Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg/5

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V.

VIE DE PRISON.


Billet de Mostowski. — Toute espérance évanouie. — Rigueurs envers Niemcewicz. — Ses occupations. — Ses rêves. — Mostowski lui envoie des livres. — Anecdote. — On lui permet d’écrire. — Ses travaux littéraires. — La chère des prisonniers. — La santé de Niemcewicz s’altère. — Il joue à la balle. — Influence salutaire de cet exercice. — Il se lie avec les soldats. — Portrait de leur commandant. — Praporszczyk ou enseigne. — Ses barbaries. — Sort des malheureux soldats attachés à la garde des prisonniers. — Niemcewicz parvient à faire remettre par eux deux billets au général Kosciuszko.


Mostowski, en quittant notre cachot, m’avait promis d’employer le crédit de sa femme et de se servir de tous les moyens possibles pour me retirer au moins de la prison où j’étais et me faire transférer dans celle où il était lui-même. Huit ou dix jours après son départ, il m’envoya quelques livres. Avec quel empressement n’y cherchai-je pas le signe marqué par un petit point d’épingle, et quelle fut ma joie quand je l’eus trouvé ! Avec quelle impatience n’attendis-je pas le soir et ma chandelle, pour pouvoir déchiffrer ce qu’il m’avait écrit. La lumière tant désirée arriva enfin ; mon domestique , qui était du secret, amusait le soldat, et tandis que celui-ci me tournait le dos, j’enlevais adroitement la feuille marquée, je la repassais plusieurs fois au-dessus de la flamme. Les caractères rouges parurent ; mais, hélas ! ils ne m’apprirent que des nouvelles attristantes. Mon ami me mandait que sa femme, après beaucoup d’instances et de peines, avait obtenu la permission de le voir deux fois pendant un quart d’heure, mais toujours en présence de deux employés nommés ad hoc ; qu’il avait cependant trouvé moyen de lui écrire de temps en temps ; qu’elle avait travaillé avec tout le zèle dont l’amitié est capable, pour me retirer de la prison où j’étais, et adoucir ma position autant que possible ; mais qu’on lui avait répondu que, si mes crimes révolutionnaires n’étaient pas plus grands que ceux des autres prisonniers, ma haine personnelle contre l’impératrice, les discours outrageants que j’avais prononcés contre elle à la diète, mes propos satiriques sur le prince Potemkin et le favori d’aujourd’hui, mon acharnement enfin contre les Polonais attachés à la Russie, méritaient des rigueurs bien plus grandes encore que celles que j’éprouvais. Mostowski, de crainte de me chagriner trop, n’ajouta rien à ce que je viens de rapporter ; mais quand nous fûmes libres, il me dit que Samoilow, après avoir énuméré tous les griefs des Russes contre moi, prononça mon arrêt en ces mots : « Qu’on ne me parle plus de Niemcewic, car c’est gâter l’affaire de tous les Polonais, que de prononcer son nom devant l’impératrice. » Le billet de Mostowski m’affecta profondément ; j’y vis qu’il n’y avait plus d’espoir pour moi du vivant de ma persécutrice. L’événement a prouvé combien j’avais raison. Ma seule consolation était de songer que ces mêmes crimes pour lesquels on exerçait contre moi tant de rigueurs, étaient autant de titres à l’estime de tous les honnêtes gens. J’avais parlé contre elle avec aigreur et véhémence ; eh ! pouvais-je parler avec amour de celle qui, de gaieté de cœur, se plaisait à accabler ma patrie de tous les maux, et finit enfin par l’anéantir ! Pouvais-je aimer, pouvais-je flatter ses favoris, complices et souvent auteurs de toutes ces atrocités ! Représentant de la nation, pouvais-je ménager, ou plutôt ne devais-je pas poursuivre, avec toute l’indignation qu’inspire le crime, les traîtres opulents qui se joignaient ouvertement aux ennemis de ma patrie ! J’ai bien souffert, il est vrai, mais je suis tellement persuadé de la rectitude de ma conduite, que si les mêmes événements se représentaient encore, je n’en aurais point d’autre, non par obstination, mais parce qu’elle me paraît être la seule digne d’un honnête homme et d’un bon citoyen.

