Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Chine 1, lettre

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CHINE.

PREMIÈRE AFFAIRE
DU PEI-HO


TRAITÉ DE TIEN-TSIN.
1858


Shang-haï, juillet 1858.
AU Vte DE LA GUÉRONNIÈRE.

Vous vous intéressez à la Chine, je le sais ; aussi viens-je en causer avec vous.

Nous sortons de graves événements, la Chine est ouverte, dit-on ; mais comme il se peut que les journaux ne vous aient pas donné certains détails que j’ai saisis sur les lieux en y arrivant, je vous les envoie, revenant même sur la prise des forts de Ta-kou, bien que, depuis quelques jours déjà, elle soit connue en France.

À mon arrivée à Hong-kong, au milieu de juin, les événements avaient marché plus rapidement qu’on ne le pensait à Paris, à mon départ. Les flottes alliées avaient quitté Shanghaï, elles étaient au nord de la mer Jaune, dans le golfe du Pé-tchi-li ; les Ambassadeurs à Tien-tsin, dans l’intérieur, à quelques lieues de Pe-king (53 milles} ; j’y ai couru, et mon étoile heureuse m’y a conduit avant la ratification, par l’Empereur de la Chine, du Traité signé le 27 juin.

J’ai trouvé les deux flottes au complet comme gros bâtiments, mais dépourvues de leurs canonnières qui, après avoir porté les Ambassadeurs à Tien-tsin, les y gardaient en pleine sécurité, au milieu d’une population de 700,000 âmes.

La rade du Pe-tchi-li est mauvaise, parce qu’elle n’a d’abris d’aucunes sortes ; c’est une mer ouverte plutôt qu’un golfe où le mouillage est des plus incertains, et il est vraiment heureux que, jusqu’à présent, les Marines combinées n’y aient pas laissé des plumes de leurs ailes.

Alors que les escadres ont paru devant l’embouchure du Peï-ho, l’entrée de la rivière était assez habilement défendue par des forts en terre et en briques, bien construits et armés d’une grosse artillerie en bon état. La généralité des pièces était de bronze et de cuivre ; les plus beaux échantillons sont, du reste, envoyés en France. Il y avait entre autres, dans l’un des forts, une pièce de l’an VII de la république française qui, par parenthèse, a été constatée avoir fermé le feu ennemi ; ténacité qui peut s’expliquer par la confiance superstitieuse que les Chinois avaient mise dans l’origine étrangère de ce canon. La plupart des pièces, au nombre de cent quarante à peu près, prises à Ta-kou, avaient été expédiées en toute hâte de Pe-king, à la première nouvelle du départ des flottes alliées pour le Nord.

Les forts de Ta-kou avaient, dans une barre de sable qui couvre entièrement l’entrée du Peï-ho, une défense naturelle autrement formidable que leur artillerie et leur garnison de six mille hommes, choisis cependant dans l’élite des troupes Sino-Tartares. Aussi, avant l’action, la confiance des Chinois était elle aussi entière que leur jactance était grotesque, et s’indignèrent-ils « de l’audace des Barbares, » lorsqu’ils « osèrent » leur demander un passage pacifique entre les forts du goulet, afin que les Ambassadeurs passent aller traiter de la paix à Tien-tsin : « Quel châtiment serait assez grand pour punir une aussi insolente prétention, et en foudroyer les auteurs ; et combien facile serait le châtiment ! » Pauvres Chinois ! deux heures de feu, mais de feu français et anglais, il est vrai, et Ta-kou était à nous ! Et cependant, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’on en puisse dire, ils ont une bravoure à laquelle il ne manque que de l’intelligence, de l’initiative et des chefs, ces Chinois, qui s’habillent ridiculement de peaux de tigre, qui animent leurs boucliers d’osier de faces de monstres aux yeux sanglants, ou masquent l’avant de leurs jonques, véritables nefs du moyen âge, de dragons effroyables, faits pour inspirer la terreur aux plus vaillants ; oui, ils sont braves, et de leur bravoure ils ont des témoins que personne ne s’avisera jamais de récuser : nos marins et nos soldats. Du reste, voici des faits. Un mandarin militaire, un Tartare, ayant rang de colonel, se voyant désarmé et sur le point d’être pris par nos marins qui, avec leur élan habituel, avaient fait irruption dans les forts, arrache des mains de ses soldats une sorte de serpe tranchante en usage dans l’armée chinoise, et se coupe résolument la gorge ; nos matelots tuent, sur une seule pièce, huit artilleurs se défendant vigoureusement, et préférant la mort à la fuite ; enfin, plusieurs troupes isolées se sont retirées en bon ordre, sous le feu de nos hommes, et n’ont regagné la campagne qu’après avoir emporté leurs morts ; bien entendu leur retraite n’a pas été inquiétée : les Chinois ont donc de la bravoure ; tout le monde, du reste, en a eu à Ta-kou.

