Notice sur l’ancienne histoire de l’Inde et sur les historiens du Kaschmyr en particulier

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Notice sur l’ancienne histoire de l’Inde
et sur les historiens du Kaschmyr en particulier.


Quoiqu’un préjugé assez généralement répandu semble faire croire qu’il est absolument impossible de parvenir à connaître l’histoire de l’Hindoustan avant l’établissement des dynasties musulmanes, et quoiqu’il paraisse aussi constant que les Indiens ne possèdent pas et n’ont jamais possédé d’ouvrages historiques relatifs à leur nation, il est permis d’avoir quelques doutes sur la solidité de ces deux opinions. Il est difficile d’imaginer l’existence d’une grande nation civilisée, assez indifférente à tout ce qui la concerne, pour ne pas chercher à en conserver le souvenir ; et quand même il n’existerait aucune grande composition historique proprement dite, l’orgueil individuel et celui seul de famille suffiraient pour faire écrire des mémoires particuliers, de simples généalogies même. À défaut d’autres monumens, ce sont encore des documens historiques. Or, on sait, par les récits des voyageurs, par les informations des Anglais et par les écrits des Persans, qu’il existe dans l’Inde actuelle beaucoup de monumens de ce genre, rédigés dans les différens idiomes répandus dans la presqu’île. On pourrait concevoir jusqu’à un certain point que, depuis l’invasion des musulmans, les naturels s’intéressent peu à l’histoire d’un pays qu’ils ont cessé de posséder sans partage, et que des écrits comme ceux dont je viens de parler soient les seuls qu’ils possèdent maintenant. Ces ouvrages, d’un intérêt purement local, suffisent sans doute pour les petits états indigènes, disséminés au milieu des conquérans de l’Inde, avec plus ou moins d’indépendance : ils doivent être peu connus hors du pays qu’ils intéressent particulièrement, et ils doivent paraître assez peu importans pour qu’on n’ait pas fait de grands efforts pour en acquérir une plus ample connaissance. Mais, je le répète, n’existât-il dans l’Inde que cette sorte d’ouvrage, on ne serait nullement autorisé à soutenir que les Indiens n’ont aucun monument historique. Ils existent, c’est à nous à les chercher si nous voulons les connaître.

Il est permis de croire que la littérature samskrite, au tems où l’Inde jouissait de sa liberté, possédait sur la même matière des compositions plus nombreuses et plus intéressantes. Sans cela, d’où viendraient ces listes des anciens rois du Guzarate du Bengale, de Malwah, de Gwalior, de Kanoudj et d’un grand nombre d’autres pays qu’on trouve dans l’Aïîn-Akbery, dans la géographie du P. Tieffenthaler, et dans plusieurs ouvrages persans. Il est certain qu’il existe encore plusieurs compositions historiques considérables relatives à l’Inde méridionale, qu’on a des chroniques du Kaschmyr, écrites en samskrit. Peut-on refuser de croire que c’est à des sources pareilles qu’a puisé l’auteur persan, qui a écrit l’histoire des anciens monarques de tout l’Hindoustan, et les écrivains de la même nation qui ont composé des Annales particulières du Guzarate, du Moultan, du Bengale, d’Adjmer et de plusieurs autres régions. Tous ces ouvrages existent à la Bibliothèque du roi, et il est permis de penser qu’il résulterait quelques importantes observations de leur seule comparaison. Si on pouvait joindre à ces précieux renseignemens les nombreuses inscriptions de tous les tems, et en toutes sortes de langues et de caractères alphabétiques, qui se trouvent en abondance dans l’Inde, on pourrait peut-être se flatter de recomposer un corps d’histoire sans doute assez respectable. Les Chinois, qui ont toujours eu de grandes relations avec l’Inde, d’où la religion de Bouddah leur fut importée dans le premier siècle de notre ère, ont conservé sur ce pays un grand nombre de notions géographiques et historiques, d’un haut intérêt et qui pourraient donner matière à une foule de rapprochemens curieux. La savante notice que M. Abel Rémusat a publiée dans le Journal des Savans du mois de janvier 1820, sur les trente-trois premiers patriarches successeurs de Bouddha, peut donner une idée très-avantageuse des documens que la littérature chinoise et japonaise contiennent sur l’Inde. Les données consignées dans cette notice présentent un degré de précision et d’exactitude très-remarquable, et tout-à-fait propre à donner à l’histoire indienne des bases scientifiques d’une haute certitude.

Espérons que les investigations des savans voyageurs qui parcoureront désormais les vastes régions de l’Inde, dans le noble but d’agrandir le champ des connaissances humaines, obtiendront un plein succès, et qu’ils seront assez heureux pour ajouter quelques ouvrages importans à ceux dont nous avons donné une rapide indication, à laquelle il serait encore facile d’ajouter. Le savant M. Wilson, secrétaire de la Société Asiatique de Calcutta, a communiqué à son académie, en 1820, un essai sur l’histoire du Kaschmyr avant la domination des musulmans, qui ne pourra certainement être que fort intéressant. Cette circonstance me persuade que les lecteurs du Journal Asiatique verront avec plaisir une courte notice sur les sources originales qui ont été consultées par ce savant, et sur les autres écrivains qui se sont occupés de retracer en partie l’histoire du beau pays de Kaschmyr, aussi célèbre chez les Orientaux qu’il l’est parmi nous.

