Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Chine 3, conclusion

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CHINE.

TROISIÈME AFFAIRE
DU PEÏ-HO


TRAITÉ DE PÉ-KING.
1860


CONCLUSION.


Dans la question chinoise de 1843 à 1860, la politique française a passé par quatre phases successives, que la grosseur et la diversité des événements font pour moi distinctes, et voici dans quel ordre :

En 1843, les relations commerciales et politiques de la France avec la Chine n’avaient encore eu, en réalité, d’autres garanties que le bon vouloir souvent capricieux des vice-rois gouverneurs de Canton ; et, bien que le traité de Nang-king eût récemment ouvert quatre nouveaux ports à l’Occident, ces garanties paraissaient avec raison insuffisantes aux lourds intérêts que les nations commerçantes cherchaient chaque jour davantage à engager en Chine. Aussi, l’Angleterre et les États-Unis ayant jugé utile et opportun de donner à leur situation une solidité et un développement qu’elle n’avait pas eus jusqu’alors, la France dut s’associer à leur action, n’aurait-ce été que dans l’intérêt de son protectorat catholique ; et, à la fin de l’année 1843, M. de Lagrené était envoyé à Macao, à la tête d’une Ambassade extraordinaire. Des négociations furent entamées par le plénipotentiaire avec Kygyng, vice-roi de Canton, Commissaire impérial muni de pleins pouvoirs de la Cour de Pé-king, et, le 24 oc tobre 1844, ces négociations, habilement conduites, aboutissaient à un Traité de commerce entre la France et la Chine, signé à Whampoo et analogue à ceux des Anglais et des Américains ; mais, de plus que ces derniers, il avait le mérite d’assurer la pratique du Christianisme dans tout l’Empire chinois, droit qu’aucune des nations chrétiennes n’avait encore ni invoqué, ni obtenu. Ce Traité de Whampoo, dont les événements postérieurs ont pu amoindrir, à certains égards, l’importance et les qualités premières, inaugurait donc, en fait, les résultats considérables que nous venons d’assurer dans le présent, du moins, par nos derniers succès au nord de la Chine.

En 1856, l’incendie des factoreries européennes à Canton, où les intérêts de nos nationaux et de nos protégés avaient éprouvé des préjudices graves, et le meurtre du père Chapdelaine, vinrent troubler à l’improviste l’état de choses consacré par le Traité de 1844. Une réparation éclatante et énergique étant devenue nécessaire, l’envoi de deux Commissaires extraordinaires fut décidé par les cabinets de Paris et de Londres ; et, à la fin de 1857, le baron Gros et lord Elgin débarquaient en Chine, chargés l’un et l’autre de régler, par la force des armes, une situation devenue impossible. En effet, le 28 décembre 1857, Canton était pris par les forces alliées de France et d’Angleterre, et une indemnité équivalente aux pertes de nos nationaux et protégés était stipulée par la France dans un projet de traité rédigé et accepté sur le lieu de l’action, traité dont on dut aller chercher la conclusion, les armes à la main, à Tien-Tsin, à quelques milles de Pé-king. La paix semblait cette fois assurée, lorsqu’un nouvel incident désastreux vint compliquer la situation au point de remettre les choses dans les conditions les plus fâcheuses.

Le 27 juin 1859 devaient être échangées, à Pé-king, les ratifications du Traité signé à Tien-Tsin l’année précédente, et cet échange devait être confié, non plus au baron Gros et à lord Elgin, tous les deux rentrés en Europe, mais à MM. de Bourboulon et Bruce, leurs successeurs en Chine, à titre de Ministres résidents. On sait dans quelles conditions, appréciables à des points de vue opposés, ces plénipotentiaires se présentèrent, le 21 juin 1859, à l’embouchure du Peï-ho, et quelles furent les conséquences du parti que leurs résolutions premières, comme les circonstances qui en résultèrent, leur conseillèrent de prendre. Tout se trouvait donc remis en question, eu égard à nos rapports avec la Chine ; et, une fois encore, la force des choses exigeait la réparation par les armes d’un fait qui portait une atteinte des plus graves aux deux pavillons alliés : cette réparation, nous l’obtenions complète et effective l’année suivante.

Le 12 août 1860, un corps anglo-français d’à peu près 24,000 hommes débarquait dans le Pé-tchi-li ; il enlevait et détruisait les forts de Ta-kou vengeant ainsi l’échec de l’année précédente ; et, après avoir battu 30,000 Tartares sous les murs de Pé-king, il y entrait, le 13 octobre, avec les deux Ambassadeurs, qui, le 25 octobre, concluaient et sîgnaient le Traité de Pé-king, suivi des ratifications de celui de Tien-Tsin. Ce Traité de Pé-king, en même temps qu’il stipulait des gages matériels, contenait des clauses que la situation et la nature des relations n’avaient pu que laisser incomplètes, deux années auparavant, dans celui de 1858.