Vous connaissez officiellement les audaces de nos canonnières et les services qu’elles ont rendus ; aussi ne vous en dirai-je rien ; je me bornerai à vous citer la Mitraille, qui a reçu vingt-sept boulets ou projectiles dans sa coque, et à vous rappeler que c’est grâce à la navigation aussi hardie que heureuse de ces mêmes canonnières sur le Peï-ho, rivière encore inconnue, que nos Ambassadeurs ont pu, en quelques heures, aller traiter aux portes de Pé-king. Quant à nos pertes, elles ont été cruelles : quatre officiers français ont été tués ; les Anglais, plus heureux bien qu’aussi engagés, n’ont pas perdu un seul officier.

Un service régulier établi entre Ta-kou et Tien-Tsin était fait par les canonnières anglaises, plus légères et plus courtes que les nôtres, partant ayant un moins grand tirant d’eau ; plus maniables, en un mot, dans les nombreux et brusques tournants de lai rivière : le trajet est de huit heures (48 milles).

Les rives du Peï-ho sont plates, et, près de la mer, la campagne est couverte de marais salants agencés à peu près comme ceux de France. Les plaines, semées de monceaux de sel qui affectent une forme conique et couvertes de nattes de jonc, ressemblent de loin à des camps immenses, aux tentes jaunes et serrées. En avançant sur le Peï-ho l’effet se continue ; les tentes ont gardé leurs formes, mais elles ont changé de couleur ; c’est de la terre aux teintes sombres recouvrant des morts ; ce sont des tombeaux, et les tombeaux, dans le Pe-tchi-li comme dans toute la Chine, sont innombrables, jetés sans ordre au milieu des cultures, et leur volant, on peut le dire sans aucune exagération, un vingtième du sol : pour ma part, j’en ai compté jusqu’à vingt-huit, de grandeurs différentes, sur une surface équivalant tout au plus à notre arpent de France ; et à ce propos, quelqu’un disait spirituellement que « la Chine lui faisait l’effet d’un vaste cimetière cultivé ». Près des villes, ces tombeaux perdent de leur modestie, ils sont de marbre ou de pierre, selon la position sociale ou la fortune du mort.

En Chine, du reste, le culte aux ancêtres, à la famille, est sacré, dans les formules du moins ; et vous trouvez, bien que s’affaiblissant, dans les villes comme dans les villages, la tradition d’arcs monumentaux en pierre ou en bois, élevés à de grandes ou bonnes actions ; à des citoyens illustres ; même à des veuves ayant gardé fidèlement un long veuvage : vous le voyez, nos idées et nos habitudes d’Europe courent risque de venir se heurter souvent ici contre l’étrange ou l’insolite.

À mesure que l’on remonte le Peï-ho, le pays devient riant, admirablement cultivé, et les villages se succèdent à des distances si rapprochées que l’Archimandrite de la Mission russe, à Pé-king, dit en avoir compté soixante et douze de Ta-kou à Tien-Tsin. Quant aux habitants riverains, jamais ils ne nous ont été hostiles dans les actes ; un seul fait exceptionnel et malheureux a en lieu, fait tout local, et il a été sévèrement puni. Au début, ces populations du nord ont été effrayées, au delà de toute mesure, de nos bateaux à vapeur, pour elles, agents inexplicables et obéissants des Barbares, ces êtres sumaturels mais inférieurs, à la puissance malfaisante, qu’ils regardent comme des vagabonds sans famille et sans patrie, poussés sur les mer : par les instincts les plus mauvais et les plus cupides. Puis, bientôt, elles se sont rassurées ; sont devenues curieuses ; et si la vapeur est restée pour elles à l’état de moyen inconnu et redoutable, il n’en a pas été de même, je vous l’assure, des piastres de nos équipages qui, vainqueurs généreux, ont toujours et partout largement payé, au grand étonnement des vaincus.

Chaque village a sa flottille de jonques grandes et petites qui, à une époque fixe de l’année, avant celle des typhons, ce fléau des Mers de Chine, vont dans le Sud, à Shang-haï principalement, prendre des chargements de riz et reviennent ensuite alimenter le Pe-tchi-li. Pour mettre ces jonques à l’abri du courant des rivières, les Chinois ont un mode de procéder aussi simple que général dans tout l’Empire ; ils pratiquent dans le sol des rives qui est de vase et d’argile, par conséquent facile à creuser, des saignées assez larges pour livrer passage aux barques, lesquelles saignées se relient elles mêmes aux canaux d’irrigation qui couvrent la surface de la Chine ; aussi est-il vraiment singulier de voir jaillir de la terre ferme les mâts de ces jonques aux pavillons de toutes couleurs, se cachant derrière des bouquets d’arbres ou des touffes de bambous ; mirage lointain de la Hollande ou des bords de la Charente.