Soit qu’il y ait eu intention de relâcher les prisonniers polonais après quelque temps, soit un reste de compassion dans le cœur de nos gardiens, il est certain qu’on les flattait toujours l’idée de leur prochain élargissement. Moi seul je faisais exception sous ce rapport, et on paraissait vouloir m’ôter jusqu’à l’espérance. Je m’efforçai de m’armer de tout mon courage, je tâchai de remplir mon temps le mieux qu’il me fut possible. Mais, malgré tout cela, souvent mes heures se traînaient pesamment, paraissaient des siècles ; mes nuits surtout étaient cruelles ; nulle espèce d’exercice, un air lourd et mauvais, et, plus que tout cela, une agitation intérieure continuelle me privait presque constamment du sommeil. Couché sur mon matelas, je comptais tristement les heures et les quarts d’heure sonnés par les carillons de l’horloge de la forteresse ; cette musique me devenait insupportable ; j’aurais mille fois préféré le silence. L’été, les airs mélancoliques que chantaient les sentinelles sur les remparts, me plongeaient dans une douce tristesse ; mais les ronflements seuls de mon François et du caporal, dans toutes les saisons, m’auraient déjà empêché de dormir, quand même j’en aurais eu bien envie. Les autres prisonniers n’avaient qu’un soldat pour leur garde ; par une distinction fort flatteuse, on en avait doublé chez moi le nombre. Il est vrai que le caporal pouvait dormir, et que ce n’était que le soldat qui était obligé de veiller. Devenu plus familier avec mes gardes, je leur ai demandé pourquoi on me surveillait si rigoureusement, même la nuit, et quand la prison était fermée de tous côtés, « C’est pour que vous ne jouiez pas quelque tour à votre âme, » me répondirent-ils. Ah ! c’est dans le silence et l’obscurité des nuits que l’imagination d’un malheureux prisonnier travaille le plus ; tous les moyens naturels et possibles de s’échapper lui étant enlevés, il en souhaite et en désire d’impossibles. Que de fois dans ces cruelles insomnies, je soupirais après les temps des miracles et des fées ! Que de fois j’ai rêvé le pouvoir de me rendre invisible et de me transporter ainsi partout ! Avec ces moyens, comme j’aurais arrangé le plan de délivrer la Pologne, de nous rendre la liberté à nous-mêmes, et de punir cette abominable Catherine, de manière à lui rendre au centuple les maux qu’elle faisait éprouver à ma malheureuse patrie !

Vers le matin, la nature épuisée reprenait ses droits, et je dormais jusqu’à sept heures ; je faisais alors ma toilette, peignais ma barbe, la rafraîchissais souvent dans de l’eau froide, et déjeunais. Si c’était un jour où j’attendais des livres de mon ami Mostowski[1], avec quelle impatience ne me coUais-je pas contre ma fenêtre, pour voir passer le caporal qui pouvait m’apporter mon paquet. Cependant il fallait attendre deux ou trois heures, jusqu’à ce que le bas-officier en eût visité toutes les feuilles l’une après l’autre. Mais j’étais tranquille sur cet examen ; le petit point d’épingle était aussi invisible que les caractères en encre sympathique. Pour peu cependant qu’il y eût quelque chose d’écrit avec de l’encre ordinaire, le livre était retenu. Une fois, on me remit les œuvres complètes de Benardin de Saint-Pierre, excepté le premier volume ; j’insistais pour qu’on me le rendît ; on tergiversa. Deux, trois, quatre jours se passent ; point de livre. Enfin l’officier me l’apporte ; avant de le prendre, « Apprenez-moi, lui dis-je avec franchise, pourquoi vous m’avez retenu ce malheureux volume ? » — « Il y avait, me répondit-il, quelque chose d’écrit là-dessus ; et comme en ce cas mes ordres portent de ne pas vous donner un pareil livre, ne sachant pas déchiffrer ce qui y était écrit, je l’envoyai chez Alexandre Siemianowicz , inspecteur de la prison, qui, de nouveau trouvant la phrase écrite inintelligible, le porta chez le procureur général Samoilow, qui n’y entendit guère davantage ; ce qui augmenta ses soupçons. » Bref, le livre passa par les mains de différents grands personnages de l’empire, qui tous convinrent que la sentence devait être écrite dans une langue mystérieuse ; et comme à la fin on se souvint que le vieux évêque métropolitain de Pétersbourg était un savant philologue, on lui envoya l’écrit cabalistique ; et ce n’est que lui, enfin, qui prononça l’arrêt définitif en cette circonstance, à savoir, que les mots en question étaient écrits dans une langue connue, et qu’ils ne contenaient rien de dangereux pour l'auguste souveraine de toutes les Russies. Impatient de savoir ce qui avait donc pu intriguer si longtemps les savants et les grands personnages de l’empire, je prends le livre, je l’ouvre ; mais quelle est ma surprise de n’y trouver que ces mots : « Ex libris Stanislai Sokolnicki ! » Pour la première fois depuis que j’étais dans ce cachot, j’ai ri, et cela de bien bon cœur. Et voilà l’empire où, selon Voltaire, les arts et les sciences se sont réfugiés ! Je reviens à mon triste journal.

