Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/2

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II.

ITINÉRAIRE DES CAPTIFS.


Les prisonniers polonais, confiés à la garde du général Chruszczew, pour être emmenés au fond de la Russie. — Portrait de Chruszczew. — L’infamie de sa conduite en Pologne. — Les prisonniers passent par Radzyn, Wlodawa, où l’auteur voit sa sœur, de là par Ostrog à Zaslaw. — Kosciuszko, Fischer et Niemcewicz sont séparés de leurs autres compagnons d’infortune. — Portrait de Titow, nouveau gardien en chef des prisonniers. — Ils passent le Dnieper près de Kiow. — Le major Achmatow arrive de Pétersbourg pour être adjoint à leur garde. — Anecdotes relatives à ce personnage. — Les prisonniers passent par Czernikow, Mohilew, Witebsk. — Anecdotes sur l’ex-favori de l’impératrice Catherine Zoritz. — Réflexions générales. — Voyage à travers le gouvernement de Nowogorod. — Arrivée à Pétersbourg, — Niemcewicz est enfermé dans la forteresse, le 10 décembre 1794.


Au bout de deux jours, Fersen reçut l’ordre de marcher avec toutes ses troupes pour se réunir avec la grande armée de Suwarow et aller mettre le siège devant Varsovie. Avant de se mettre en route, il détacha le général Chruszczew avec 2, 000 hommes de troupes de rebut pour nous conduire par un circuit immense vers l’intérieur de la Russie. Des instructions pleines de sévérité et des précautions les plus minutieuses lui furent données à l’égard de sa conduite envers nous. Nous traversâmes la terre de Chelm, les palatinats de Volhynie, de Podolie, et toute l’Ukraine polonaise. Notre marche avec Chruszczew jusqu’à Zaslaw seulement dura quatre semaines. Pendant cet intervalle, j’eus le temps d’étudier le caractère, la moralité et les mœurs de nos conducteurs et de leurs satellites. J’en ferai ici un petit croquis qui fera voir ce que c’est que cette nation dont les succès militaires font tant de bruit, et dont le caractère et les mœurs sont si peu connus.

Le souverain, en Russie, gouverne avec un despotisme illimité. Les anciennes familles, le corps de noblesse avec tous leurs droits, privilèges et prétentions, qui ailleurs sont d’un poids si considérable, ne gênent pas ici la volonté suprême[1]. Dans une nation entière de parvenus, qu’est-ce que c’est que la naissance ? Dans une monarchie qui ne compte pas encore un siècle de durée, qui peut citer des ancêtres, produire des privilèges, avoir des prétentions ? La faveur donc et le caprice, libres de toute entrave, tantôt se perchent sur les têtes élevées, tantôt s’abattent sur celles qui rampent dans la poussière. La vertu, la probité sont ignorées ; mais le courage, les talents militaires ne peuvent pas l’être chez une nation constamment guerroyante. Un officier d’un talent supérieur y est sûr de son avancement ; aussi la plupart des généraux russes se sont-ils élevés d’une position obscure aux premiers grades de l’armée, et Chruszczew était de ce nombre.

Haut de six pieds au moins et large à proportion, il avait l’air d’un athlète ; ses traits étaient réguliers ; on voyait dans ses airs et dans ses manières cette espèce de franchise militaire qu’on acquiert dans les camps ; ses actions dépeindront sa morale et celle de presque tous ses compatriotes. Ses vertus cardinales étaient l’astuce, la rapacité et la gourmandise ; je dis vertus, car je suis persuadé que de bonne foi il les regardait comme telles. Il se livrait aux pillages les plus

infâmes, non-seulement sans honte et sans remords, mais même avec une sorte d’ostentation. Et pourquoi n’en eût-il pas été ainsi ? ses supérieurs ne lui montraient pas d’autre exemple, son éducation ne lui enseignait pas d’autres principes. Il voyait que l’élévation et les richesses seules attiraient les hommages, multipliaient les jouissances ; et que plus on employait d’astuce, de rapacité et d’effronterie pour les obtenir, plus on était admiré comme homme d’esprit et de talent ; il marchait donc avec une sorte de satisfaction et d’orgueil dans le chemin de toutes sortes de brigandages et de rapines.

Au moment où nous fûmes confiés aux soins de ce vertueux personnage, il traînait avec lui quarante grands chariots remplis d’objets pillés. Koziennice, maison de chasse du roi de Pologne, à quinze lieues de Varsovie, offrit à ces messieurs les prémices de la moisson. Comme le roi ne s’y rendait que l’hiver, pour la chasse des loups et des sangliers, le château était assez simplement meublé, mais il contenait toute la garde-robe d’hiver de Sa Majesté, des fourrures de toute espèce d’un grand prix, un choix de fusils magnifiques et une cave des mieux pourvues.

Dans l’espace d’un jour, tout fut enfoncé et enlevé ; c’était à qui volerait mieux, et notez que les soldats et les officiers subalternes n’avaient aucune part à ce butin ; la gloire et le profit en étaient uniquement réservés aux généraux et aux officiers supérieurs. Le major Iwan-Petrowicz Titow, notre gardien en second, en nous parlant de cette affaire, se plaignait presque les larmes aux yeux de ce qu’il n’avait eu pour sa part que des rideaux de damas rouge, ôtés du lit d’un des valets de chambre du roi ; un cadet de famille ne se serait pas plaint plus amèrement du tort que ses frères ainés lui auraient fait dans le partage d’un patrimoine. À mesure que la marche continuait, le butin croissait : bourgs, villages, surtout maisons de campagne de la noblesse, tout fut dévasté, pillé, détruit. Pulawy, appartenant au prince Czartoryski, et une des plus belles campagnes de l’Europe, fut la plus maltraitée. Le château était meublé avec autant de goût que de magnificence. Une salle superbe, toute en lambris et bronze doré, avec des glaces, porcelaines, meubles précieux, plafond peint par Boucher, les appartements de la princesse non moins riches et élégants, une bibliothèque des mieux choisies, tout cela fut pillé ; et ce qui ne pouvait pas être enlevé, on ne manquait pas de le briser en mille morceaux. Un nommé Bibikof, qui joignait à la fatuité et aux manières d’un perruquier de Paris la barbarie russe, était l’Achille de cette belle expédition.

Le détachement de Chruszczew, destiné uniquement à notre escorte, traversait un pays paisible, déjà ravagé, et où il n’y avait pas un seul soldat polonais ; cependant Chruszczew levait des contributions, pillait et pressurait tout. Voici de quelle manière il s’y prenait : aussitôt son arrivée dans un endroit, on enfermait tous nos prisonniers dans des granges, les soldats russes prenaient leurs quartiers dans les maisons ; lui, avec sa femme, sa fille, sa nièce et ses petits enfants, prenait possession de la maison du propriétaire ; on nous logeait dans une autre à côté de lui. Aussitôt ses aides de camp et les officiers de sa suite couraient à leurs départements respectifs : l’un, suivi de quelques grenadiers, descendait dans les caves et enlevait tous les vins qui s’y trouvaient ; l’autre se rendait à l’écurie et prenait les meilleurs chevaux ; ceux-là couraient dans le bourg de maison en maison, pour prélever la contribution en argent imposée aux habitants ; ceux-ci fourraient les malheureux juifs dans des parcs à cochons, pour les forcer à avouer où étaient leurs trésors. Tandis que les officiers travaillaient avec cette activité, le général, suivi des dames, parcourait les appartements du seigneur de l’endroit, et là, avec des plaisanteries piquantes, de petites méchancetés spirituelles, le tout accompagné de rires immodérés, les messieurs et les dames détachaient glaces, tableaux, estampes, enlevaient livres, meubles, ornements, en un mot, faisaient maison nette[2].

Une demi-heure avant diner, les officiers ravageurs venaient présenter leurs rapports. C’étaient tant et tant de tonneaux, tant de douzaines de bouteilles de vin, tant d’étalons, de juments, tant de milliers de, florins en argent. Si la récolte était bonne, comme c’était la plupart du temps le cas, le général riait, se frottait les mains, et disait : « Oczen choroszo,  » c’est très-bien, c’est très-bien. Il se mettait à table de bonne humeur en répétant toujours son « Oczen choroszo, oczen choroszo. ».

