Notre âge est bref

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Œuvres de Jean Lemaire de Belges
Texte établi par J. Stecher, Imprimerie Lefever frères et sœur (Tome quatrième : Œuvres diversesp. 335-337).


NOSTRE EAIGE.


Nostre eaige est brief ainsi comme des fleurs
Dont les couleurs reluisent peu d’espasse
Le temps est court et tout rempliz de pleurs
Et de douleurs qui tout voit et compasse.
Joye se passe, on s’esbat, on solasse
Et entrelasse un peu de miel begnin
Avec l’amer du monde et le venin.

Force se pert, toute beauté finist
Et se ternist ainsi comme la rose
Qui au matin tant vermeille esparnist,[1]
Au soir brunist, c’est donc bien de chose.
L’homme propose, en apres dieu dispose,
Faisons donc pose[2] à tous mondains delis :
Laissons jardins, roses, flourons et lis.

Et ne plantons ou clos de nostre cueur
Dont la liqueur vault beaucoup s’elle est bonne.
Sinon trois fleurs de tres noble vigueur
Qui de langueur n’attaignent point la bonne
Tout bien foisonne et par accort résonne
Et s’amaisonne en ceulx qui dispensées
Ont ces trois fleurs qu’on nomme trois pensées.

L’une des trois quant bien la planterons
Tend ses flourons vers ung seul Dieu celeste,
L’autre à soy propre ancre ses navirons
Soubz termes rondz et sans quelque moleste,
La tierce est preste et sans cesser s’apreste

Que secours preste et aide a ses amys.
Dieu en bon cueur ses pensees a mys[3].

Et de rechief la premiere fleur gente
Tres diligente au temps passé revoit,
La seconde le temps present regente,
L’autre fulgente au futur temps pourvoit
Et le prevoit : ainsi doncques on voit
Que s’on avoit ces pensees ensemble
Impossible est d’avoir mal, ce me semble.

Car d’elles trois on peut faire ung blason
Qu’onques Jason n’en eut point de tel sorte
Quant il ala conquerre la toison.
Ains par raison est d’estoffe plus forte
Pallas l’assorte et Prudence le porte
Tout s’y comporte en vray mistere pur :
Le champ est d’or, les pensées d’azur.

Par l’or s’entent vertu resplendissant
L’azur plaisant, le hault ciel notiffie
Nombre de trois est tousiours florissant
L’escu luisant noble cueur signifie.
Qui se ralie à vertu tresiolie.
Et s’humilie envers dieu trine et ung.
Tendant au ciel faisant droit a chacun.

Flora produit maintes fleurs mignonnettes
Com jennettes[4] soucie et marguerite
Mais dieu créa ces trois pensees nettes

Tant honnestes et de haultain merite
Si n’est licite à nul vent qui despite
Par art subite[5] enverser ces fleurettes
Qui plaines sont de fines amourettes.

Et qui vouldra blasonner[6] ces trois flours
Par autres tours et l’escu riche et cler
En sens moral ou aussi sur amours,
L’escu tousiours dénote bien celer,
L’or peu parler ; l’azur, bien besongner
Et se songner qu’on puist sans contredire
Penser, penser, penser, dire.

Ce fort escu qui tousiours est durant
Fut bon garant à maint fort champion
A maint fort duc et chevalier errant.
Honneur querant ainsi q’un Scipion
Or esp[e]rons que sans dilation
Tousiours ayons ceste targe dorée
De grans vertus remplie et décorée.





  1. Espanist.
  2. Pause.
  3. C’est Foi, Espérance et Charité. Au bas du folio du manuscrit, un écusson portant sur fond d’or trois petites fleurs bleues, trois pensées, avec cette devise : penser, penser, penser, dire. Ne croirait-on pas retrouver l’idée de Boileau :
    Avant donc que d’écrire, apprenez à penser ?
  4. Genette, un des noms vulgaires du narcisse.
  5. Est encore féminin au début du XVIe siècle.
  6. Expliquer le symbolisme. Voir Couronne Margaritique.

Orthographe modernisée (texte incomplet)[modifier]

Notre âge est bref ainsi comme des fleurs
Dont les couleurs reluisent peu d’espace
Le temps est court et tout rempli de pleurs
Et de douleurs qui tout voit et compasse.
Joie se passe, on s’ébat, on solace,
Et entrelace un peu de miel bénin
Avec l’amer du monde et le venin.
 
Force se perd, toute beauté finit
Et se ternit ainsi comme la rose
Qui au matin tant vermeille épanit,
Au soir brunit, c’est donc bien peu de chose.
L’homme propose, en après Dieu dispose,
Faisons donc pause à tout mondains délits :
Laissons jardins, roses, fleurons et lys.
 
Et ne plantons au clos de notre cœur
Dont la liqueur vaut beaucoup s’elle est bonne.
Sinon trois fleurs de très noble vigueur
Qui de langueur n’atteignent pas la bonne
Tout bien foisonne et par accord résonne
Et s’amaisonne en ceux qui dispensées
Ont ces trois fleurs qu’on nomme trois pensées.
 
L’une des trois quand bien la planterons
Tend ses fleurons vers un seul Dieu céleste,
L’autre à soi propre ancre ses navirons
Sous termes ronds et sans quelque moleste,
La tierce est preste et sans cesser s’appreste
Que secours preste et aide à ses amis.
Dieu en bon cœur ces pensées a mis.
 
Et derechef la première fleur gente
Très diligente au temps passé revoit,
La seconde le temps présent régente,
L’autre fulgente au futur temps pourvoit
Et le prévoit : ainsi doncques on voit
Que s’on avoit ces pensées ensemble
Impossible est d’avoir mal, ce me semble.
 
Car d’elles trois on peut faire un blason
Qu’oncques Jason n’en eut point de tell’ sorte
Quand il alla conquerre la toison.
Ains par Raison est d’étoffe plus forte
Pallas l’assorte et Prudence le porte
Tout s’y comporte en vrai mystère pur :
Le champ est d’or, les pensées d’azur.
(...)