L’ouvrage dont M. Wilson s’est le plus souvent servi pour composer son Essai historique sur le Kaschmyr, est le Radjah Tarindjini, compilation en langue samskrite, rédigée avant la conquête du Kaschmyr, par le sultan mogol Akbar. L’Aïïn-Akbery, composé par son visir Abou’lfazel, nous apprend que ce monarque donna ordre d’en faire une traduction persanne[1]. L’original samskrit du Radjah Tarindjini n’est pas, comme on l’avait pensé jusqu’à présent, une composition sortie tout entière de la même main ; elle est en réalité ce qui la rend bien plus précieuse, la réunion d’une série de compositions faites par différens auteurs, en divers tems. La première partie, laquelle est plus particulièrement tirée des anciennes chroniques du pays, est l’ouvrage de Calbana-Pandita ; elle commence à l’histoire légendaire de la province, et se prolonge jusqu’au règne de Sangrama-Deva, en l’an 1027 de J.-C. La deuxième partie s’étend jusqu’au règne de Zein-elabedin, le huitième des souverains musulmans du Kaschmyr, qui vivait à la fin du quatorzième siècle. Cette partie a été composée par Yona-Radjah, tuteur d’un petit prince kaschmyrien, nommé Sri-Vara. Ce Sri-Vara est lui-même l’auteur de la troisième partie du Radjah Tarindjini ; il a continué l’ouvrage de son tuteur depuis le règne de Zein-elabedin, jusqu’à Fatah-aly-schah, petit-fils et quatrième successeur du premier. La quatrième et dernière partie, composée par Poudjya-Bhatta, reprend l’histoire du Kaschmyr à l’endroit où l’a laissée Sri-Vara, et la conduit jusqu’au tems de l’empereur Houmayoun, père d’Akbar. Ces quatre ouvrages, qu’on a réunis sous un titre commun, ont été, comme nous l’avons déjà dit, écrits en langue samskrite ; ils existent encore, à l’exception de l’histoire d’Yona-Radjah, qui est perdue, ou qui au moins n’a pas encore été trouvée jusqu’à présent.

Ces compositions ont donné naissance à plusieurs ouvrages persans qui les représentent plus ou moins fidèlement ; au défaut des textes originaux, ils peuvent suffire pour donner une juste idée de l’histoire du Kaschmyr et de la succession des monarques indiens et musulmans qui ont possédé ce beau pays. Outre la traduction persanne des quatre ouvrages qui composaient autrefois le Radjah-Tarindjini, on connaît le Newadir-alakhbar, ou histoire du Kaschmyr, ouvrage composé par Rafy-eddin-Mohammed, qui était né dans ce pays, le Wakiati-Kaschmyr de Mohammed-Azem. Le Tarikhi-Kaschmyr de Narayan-Koul, et le Djauheri-alem tohfet, par Bedy-eddin.

L’exemple donné par le sultan Akbar, a été imité par ses successeurs ; comme lui ils ont fait une attention toute particulière à l’histoire du kaschmyr, et par leurs ordres on a traduit en persan les annales de ce pays, en y ajoutant le récit des événemens arrivés depuis Akbar jusqu’à leur tems. Sous le règne de Djihanghyr, successeur d’Akbar, on fit une nouvelle traduction des chroniques kaschmyriennes ; cet ouvrage est mentionné par Bernier[2], qui avait été engagé à en donner une traduction française ; mais il ne put mettre ce projet à exécution comme il se proposait de le faire. Cette dernière chronique n’est autre que l’histoire du Kaschmyr, composée en l’an 1007 de l’Hegyre, 1618 de J.-C., par Haïder-Malek, fils de Hasan-Malek, qui l’écrivit par l’ordre du sultan Djihanghyr. Le P. Tieffenthaler cite cette traduction dans sa description de l’Hindoustan ; il en a tiré une liste des souverains du Kaschmyr, et quelques renseignemens historiques[3]. On possède à la Bibliothèque royale de France, deux manuscrits de cet intéressant ouvrage. Le premier, qui fut apporté de l’Inde par le capitaine Genty, est inscrit sous le no 106, parmi les manuscrits ajoutés à la Bibliothèque par ce voyageur. Le second, qui a appartenu autrefois au savant Renaudot, fait partie des manuscrits orientaux de l’ancienne abbaye de St.-Germain-des-Prés, et il porte le no 551 ; la rédaction en est bien plus abrégée que celle de l’autre exemplaire.

Après la mort de Djihanghyr, et encore par un ordre émané de l’autorité suprême, on composa une nouvelle histoire du Kaschmyr ; le Seïkh Djivana gouverneur de la province, en confia la rédaction à plusieurs hommes habiles. Il est fort probable que, si on pouvait parvenir à se procurer ce travail, qui paraît être fort considérable, et qui est sans doute fort intéressant, on pourrait en le conférant avec les autres historiens que nous venons d’énumérer, composer une histoire complète du Kaschmyr, avant la réunion de ce royaume à la monarchie des Mogols de l’Inde. L’Essai de M. Wilson ne traite que des époques antiques ; il s’arrête au règne de Sangrama-Deva qui monta, selon lui, sur le trône en l’an 1027 de J.-C. Cet ouvrage, qui paraît fort considérable, n’est encore connu que par quelques notices envoyées de l’Inde. On le dit rempli de faits et de renseignemens curieux, et on assure qu’il est tout-à-fait propre à être bien accueilli, non-seulement des orientalistes, mais encore de toutes les personnes qui s’intéressent à l’étude de l’histoire ancienne. Aussitôt qu’il en sera parvenu quelques exemplaires en Europe, nous nous empresserons de le faire connaître avec plus de détail, aux membres de la Société Asiatique de France.

J. S. M.

  1. Ayeen-akbery ; or the institutes of the emperor Akber, translated by Fr. Gladwin, T. II, p. 143, édit. in-8o.
  2. Voyages de Bernier, T. II, p. 268.
  3. Description de l’Hindoustan, par le P. Tieffenthaler, T. I, p. 89-100.