Aussitôt après dîner, il se couchait et dormait très-bien, ainsi que ses dames, car le proverbe : Le remords ne dort pas, se trouvait là en défaut. Ces monstres, gorgés de rapines et de viandes, dormaient comme s’ils n’avaient eu rien à se reprocher ; aussi le dernier degré du crime est-il d’être à l’épreuve du remords. Vers le soleil couchant, le cliquetis des tasses et des cuillers à thé les réveillait tous ; aussitôt ils se mettaient à boire de grandes tasses de Czaï ou thé. Outre les petits pains, gâteaux, confitures, etc., on leur apportait sur des grands plateaux d’argent des raisins, des amandes, des figues sèches, le tout enlevé des boutiques des malheureux juifs. Ils mangeaient, jouaient aux cartes, jusqu’à l’heure du souper. Pendant toute notre marche à travers la Pologne, c’était là le train ordinaire de leur vie.

Ces orgies faisaient un triste contraste avec nos souffrances et notre malheureuse position. Quatre officiers et trois grenadiers se relevaient tour à tour et ne nous perdaient jamais de vue. Je m’aperçus que le général Kosciuszko qui, les premiers jours après le combat, appuyé sur un homme, pouvait marcher assez bien, perdit tout à coup l’usage de ses jambes, et hors de la voiture cette défaillance était d’autant plus étonnante que sa blessure à la tête se guérissait à vue d’œil, et les coups de pique dans le dos paraissaient aussi presque guéris et fermés. Quant à moi, quoique ma blessure ne parût pas dangereuse, je souffrais des tourments inouïs, par suite de l’ignorance du chirurgien, qui négligea de me saigner, et à cause de la quantité de nerfs qui furent déchirés par la balle. Mes douleurs n’étaient pas dans l’endroit lésé par le coup de feu, mais dans la paume de la main ; j’y sentais des brûlures insupportables. Tout mon bras, l’épaule et la main, enflèrent prodigieusement ; la douleur m’empêchait de dormir. Quelles nuits ! Couché sur la paille, dans une chambre éclairée par une seule chandelle, je poussais de longs gémissements, et n’avais pour toute consolation, pour tout secours qu’un vieux grenadier qui, assis sur une chaise, au pied de mon lit, me regardait tranquillement ; quelquefois cependant, touché de mes souffrances ou excédé de mes cris, il se levait et allait appeler le chirurgien en second ; celui-ci arrivait avec une casserole en main, y mettait du pain et de l’eau, les faisait bouillir ensemble, en préparait un cataplasme, et m’en enveloppait la main. Un remède plus ingénieux qu’inventa mon habile chirurgien-major, ce fut de baigner ma main dans de l’eau chaude ; mais tout cela ne diminuait pas mes souffrances. Il en fut tellement impatienté, qu’il parla de me couper le bras, et il aurait peut-être tranché la difficulté de cette manière, si, heureusement, M. Megnau, Français et chirurgien-major dans notre armée, ne fût arrivé à Radzyn avec un passe-port russe ; le Conseil National de Varsovie nous l’avait envoyé exprès. Il me fit saigner, me prescrivit des remèdes qui, au moins, diminuèrent mes douleurs. Ce ne fut pas le seul service que cet excellent homme me rendit : mon ami Mostowski le chargea pour moi d’une provision de charpie, de taffetas noir pour porter mon bras en écharpe, et de quelques livres ; c’étaient les Vies des hommes illustres de Plutarque et un Horace. Il ne fut point permis à M. Megnau de rester avec nous ; le lendemain matin, il fut obligé de repartir pour Varsovie.

A quelque distance de Wlodawa, sur le Bug, nous nous arrêtâmes un jour pour nous reposer. Sachant que ma sœur, Mme Dunin, demeurait à quelques lieues de là, je priai Chruszczew d’envoyer un Cosaque avec un mot de moi, pour l’engager à venir me voir. Comme il avait été en garnison dans ma province, qu’il connaissait très-bien ma famille et en avait reçu des politesses, il n’y fit aucune difficulté. Ma sœur arriva vers le soir, accompagnée de son époux et de ses deux enfants. Ayant consacré tout mon temps aux affaires publiques, je ne l’avais point encore vue depuis son mariage. On conçoit facilement l’émotion, l’attendrissement que nous causa notre entrevue. Quelques années auparavant, ni moi, ni elle, nous ne prévoyions guère de nous rencontrer dans un moment aussi déplorable. Elle voulait panser ma plaie ; mais, la sachant enceinte, je ne le lui permis pas. Elle m’apporta un lit complet, dont je ne pus prendre que deux oreillers et quelques draps ; elle voulait me donner de l’argent, mais, prisonnier, j’en avais moins besoin qu’elle ; je la conjurai donc de ne pas insister auprès de moi sur ce point. Les officiers étaient toujours présents à nos conversations ; nous causâmes cependant beaucoup de notre famille et de nos affaires. Son mari était un bel homme et qui plus est, bon époux ; ses enfants, l’un ayant à peu près six ans et l’autre quatre, étaient beaux comme des amours. Ayant passé le reste de la journée ensemble, nous nous quittâmes, hélas ! peut-être pour jamais. Deux jours après, mon cousin Stanislas m’écrivit sous l’enveloppe de Chruszczew : il me mandait que mes frères avaient fui, que dans la terreur et la ruine générale, il ne pouvait trouver à emprunter que cinquante ducats qu’il m’envoyait. Il me promettait en outre d’employer tous les moyens pour obtenir mon élargissement. Je savais d’avance combien ses efforts seraient vains.

Notre marche jusqu’à Zaslaw, où nous nous séparâmes de Chruszczew, dura plus de quatre semaines ; on nous faisait partir à huit heures du matin ; nous faisions à peu près six lieues et arrivions à trois heures pour dîner et coucher. Chacune de nos voitures était précédée et suivie d’un détachement de cavalerie ; l’armée et les autres prisonniers arrivaient à peu près trois heures après nous. Lorsque nous entrâmes dans la Volhynie, province enlevée à la Pologne par le second partage, et qui n’avait pris aucune part à la dernière révolution, nous n’y trouvâmes que les traces des ravages de la campagne de 1792. Les seigneurs et les propriétaires restaient dans leurs maisons. Chruszczew, qui tous les jours recevait des courriers de Suwarow et de Fersen, avec des ordres et des instructions y apprit que le bruit s’était généralement répandu dans le pays, que le véritable général Kosciuszko s’était échappé du combat, et que les Russes, pour jeter la terreur et décourager les patriotes, lui avaient substitué un autre prisonnier qu’ils promenaient entouré de leurs deux mille hommes. Pour faire cesser ces rapports et désabuser le public, aussitôt que nous nous arrêtions dans un endroit, Chruszczew faisait chercher le seigneur du lieu, ou les principaux habitants de la ville ou du bourg, et les menait dans la chambre du général Kosciuszko pour le leur faire voir, les assurer de son existence et de l’état désespéré dans lequel il se trouvait. Ces entrevues étaient de part et d’autre bien tristes, souvent même accompagnées de larmes. Nous ne pouvions rien nous dire que ce qui était permis en la présence de nos satellites. Jusqu’alors on avait vu des hommes montrer en spectacle des bêtes féroces ; ici c’était une bête féroce qui montrait un homme.

A Ostrog, une des principales villes de la Volhynie, nous trouvâmes une forte garnison russe, commandée par le général Razumowski, frère de celui que j’ai connu ambassadeur à Naples et à Vienne, et qui fut éloigné de la Russie pour quelques privautés qu’il s’était permises avec la princesse de Darmstadt, première femme du grand-duc Paul Petrowitz. Tous les deux étaient les neveux du fameux hetman des Cosaques, amant et époux de l’impératrice Élisabeth. Razumowski, dont je parle, avait des manières polies, et, qui plus est, il avait de l’humanité. On nous logea dans un grand couvent des ex-jésuites ; il vint nous voir, nous envoya un bon souper, et nous invita le lendemain à dîner. Malgré l’opium qu’on me donnait en fortes doses, je passai la nuit dans l’insomnie et la douleur, et ce ne fut que vers le soir, accompagné de mes argus, que je fus en état de rendre ma visite. Je trouvai la maison de Razumowski remplie de monde, c’est-à-dire de beaucoup de Russes et de peu de Polonais. Dans le nombre de ces derniers était madame Poupart, femme d’un ci-devant général au service de Pologne, et qui depuis le partage avait passé à celui de Russie. Elle avait avec elle sa sœur, mademoiselle Kamienska ; toutes les deux étaient des personnes belles et sensibles. Les larmes que ces dames versaient sur notre état, furent une des plus douces consolations que nous goûtâmes depuis notre captivité. Notre gouverneur, le major Titow, bête s’il en fut jamais, fut tellement épris des charmes de nos belles Polonaises, qu’il me dit gravement : « Vos dames sont presque aussi jolies que celles de Tobolsk. » — « Oh ! vous voulez nous flatter, lui répondis-je. » — « Non, reprit-il ; seulement les nôtres ont le pied plus beau et plus gras. » Ce fut chez ce général Razumowski que j’ai entendu pour la première fois la fameuse musique de cors, appelée Roghi. L’orchestre, quand il est au complet, consiste en soixante musiciens ; qu’on se figure un orgue entièrement décomposé et dont chaque tuyau serait enflé séparément par un homme, chaque musicien n’y joue qu’une seule note. Quelle précision, quelle attention extraordinaire ne faut-il pas, surtout dans les allégros, pour produire un ensemble satisfaisant ! Cependant cet ensemble se trouvait dans cette musique, grâce sans doute au pouvoir magique du bâton !