Pendant leur séjour à Tien-Tsin, les Ambassadeurs de France et d’Angleterre habitaient un vaste palais en bois, comme tous les palais en Chine, que l’on appelle yamoun : je les y ai trouvés. Ils se l’étaient partagé, gardant autour d’eux, plutôt campés que logés, leurs personnels respectifs, disséminés dans les nombreux kiosques qui forment la distribution intérieure de toute grande habitation chinoise. Une partie de la Mission anglaise s’était logée dans une pagode annexe du yamoun principal, et dont la cour, plantée d’arbres séculaires, était couverte d’un velum qui en faisait un lieu toujours frais. L’effet de ce vieux temple de Bouddha, qui avait gardé ses idoles, ses monstres impossibles, ses inscriptions aux couleurs criardes, envahi par la jeune Europe, avec ses insouciances et ses coutumes, était des plus extraordinaires et des plus pittoresques. Notre Mission habitait, au milieu des arbres et des rochers artificiels, les kiosques d’un jardin qui avait dû être soigné à l’époque où l’empereur Kien-Long reçut, dans ce même yamoun, lord Amherst, l’envoyé anglais, qui se refusa dignement à des exigences d’étiquette humiliantes, au Ko-tou, cet éternel obstacle de nos relations diplomatiques avec la personne même de l’empereur de la Chine. Que nous importaient, du reste, les détails matériels ? Grâce à nos pavillons à claire-voie, nous avions de la fraîcheur par une chaleur moyenne et constante de 30 Réaumur ; chacun de nous avait le moral haut, intéressé à la grave question en voie de solution ; et cette solution, d’une façon ou d’une autre, ne pouvait être que triomphante ; aussi était-on presque fier de certaines privations qui, à quelques milles de Pé-king et des frontières de Tartarie, pouvaient, a la rigueur, s’appeler campagnes et compter double. Puis nous avions près de nous, prêchant d’exemple et gardien fidèle du pavillon, l’amiral Rigault de Genouilly, commandant en chef de l’escadre d’Indo-Chine. Il a toujours modestement partagé la cabine du capitaine de l’Avalanche, l’une des trois canonnières qui n’ont cessé de rester mouillées en face de notre yamoun jusqu’au moment où nous avons quitté Tien-Tsin : il n’en est parti qu’après les Russes, qu’après les Anglais, qu’après les Américains, et, grâce à lui, sur le Peï-ho, le dernier sillage de l’Europe civilisée a été celui d’un bâtiment français. Connaissez-vous le contre-amiral Rigault ? C’est un officier de grande résolution : il était en Crimée, où il s’est fait, aux Batteries de la Marine, devant Sébastopol, une réputation qu’il continue en Chine.

Les conférences ouvertes à Tien-Tsin entre nos Ambassadeurs et_les deux commissaires chinois, Kouei-Liang et Houa-cha-na, ont été difficiles et bien menées. Je n’ai pas le droit, quant à présent, d’entrer, à cet égard, dans de plus amples détails, même avec vous ; mais, ce que je puis vous affirmer très-haut, c’est que tout y a été résolu à l’honneur du rôle de la France en Chine et à la satisfaction de sa politique protectrice. Un pareil résultat semblait, du reste, prévu, en raison du choix des plénipotentiaires européens : le baron Gros est un caractère droit avant tout, esclave de ses instructions, un esprit froid, instruit et sûr, fait pour élucider les questions difficiles et en rendre le succès durable ; puis il est heureux, et son bonheur l’a toujours suivi dans sa longue carrière. Lord Elgin, son collègue d’Angleterre, de la vieille souche royale des Bruces d’Ecosse, a la même droiture de caractère unie à une finesse pleine d’élégance ; et chez lui, la finesse n’est que de l’observation bienveillante ou de l’expérience acquise dans les hautes fonctions politiques qu’il n’a cessé d’occuper dès sa jeunesse.

Tien-Tsin est une ville chinoise d’un ordre secondaire, commerçante, sans monuments ; importante il y a un siècle, au dire contemporain des Missionnaires et des Hollandais ; réduite aujourd’hui au rôle effacé, mais utile, de grenier de Pé-king et du Pe-tchi-li. Les sels et les riz s’y concentrent dans des proportions considérables : on dit la ville riche ; elle est, en tous cas, de ces riches modestes qui ne laissent rien voir de leurs trésors. Bâtie au confluent du Peï-ho et du Grand Canal Impérial, elle se divise en trois parties bien distinctes. Le yamoun de nos deux Missions se trouvait dans la partie est, sur la route de Pé-king. Les Russes et les Américains habitaient la partie sud adossée à la ville ancienne qu’entourent des murailles de briques assez bien conservées.

