Notre France/III/VI

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Édition du Centenaire (p. 137-143).

Louis-Philippe
(1830-1848)

On a dit de Louis-Philippe qu’« il passa, les cinq premières années de son règne à tâcher de se maintenir dans son fauteuil et les dix suivantes à tenter d’élever ce fauteuil sur un trône ». Les débuts furent pénibles pour le souverain comme pour ses sujets. Le désordre déchaîné par les « journées de juillet » ne se calma point. Sans Casimir Périer qui prépara le lent retour de l’ordre par d’énergiques mesures — sans Talleyrand qui, ambassadeur à Londres, négocia l’intervention militaire en Belgique, c’eût été vraiment à désespérer du nouveau régime. La crise survenue en plein essor économique avait condamné beaucoup d’ouvriers à l’inaction et mis en mouvement d’innombrables « chercheurs de places ». Lafayette apostilla, dit-on, plus de 70.000 demandes qui firent sans doute autant de mécontents. À l’automne de 1830, Paris, Lille, Dijon, Arles, Nîmes, Perpignan et Angoulême furent le théâtre de véritables émeutes. En 1831 et 1832, Lyon et Grenoble virent éclater des insurrections. En avril 1834, Paris fut troublé à nouveau de façon grave. L’année se montrait désorientée ; les pouvoirs publics, timides et indécis ; les clubs populaires étaient redevenus aussi outranciers de tendances que ceux de 1793 ; les lettres et le théâtre reflétaient un inquiétant amoralisme, les plus étranges conceptions sociales se répandaient dans l’opinion. Louis-Philippe — « autoritaire déguisé en libéral » — laissa s’user ces forces mauvaises. Sa patience fut extrême mais trouva enfin sa récompense. Il y avait là une sorte de rechute du mal révolutionnaire et comme un dernier écho de la longue tragédie que la France avait vécue ; cela ne pouvait être durable. Effectivement, le calme revint et l’effort, réorganisateur de la société française put reprendre, un peu lent, un peu étroit, indéniable cependant pour qui regarde l’ensemble. Les trente-trois années consécutives de monarchie constitutionnelle (1815-1848) se sont traduites par des progrès de tous genres, notamment dans l’ordre agricole, industriel et financier[1]. Aussi, malgré l’instabilité qui lui venait de son origine, la royauté des Bourbons-Orléans se fût peut-être perpétuée sans la faiblesse à laquelle cette même origine la condamnait sur le terrain de la politique extérieure.

Les événements de 1830 avaient eu une répercussion en Europe. La révolution avait éclaté en Belgique, en Pologne, dans les duchés italiens et naturellement la coalition s’était trouvée reformée contre la France entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. L’effort principal de Louis-Philippe devait tendre à empêcher l’Angleterre d’y adhérer et pour cela il convenait de renoncer à tout espoir d’agrandissement du côté de la Belgique. Au lieu de l’annexion à la France qui se préparait sous Charles x, on ne pouvait même plus prétendre à ce qu’un prince français devint roi des Belges[2]. À cette condition seulement Palmerston acceptait de suivre une politique favorable à la France. Il s’en fallut de peu qu’il n’exigeât encore l’évacuation d’Alger.

Alger était le don précieux que Charles x avait fait à la France en descendant du trône. Les troupes françaises s’en étaient brillamment emparées le 4 juillet 1830 malgré les représentations peu amicales du gouvernement britannique. Ce fut en hésitant et pas à pas que la monarchie nouvelle se décida à conserver, puis à agrandir et à organiser la conquête. Là se forma cette ardente armée d’Afrique qui trouva en Abd-el-Kader un noble adversaire et dont les chefs prestigieux s’appelaient Bugeaud, Lamoricière, Changarnier, le duc d’Aumale, Cavaignac, etc… Pendant toute la durée du règne la France, déçue et parfois mortifiée dans ses rapports avec les autres puissances, vit avec fierté se dérouler sous ses yeux l’épopée algérienne par laquelle se révélait la vaillance de ses fils.

Le premier échec diplomatique de Louis-Philippe fut d’ordre matrimonial. Il s’agissait d’établir l’héritier du trône, le duc d’Orléans, prince qui suscitait par son caractère et ses mérites de grandes espérances et qui devait trouver une mort prématurée quelques années plus tard dans un banal accident de voiture. On eût souhaité d’obtenir pour lui la main d’une archiduchesse d’Autriche, mais le duc d’Orléans visita vainement la cour de Vienne. Il dut se contenter d’épouser la princesse Hélène de Mecklembourg, femme accomplie, mais dont l’alliance, selon le point de vue des cours, n’était que de second ordre.

