Notre France/IV/V

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Édition du Centenaire (p. 185-189).

Les assemblées

Le président du Sénat et le président de la Chambre des députés occupent le deuxième et le troisième rang dans l’État, le président du Conseil ne venant qu’en quatrième ; ainsi s’est établie la tradition protocolaire. Ces postes sont donc d’importance mais l’importance en est éphémère, ceux qui les occupent étant soumis à la réélection annuelle. On peut d’autant mieux s’étonner de la stabilité qui s’est révélée dans ces fonctions depuis 1876. Ch. Floquet, Henri Brisson, Paul Deschanel ont été pendant de longues années réélus à la présidence de la Chambre ; Le Royer, A. Fallières, Antonin Dubost, à celle du Sénat. D’autres titulaires passagers ont été à la Chambre : Casimir-Périer, Burdeau, Ch. Dupuy, Méline, Doumer ; au Sénat : Léon Say, Jules Ferry, Challemol-Lacour, Émile Loubet ; c’est-à-dire des hommes ayant joué par ailleurs un rôle en vue dans les affaires publiques. Il y a là comme une marque d’ordre et de discipline ; elle est remarquable car, à divers points de vue, ces qualités ont manqué parfois aux assemblées, principalement à la Chambre des députés. Il faut en accuser l’absence de traditions, la présence de minorités inconstitutionnelles, ennemies de la forme même du gouvernement, et enfin la trop grande extension du droit d’interpellation et du droit d’initiative en matière de législation. Le mal est ancien. Déjà en 1876 un écrivain politique signalait l’abus des propositions et se plaignait qu’ont eût « imaginé ce moyen commode de tout concilier sans rien engager : la prise en considération ». Les années ont passé et l’on a continué de « prendre en considération » toutes sortes de productions de l’ingéniosité parlementaire dans lesquelles le souci de la vanité ou de l’intérêt personnels l’emporte trop souvent sur celui du bien public.

La Chambre compte dans son histnire quelques séances fâcheuses : celles, par exemple, où Jules Ferry en 1885, Th. Delcassé, vingt ans plus tard, en 1905, furent renversés par une majorité ayant perdu tout contrôle de soi-même ; celles encore où, pendant la guerre de Tunisie, en 1881, les députés semblèrent oublier la dignité nationale en s’associant aux lazzi d’une presse sans pudeur. Mais à côté de ces défaillances, combien de belles et grandes séances jusqu’à celle du 4 août 1914 qui restera une des gloires de l’histoire parlementaire. Il faut citer entre autres cette journée de décembre 1893 où au Palais-Bourbon une bombe anarchiste ayant soudainement éclaté, causant des blessures et emplissent la salle de fumée, Ch. Dupuy qui présidait prononça simplement ces paroles fameuses : « Messieurs, la séance continue… » Et tous demeurèrent à leur place[1].

L’éloquence qui avec Berryer, Lamartine et tant d’autres, illustre la tribune française pendant la première moitié du xixe siècle a brillé de nouveau sous la République. Entre Albert de Mun et Jaurès si éloignés d’idées, si proches par le talent une pléïades de grands orateurs a suivi les traces de Gambetta. Leur parole enflammée ou concise leur a valu de nombreux triomphes. Des discussions entières — celles, par exemple, auxquelles donna lieu l’établissement du régime de séparation de l’Église et de l’État — se sont déroulées sans excès de langage, sans incidente déplaisants. En constatant, par ailleurs la valeur d’ensemble de leur activité législative, l’historien sera probablement amené à proclamer l’injustice de certaines critiques excessives adressées de nos jours aux parlementaires français et dont l’origine semble être le vote — sans doute malencontreux — par lequel ceux-ci porteront à un taux qui parut exagéré le chiffre de leur indemnité annuelle.