Pendant longtemp , les livres étaient ma seule occupation ; on ne me donnait ni encre ni plumes. Je tâcherai de me rappeler ceux que j’ai lus pendant toute ma captivité :


Histoire générale des voyages 
024 vol.
Condiliac, je crois 
026
Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre 
006
Œuvres de Charles Bonnet 
010
Fergusson’s history of Rome, in-4o 
002
Hume’s history of England 
008
Pope’s Works 
008
Swift 
008
Odyssée d’Homère 
001
Richesses des nations, par Smith 
005
Plutarque 
015
Horace 
002
Virgile 
002
Ovide 
003
Voyage de Coxe 
004
Voyage aux îles Pelew, in-4o 
001
Voyage du capitaine Bligh 
001
Voyage du capitaine Dixon 
002
Romans de Voltaire 
003
Autres romans, à peu près 
020
Darvin’s works 
002
Watson’s history of Philip the second 
002
Sterne 
003
Monthly Catalogue 
010
Autres ouvrages dont je ne me rappelle plus les titres 
050
___
Total 
218 vol.

Mes compagnons de captivité, ayant la disposition de leur argent, pouvaient amplement se fournir de livres, et m’en faisaient part ; leur nombre cependant, pour des solitaires enfermés pendant deux ans, n’a pas été, comme on voit, par trop considérable. On penserait peut-être qu’un homme à l’abri de toute distraction, doit retirer de ses lectures bien plus de profit que celui qui vit dans le monde ; mais cela ne me paraît pas être le cas, excepté lorsque la retraite est volontaire. Mais quand elle est forcée, quand l’esprit est agité, la mémoire troublée, l’attention fixée toujours sur nos peines, on ne jouit pas suffisamment de la lecture, on n’en profite qu’imparfaitement. Je serais cependant bien ingrat si je ne me hâtais d’avouer que c’est dans les livres que je trouvais ma plus grande ressource et ma plus grande consolation pendant toute ma captivité.

Enfin, au bout de quelques mois, on me permit l’usage de l’encre, des plumes et du papier. Quoique je me fusse fait une règle de me borner entièrement à des traductions, et de n’écrire que des choses de nature à pouvoir même être vues de mes geôliers, mon cœur débordait tellement d’idées lugubres, inspirées et par ma propre situation, et plus encore par celle de ma malheureuse patrie, que j’écrivis d’abord trois élégies : l’une sur la bataille de Maeieiowice, l’autre sur notre voyage à Pétersbourg, et la troisième sur notre prison et les désastres de la Pologne. Je pris pour épigraphe ce vers d’Ovide :

« Flebilis est status meus uti flebile carmen. »