Nous restâmes deux jours à nous reposer à Ostrog. Le matin de notre départ, lorsque, après une nuit blanche, j’étais couché encore dans mon lit, j’entendis dans le corridor du couvent où nous logions un bruit pareil à celui qu’on fait quand on bat un habit pour l’épousseter ; ce bruit me paraissait cependant plus fort, et les voûtes gothiques du couvent en retentissaient déjà depuis une demi-heure, quand le major Fischer, aide de camp du général et notre compagnon d’infortune, entra dans ma chambre. « Quel est, lui dis-je, le domestique si infatigable et si soigneux pour les habits de son maître, qui les bat depuis une demi-heure ? » — « De quel domestique parlez-vous ? me répond Fischer ; ce n’est pas un habit, c’est Xénophon, notre chirurgien en second, que deux caporaux, par ordre du major Titow, arrangent de cette manière. » — « Ô Xénophon ! m’écriai-je, ô retraite des Dix mille ! ô noble art de la chirurgie ! comme vous êtes traités ! » Le major Titow riait jusqu’aux larmes de mon étonnement dans cette circonstance. Lors-que je lui demandai ce qu’avait fait Xénophon pour mériter une punition aussi dure : — « Pas grand’chose, me dit-il ; mais comme il y a longtemps qu’il n’a pas été battu, je l’ai fait rosser pour le tenir en haleine. Autrement il n’y aurait pas moyen de vivre avec ces gens-là. » — J’ai cru que le pauvre diable, après une épreuve pareille, ne pourrait remuer bras ni jambes au moins pendant un mois ; mais quelle fut ma surprise, lorsque, après notre départ du gîte, je vis M. Xénophon marchant très-gaiement, sifflant comme s’il n’était de rien !

Quelques jours après, nous arrivâmes à Zaslaw, petite ville avec un beau château, appartenant au prince Janusz Sanguszko. Nous logeâmes dans l’auberge. Chruszczew et toute sa famille, sans autre cérémonie, descendirent chez le seigneur du lieu. La princesse nous envoya son maître d’hôtel pour demander ce que nous désirions qu’on nous servît ; et pendant trois jours que nous restâmes à Zaslaw, elle nous envoyait à déjeuner, à dîner et à souper. La princesse Joseph Lubomirska demeurant à peu près à vingt lieues de là, nous envoya son jeune fils avec quelques habits et des livres. Madame Czacka, née princesse Sanguszko, trouva aussi le moyen de me faire parvenir une lettre touchante et pleine d’amitié. Hélas ! ce fut la dernière fois que nous communiquâmes avec nos compatriotes, et que nous reçûmes des preuves de leur généreux et compatissant intérêt ! Nous touchions à l’heure fatale qui devait nous séparer du reste de l’univers.

Ce fut, si je ne me trompe, le 17 novembre qu’arriva à Zaslaw le courrier de Suwarow avec la nouvelle de l’assaut de Praga, de la capitulation de Varsovie et des horreurs que les Russes avaient commises de sang-froid dans ce malheureux faubourg de notre capitale. Le même courrier était encore porteur de dépêches et d’instructions secrètes par rapport à nous. Nous nous en doutâmes par les chuchotements de Titow et de ses officiers, par les allées et les venues entre eux et Chruszczew, et surtout par une conférence secrète qu’ils tinrent, pendant plus d’une heure, enfermés dans leur chambre. Nous n’en apprîmes autre chose, pour le moment, sinon que les généraux, officiers et soldats prisonniers, qui jusqu’à présent marchaient avec nous, devaient continuer leur route avec Chruszczew, et que le général Kosciuszko, le major Fischer et moi, sous la conduite de Titow, de quatre officiers, et d’une escorte de cavalerie qui devait se relayer en chemin, serions conduits, en poste, vers un autre endroit. On ne nous disait pas où, et nous nous perdions là-dessus en conjectures. Tantôt nous pensions que ce serait dans quelque province au fond de l’empire, où l’on nous donnerait une ville pour prison ; tantôt que ce serait au Kamtchatka, où nous chasserions la martre et la zibeline ; enfin, nous imaginions tout, excepté le cruel traitement qu’on nous préparait. Vers le soir, Chruszczew m’envoya dire que la princesse Sanguszko désirait me voir et me faire ses adieux ; aussitôt, accompagné de Titow, je me rendis au château. La bonne princesse, dont l’amour de la patrie ne s’étendait pas plus loin qu’à la limite de ses terres, toute dévouée aux Russes et confidente de leurs pensées les plus secrètes, me prit à part, et, après des consolations très-douloureuses sur ma situation, me dit : que mon sort était entre mes mains ; que je pouvais choisir entre les récompenses les plus brillantes et le traitement le plus sévère ; que tout dépendait de ma candeur à dévoiler tous les secrets de la dernière révolution et les noms de tous ses agents. « Notre révolution, lui dis-je, n’a point eu de secrets ; la Pologne a été dévastée, saccagée, pillée, démembrée ; nous avons fait un dernier effort pour la sauver, il a été malheureux ; mais du moins la honte d’un lâche abandon lui a été épargnée. Les noms de ceux qui y ont agi sont connus, et la vengeance n’aura pas beaucoup de peine à choisir et à frapper ses victimes. S’il est enfin des citoyens qui, sans être connus, ont aidé la cause commune de leurs soins et de leur fortune, croyez que la menace de la mort même ne me forcerait pas à trahir leurs noms. » — « Je vous plains, Monsieur. » — « Vous êtes mille fois trop bonne, Madame. » C’est ainsi que finit cette conversation et cette visite. J’ai oublié de dire qu’en allant tête à tête avec Titow au château, il me dit : « Diable ! je ne croyais jamais qu’on vous enverrait dans un si bon endroit. » Il ne voulut pas s’expliquer davantage, et moi et Fischer de conjecturer que ce serait à Nowgorod, Casan, Astracan, en un mot, dans quelque grande ville de l’empire, l’usage où l’on était de n’envoyer jamais les prisonniers à Pétersbourg nous empêchant de songer une seule fois à cette capitale.

Nous devions partir le lendemain à la pointe du jour ; le reste de la soirée se passa à faire nos paquets et nos préparatifs. Le lendemain, on nous éveilla avant le jour ; il tomba de la neige et fit un froid que nous n’avions pas encore éprouvé dans cette saison. Les généraux Sierakowski, mon compagnon de collège Kaminsky, Kniaziewicz, le brigadier Kopec et plusieurs autres officiers vinrent nous faire leurs derniers adieux. Quel moment ! quelle séparation ! Nos cœurs semblaient nous présager que nous ne devions jamais nous revoir. Il fallut enfin s’arracher de leurs embrassements et partir.

