Notre-Dame-d’Amour/IV

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Flammarion (p. 34-44).


IV

À qui le cheval ?


Un peu avant le lever du jour, à l’heure blafarde, Martégas sortit du bouge avec Cabrol.

Tous deux montèrent sur la digue, et s’en allèrent longeant le parapet, le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux.

Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.

Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les réveilla.

Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d’une clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai ; ils avaient l’air de deux mauvais fantômes.

Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il dit, ce Cabrol :

— Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu de bien et d’argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène. Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne faim et soif. C’est une cerise qui pend à l’arbre. Tu n’as qu’à prendre. Et je t’en avertis, Martégas, pour que tu le saches, — un que l’on nomme Pastorel — tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian ?

— Je sais qui tu veux dire ; il habite près des Saintes, à Silve-Réal. C’est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là ?

— Pardi, qu’il en tient pour Zanette !

— En es-tu sûr ? demanda Martégas, s’arrêtant tout sec.

— Si j’en suis sûr !… quand je le dis ?

— Et comment le sais-tu, Cabrol ? Prends garde à ce que tu vas dire. Car celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux dire ! Je suis aussi matelot, mon homme !

— Comment je le sais ? La belle affaire ! Pas n’est besoin d’être sorcier, pour ça, collègue !… Il n’y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du mois de mai, aux plaines de Meyran….

— Eh bien ?

— Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n’y étais-tu pas ?

— Avance donc ! Je t’écoute ! Tu as une parole qui ne marche pas ! Tu me fais bouillir le sang d’impatience ! Si je n’y étais pas, c’est que j’avais d’autres affaires meilleures…. Avance donc, ânesse.

— Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre par la main, ta Zanette, afin qu’elle vînt marquer la bête avec le fer rouge, au chiffre du maître…. Et ça, on ne le fait, voyons, que pour sa fiancée, ou pour sa maîtresse.

— Gueusard de sort ! gronda Martégas.

Et il s’assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son aise.

— Qu’il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu’il prenne garde ce Pastorel ! Que je ne le voie pas recommencer ! Moi étant là, il aurait du mal !

— C’est que, répliqua Cabrol, riant d’un gros rire… il a recommencé déjà.

— Où ? Dis, que je sache !

— Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n’y es-tu pas venu ?

— J’étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu’il fallait remettre précisément ce jour-là, sans faute…. Dis-moi tout sur ce Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé ? Sans rien oublier, sans rien me cacher surtout.

— Eh bien, après la ferrade, où l’on marque les plus jeunes bêtes, il y eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux plus malins. La cordette un peu lâche qu’on avait mal tendue, d’une corne à l’autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d’où il ne put dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes par le milieu du corps !… Oh ! par bonheur il était maigre, de manière qu’entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise !…

Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de la vaquette maladroitement ; il fut piqué d’un coup de corne à la cuisse et on l’emporta évanoui comme une femme ! Pastorel se fit voir alors, il semblait ne vouloir entrer dans l’arène que s’il y avait du danger, comme on fait pour plaire ; et en effet la chose arriva. Et quand les plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l’arène, du haut de son banc, car il ne s’était pas mis sur les charrettes qui formaient le cirque, non, il s’était placé sur la tribune des gros messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta dans l’arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi :

« Pastorel ! Pastorel ! c’est Pastorel qui l’aura ! » La vache courut sur lui, décidée, tout droit, tête basse, il l’esquiva, la laissa passer, en pivotant sur un talon, et elle ne l’avait pas dépassé de la tête, qu’il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l’air de rien ! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s’en alla vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la tribune en traversant toute l’arène comme s’il n’y avait pas eu de vache…. Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine d’aller à lui, quoiqu’elle le regardât de travers en faisant, du pied, des trous dans la terre….

— Sais-tu s’il y a longtemps qu’il connaît Zanette ?

— Ça, je n’en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette avant un autre.

— Si je la veux ! cria Martégas en se levant…. Si je la veux !… il y a longtemps que je la guette ! Quand j’étais gardian au mas de la Sirène, d’où son père m’a chassé (il me le paiera, tu peux croire !) elle, elle était petitette, puisqu’à peine aujourd’hui elle court sur seize ans et demi. Eh bien, j’y pensais déjà, je la guettais comme on guette un perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et tu peux m’en croire, de ruse ou de force, je l’aurai ! J’en ferai, s’il faut, ma maîtresse, pour qu’on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu que ça sera comme ça.

— Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix, il lui vient des ailes, à la belle ! On ne la prendra pas sous un chapeau, pechère ? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours contre tes idées ? Tu m’entends de reste….

— Et je te dis « gramaci », collègue.

Les deux complices se serrèrent la main.

— Je n’ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l’ai pas donné encore. J’y viens. Et c’est pour que tu oublies que je t’ai fait, autrefois, manquer une belle affaire…. Eh bien, te rappelles-tu Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales ?

— Je m’en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.

— Il en a donc sept aujourd’hui, et tu connais le proverbe sur les âges du cheval ?

— Oui, oui : sept ans pour mon ami, dit l’Arabe, sept ans pour moi, sept ans pour mon ennemi.

— Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi ! Eh bien, il a tué, avant-hier, d’un fameux coup de pied, Sigalas, le gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre !

— Eh bien ? interrogea Martégas.

— Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire, hier, qu’à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en cadeau, il s’est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais comme il l’aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du cheval, disant qu’à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la manade des pâturages où on veut qu’elle demeure. Il attaque même les taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s’ils prétendent se fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d’une ruade.

…Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval… tu reverras ainsi la fille puisque tu es forcé de t’adresser au père…. Et quelque jour tu enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l’affaire, hé ?… je n’y vois qu’une chose contre, c’est que le père t’a fait chasser… il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval ?…

— Il aura peur de moi : il voudra ! fit Martégas ; j’irai dès demain ! Sur ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui enlèverai sa fille ! on verra ça !

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