Ces trois élégies ne contenaient rien d’injurieux pour nos tyrans , et elles étaient écrites de la main gauche, car la droite desséchait visiblement, et je n’avais aucune force dans les doigts. Si je m’étais laissé aller aux sentiments qui m’animaient, j’aurais écrit les choses les plus fortes ; mais les conséquences qui en auraient pu résulter, jointes à l’expérience que donne le malheur, m’arrêtaient toutes les fois que cette envie me prenait. Je revins donc à ma première idée de ne m’occuper que de traductions, et j’ai mis ainsi en polonais : la Chaumière indienne de Bernardin de Saint-Pierre ; Rasselas, conte anglais de Johnson ; la Vie de Caton d’Utique, de Plutarque ; la Boucle de cheveux enlevée, de Pope ; Athalie, tragédie de Racine ; et Ce qui plaît aux dames, de Voltaire. J’ai ensuite commencé un roman polonais intitulé : les Mémoires de Bielawski[2], dont je n’ai achevé que deux parties ; une vingtaine de fables en vers ; un conte dans le genre de Swift , intitulé : l’Armoire : c’était une satire contre la folle ambition et la vie licencieuse des impératrices ; mais je l’ai bientôt après brûlé ; enfin, une Églogue de bergers russes, la pièce peut-être la plus ironique et la plus burlesque que mon cerveau ait jamais enfantée. Tout cela fut écrit, dans l’espace de quatorze mois. Après mon élargissement, j’ai donné ces manuscrits à mes amis le maréchal Potocki et Mostowski ; une partie en est restée aussi entre les mains de madame Dzialynska, et à mon arrivée en Amérique, je n’ai retrouvé dans mes papiers que le brouillon de ma traduction de la Boucle de cheveux enlevée, de Pope[3].

Quelques mois avant ma sortie, Makarow me permit l’usage du crayon et du dessin ; mais n’ayant point la permission d’avoir un canif, j’étais obligé, toutes les fois que le crayon s’ émoussait, de le donner à tailler au caporal. On s’imagine combien c’était long et incommode ; j’eus ensuite le moyen d’obtenir de Kapostas un couteau que j’ai caché bien soigneusement, et dont je ne me servais que lorsque mes soldats sortaient de la chambre. Malgré mon goût pour le dessin, je n’ai jamais eu l’occasion de faire beaucoup de progrès dans ce talent charmant. En prison, la faiblesse de ma main droite., qui tremblait excessivement, rendait les copies que je faisais encore plus mauvaises et plus grossières ; mais cela servait toujours à tuer le temps.

