Notre-Dame-d’Amour/V

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Flammarion (p. 45-56).


V

Le sultan et son sérail


Zanette s’en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute seule ; ce n’était pas un dimanche, mais son père avait été pris d’un accès de mauvaise fièvre pendant qu’elle était seule avec lui à la maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher « le remède », la quinine, dont la provision était épuisée.

Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en vignobles. La vigne s’accommode très bien de ce sable, de ce terrain d’alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne terrasse aujourd’hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu’elle parvint à enchaîner.

Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, dans sa jeunesse, et jamais n’avait pu s’en défaire. Depuis quelques années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà que cette nuit même, tout à coup, il s’était mis à claquer des dents et à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant il en avait gardé mauvais souvenir. Oh ! les rêves, les rêves surtout, qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, bizarres — et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons !… ou bien, s’il était éveillé, l’angoisse subite, comme une montée de folie au cerveau ! l’envahissement d’un trouble malin qui donne envie de fuir devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace… mais la menace, l’ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.

— Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles. Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c’est du temps gagné pour moi….

Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n’avait pas rendu visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d’Amour, à Notre-Dame l’abandonnée !

Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans peine, si légère, si mignonne ! Elle allait, un peu attristée au départ, mais sans beaucoup d’inquiétude, car on sait le combattre, le mal des paluns. Ceux qui l’ont d’ailleurs l’acceptent et peuvent vivre vieux malgré tout.

A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui l’entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les ailes vibrantes l’accompagnaient d’une musique fine, qui semblait la voix même de la lumière.

Les mouissales par myriades et les oestres aussi s’attachaient à ses épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces bestioles s’envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc et sur la croupe comme une résille écarlate ! Ces bêtes irritantes ne piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d’où sa main les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu’il y fût habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop….

— Doucement, doucement, Griset ! lui disait Zanette de sa fine voix.

Elle avait pris, pour aller plus vite, des « raccourcis » qu’elle connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d’herbe, levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber toujours dans le sable d’où il les retirait sans fatigue — ce que n’aurait pas su faire un cheval né en d’autres pays. Mais lui, c’était un pur camarguais ; il était né au soleil, un matin, en plein marécage, au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes. Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il s’ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue traînante.

— Doucement, doucement, Griset ! voici tes aigues… doucement.

Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile et, faisant mine de s’arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu en arrière se mit à hennir fièrement.

C’était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures…. Puis, le voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l’herbe saline, sans plus s’occuper de lui, comme si elles le méprisaient….

Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés ; ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche jusqu’à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir…. Leurs gros yeux fixes semblaient rêver ; ils songeaient à d’autres pâturages, regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le Rhône qu’il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où quelquefois ils avaient été blessés.

Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l’étrier, surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs taureaux.

Zanette s’arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer peut-être….

Tout à coup, Zanette vit les gardians s’élancer vers elle, au galop….

— Gardez-vous, demoiselle !

Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu’elle s’en doutât, la menaçait.

Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui, à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux, cavales, taureaux et même les hommes, — accourait tout à coup contre elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu dans le bruit du double galop des gardians, ne s’entendait pas. Elle regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils furent tout près d’elle :

— Zou ! en avant ! lui crièrent-ils.

D’un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop ; elle venait d’entendre derrière elle, tout près, le souffle d’une bête ; Sultan qui broutait un peu à l’écart du troupeau, ayant aperçu tout à coup Griset, s’était furieusement élancé vers lui ; il était, le Sultan, jaloux de ses cavales, il venait attaquer l’intrus, qu’il connaissait bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur l’amazone sans doute. Heureusement, elle s’était dérobée. Et, détournée à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée, menaçante, ses deux pieds battant l’air, sa tête fière et farouche détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent.

Les deux gardians le menacèrent de la pique… il fit une brusque tête à queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri d’orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d’un seul coup la tête de toutes les cavales… et il alla passer près d’elles, comme pour leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre… il tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d’appel, caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui, — et voilà qu’elles s’émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent bien haut…. Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l’air, la liberté, l’amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale favorite du Syrien, s’émouvant la première, bondit vers lui, frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et déjà loin. Alors la manade s’ébranla entière. Une brusque trépidation, comme un roulement de mille tambours voilés, commença…. Zanette et les gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de fines pointes d’oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les courbes des croupes… et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un instant surpris et indécis, à leur tour partirent ; et à la suite et comme sur l’ordre de l’étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses…. Le roulement des pieds innombrables s’éloigna, comme absorbé par l’immensité de la plaine, et en un clin d’œil tout disparut derrière les tamaris là-bas, dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le clair soleil du matin, une fumée d’or !

— Vous l’avez échappé belle, mademoiselle Zanette ! dit un des gardians…. Ah ! bien ! il nous aurait manqué cela ! Voyezvous, si Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules… il vous eût écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais !… il serait temps de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que c’est sans doute du diable qu’il vient…. Pourvu qu’il ne les dépayse pas, nos aigues. S’il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône à la nage ! il l’a fait plusieurs fois déjà !…

— Voyez-vous, dit l’autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre père donc, que j’ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre une balle dans la tête. C’est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait temps de s’en défaire. Dites-le au bayle, qui d’ailleurs le sait bien.

Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route.

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