Titow, avec deux officiers, moi et Fischer, nous fûmes placés dans une voiture ; le général Kosciuszko avec le chirurgien-major, dans une autre ; des vieux grenadiers derrière nous ; deux autres officiers dans une kibitka, le tout précédé et suivi par des détachements de cavalerie. Le jour n’avait pas encore paru ; la neige mêlée de grêle frappait contre les glaces de la voiture ; on ne pouvait pas distinguer les objets ; les chemins, raboteux et à demi gelés, faisaient enfoncer les chevaux et arrêter les voitures à chaque pas. Il faisait un froid humide et perçant ; je souffrais de ma plaie, mais plus encore des idées affligeantes qui accablaient mon esprit. Jusqu’à présent, nous avions au moins la satisfaction d’être avec nos compatriotes ; et, quoiqu’une libre communication nous fût interdite, nous pouvions au moins nous voir de temps à autre, nous dire de ces mots indifférents pour les autres, mais pour nous d’un grand intérêt. En route, au nombre de ceux qui venaient ou que l’on envoyait pour nous voir, nous rencontrions d’anciennes connaissances, des amis, des âmes compatissantes ; maintenant, entourés de geôliers, séparés à jamais de tout ce qui nous était cher, sûrs d’un sort cruel, incertains seulement sur le genre de tourments qu’on nous destinait, avec l’idée déchirante que c’en était fait ppur toujours de notre patrie, ayant devant les yeux le spectacle affreux des horreurs récentes commises à Praga, celui de la proscription de nos parents et amis, de la confiscation de nos biens ; accablés, dis-je, de toutes ces tristes pensées, nous avancions, dans un morne silence. Titow et les siens, jusqu’alors souples et montrant quelque apparence de civilité, prirent tout à coup un air d’autorité et de réserve, soit en vertu de nouvelles instructions qu’ils venaient de recevoir, soit, et ce qui est plus probable, en ne voyant plus de supérieur au-dessus d’eux. Le caractère de notre geôlier en chef était un composé d’ignorance, de présomption et de cruauté ; on le disait brave devant l’ennemi, mais certes il était encore plus menteur et plus voleur que brave. Ses compagnons étaient, le capitaine Ostafi Ostaficz Udom, fourbe, mais à manières beaucoup plus douces que les autres ; Zmiesvskiy, impertinent, fou et ivrogne ; Mitrowski, bon diable tout à fait ; enfin le jeune lieutenant Karpen, délié, faux, et se couvrant d’un certain vernis d’éducation un peu plus soignée : tels étaient les personnages qui ne nous quittaient ni le jour ni la nuit. Un d’entre eux, Udom, était parti en cachette pour Varsovie ; il devait y voir ses protecteurs, entre autres la veuve du kniaz Gagarin, tué pendant la révolution, s’équiper de pied en cap, et amener à Titow sa maîtresse, que celui-ci avait laissée dans notre capitale lorsque les Russes en furent chassés. Udom se proposait de nous rattraper en chemin, au bout de deux semaines. Je profitai de cette occasion pour écrire à mon neveu Boryslawski de m’envoyer, par ce moyen, quelques chemises et habits, ainsi qu’un écrin avec mes antiques et 200 ducats en or qui se trouvaient dans ma cassette. Udom n’ayant pas pu nous rejoindre aussitôt qu’il espérait, nous fûmes livrés, en attendant et sans merci, à tous les caprices et à toutes les violences de Titow. Fersen, en nous remettant entre ses mains, lui fit compter 1000 ducats pour nos frais de voyage ; mais tout le temps que nous voyagions en Pologne, il ne payait jamais rien ; et entrés dans les provinces démembrées par la Russie, à chaque poste, à chaque gîte, c’étaient de nouvelles querelles et de nouveaux combats ; à peine finissait-il par solder la moitié de notre dépense, tandis que tout ce dont nous avions besoin se trouvait couché sur ses comptes, et à un prix exorbitant. Voilà de quelle manière les officiers russes satisfont leur cupidité. Titow, sans aucune pudeur, nous disait fréquemment qu’il se faisait un petit fonds d’épargne sur notre nécessaire, pour s’en donner bientôt avec ses maîtresses. Non loin de Brody, encore en présence de Chruszczew et de cinquante autres officiers, il acheta chez les marchands de la Gallicie plusieurs pièces de toile fine, pour lui et ses compagnons, le tout payé de l’argent destiné à notre entretien.

Trois jours après notre séparation avec Chruszrczew, nous arrivâmes à Miendzyboz, propriété du prince Adam Czartoryrski, maintenant confisquée et ruinée. Il y avait, non loin de là, un des plus beaux haras qu’on puisse voir. On venait d’y vendre tout à l’encan, et au prix le plus vil, pour le compte de l’impératrice. C’est à Miendzyboz[3] qu’était le quartier général des armées russes cantonnées dans les provinces polonaises nouvellement enlevées à la Pologne. Soltikoff y commandait en chef. Nous nous y arrêtâmes un jour et fûmes logés dans un couvent ; Soltikoff, sous prétexte d’indisposition, ne vint pas nous voir lui-même, mais il envoya son aide de camp, avec des compliments de condoléance, nous faisant dire : que nous devions avoir l’esprit en repos, que la clémence de sa souveraine était infinie, qu’en un mot, nous n’avions rien à craindre. À côté de toutes ces assurances, il donnait à Titow des instructions plus sévères que jamais. Il lui était ordonné d’envoyer tous les soirs un courrier avec un journal exact de tout ce que nous faisions, et non-seulement il devait rendre compte de notre santé, du chemin que nous aurions parcouru, de l’endroit où nous nous trouverions, mais encore de nos discours, de nos propos, de notre humeur, peut-être même de nos gestes. C’était une tâche bien effroyable pour notre cher Titow qui à peine savait lire ; en effet, comment concevoir, composer et mettre au net chaque jour un ouvrage de si longue haleine et d’un sujet aussi difficile ? Zmiewski et Karpen, qui avaient étudié dans les écoles de Moscou, furent appelés à rédiger ces sublimes compositions. C’était le soir que nos savants rédacteurs s’occupaient de leur ouvrage ; souvent les maisons où l’on nous logeait étaient si petites, qu’il n’y avait qu’un petit cabinet pour le général Kosciuszko et une autre chambre pour nous tous. Couché sur ma paille, je faisais semblant de dormir, et j’entendais parfaitement toutes les observations qu’ils faisaient sur nous, tous leurs débats sur le choix des mots et l’élégance du style. J’avoue que, malgré mes souffrances, j’étais souvent obligé de me cacher le visage avec mon manteau, de peur de laisser apercevoir le rire qu’excitait en moi leur bêtise.

Je ne sais si c’étaient tous ces travaux ou la longueur du chemin qui aigrissait tellement Titow ; mais toujours est-il qu’il devenait tous les jours plus insupportable et plus farouche. Son plus grand plaisir était de dire du mal de la Pologne ; et, tout prisonnier que j’étais, je ne le souffrais pas, lui reprochant en termes énergiques son injustice et son peu de délicatesse ; mais voyant enfin que disputer avec un barbare qui était le maître, se trouvait pour le moins inutile, je pris le parti de ne plus lui parler, de lire ou de garder le silence. Cela le mettait dans de terribles accès de colère ; car, à peine avait-il commencé ses invectives, que je prenais un livre et lisais comme si j’étais seul ; il continuait, et moi de lire avec encore plus d’attention. Piqué au vif, il ferma tous les volets en bois de la voiture pour m’ôter entièrement le jour ; heureusement il y avait un petit trou dans la planche par lequel passait un filet de lumière ; j’en approchais mon livre, et je lisais encore ; excédé enfin et presque en fureur de mon opiniâtreté, il voulut du moins se venger une fois, par une saillie pleine de sel et d’érudition, et me dit avec rage : « Vous avez beau étudier toujours, vous ne serez jamais aussi savant que Pygmalion. » — « Pygmalion un savant ! s’écria Fischer avec un éclat de rire. » — « Vous vous en étonnez ? dit le major ; voyez comme avec vos livres vous êtes ignorants ; vous ne savez donc pas que Pygmalion, de notre religion grecque, était si savant, qu’ayant chez lui une fille faite de marbre, il lui apprit à parler, à lire et à écrire. » — « Ah ! oui, oui, je me le rappelle maintenant, interrompit Fischer, c’était du temps de l’impératrice Anne !! »

Encore si notre cher major s’était contenté de ses caprices brutaux et de ses sarcasmes spirituels dans la voiture ; mais il exerçait aussi au dehors des cruautés continuelles. À peine arrivions-nous dans une auberge, à peine le maître du logis paraissait-il, qu’il était régalé d’une paire de soufflets suivis d’un torrent de gros mots et d’injures. Le postillon sortait-il avec ses chevaux, voilà qu’aussitôt le major, un grand fouet à la main, courait à lui, et tout le temps qu’il mettait à atteler, l’accablait de coups. Quand l’aubergiste avait eu le bonheur de se cacher, et que le postillon s’éloignait pour chercher quelque chose, Titow ne restait pas inactif : toujours armé de son fouet, il s’en servait contre les badauds et les enfants attroupés autour de la voiture ; et, lorsque ceux-là même étaient dispersés, il ne perdait pas son temps, mais battait les chevaux. Ce ne fut pas le moindre de nos tourments que d’être témoins journaliers de toutes ces cruautés. Hélas ! que de fois, pour prix de l’hospitalité, des attentions, de l’intérêt que des braves gens nous témoignaient, ils ne reçurent que des injures et des coups ! C’est vraiment au pied de la lettre que partout nos traces étaient marquées de sang et de larmes.