Je ne dînais qu’à quatre heures , par conséquent la plupart du temps à la lumière. On envoyait chercher mon dîner de l’autre côté de la rivière, dans le palais d’Orlow, où le général Kosciuszko avait été transporté ; il m’arrivait tout gelé, et on était longtemps à le réchauffer aux casemates. L’impératrice , qui était libérale , même dans ses cruautés , avait dit que , comme nous étions maintenant défrayés par elle, elle voulait que nous le fussions somptueusement. C’était une excellente occasion pour les employés que cela regardait, de voler le trésor de la manière la plus scandaleuse. Tous les mois c’était des comptes s’élevant à je ne sais combien de milliers de roubles. Nous aurions dû être servis comme des princes, et, sans l’être à ce point, nous étions, il faut le dire, nourris comme des bourgeois fort à leur aise : notre dîner se composait d’une soupe, d’un bouilli, d’une entrée, d’un rôti, de pâtisseries, et d’une bouteille de vin ou de porter ; c’était beaucoup pour des prisonniers. Mais pense-t-on à la bonne chère quand on n’a pas sa liberté ? Pour moi, j’y faisais si peu d’attention que, dans le temps où, par suite de l’état de la Neva, et par conséquent de notre communication interceptée, on ne nous donnait que du hareng, du fromage et de la bière, je ne m’apercevais presque pas de la différence de ce qu’on me servait. Je mangeais fort peu ; mon domestique de même : nos portions étaient donc dévorées par l’officier et ses soldats. On me servait les viandes coupées en gros morceaux ; et comme je n’avais ni couteau ni fourchette, j’étais obligé de les déchirer avec mes doigts ; mes moustaches et ma barbe m’incommodaient très-fort pendant ces repas. Après dîner, on nous laissait longtemps dans l’obscurité ; et j’employais ce temps à me promener. J’avais choisi la ligne diagonale de ma chambre comme la plus longue : elle pouvait avoir de sept à huit petits pas. Je marchais et je rêvais tristement. Souvent je me proposais de faire tant et tant de milliers de pas ; je les comptais, mais la plupart du temps je me trompais dans mon calcul, et retombais dans mes rêveries. A force de marcher dans la même ligne, j’y ai imprimé, au bout de deux ans, un sentier qui était à peu près de deux lignes au-dessous du niveau de mes carreaux ; cette voie aura fait, je pense, frémir mon successeur. L’été, quand la nuit était belle, je m’asseyais près de la fenêtre ; et là, la tête appuyée contre les barreaux, et les yeux fixés sur une échappée du firmament, qu’on découvrait entre la prison et les murailles de la forteresse, je restais des heures entières plongé dans de douces rêveries ; et, tandis que mon corps était enchaîné à ce triste cachot, ma pensée prenait son vol, se transportait d’un bout de l’univers à l’autre. Je revoyais les lieux si chers à ma mémoire, ce pays que j’avais quitté dernièrement pour me rendre à l’armée, l’Italie, les tombeaux, les ruines imposantes de Rome, les campagnes embaumées de Florence, et cette ville si belle, où, au milieu de tous les chefs-d’œuvre de l’art, j’ai passé des jours sans nuages, des jours purs comme le ciel qui luit dans ce climat fortuné. D’autres fois, des souvenirs affligeants m’arrachaient à ces douces illusions : mon pays, dont la prospérité avait été, durant de longues années, l’unique objet de nos travaux et de nos efforts, aujourd’hui déchiré et partagé ; mon père, ma famille, mes amis, ignorant peut-être mon sort comme j’ignorais le leur, se présentaient à mon esprit, me replongeaient dans la tristesse, m’arrachaient souvent des larmes. Une nuit, lorsque, absorbé dans mes rêveries, je veillais plus longtemps qu’à l’ordinaire, je crus entendre de loin des sons d’instruments à vent ; je pensais d’abord que c’était une illusion ; mais peu à peu ces sons parurent s’approcher et devenir plus distincts ; j’entendis enfin, tout près de moi, la sérénade de Don Juan, opéra qu’on donnait si souvent à Varsovie ; les sons s’éloignèrent ensuite par degrés, se perdirent entièrement, et tout retomba dans le silence. On peut se figurer les souvenirs que cette musique réveilla, les sensations qu’elle fit éprouver à un prisonnier qui, depuis près de deux ans, n’avait presque pas entendu de voix humaine.

Ma santé, assez robuste avant ce triste esclavage, se ressentait déjà fortement du manque d’air, du peu d’exercice et des chagrins que j’éprouvais. J’avais des accès de faiblesse et de vertiges, une sueur abondante couvrait tout mon corps, et des nausées continuelles étaient suivies par des torrents d’eau que je rendais. J’avais une fièvre et une soif continuelles ; je buvais sans cesse, ce qui augmentait encore mon mal et affaiblissait mon estomac. C’est à cette époque que je dois fixer le commencement de cette maladie cruelle, qui depuis a empoisonné tant de moments de ma vie, je veux dire la maladie des nerfs. Je demandai un médecin ; après bien des délais, on m’envoya un jeune freluquet qui me tâta le pouls ; et, tandis qu’il me fallait des fortifiants, me prescrivit des herbes. J’insistai sur la permission de sortir avec un soldat, et de pouvoir me promener, en plein air, pendant au moins un quart d’heure ; mais on ne me répondit que par des refus.