Le Sénat — d’allures plus tempérées, et de sens plus rassis comme il est à comprendre — s’est à trois reprises trouvé appelé à siéger comme Haute cour de Justice pour connaître de crimes ou d’attentats contre la sûreté de l’État ; une première fois en 1889, une seconde fois en 1900, une troisième en 1906. Il en résulta diverses condamnations ; — celles du général Boulanger et de ses complices en particulier — et de nombreux acquittements. Le complot de 1900 n’avait pas été poussé bien loin ; celui de 1906 était presque inexistant et il sembla que quelques préoccupations électorales n’avaient pas été étrangères, cette fois, à la convocation de la Haute cour. Les sénateurs le comprirent et leur indulgence opportune remit les choses au point.

Le Sénat et la Chambre se sont assemblés en congrès sept fois depuis 1875 pour procéder à l’élection du chef de l’État et une fois — en 1884 — pour procéder à la révision d’ailleurs peu justifiée de certaines dispositions des lois constitutionnelles.

Les assemblées départementales ou Conseils généraux réglementés par la loi de décentralisation de 1871 n’ont pas beaucoup fait parler d’eux. Ils ont tenu régulièrement et paisiblement leurs sessions semestrielles. Leur adhésion à la République a été progressive et continue. En 1874, les Conseils généraux comptaient 1.469 républicains contre 1.531 réactionnaires. En 1877, les chiffres étaient : 1.607 contre 1.393. En 1880, ils passèrent à 1,906 contre 1.004. Enfin, dès 1883, on ce comptait plus que 869 réactionnaires en face de 2.129 républicains. Les Conseils généraux n’ont pas eu occasion de faire usage de la loi Tréveneuc ainsi appelée du nom de son auteur et qui leur permet, en s’unissant, de suppléer la représentation nationale au cas où celle-ci se trouverait mise dans l’impossibilité matérielle de remplir son mandat. Par contre, ils ont pris l’habitude d’émettre des vœux d’un caractère plus ou moins politique malgré que la politique ait été expressément soustraite à leur juridiction ; mais il faut convenir qu’ils n’en ont pas souvent abusé. On les a vus en 1896, s’abstenir de manifester au sujet de l’impôt projeté sur le revenu, bien qu’ils y fussent presque incités par le gouvernement lui-même.

Des assemblées municipales il y a peu de chose à dire. Les régimes précédente leur avaient presque constamment refusé le droit d’élire les maires. La République leur a progressivement rendu toute liberté sur ce point. Le gouvernement après s’être réservé le choix des maires dans les villes de plus de 20.000 âmes renonça à cette prérogative. Lyon et Paris demeurèrent sous un régime d’exception ; puis Paris y demeura seul[2] ; les attributions qui seraient celles du maire se trouvent partagées entre le président du Conseil municipal, le préfet de Police et le préfet de la Seine. Voici quelle était en 1892 la situation des Conseils municipaux ; on en comptait 23.524 aux mains des républicains contre 12.409 dans lesquels les réactionnaires dominaient. Parmi les chefs-lieux de département ou d’arrondissement vingt-deux étaient administrés par les réactionnaires et 336 par les républicains.

La seule assemblée qui ait subsisté à travers tout le xixe siècle sans changer de nom ni presque d’attributions — le Conseil d’État — a, sous la République, fait preuve en maintes circonstances d’une indépendance d’autant plus remarquable qu’il n’a pas le privilège de l’inamovibilité réservé aux magistrats de l’ordre judiciaire. Le Conseil d’État n’en a pas moins développé d’une façon constante sa jurisprudence dans le sens de l’extension du recours pour excès de pouvoir et de la responsabilité de la puissance publique.

  1. La plupart des parlements étrangers adressèrent à la Chambre et à son président, l’expression de leur admiration.
  2. Lyon que l’on jugeait difficile à administrer, a donné un bel exemple de stabilité municipale. Depuis que la ville est investie du droit d’élire le maire, elle n’en a eu que trois ; le premier est resté 18 ans, le second 5 ans, le troisième en est à sa dixième année d’exercice. (En 1929 il est encore maire).