conservé au vieux génie gaulois parmi les Canadiens, c’est à cette instruction que les hommes politiques du Bas-Canada doivent la supériorité que leur reconnaissent implicitement leurs adversaires, en s’avouant incapables de lutter contre eux à armes égales.

Telle est donc la situation, elle n’est pas faite pour décourager des gens de cœur, ni pour ébranler votre confiance, méprisez tous ces bavards effrontés qui voudraient vous faire adopter des mœurs, des usages, des façons d’être qui n’ont pour elles qu’un faux brillant dont les hommes de bon sens ne sauraient être éblouis. Vous voyez combien cette habileté aux prises avec la réalité des faits, s’est trouvée inférieure vis-à-vis de vos frères les Canadiens. Mais ceux-ci ont mieux fait encore, ils ne se sont pas contenté de s’accroître chez eux, et de conquérir l’influence que leur a mérité leurs talents ; ils ont attaqué le corps même de la place et leur puissant développement dépassant leur frontière, s’étend aujourd’huy dans le Haut-Canada lui même.

Pendant que des ambitieux intrigants, travaillaient dans le vide à démontrer les mérites suréminents, en vertu desquels il fallait leur donner un supplément de forces pour pouvoir triompher. Pendant toutes ces vanteries, et ce vain étalage, les Canadiens sans bruit et sans emphase envahissaient les comtés limitrophes du Haut-Canada, les comtés de Prescott, de Russell, et même de Carleton se peuplaient peu à peu par les émigrants entreprenants et rustiques, sortis de la souche vigoureuse d’où vous provenez vous-même, vous n’êtes plus seuls désormais dans le Haut-Canada à parler français, et à voter en français, — il y a plus de Canadiens dans ces comtés de l’Est qu’il n’y en a ici même.

Marchez donc devant vous plus que jamais attachés, à vos traditions, à vos mœurs, à votre langue et à votre religion, c’est là ce qui a fait la force de vos frères du Canada, c’est là ce qui leur a permis d’accomplir la puissante, et remarquable évolution qui les a élevé. Suivez la même route elle sera aussi votre appui et votre force, ayez toujours les yeux fixés sur le pays de vos pères, et sur ces frères nombreux du Canada, sur lesquels vous pouvez vous appuyer, marchez toujours avec eux, votez toujours avec eux sans jamais vous laisser illusionner par aucune déclamation, ni aucun subterfuge ; sortis du même sang, leur force c’est votre force, leur accroissement vous grandit, leurs espérances sont les vôtres et c’est leur progrès seul qui peut assurer votre avenir.