Cette rigueur, ainsi que toutes les autres auxquelles j’étais assujetti, me faisait souvent réfléchir sur la conduite aussi barbare qu’inutile de certains gouvernements envers les prisonniers d’État, cette classe de malheureux qui, soustraite à la protection des lois et des formes ordinaires de la justice, est poursuivie, saisie et condamnée par la volonté arbitraire, par le soupçon, ou souvent même par le caprice d’un seul être tout-puissant. Cet accusateur et juge en même temps, après avoir assouvi sa vengeance et ôté à la victime le bien le plus précieux à l’homme, la liberté, doit-il encore le tyranniser, le brûler à petit feu dans son cachot ? En l’enfermant dans sa prison, ne l’a-t-on pas déjà assez puni, en lui ôtant tout moyen de troubler la société, ou la vengeance de son tyran ? N’a-t-on pas assez pourvu à sa sécurité ? S’il est coupable , est-ce en le tourmentant qu’on le corrigera ? Ah ! qu’on connaît mal la nature de l'homme ! ce n’est pas en l’aigrissant qu’on le rend bon. La tendre compassion, la voix de l’amitié, de la douceur, voilà le moyen de ramener à la vertu l’homme, qui a eu le malheur de s’en écarter. Mais combien ces cruautés deviennent plus odieuses, quand celui qui les exerce n’avait à invoquer contre ses victimes aucun droit provenant, soit du droit civil, soit du droit des gens. Les fameuses raisons d’État, cet argument si puissant par lequel Samoilow et ses semblables coupaient court à toutes les remontrances qu’on leur faisait, ne pouvaient ni justifier l’oppression que nous subissions, ni même, en envisageant les choses de leur point de vue, en démontrer la moindre nécessité. En supposant que la Pologne, déjà partagée en lambeaux, cousus à trois empires et gardés par leurs nombreuses armées, ne leur parût pas encore assez à l’abri de nos manœuvres, les raisons d’État pouvaient bien leur ordonner de s’assurer de nos personnes, et, pour obvier à toutes les probabilités de notre fuite, de nous enfermer dans une forteresse ; mais quelle raison, quelle nécessité y avait-il de nous isoler, de nous tourmenter chacun séparément pour nous ôter jusqu’à la consolation de souffrir ensemble ? Sept prisonniers désarmés, estropiés, affaiblis par les souffrances et le chagrin, entourés de gardes, pouvaient-ils donc être dangereux du fond de leur cachot ? pouvaient-ils conspirer contre l’auguste souveraine, ou exciter des troubles dans ses États anciens et nouveaux ? La sûreté de l’impératrice et de ses fidèles sujets aurait-elle été compromise, si un prisonnier, pendant un quart d’heure, avait eu la liberté de respirer l’air frais et de voir la clarté du jour ? J’en demande bien pardon aux prôneurs de l’immortelle Catherine ; mais, dans les petites cruautés qu’elle exerçait envers nous, je ne vois rien de grand ni d’immortel : c’était tout simplement le dépit d’une vieille femme aussi vaine que vindicative[4].

Il faut remarquer que la Russie était le seul pays où l’on refusait à un prisonnier jusqu’à la faible douceur de respirer l’air frais. Les prisonniers de la Bastille avaient chacun une heure par jour pour se promener sur la terrasse. J’ai vu, dans les prisons de Newgate, des scélérats, des assassins condamnés à périr sur l’échafaud, se promener des journées entières dans la cour de la prison , et même s’entretenir avec leurs parents et leurs amis. Que dis-je ! Robespierre, ce monstre de cruauté que le ciel vomit dans son courroux, permit à ses victimes de respirer l’air libre, et leur laissa la douceur d’être visitées, consolées dans leurs cachots, par leurs épouses, leurs enfants, leurs parents. Il fut réservé à la grande Catherine d’enchérir sur les cruautés de Robespierre.