Je vous disais, en parlant de l’esprit qui animait à notre égard les villages riverains du Peï-ho, que jamais, selon moi, il n’avait été hostile, mais qu’il était surtout étonné et curieux ; je vous en dirai autant de celui des habitants de Tien-Tsin. Je les ai vus d’assez près, pendant notre séjour au milieu d’eux ; j’ai beaucoup regardé, j’ai beaucoup cherché, et je n’ai rien trouvé chez eux qui ressemblât même à de l’agression en intention. Tout au contraire, à mon sens toujours, le contact quotidien de nos marins, libéraux et gais en Chine comme ils le sont partout ; les marchés, avantageux aux vendeurs, passés par nos Amiraux pour les approvisionnements des flottes, avaient produit des résultats plus heureux et surtout plus rapides que nous n’étions en droit de l’attendre. La population à Tien-Tsin est, il est vrai, commerçante et mercantile ; mais, pour la première fois, elle approchait ces Barbares que, dans un intérêt absorbant et monopolisateur aisé à comprendre pour qui vient en Chine, la classe mandarine a toujours affublé et, longtemps encore cherchera à affubler des instincts les plus redoutables et les plus ridiculement pernicieux. Un instant peut-être, pendant le cours des Conférences, aurait-on pu remarquer, dans l’aspect général des masses, une nuance à nous moins favorable, des rapports moins faciles, même des visages ironiques et parfois malveillants. Pourquoi cette nuance ? C’est que la politique de Pé-king avait cru pouvoir risquer, vis-à-vis de nous, un essai d’intimidation de nature à peser sur les Conférences, en provoquant, dans la classe inférieure de la population, une irritation artificielle que l’état vrai des choses n’a pas permis de prolonger.

D’autre part, lorsque la ratification du traité nouveau est revenue de Pé-king, et que les Alliés ont quitté Tien-Tsin, pourquoi ces mêmes habitants, qui cependant trouvaient, à notre séjour au milieu d’eux, des avantages matériels incontestables, ne nous ont-ils pas caché la joie que leur causait notre départ ? La raison en est encore bien simple et d’un ordre tout positif ; n’allons donc pas la chercher dans une verdeur de patriotisme que, par le peu que j’en sais et que j’en ai encore vu, je ne saurais faire aux Chinois l’honneur de leur accorder : c’est qu’en prenant Ta-kou et en occupant Peï-ho, à la saison même ou toutes les jonques reviennent du Sud avec leurs chargements de riz, nous leur avions fermé la rivière ; qu’ainsi, la ville de Tien-Tsin s’était trouvée privée de ses approvisionnements annuels, d’un prix très-bas, et beaucoup, du reste, par le fait de la spéculation, le riz était monté à un prix exorbitant. La conclusion de la paix venant rendre aux barques le droit de remonter le Peï-ho, elles y affluaient déjà quand nous l’avons descendu : on avait donc, à Tien-Tsin, de bonnes raisons de se réjouir de notre départ ; mais ces raisons, je le répète, sont d’un ordre tout positif, et n’ont rien à faire avec ce que l’on voudrait appeler le patriotisme chinois. Le riz, en Chine, c’est le pain en Europe ; et, à titre de rapprochement éloigné, bien éloigné surtout en raison des conséquences, nous savons, en France, par une triste expérience, le parti funeste que l’on peut tirer du mot pain, jeté comme appât ou comme prétexte aux appétits plus ou moins réels des classes inférieures.

En somme, je crois qu’en Chine les masses n’ont aucune haine contre nous, parce que le sens national leur fait et leur fera toujours défaut, et qu’elles nous redoutent parce qu’en toutes circonstances, jusqu’à présent, nous leur avons montré que nous étions les plus forts. Pris individuellement, le Chinois est sobre, robuste, laborieux ; chez lui le don de l’imitation industrielle existe surtout à un degré surprenant ; et quant à ses aptitudes comme cultivateur ou comme fabricant, elles sont d’autant plus remarquables, d’autant plus à étudier et à imiter, que les moyens ou les procédés mis par lui en usage pour arriver à des résultats complets, sont, avant tout, essentiellement simples ; enfin le Chinois est brave, vous vous le rappelez. N’y aurait-il pas, sous le rapport industriel, un grand parti à tirer d’un pareil peuple ? Mais en même temps, que de conseils, que d’exemples, que de leçons peut-être à donner encore, dans un avenir plus ou moins lointain, à ceux qui le gouvernent aujourd’hui !

Au revoir ; je vous reviendrai dès que je le pourrai avec de nouvelles notes, et je désire que, malgré leur sécheresse, elles conservent toujours quelque intérêt pour vous.

FIN.