Cependant nous découvrions les cinq coupoles dorées de la basilique de Kiow ; mais on se garda bien de nous laisser traverser cette ancienne capitale de la Russie. Les ordres étaient de ne s’arrêter avec nous dans aucune grande ville, et de nous mener le plus incognito possible. Nous perdîmes au moins trois heures avant de pouvoir traverser le Dnieper ou Borysthène ; on nous conduisit ensuite de l’autre côté de ce fleuve, dans la maison d’un pope ou curé de village. Titow resta à Kiow et y passa toute la journée. Il y a sous la basilique de Kiow des catacombes ou souterrains, nommés en russe Pieczary ; soixante et dix corps de saints ou martyrs russes y tiennent leur résidence. Ces squelettes noirs et desséchés sont revêtus de riches habits pontificaux. Dans mon voyage de Kiow, en 1786, j’avais visité ces soi-disant reliques. Le concours du peuple y est prodigieux : c’est la Mecque des Russes ; et un Moscovite douterait de son salut, s’il n’en avait pas fait le pèlerinage au moins une fois dans sa vie. Le major avait trop d’esprit pour penser différemment ; aussi, hier, tout couvert du sang des malheureux qu’il avait battus, alla-t-il, le cœur contrit et le front humble, visiter les saints lieux. De retour, vers le soir, et tout rayonnant de joie, il racontait à ses camarades comme le cœur lui avait battu en s’approchant de ces cousins germains de l’Éternel, combien de fois il s’était prosterné, comme il avait prié, comme le prêtre avait ôté le bonnet de la tête d’un saint et l’avait mis sur la sienne, etc. ; et ses camarades d’écouter, de soupirer et d’envier son bonheur !

Le major nous amena des visiteurs : c’étaient deux généraux russes et un médecin français. Ce dernier, à en juger par ses manières et par ses connaissances, avait été à peine barbier dans son pays. La Russie fourmille de perruquiers et autres gens de cette espèce, venus de France, qui se font gouverneurs, médecins, secrétaires des premières maisons de Pétersbourg et de Moscou. Après le départ de ces messieurs, et au moment où nous nous y attendions le moins, arriva un courrier de Pétersbourg, envoyé par Alexis Nikolaiewicz Samoylow, grand procureur, ministre de l’intérieur et des affaires secrètes de l’impératrice. C’était le major Achmatow, soldat de fortune, plus ignorant encore, s’il est possible, que nos autres gardiens ensemble, mais au fond très-bon diable. Le cabinet russe craignant que Titow, ses officiers et grenadiers, ne fussent pas en état de garder suffisamment trois pauvres estropiés, envoya Achmatow pour être associé à l’empire de Titow. Ce partage de l’autorité suprême déplut beaucoup à ce dernier ; cependant, faux et dissimulé qu’il était, il cacha son mécontentement ; et comme Achmatow avait un caractère simple et bon, il prit bientôt un ascendant complet sur lui. L’arrivée de ce nouvel acteur sur la scène nous procura quelque relâche de grossièretés de la part de notre tyran. Bavard, accablant Achmatow de questions, Titow nous laissait maintenant pour la plupart du temps en repos ; quelquefois même en faisant semblant de lire, nous prêtions l’oreille à leur conversation. Dans la dernière guerre avec la Suède, Achmatow de simple caporal, devint major ; on lui donna même le commandement d’un petit vaisseau dont l’équipage n’était composé que de galériens et de bandits : il se distingua dans plusieurs combats. En racontant ses hauts faits, il cita une anecdote qui prouve bien ce que c’est que l’idée de l’honneur chez les Russes. « Dans la bataille de Swenske Sund, disait-il, j’étais assailli par deux galères suédoises ; après m’être bien défendu, et voyant qu’il me serait impossible de résister plus longtemps, je baissai pavillon comme pour me rendre ; et aussitôt que les Suédois, ne soupçonnant rien, s’approchèrent tout près de mon navire pour s’en emparer, je leur lâchai une bordée à mitraille qui leur tua beaucoup de monde ; je répétai deux fois cette finesse, et ils m’auraient indubitablement coulé bas, si, heureusement pour moi, une brise ne s’était élevée ; enfin, meilleur voilier qu’eux, je leur ai bientôt échappé. » Titow admira beaucoup ce trait de présence d’esprit et de finesse.

La guerre finie, Achmatow pour prix de ses exploits, fut nommé courrier de cabinet à l’intérieur avec le rang de major. Quiconque a beaucoup vu, a beaucoup à dire, dit le proverbe. Achmatow, en traîneau ou en kibitka, parcourait l’Asie, depuis la mer Glaciale jusqu’aux frontières de la Chine, sans se douter qu’il la parcourait ; car, lorsque je lui demandai si sur la ligne qui séparait l’Europe de l’Asie il y avait beaucoup de forts, il ouvrit de grands yeux, et me demanda ce que c’était que l’Asie. Une autre fois il me demanda combien de minutes il y avait dans une heure. Cependant il remplaçait son manque d’instruction par des connaissances dans un autre genre. Il nous racontait, par exemple, la manière dont on pêchait à Astracan la bieluga, poisson dont on fait le caviar ; il nous disait que ce poisson avait un quart de verste de long, et que, lorsqu’on le retirait de l’eau, il pleurait et priait lea pécheurs de le lâcher. Du reste, comme je l’ai déjà dit, c’était un très-brave homme et qui se conduisait fort bien envers nous. Quelques mois après, on l’a fait Gorodniczy, c’est-à-dire espèce de maire d’une petite ville en Asie.

Après deux jours de voyage, nous arrivâmes à Czernihow[4], capitale de la province de ce nom, qui, comme Kiow, appartenait à la Pologne, jusqu’à ce que Jean Sobieski, tout occupé de ses conquêtes sur les Turcs, l’eût définitivement cédée à la Russie. Les habitants de cette province ont gardé jusqu’à nos jours un attachement sincère pour leur ancienne patrie. Après dîner, deux vieux officiers nous apportèrent un plat chargé de fort belles pommes, et nous prièrent de les accepter. Nos gardiens s’étant écartés un instant, ils nous parlèrent polonais avec un intérêt qui nous toucha vivement. « Le sang polonais coule encore dans nos veines, disaient-ils. Nous plaignons sincèrement votre sort ; mais hélas !… » Titow survint et nous interrompit. Czernihow est une jolie petite ville. Les Russes excellent dans la construction en bois ; nulle part je n’ai vu des maisons aussi bien bâties ; on en a pour ainsi dire des manufactures. Dans les grandes villes comme Moscou, on trouve dans les marchés des maisons à vendre toutes faites ; vous emportez les pièces numérotées, et vous n’avez que la peine de les ajuster.

L’hiver ne nous permit pas de voir la fertilité et la beauté du pays ; c’est l’Ukraine, c’est la plus belle province de l’empire russe, riche en grains, pâturages, fruits, miel, et surtout en chevaux et en bétail. Le despotisme et l’éloignement des rivières navigables lui ôtent une partie de ses avantages sous le point de vue commercial. Ni ici ni sur toute notre route jusqu’à Pétersbourg, nous n’avons vu une seule pièce de monnaie d’argent. Il n’y avait que des billets de banque et des grosses pièces de cuivre de 5 kopeiks, dont nous emportions avec nous des sacs immenses, et que nous appelions, avec Fischer, les richesses de la nation.

Nous entrâmes ensuite dans la Russie blanche, province enlevée à la Pologne dans le premier partage de 1773. Depuis Homel, nous traversâmes une étendue de pays de vingt lieues qui avait appartenu autrefois au prince Radziwill, et que la magnanime Catherine avait confisquée : elle en a prit presque autant au grand général Oginski. La majeure partie de ces domaines resta au trésor ; quelques biens furent donnés à des Russes, entre autres à Romanzow. Nous traversâmes encore une fois le Dnieper à Mohilew, autrefois domaine royal, aujourd’hui siège du gouvernement de ce nom. En changeant de chevaux devant la maison de poste, nous vîmes une grande foule attroupée autour de notre voiture : c’était plutôt l’intérêt, la compassion, qu’une vaine curiosité qui l’amenait à nous voir. J’y remarquai un vieux Polonais portant l’habit national, et dont je n’oublierai jamais la figure. Il paraissait avoir soixante et dix ans ; il était grand, maigre ; il avait un nez aquilin, beaucoup de noblesse et de sensibilité dans les traits, et un regard où se peignait la sympathie la plus vive pour nous. Il garda longtemps le silence ; puis, ne pouvant plus contenir sa douleur, il courut vers nous en fondant en larmes, lorsque l’impitoyable major parut armé de son fouet, et le vieillard eut à peine le temps de s’éloigner. Le lendemain, nous couchâmes à Szklow : c’est une ville très-commerçante que le prince Czartoryski fut obligé de vendre, ainsi que les terres environnantes, à l’impératrice pour son favori Zoritz. Cet amant disgracié de Catherine y fait sa résidence, opprime les juifs et les chrétiens, et vit avec une ostentation que rien n’égale. Il y a fondé un petit corps de cadets, entretient un théâtre italien, voit un monde infini, boit, mange, joue, s’ennuie toujours, et est peut-être le plus malheureux des hommes. L’impératrice l’adorait : enflé de son bonheur, il eut l’imprudence de se brouiller avec Potemkin de tirer l’épée contre lui et de le poursuivre en présence même de la souveraine. L’ascendant de Potemkin sur l’esprit de Catherine se trouva plus puissant que n’étaient les charmes de sa maîtresse : Zoritz fut pour toujours exilé dans sa terre. Là, nageant dans l’opulence, plongé dans la débauche et le luxe, il soupire après les faveurs perdues, et, quoique l’impératrice ait vingt fois depuis changé d’amant, il se flatte toujours que son tour viendra encore, et cette idée tourmente et soutient également sa languissante existence.