Ce fut donc cette privation d’air et d’exercice qui minait le plus ma santé, m’accablait l’esprit, me rendait l’étude, la lecture, je dirai même ma propre existence, pénibles. Je ne citerai qu’un trait, qui prouvera combien cet état m’était affreux. Un jour, après diner, me trouvant dans cette disposition de dégoût et d’affaissement, ne pouvant ni lire, ni écrire, accablé, je me jetai sur mon lit et m’assoupis. A mon réveil, j’entendis sonner six heures. Eh bien ! l’idée seule d’avoir passé deux heures sans sentir le poids de mes chaînes, d’avoir, dans l’oubli de mes maux, diminué de deux heures le temps destiné à mes souffrances, parvint à remplir mon âme du sentiment d’une vraie joie.

La nécessité est mère de l’industrie. Sentant que l’exercice m’était absolument indispensable, je conçus l’idée de me faire une balle pour jouer. A cet effet, je ramassais tous les cheveux qui me tombaient par poignées, j’y ajoutai le poil de ma barbe, et mon domestique en fit une balle ; tous les matins, j’en jouais une heure, au point de me fatiguer et de faire transpirer tout mon corps à grosses gouttes ; je changeais alors de linge et me reposais. C’est peut-être à cet exercice d’écolier que je dois non-seulement d’avoir supporté mon esclavage avec moins de peine, mais aussi de lui avoir survécu.

La douceur avec laquelle je traitais mes gardes, la compassion que je montrais pour leur condition, presque aussi à plaindre que la mienne, me gagna à la longue leur confiance et leur affection. Un de mes tourments dans cette prison, était de voir tous les jours les traitements cruels qu’on faisait éprouver à ces malheureux. Paul Iwanowicz, officier et commandant des soldats destinés à nous garder, était un brutal réunissant tous les vices d’un barbare et d’un parvenu. Né paysan, il s’était élevé au grade de praporszczyk, ou enseigne, par le mariage avantageux qu’il avait contracté avec la fille du cocher du procureur général. Le bonheur d’être praporszczyk lui paraissait si inattendu, si inconcevable, si fort au-dessus de toutes ses espérances, que pour se convaincre que ce n’était pas une illusion ou un rêve, il exerçait sans cesse les privilèges de sa charge, qui consistaient à pouvoir battre à volonté ses pauvres soldats. Rarement un seul jour se passait-il sans que j’eusse le spectacle de ces horribles exécutions. Elles se faisaient devant les casemates, vis-à-vis de ma fenêtre : on dépouillait le malheureux de son uniforme, et, tandis que le praporszczyk tenait en main sa montre, un sergent et un caporal, armés de baguettes grosses comme le doigt, frappaient alternativement. Souvent la chemise du malheureux était tout en sang. Le cœur serré, je détournais les yeux, je m’éloignais de la fenêtre ; mais les cris de ces pauvres gens me poursuivaient et me déchiraient l’âme. La punition ne se mesure pas en Russie par le nombre de coups , mais par le temps. On bat un quart d’heure, vingt minutes, une demi-heure, et quelquefois plus. Tout autre qu’un Russe expirerait sous un pareil supplice.