Tout le monde, en Europe, connaît l’incident odieux de la part de l’ennemi, lugubre pour les deux nations alliées, qui, un moment, assombrit cette rapide et heureuse campagne, comme tout le monde a pu, en France et en Angleterre, apprécier la nature des avantages des derniers Traités ; je crois donc inutile de revenir sur des faits d’une date aussi fraîche.

Cependant, en lisant les différents comptes rendus de la presse sur l’expédition de Pé-king, ce qui m’a frappé, c’est la coïncidence suivante : en même temps que quelques journaux de Londres et quelques membres du Parlement anglais exhalaient des plaintes amères de ce que, dans cette dernière expédition, la France avait été mieux traitée que l’Angleterre, sous le double rapport de l’indemnité de guerre et de celle exigée pour le sang des victimes du guet-apens de Toung-Tchaou, des journaux français, organes de certains partis ou interprètes d’opinions personnelles se retranchant derrière l’anonyme, sans vouloir admettre des faits et des chiffres qui toujours ont cependant leur brutalité, et méconnaissant le sentiment national le plus simple, renversaient la thèse anglaise au désavantage de la politique de l’Empereur et de son représentant en Chine ; ils arrivaient même, en suivant cette voie, à dénier, de la part des Chinois, entre les plénipotentiaires français et anglais, à l’occasion, soit de la signature du Traité, soit de leur entrée dans Pé-king, une égalité en matière d’étiquette, qui, aux yeux des Orientaux, a toujours officiellement une importance sérieuse, égalité qui n’a jamais subi la moindre altération : ainsi ils amoindrissaient autant la valeur et l’attitude d’un nom tel que celui du baron Gros dans une question dont tout le monde a pu lui voir aligner les premiers chiffres avec un succès fait pour garantir la qualité et la sincérité des totaux, que la netteté pleine de vigueur de la politique française ; et cela, au moment même où, pour la première fois, depuis plus d’un siècle, nous venions d’obtenir en Chine des avantages non contestables. Qu’en est-il résulté ? j’en ai eu la preuve ; je l’ai encore aujourd’hui ; c’est qu’une partie de l’opinion en France s’est inspirée de ce qu’elle avait lu, et que, chez certains esprits, la vérité des faits et des chiffres en est restée altérée.

Je tiens à la rétablir sans commentaires et dans toute leur précision : ils répondront suffisamment des allégations erronées ; aujourd’hui d’ailleurs c’est de l’histoire.

Au mois d’août 1860, dans le golfe de Pé-tchi-li,
les Anglais avaient :

223 bâtiments, gros ou légers.
Troupes de débarquement 17,000 h.
LES FRANÇAIS :
54 bâtiments gros ou légers.
Troupes de débarquement 8,000

Voici pour les moyens d’action.

Indemnité de guerre des Anglais 60,000,000 fr.
Indemnité de guerre do des Français 60,000,000
27 Anglais victimes de Toug-Tchaou.
Indemnité anglaise 2,250,000
14 Français victimes de Toung-Tchaou.
Indemnité française 1,530,000

Soit : par individu anglais 83,000
par individu français 109,285


Voici pour les résultats.

La balance et les proportions de ces chiffres officiels sous les yeux, n’ai-je pas raison de dire qu’ils répondent à tout ; qu’ils peuvent se dispenser de commentaires, et que, sous le double rapport moral et matériel, un grand résultat a été obtenu à Pé-king ?

Mais, d’autre part, si j’ai tenu à faire ressortir dans leur vérité des faits favorables ou consacrés par le succès, je ne saurais m’empêcher de dire également mon opinion sur un acte fâcheux de cette dernière expédition ; et je me crois d’autant plus le droit de le faire, je me sens d’autant plus à l’aise dans mon appréciation individuelle, que cet acte est déjà chose jugée ; que d’ailleurs, à mes yeux, pensant de la Chine ce que j’en pense, il ne serait pas, selon moi, de nature à laisser de traces profondes dans le sol où il s’est produit, et que sa gravité, il l’a empruntée à la nature des circonstances au moins autant, qu’au principe lui-même.

Ainsi l’incendie de Youéne-Mynn-Youéne, le palais d’été de l’Empereur, est, à mes yeux, un acte que je n’hésite pas à qualifier de barbare, parce que nous sommes au dix-neuvième siècle et que, malgré moi, rapprochement fatal, il me ramène brusquement à ces Normands du neuvième, débarquant sur les rives de la Seine pour y brûler, saccager et se jeter ensuite dans leurs barques, chargés de butin.