Le hasard a voulu que Korsakow, successeur de Zoritz, et comme lui renvoyé au bout d’un an, reçût des terres confisquées à des Polonais, tout près de celles de son camarade de galanterie. Tous deux, monuments des vicissitudes de l’amour, il était naturel qu’ils vécussent dans la plus grande intimité. Zoritz se dérobe souvent à ses courtisans et court chez Korsakow, qui vit plus retiré. Là, enfermés, tête à tête, n’ayant pour témoin qu’un vase de punch, ils passent des nuits à médire des favoris présents, à parler de leur félicité passée, et à se communiquer des particularités et des anecdotes sur le boudoir de l’impératrice ; anecdotes assez nombreuses, s’ils les écrivaient, pour faire un gros supplément aux amours des douze Césars.

Ce fut, je crois, entre Orsza et Witebsk que le capitaine Udom nous rejoignit de son voyage secret à Varsovie, Nous l’attendions tous avec impatience, quoique par des motifs différents. L’espoir de recevoir des secours et des nouvelles des nôtres, l’idée que ses remontrances modéreraient Titow dans ses cruautés, nous faisaient désirer ardemment son retour. Le major, de son côté, comptait tous les instants qui devaient lui ramener sa Yewuszka, l’objet de son amour, de son estime et de toute sa tendresse. Quels furent donc son étonnement, sa douleur, sa rage, lorsqu’il vit arriver Udom sans sa maîtresse, et lorsqu’il apprit de lui que sa chère Yewuszka, s’étant emparée de tous ses effets, avait décampé de Varsovie, on ne savait pas où ! Aussitôt le modèle de toutes les vertus, de toutes les grâces, fut chargé par notre major des épithètes les plus infâmes. « Oh ! si je la tenais, s’écriait-il, en agitant son terrible fouet, comme je la battrais ! — comme je la battrais. » Et en prononçant ces paroles, il avait l’air de punir son infidèle, en appliquant des coups sur le sol de toutes ses forces. Udom le prit ensuite à part, et lui parla longtemps ; puis le major sortit de cette conférence troublé et rêveur. Nous apprîmes bientôt qu’Udom lui avait dit, que dans les auberges et maisons de poste où nous avions passé, on n’entendait que des plaintes contre lui, on ne voyait que des gens qu’il avait maltraités et battus ; que par conséquent, bien loin d’être récompensé, ce qu’il se promettait à Pétersbourg, pour ses services, il pourrait y encourir les punitions les plus sévères ; que les gouvernements où nous arrivions n’étaient pas comme les autres, que Romanzow et Repnin, tous deux connus par leur intégrité, leur amour pour la justice, y commandaient ; que s’il ne s’abstenait plus de sa rage de battre tout le monde, il pourrait s’attirer de vrais malheurs. « Qui sait, ajouta Udom, si à l’heure qu’il est, on n’a pas déjà porté des plaintes contre vous ? » Ces remontrances produisirent l’effet désiré ; et dès ce moment, nous ne vîmes plus Titow se servir de son fouet que fort rarement et avec discrétion ; il se borna, pour l’ordinaire, aux injures et aux blasphèmes. Udom m’apporta des lettres de Boryslawski, et du maréchal Potocki, qui, après avoir été décachetées et lues par le comité de nos gardiens, me furent remises. Boryslawski me spécifiait le peu de choses dont Udom voulut bien se charger. Je reçus un petit portemanteau avec un peu de linge et d’habits, mon écrin avec les antiques ; mais au lieu de deux cents ducats, Udom ne m’en remit que cent vingt. « J’ai dépensé le reste, disait-il, à équiper un peu le major Titow et moi-même. Nous vous rendrons cela dans la suite. »

En passant par Witebsk, nous vîmes sur la place un groupe de jeunes et robustes paysans, qui, à notre approche, ôtèrent leurs bonnets et nous offrirent l’étrange aspect de têtes dont une moitié était rasée et l’autre couverte de cheveux. C’étaient des conscrits destinés à l’armée ; on leur faisait cette opération, pour qu’en cas de désertion on pût les reconnaître plus facilement.

Sur toute cette route, nous logions quelquefois dans des petits palais en bois, construits exprès pour l’impératrice lors de son dernier voyage en Crimée. C’était une vraie féerie que tout ce voyage ; elle traînait avec elle toute sa cour, les favoris, les dames d’honneur, les ministres, les ambassadeurs ; mille chevaux l’attendaient à chaque relais, et partout où elle s’arrêtait, un palais tout meublé semblait sortir de terre pour la recevoir. Depuis ce temps, on permit quelquefois d’y loger ceux qui voyageaient par ordre de la cour. Hélas ! nous avions ce triste privilège, et les mêmes appartements, après avoir servi de demeure à celle sur qui la fortune a versé tous ses dons, donnèrent aussi l’asile aux malheureux plongés par elle dans un abîme de misères. On avait enlevé de ces maisons les meilleurs meubles ; on voyait cependant encore dans quelques-unes d’entre elles, la toilette de l’impératrice et sa chambre à coucher, avec une petite porte qui communiquait à celle de son favori. Il était impossible de voyager plus commodément. À Szklow, Zoritz, son ancien favori, lui ménagea une surprise tout à fait galante. L’impératrice descendit dans sa maison ; après souper, Zoritz la conduisit jusqu’à la porte de l’appartement qui lui était destiné. L’impératrice y entre ; mais quelle est sa surprise de se trouver dans ses propres appartements de Pétersbourg ! c’étaient les mêmes dimensions, les mêmes tapisseries, les mêmes meubles, les mêmes rideaux de lit. Il était impossible de prouver d’une manière plus galante, combien les souvenirs des lieux qui furent les témoins de son bonheur étaient profondément gravés dans son cœur. On dit que Catherine ne put résister à des attentions aussi délicates, et qu’elle en récompensa l’auteur d’une manière qui fit beaucoup de peine à Mamonow, favori en activité à cette époque-là.

À deux ou trois journées de distance de Witebsk, nous quittâmes la Russie blanche, province enlevée à la Pologne lors de son premier partage de 1772. Autant qu’en peut juger un prisonnier, qui ne voyait que les auberges et les chemins publics, je dois ici ce triste aveu à la vérité, que ce pays m’a paru avoir infiniment gagné, sous le point de vue de son état matériel, depuis le partage.

Dans tous les pays où j’avais voyagé, j’ai généralement observé que la différence entre un gouvernement absolu et une administration libre consistait en ce que, dans les pays soumis au premier, quelque malheureuse que puisse être la condition des individus, tout ce qui tient aux établissements publics, comme chemins, postes, voitures publiques, règlements de police, magasins, quelquefois même hôpitaux, et surtout la force armée, était tenu avec beaucoup d’ordre et surveillé avec une exactitude beaucoup plus sévère.

Dans les pays libres, au contraire, les habitants, jouissant de tous les avantages que les opprimés ne connaissent pas, et possédant le pouvoir de les tourner vers le plus grand bien de la société, semblent tous les jours confirmer le vieux proverbe qui dit que la propriété du public n’appartient à personne. Aussi, autant on trouve ces républicains heureux et dans l’aisance dans leur intérieur, autant on les voit négligents et pleins d’insouciance pour tout ce qui concerne les établissements publics, qui, d’ordinaire, vont chez eux comme il plaît à Dieu. Ce défaut me paraît provenir, d’abord, de la difficulté de faire entendre à la masse d’un peuple républicain, que l’ordre et l’obéissance ne sont pas du tout incompatibles avec une sage liberté ; en second lieu, du défaut d’esprit public, et de l’égoïsme avec lequel les républicains modernes jouissent de leur liberté : ce patriotisme, cet orgueil national, qui animaient les Grecs et les Romains, n’existent en quelque sorte plus de nos jours. Les Grecs et les Romains, dans les beaux temps de leur histoire, sobres et modestes dans leur vie privée, n’épargnaient ni efforts ni dépenses pour tout ce qui était d’utilité et de splendeur publiques : les ruines seules de leurs édifices nous étonnent encore. Le républicain moderne ne pense qu’à lui-même, il mange bien, il va au cabaret, il boit de l’eau-de-vie pour un dollar, en perd dix dans un combat de coqs ; et revenu chez lui, dès qu’on lui demande deux schellings pour la réparation d’un pont, crie aussitôt à l’oppression et jure que la liberté est perdue[5].