Plus d’une fois, j’ai fait au praporszczyk des remontrances sur sa conduite barbare ; je m’épuisais en arguments, je tâchais d’émouvoir son humanité, sa pitié ; mais je préchais à un sourd. Il me répondait toujours que c’était la coutume, qu’il devait faire comme les autres, et qu’ayant été soldat, et ayant lui-même reçu des milliers de coups de bâton, il savait par expérience que cela ne faisait pas autant de mal qu’on le croyait. Voyant que tous mes raisonnements ne faisaient aucun effet, et sachant qu’il était superstitieux, j’essayai d’alarmer sa conscience. « Paul Iwanowicz, lui dis-je un jour, ne vous y méprenez pas, le moteur de l’univers, le juge de tout ce que nous faisons, le grand Nicolas (ici il s’inclina), enregistre toutes nos actions bonnes et mauvaises ; au centuple il récompense les premières, mais aussi au centuple il punit les autres. Au jour terrible de son jugement, il vous demandera compte des larmes et du sang que vous avez fait verser. Vous savez ce qui attend les âmes réprouvées ; songez aux supplices, aux tourments affreux qui leur sont réservés dans l’abîme des enfers. » Il devint rêveur et me répondit : Cztoz dielat ! cztoz dielat ! que faire ! que faire ! Il me parut cependant que ces derniers arguments ne restèrent pas tout à fait sans effet ; pendant quelque temps, les exécutions furent moins fréquentes et moins cruelles ; mais cela ne dura pas, et il recommença de plus belle. Cet homme était naturellement méchant, et se plaisait à tourmenter les autres. Il volait les prisonniers, ou plutôt la caisse publique, sur ce qui lui passait par les mains ; il se plaisait à nous retenir nos livres et à nous jouer toutes sortes de petits tours. Soldats et prisonniers le haïssaient également ; ceux qui étaient auprès de moi et qu’on avait laissés pendant plus d’un an sans les faire relever, voyant ma discrétion et l’intérêt que je prenais à eux, venaient, pendant l’absence du praporszczyk, verser dans mon sein leurs plaintes et leurs chagrins amers. Tirés des provinces les plus éloignées de l’empire, tous étaient mariés et avaient des enfants ; enlevés pour la plupart et enrôlés peu après leur mariage, ils n’avaient plus revu leurs femmes et leurs enfants pendant de longues années, n’en recevaient même pas de nouvelles ou n’en recevaient que fort rarement. Nous nous plaignions réciproquement. Je tâchais de les consoler ; n’ayant point d’argent, je leur donnais mes hardes, mon linge, enfin tout ce qui ne m’était pas d’une nécessité absolue. Rien n’inspire davantage la confiance, rien ne lie plus intimement les hommes que le malheur commun ! Tout ce que ces gens-là apprenaient, ils s’empressaient de venir me le communiquer à l’oreille. Je suis même parvenu à les décider à se charger deux fois de mes billets pour le général Kosciuszko. Je lui décrivais la situation où j’étais et les rigueurs presque inusitées qu’on me faisait subir ; je l’engageais à demander à l’impératrice qu’on me transférât dans sa prison, ne doutant pas que par suite des égards extraordinaires qu’elle avait pour lui, une demande de sa part en ma faveur aurait chance de succès. Je renouvelai la même prière dans mon second billet. Il me répondit la première fois par de grandes protestations d’amitié, mais sans dire un mot s’il ferait ou non la démarche que je lui proposais, et finissait par me demander de ne pas lui écrire, de crainte de le compromettre. La seconde fois, plus de six mois après, il me fit dire seulement de vive voix par son nègre, qu’il avait reçu mon billet.



  1. Ces envois, toutefois, ne se faisaient que toutes les quatre ou cinq semaines.
    (Note de l’auteur.)
  2. Bielawski, pauvre versificateur du temps de Stanislas Auguste, était un objet de mystifications et de plaisanteries intarissables pour ses contemporains.
  3. Je me rappelle que le volume de Pope qui contenait ce charmant poëme , me fut envoyé en prison ; on me dit que je ne pouvais le garder que trois jours. Il me prit une envie démesurée de le traduire aussitôt ; je prends mon parti de copier tout le poëme anglais, et de le traduire ensuite d’après ce manuscrit. La version polonaise fut commencée et achevée dans un mois de temps.
    (Note de l’auteur.)
  4. Le général Kosciuszko n’essuyait point les traitements rigoureux qu’on exerçait envers les autres prisonniers, et particulièrement envers moi. Comme on aimait à le regarder plutôt comme instrument innocent et passif que comme moteur de la révolution, on le plaignait d’avoir été la victime de nous autres, têtes dangereuses. On avait pour lui toute sorte d’égards : il eut d’abord pour prison la maison du commandant de la forteresse, et fut transféré ensuite dans le palais d’Orlow. Il avait une voiture à ses ordres et sortait quand il voulait, accompagné d’un employé russe ; on le promenait dans le jardin en chaise roulante ; enfin, on lui donna jusqu’à un maître tourneur, pour lui apprendre ce métier pour lequel il avait du goût. De tous les prisonniers polonais, c’était le seul favori de l’impératrice.
    (Note de l’auteur.)