De plus, dans la circonstance et politiquement parlant, un acte de ce genre était inutile ; il était dangereux ; parce que, prémédité et commis de sang-froid, bien que sous le coup d’un forfait odieux, mais d’un forfait déjà à moitié puni et expié, il était de nature à compromettre sinon à empêcher la conclusion de Traités devenus nécessaires, en effrayant le frère de l’Empereur, le prince Kong, seul trait d’union possible dans le moment, et en le faisant s’enfuir de Pé-king où les représentants des Puissances alliées se seraient alors trouvés en présence d’une population sans gouvernement et d’un hiver qui les condamnait à la retraite. Notre Ambassadeur a si bien pensé ainsi, qu’il est de notoriété publique que, lorsque son collègue d’Angleterre lui a communiqué ses intentions de destruction par le feu, comme moyen de vengeance dans le présent et de menace pour l’avenir, il s’est empressé de décliner toute intervention et toute solidarité dans un acte « qu’il réprouvait à plusieurs titres comme inutile, comme barbare, comme contraire à nos idées françaises et civilisées, en même temps que comme dangereux, vu l’état des choses, pour le succès des futures négociations. »

Quant au pillage de ce même palais d’été dont les riches dépouilles ont depuis quelque temps défrayé la curiosité publique, pour mon compte, je le dis très-haut, j’aurais voulu qu’il n’eût pas lieu, surtout dans les conditions déplorables que les Anglais lui ont faites : car si, tout comme un autre, en temps de guerre, en présence de l’ennemi, j’admets un moment le pillage comme une nécessité violente, même comme une satisfaction ayant son côté légitime, laissée aux souffrances ou aux vengeances de la portion inférieure d’une armée ; toujours je le regretterai, quand la rumeur publique me le dira, dépassant certaines limites exceptionnellement acceptées, pratiqué ou même toléré dans la fraction supérieure de cette même armée ; comme le 12 octobre, à Youéne-Min-Youéne, en face d’une population qui déjà nous traite de barbares, de vagabonds sans feu ni lieu, et à laquelle nous prétendons venir apporter les principes de notre morale civilisée ; à côté d’alliés tels que les Anglais chez qui le pillage, en pays orientaux, the plunder, ainsi qu’ils le nomment, est passé, dans la région militaire élevée, à l’état de système avoué et prévu, à l’état de corvée de campagne.

Non ; ces mœurs ne sont pas les nôtres, et jamais le sentiment vrai du pays ne les acceptera.

En somme, notre situation en Chine est certainement meilleure en ce moment qu’elle ne l’a jamais été ; nous venons de conquérir la restitution de tous nos sanctuaires et de toutes nos anciennes concessions catholiques ; nous venons de conquérir pour le représentant de la France le droit de résidence dans Pé-king, autrement dit nous venons d’asseoir avec honneur, en Chine, notre influence morale trop longtemps dédaignée.

Mais devons-nous en conclure qu’ainsi l’avenir est suffisamment garanti et que nous pouvons compter avec lui ; que cette restitution des sanctuaires aura une durée sincère ; que ce droit de séjour de notre diplomatie dans la capitale de l’Empire ne sera pas quelque jour violemment ou traîtreusement repris ; qu’en un mot la politique chinoise tiendra cette fois ses engagements plus fidèlement qu’elle ne l’a fait dans le passé ? Il est bon de l’espérer ; mais, quant à moi, je confesse mes craintes, voire même mes doutes à cet égard, car je ne crois ni à la Chine ni aux Chinois.

D’ailleurs, il ne faut pas se le dissimuler, c’est toujours le parti rétrograde qui, même depuis la mort de Hien-Fong, est resté en Chine maître de la position. Qui nous dit alors que le maintien aux affaires du Prince Kong, par exemple, quelque rassurant qu’il soit dans la forme, n’est pas un paravent destiné à gagner du temps et à masquer aux puissances occidentales le travail de quelque nouvelle félonie ! Et déjà, d’après les derniers rapports de Pé-king, se produisent de la part du Gouvernement chinois des oscillations peu rassurantes, tout au moins des difficultés de détail dans l’application de la lettre de nos derniers traités : c’est là un motif de plus à mes préoccupations pour l’avenir.