De tous les pays que j’ai vus jusqu’à présent, l’Angleterre est le seul où l’on a vu réunir les bienfaits inestimables de la liberté avec les avantages d’une administration énergique et nécessaire pour le bien de tous. Les Américains, par leurs lois, par leur situation géographique à l’abri des guerres qui déchirent l’Europe, jouissent d’une vie pure et paisible, mais ce n’est que parce qu’ils ne connaissent pas encore les raffinements des plaisirs, ni le tumulte des passions que ces plaisirs provoquent. Il faudra des siècles pour que l’accroissement de la population crée chez eux le luxe et les besoins factices, trace une ligne distincte entre le riche et le pauvre, et force un grand nombre de ces derniers à louer leurs bras à un bas prix ; ce n’est qu’alors que le superflu des bras employés pour acquérir le nécessaire sera tourné vers les objets de luxe et de magnificence. Les arts et les sciences embelliront les cités, feront naître des jouissances et des maux inconnus jusqu’à présent ; l’homme jouira et souffrira plus ; en sera-t-il plus heureux ? Je l’ignore.

Je reviens à mon triste journal. Après avoir quitté les anciennes frontières de la Pologne, nous entrâmes dans le gouvernement de Nowgorod, théâtre des exploits et des victoires de notre roi Étienne Batory ; il avait conquis toute cette province, pris d’assaut les forteresses de Wielikieluki, de Toropec, de Zawolocze ; etc., et aurait, en ce temps-là, pu conquérir tout cet empire, comme plus tard c’était le cas aussi sous Sigismond III, si le czar n’avait pas envoyé des ambassadeurs à Rome, offrant au pape Grégoire XIII d’abjurer le schisme et de se réunir à l’Église romaine, à condition qu’on engagerait le roi de Pologne à suspendre ses conquêtes. Batory, catholique plus zélé que bon politique, se laissa séduire par ces belles promesses ; il retira ses armées, et le czar, voyant le danger passé, retira sa parole et se moqua du roi et du pape : c’était, pour ainsi dire, la répétition de l’ancienne finesse des Paléologues, quand Constantinople était menacée par les Turcs. La province de Nowgorod est fertile, et quelques privilèges que l’impératrice a accordés à ses marchands, y ont ramené le commerce. Nous couchions souvent chez ces marchands, qui, avec leurs grandes barbes et leurs habits à l’asiatique, parcourent l’immense étendue de pays, depuis les frontières de la Chine jusqu’à la Pologne et même jusqu’à Leipzig, Francfort, etc. Une image de saint Nicolas, recouverte d’une robe d’argent massif, faisait tout de suite voir l’opulence du propriétaire. Cette image est le dieu pénate ou le fétiche des Russes, saint Nicolas vient chez eux tout de suite après l’impératrice et immédiatement avant le Père éternel ; à peine un Russe entre-t-il dans l’appartement, qu’il se tourne vers l’image et l’adore en se baissant profondément et en faisant neuf signes de croix. Ils portent cette image dans leurs camps et même sur leurs vaisseaux de guerre. J’ai vu à Abo, chez un Suédois, chef d’escadre, un pareil saint Nicolas en froc d’argent pris sur un chebec russe.

On ne nous cacha plus que nous allions à Pétersbourg. À mesure que nous avancions vers la capitale, les courriers se croisaient plus rapidement ; les conférences, les chuchotements entre nos geôliers devenaient plus fréquents. Titow, soit par malice, soit par ignorance, ne nous parla que de la clémence et de la générosité avec lesquelles nous allions être accueillis et traités. Une dépêche qu’il reçut en notre présence, détruisit le peu de foi que nous pouvions ajouter à ses paroles, car l’adresse, écrite en gros caractères, contenait ces mots : Au chef d’escorte conduisant le rebelle Kosciuszko et autres. C’est ainsi qu’on qualifiait des citoyens d’une nation libre et indépendante, et qui n’avaient pris les armes que pour se soustraire à l’usurpation, à l’oppression, à la tyrannie la plus atroce.

Cependant, malgré notre état de santé, malgré la rigueur de l’hiver, le major voulant au plus vite se débarrasser de son fardeau et jouir des délices de la capitale, hâtait, précipitait sa marche. Il nous faisait lever à quatre heures du matin, nous donnait une tasse de café, et nous emballait dans la voiture. Je n’oublierai jamais ces voyages nocturnes ; le chemin n’était éclairé que par la blancheur de la neige sur laquelle l’aurore boréale se réfléchissait quelquefois en un rouge de sang. Nous traversions des forêts immenses ; les ténèbres, un silence morne, enveloppaient la nature ; nos gardes dormaient ; nous seuls veillions plongés dans la tristesse, accablés de chagrins, de regrets et d’inquiétudes. De temps en temps, le bruit des branches de sapin, qui, surchargées du poids de la neige, se cassaient et tombaient avec fracas, éveillait le major ; alors, pour calmer sa frayeur et se rassoupir de nouveau, il ordonnait aux postillons de chanter. Il n’y a peut-être pas de peuple qui ait plus de disposition pour la musique et qui l’aime autant que les Russes. Rien de plus mélancolique, de plus touchant que leurs airs et l’expression avec laquelle ils les chantent : il semblait que leur esclavage, le malheur de leur condition s’exhalaient dans leurs sons plaintifs. Ces accents de douleur étaient bien conformes à ma situation ; aussi j’en ai été souvent attendri jusqu’aux larmes.

Le pays autour de la capitale n’est ni mieux peuplé, ni mieux cultivé que celui des provinces par lesquelles nous avions passé ; et ce n’est pas une des moindres singularités de ce monstrueux empire, qu’à mesure que l’on approche de la métropole, la langue russe se perd et le peuple ne parle que finnois. Le premier endroit qui nous frappa auprès de Pétersbourg, fut Gatchina, maison de plaisance du grand-duc Paul Petrowicz, aujourd’hui empereur. Sa résidence continuelle dans ce village en avait fait un bourg tout à fait dans le goût allemand. Le château y est bâti dans le style gothique ; il n’est cependant pas plus vieux que la monarchie, c’est-à-dire qu’il ne date même pas de cent ans. Arrêtés à la barrière, nous fûmes bien surpris de voir un sergent prussien venir nous questionner ; il avait un bonnet de grenadier pointu, des guêtres bien ajustées, une hallebarde, enfin tout l’attirail d’un soldat de Frédéric II ; il appartenait à la petite armée du grand-duc à qui Catherine, pour dédommagement d’un sceptre ravi, permettait de tourmenter à son gré une centaine de malheureux habillés à la prussienne.

Enfin, vers les trois heures de l’après-midi, nous nous arrêtâmes à la grande auberge de Carskoe Selo, le Versailles de Russie, où pendant l’été, c’est-à-dire pendant deux mois, réside ordinairement l’impératrice. C’est là qu’elle dépose l’éclat du diadème, désire qu’on le croie, et s’imagine peut-être elle-même qu’elle n’est qu’une bonne femme de campagne. Cependant, avec sa cloche de carton et de taffetas noir, son mantelet simple, sa canne et son parasol, cette bonne campagnarde, tout en surveillant ses choux et ses navets, signe des arrêts de proscription, de confiscations et d’exil en Sibérie. Nous ne vîmes de Carskoe Selo qu’autant qu’on en peut voir par la fenêtre de l’auberge : une partie du château, et une espèce d’arc de triomphe élevé au favori Orlow, lorsqu’il avait risqué ses jours si précieux, en allant donner des ordres à Moscou pendant la peste. Tout auprès est le village de Sofijskoy. C’est là que l’impératrice fait faire des expériences d’agriculture et des essais sur les productions que le climat permet de cultiver.