Un échec plus grave se produisit en 1840. Le khédive d’Égypte, Méhémet-Ali, jouissait en France d’une popularité dont on a peine à réaliser rétrospectivement l’intensité. Le conflit qui le mettait aux prises avec le sultan, son suzerain nominal, avait trait à la Syrie ; le khédive prétendait s’en assurer le possession héréditaire. Déjà vaincus à Saint-Jean-d’Acre en 1832, les Ottomans revinrent à la charge et passèrent l’Euphrate en 1839. Bien que dirigés par des officiers prussiens (parmi lesquels le futur maréchal de Moltke), ils essayèrent à Nézib une défaite complète. L’enthousiasme des Français, dès lors, ne connut plus de bornes et se traduisit bientôt par une note d’allure belliqueuse en date du 26 janvier 1840. Cette note réclamait pour le khédive la totalité de la Syrie dont l’Angleterre penchait à lui reconnaître une partie et que les autres puissances, et surtout la Russie, n’étaient pas disposées à lui voir concéder. L’empereur Nicolas, qui entretenait envers les Bourbons-Orléans une haine véritable et n’avait cessé de manquer à leur égard aux règles de la courtoisie protocolaire, entrevit l’occasion de les humilier et préféra, pour y parvenir, sacrifier quelque chose des prétentions traditionnelles de la diplomatie russe. Une négociation mystérieuse menée à Londres aboutit à la signature de la fameuse convention du 15 juillet 1840, par laquelle l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie réglaient la question d’Égypte sans la France et à son insu.

L’exaspération en France fut intense. On parla de guerre, mais le roi entendait maintenir la paix à tout prix. Des négociations ultérieures lui permirent de se contenter d’une très minime satisfaction que l’Europe lui accorda. La nation, elle, ne s’en contenta pas. L’impression ressentie par l’humiliation de 1840 fut persistante. En vain Louis-Philippe espéra-t-il plus tard l’effacer par l’affaire dite des « mariages espagnols » ; il était d’un minime intérêt que son dernier fils, le duc de Montpensier, épousât une infante et le succès diplomatique ainsi remporté apparaissait très relatif.

Depuis 1836 la politique personnelle du roi dominait ; son ingérence tatillonne dans les affaires intérieures et extérieures allait croissant. « Un ministère, disait-il, n’est qu’un relais de poste. J’ai quelquefois de bons chevaux… quelquefois de médiocres. » Une telle conception des choses n’était pas faite pour faciliter la tâche du gouvernement à la tête duquel avaient passé successivement le duc de Broglie, Thiers, les maréchaux Soult, Gérard, Mortier, le comte Molé et qui finit par se cristalliser entre les mains de Guizot. C’est que Louis-Philippe et Guizot en étaient arrivés à avoir le même idéal d’ordre bourgeois, d’administration précautionneuse et économe. C’est cette politique que Lamartine apostrophait en ces termes : « À vous entendre, le génie des hommes politiques ne consiste qu’en une seule chose : se poser là, sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite et y rester immobile, inerte, implacable à toute amélioration. Et si c’était là, en effet, tout le génie de l’homme d’État chargé de diriger un gouvernement, il n’y aurait pas besoin d’homme d’État ; une borne y suffirait ».

La question sur laquelle, aux environs de 1846, se concentraient les aspirations progressistes était celle de la réforme électorale. Il s’agissait d’abaisser le cens, c’est-à-dire d’accorder le droit de vote aux citoyens payant cent francs d’impots ; le nombre des électeurs eût été de ce fait accru de 200.000 environ. On réclamait, en outre, que les fonctionnaires, fussent exclus de la Chambre ; ils avaient fini par être près de 200 — magistrats, diplomates, aides de camp du roi, membres de l’administration, employés du palais — qui, élus députés, continuaient de toucher leurs traitements sans remplir leurs fonctions. À dix-sept reprises ce scandale avait été dénoncé depuis 1830 et il avait toujours été en empirant. Guizot (premier ministre depuis la fin de 1840) ne voulait rien entendre. « En Europe, disait-il, je suis devenu le gendarme de l’ordre ; c’est une situation inespérée pour la France et dont elle peut tirer le plus grand profit ; je serais coupable en sacrifiant un tel avantage au souci d’aplanir quelques difficultés intérieures. » Louis-Philippe pensait de même ; il avait imposé sa royauté à l’Europe, la croyait solide et en jouissait. Très sûr de lui, il alarmait ses propres enfants[3] par son conservatisme irréductible et aveugle.

  1. De 1815 à 1848, le nombre des propriétaires augmenta de près d’un million et le prix moyen de l’hectare passa de 700 francs à 1.290. — 29.000 kilomètres de routes nouvelles furent établies et 2.900 kilomètres de canaux. Un milliard de francs furent dépensés pour les travaux publics. Malgré que l’Empire et les Cent Jours eussent légué à la Restauration une charge de trois milliards, le crédit ne cessa de s’élever. Le 5 % qui était à 52 francs en 1815 et déjà à 80 en 1818, était à 110,65 en 1829. Le taux de l’emprunt en 1816 était de 9 %. En 1844, l’État put emprunter à 3,50. De 1827 à 1847, les salaires de l’industrie parisienne augmentèrent de dix pour cent.
  2. L’Europe s’était résignée à accepter l’idée d’une Belgique indépendante, mais le roi de Hollande ne voulut pas se laissa arracher les territoires qu’en 1815 on avait annexés à ses États. Il résista à main armée. C’est alors que Talleyrand sut obtenir du gouvernement anglais un acquiescement à l’idée d’une intervention française. Une armée commandée par le général Gérard vint assiéger Anvers et le prit aux Hollandais (décembre 1832). Anvers fut rendu aux Belges et ainsi les armes françaises contribuèrent directement à l’indépendance de la Belgique.
  3. Le prince de Joinville, dans une lettre à son frère le duc de Nemours, et qui a été publiée depuis, s’exprimait en novembre 1847 à ce sujet avec une franchise complète.