D’autre part, ainsi que je viens de le déclarer, je ne crois pas au Chinois pris comme individualité sociale ou politique ; parce qu’aujourd’hui le Chinois n’a plus ni foi ni croyance d’aucune sorte ; qu’il n’est plus qu’un négociant rusé ou qu’un ouvrier adroit ; que tous ses respects publics et privés, réels autrefois, dit-on, se réduisent, dans le présent, à de simples formules, et que surtout l’autorité qui le gouverne est aussi incapable de le guider dans la saine voie que de l’y maintenir ; autorité personnelle et vénale qui sacrifie l’intérêt des masses à celui d’une classe privilégiée n’ayant pas même le mérite ou l’énergie comme excuse de ses abus.

C’est, en somme, un état de choses misérable, décrépit, sur lequel il y aurait danger à fonder aujourd’hui le moindre crédit ou le moindre espoir d’avenir ; telle est du moins mon opinion personnelle et bien ferme qui m’amène directement à ce raisonnement : c’est que plus la France, obéissant à ses intérêts bien compris, sentira le besoin de rationaliser en Chine ses moyens d’influence, c’est-à-dire de les limiter, partant de les réduire, et plus elle arrivera à distendre, à certains égards, la solidarité matérielle et morale si étroite, que jusqu’à présent sa prudence ou sa dignité ont pu lui conseiller d’y maintenir entre elle et l’Angleterre ; autrement dit, sur le terrain spécial de la Chine, il existe, à mes yeux, pour la première, de telles inégalités de concurrence commerciale avec la seconde, quoi que puissent en prétendre certains systèmes, et comme conséquence forcée, une telle discordance de politique locale que, par la force des choses comme par la force de la raison, le Gouvernement français, j’en ai la conviction et l’espoir, arrivera, dans un temps assez court, à porter ses ressources ailleurs. Si l’on me pardonne en passant l’imagé, presque la vulgarité de ma comparaison, je dirai que le Français n’est ni marchand d’opium, ni buveur de thé ; qu’il n’a pas plus de sang tartare dans les veines, et qu’il doit se tourner du côté où l’appellent actuellement de véritables avantages, du côté de la Cochinchine.

Là, du moins, c’est, je crois, la pensée pleine de sages prévisions de l’Empereur et de son Gouvernement, la France, continuant et parachevant l’idée politique de Louis XVI, peut fonder quelque chose de considérable comme portée et comme durée coloniale. L’Empire Anamite se débat encore contre les progrès de la civilisation, mais, comme celui de la plupart des sociétés orientales anciennes, son règne est fini, et depuis vingt ans, sur cette terre des persécutions, le Catholicisme a versé et verse encore son sang au profit d’une cause en fait toute française : notre devoir et notre intérêt sont donc d’utiliser sérieusement et promptement une conquête très-chèrement achetée déjà par les pertes de nos Missions et de notre armée, autant que par les sacrifices de nos budgets. Je dis notre intérêt, car la Cochinchine offre, dès à présent, des ressources certaines à une colonie quelle qu’elle soit, militaire ou civile, dont le moment n’est pas venu d’apprécier les véritables proportions à venir.

Déja de grands cours d’eau y assurent aux produits de l’intérieur des débouchés faciles sur le littoral ; le port de Saigon, la clef du sud de l’Empire Anamite, s’ouvre à la fois sur la mer des Indes et sur celles de la Chine ; dans ces conditions il est appelé à devenir un point à la fois commercial et politique, desservi par un fleuve qui, à son embouchure, a environ deux mille mètres de largeur et quinze de profondeur ; en face de la ville même, un fond de six à sept mètres, tirant d’eau suffisant pour les plus gros navires. De plus, Saigon est situé dans les terres, à une distance qui lui permet de servir, en même temps, d’abri pour notre marine et de docks pour ses approvisionnements et ses charbons ; considération importante quand l’on songe que depuis Aden jusqu’au Japon, c’est-à-dire sur un parcours de plus de deux mille lieues, la France n’a pour toute échelle maritime et pour tout dépôt de ravitaillement que Singapoor, port anglais où, sur un terrain loué en vertu d’un contrat de quatre-vingt-dix-neuf ans, mais contrat révocable au premier bruit de guerre, elle est réduite à déposer, à ses risques et périls, le combustible de sa marine militaire ; quand elle n’est pas forcée d’aller le chercher à Manille ou à Hong-Kong, à des prix variables et généralement excessifs.

Enfin, Saigon, commandant par sa position l’Inde et la Chine anglaises, est politiquement un point d’observation des plus nécessaires à conserver.

Sous tous les rapports, c’est donc vers la Cochinchine que doivent, à mon avis, converger aujourd’hui les projets du Gouvernement français ; car c’est là, je le répète, que peut se fonder une colonie qui me paraît aussi foncièrement utile dans le présent que destinée à devenir, à un moment donné, indispensable à l’attitude de la France dans l’extrême Orient.