Nous passâmes dans cette auberge près de trois heures ; enfin nous vîmes arriver Achmatow, qui conféra aussitôt avec Titow, puis repartit, et nous le suivîmes au pas, une demi-heure après. Il est d’usage en Russie que les voitures de poste aient une petite cloche attachée au timon, pour que le bruit qu’elle fait prévienne les autres voyageurs de lui faire place ; ici, pour la première fois, on détacha cette cloche, et nous avançâmes lentement par une avenue bordée de bouleaux. Après avoir dépassé la barrière, on a encore quelques verstes à faire avant d’entrer dans la ville. Je m’aperçus qu’on nous faisait faire un circuit, qu’on tournait à droite et à gauche, et qu’on choisissait les rues les moins fréquentées. Tout cela était d’un bien mauvais augure. Enfin, la voiture s’arrêta tout à coup. Il faisait déjà nuit obscure. J’entendis un groupe de personnes se parler à l’oreille, et autant que j’ai pu distinguer dans l’obscurité, elles étaient vêtues de grosses fourrures avec de grands bonnets pareils, qui leur couvraient presque le visage. Cette conférence dura un gros quart d’heure, qui me parut un siècle. La voiture s’ouvre enfin, on me dit de descendre ; je serre la main à Fischer et lui fais mes adieux. Aussitôt que j’eus mis pied à terre, deux de ces hommes affublés de fourrures me prirent sous les bras en me serrant de près, et presque aussitôt j’entendis le bruit sourd et imposant d’un fleuve qui charriait de gros blocs de glace. Après avoir fait une cinquantaine de pas, on me fit entrer dans une barque toute couverte ; mes deux gardiens me placent sur un banc et me tiennent toujours sous les bras ; deux autres se placent à mes pieds. Les bateliers rament en silence ; je ne vois rien, je n’entends que les craquements des glaçons charriés par le fleuve que l’on traverse, et j’avoue que ces moments furent pour moi bien cruels ; car tout ce mystère, ce silence, ces horribles précautions, ne m’annonçaient que trop que j’étais envisagé comme un criminel d’État, honoré d’une haine particulière de l’impératrice, par les ordres de laquelle on agissait ainsi sans nul doute. Je m’efforçai de m’armer de tout mon courage ; et tout le temps de la traversée j’eus dans l’esprit le Justum et tenacem d’Horace. Mais le poète romain, en nous recommandant la fermeté, chantait ses beaux vers tout à son aise dans sa charmante campagne de Sabine, couché mollement sur un sopha, auprès de sa chère Lalage. Accablé comme moi de chaînes, au moment d’être jeté peut-être pour toujours dans un cachot, les aurait-il faits ? — J’en doute. — Au bout d’une demi-heure, la barque toucha au rivage et je me trouvai au pied d’une muraille qui formait le flanc d’un bastion. C’est donc dans une forteresse, me disais-je, que je vais être enfermé. Mes conducteurs me firent passer le long de cette muraille, puis par une cour spacieuse, en face d’un grand escalier éclairé. Tout y paraissait dans un grand mouvement. Des officiers civils et militaires, couverts de pelisses superbes, montaient et descendaient ; on me renvoya d’abord par un autre chemin, mais bientôt on me fit revenir sur mes pas, monter cet escalier, et je me trouvai dans une grande chambre remplie de monde ; j’y aperçus Fischer. Cette vue me redonna du courage ; peut-être, pensais-je, serons-nous ensemble, et la prison lions paraîtra d’autant moins horrible. Au bout d’un quart d’heure d’attente, nous vîmes paraître un homme de six pieds de haut, en habit de cour de velours violet, avec deux cordons pardessus, de droite à gauche et de gauche à droite, force ordres et décorations, des manchettes de dentelle superbe, une queue, et des grosses bottes fourrées. Malgré toute cette magnificence, un orgueil et une rudesse barbares perçaient dans les traits et les manières de ce personnage. C’était Alexandre-Nikolaiewicz Samoilow, neveu de Potemkin, procureur général ou ministre de l’intérieur et des affaires secrètes de l’impératrice. Il s’approcha de moi avec gravité, et, après une longue pause, me demanda en paroles lentes et mesurées : « En quelle qualité avez-vous été auprès du général Kosciuszko ? » — « En qualité d’ami et d’officier volontaire, » répondis-je. Un long silence s’ensuivit. J’étais couvert d’une pelisse ordinaire de peau de loup, mon bras en écharpe, mes cheveux en désordre. Voulant rompre ce silence, et renouer la conversation : « Je suis fâché, Monsieur, lui dis-je, de paraître devant vous dans un costume aussi peu convenable. » — « Ce n’est pas le moment d’être poli, » me répondit-il sèchement. J’allais lui dire que j’ignorais qu’il y avait des moments où des gens comme il faut étaient dispensés d’être polis, mais je me tus et je fis mieux. Sur un signe de sa part, mes conducteurs m’entourèrent et nous descendîmes l’escalier.

Nous traversâmes la grande place de la forteresse, sortîmes par une grande porte qui conduisait à un pont-levis joignant le fort avec les ouvrages extérieurs. Deux hautes murailles en flèche se prolongeaient de chaque côté, et présentaient au fond une longue maison en bois. La porte s’ouvre ; suivi de mes conducteurs, j’entre dans un long corridor éclairé par une seule chandelle ; je vois des deux côtés des petites portes gardées chacune par une sentinelle, aussi immobile qu’une statue. On me fait entrer dans celle qui était tout au fond, et je me trouve dans une cellule dont l’odeur et l’humidité annonçaient qu’elle avait été tout nouvellement recrépie. « C’est ici votre demeure, me dirent mes anges gardiens ; et, conformément aux règles de la maison, vous permettrez que nous vous fouillions. » — « Si c’est la règle, leur dis-je, je vais vous en épargner la peine ; » et aussitôt je sortis de mes poches deux rouleaux de ducats, ma montre, et quelques papiers sans importance ; ils prirent le tout, se retirèrent et laissèrent à leur place un caporal avec cinq soldats. Je jetai les yeux sur ma nouvelle habitation : c’était une petite chambre, pouvant avoir huit pieds de long sur huit pieds de large, avec une fenêtre garnie de grosses barres en fer, un poêle, un petit lit de bois avec un matelas, une chaise, et une petite table sur laquelle était un chandelier de bois avec un bout de chandelle. Je demandai à boire : on m’apporta de l’eau dans une écuelle de bois. Il était onze heures du soir, 10 décembre 1794, date qui sera certes à jamais présente à ma mémoire.


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  1. Dans toutes les révolutions qui ont agité depuis un siècle la Russie, c’était des gens marquants plutôt par le courage et un génie entreprenant, qu’illustrés par la naissance, qui disposaient des événements et étaient à la tête des partis.
    (Note de l’auteur.)
  2. On enlevait jusqu’aux joujoux des enfants, et dans le nombre des quarante chariots de Chruszczew, chargés de dépouilles, il y en avait un qui ne contenait que ces babioles. C’était un aspect assez grotesque que l’assemblage confus des chevaux de bois, des petites voitures, des châteaux de carton et de toutes sortes de poupées, entassés pêle-mêle les uns sur les autres. Le petit Ivan, fils cadet de Chruszczew, était, en fait de poupées, l’enfant le plus riche de l’univers ; aussi à l’âge de sept ans éprouvait-il tous les inconvéniens de la satiété. Quand on s’arrêtait quelque part, on lui étalait tous ces trésors ; il s’en amusait beaucoup pendant quelques instants, puis devenait bien vite fatigué de tout. Il prenait une poupée, puis une autre, puis une autre encore, les regardait, leur cassait bras, jambes et les jetait par terre. Il montait sur son cheval de bois, s’y balançait un moment, le quittait pour une trompette, et s’en dégoûtait de même. C’était un vrai petit Beaujon, dans sa maison des Champs-Élysées, au milieu de ses millions, de ses meubles précieux, de ses maîtresses, las de tout, fatigué du monde et de lui-même, et bâillant dans son berceau suspendu par des guirlandes de roses.
    (Note de l’auteur.)
  3. Le vaste domaine de Miendzyboz, en Volhynie, confisqué à la famille Czartoryski, sous l’impératrice Catherine, lui fut restitué depuis, et appartenait, en 1830, au prince Adam Czartoryski, qui le sacrifia de nouveau, ainsi que toute sa fortune, par suite de la part qu’il prit à la dernière révolution polonaise. La ville de Miendzyboz est remarquable par son château antique, que le prince fit restaurer pour y placer un gymnase. Le czar vient de destiner cette belle propriété à l’entretien de ses colonies militaires.
  4. C’est ici que j’ai vu pour la première fois changer le papier monnaie russe contre des espèces en cuivre. Ce sont de grosses pièces de 5 sous ou kopeiks. Rien de plus lourd et de plus embarrassant pour un voyageur. Dix roubles en cuivre prennent plus de place et pèsent plus que tout un bagage ; cependant il n’y a pas d’autre monnaie courante. Les billets perdaient 40 pour 100 (aujourd’hui ils en perdent 75 pour 100) quand on voulait les changer contre de l’argent.
    (Note de l’auteur.)
  5. Il ne sera peut-être pas inutile de rappeler ici au lecteur que ces remarques de Niemcewicz étaient écrites aux États-Unis, il y a de cela cinquante ans.